
Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 31 (juin 2020)
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche :
un coup de cœur pour Martine ROUHART et un hommage adressé à notre très cher Jacques DE DECKER…
…entre les deux, des romans (Claude Donnay, Valentine de le Court, Rossano Rosi et Patrick Delperdange), un conte/bookleg (Morgane Vanschepdael) et un essai (Joseph Van Wassenhove) ;
les maisons d’édition Murmure des Soirs, MEO, Mols, Les Impressions Nouvelles, Les Arènes, Maelström et Samsa…
(1)
Coup de cœur du mois !
Martine ROUHART, Les fantômes de Théodore, Murmure des Soirs, Esneux, 2020, 116 pages.
Je ne jure en principe que par les romans savamment orchestrés, avec du souffle, une complexité, etc. Modèles : à l’international, Ellroy, Murakami, Waters, Wilkie Collins, Fowles, etc. ; en Belgique, récemment, Marcel Sel, Jean-Marc Rigaux.
Mais… Ces derniers mois, trois romans intimistes m’ont emmené sans effort dans leurs bagages, Les fantômes de Théodore rejoignant mes élans pour Marianne Sluszny et Michel Torrekens, précédemment évoqués. Je vieillis ? Ou ces livres planent au-dessus de ce qui nous est trop souvent offert ? Ou – et c’est une impression tenace, il est vrai – il y aurait ces dernières années une augmentation de qualité au cœur de notre microcosme. Pulsée par une nouvelle génération d’éditeurs, Murmure des Soirs, OnLit, etc.
Les faits ?
Une simplicité, une fluidité, une tonicité. Des qualités fond/forme qui prennent le lecteur par la main dès les premières lignes :
« C’est aujourd’hui que le mot absence a pris pour moi tout son sens. L’absence. Un vide aux contours incertains. Des vagues d’angoisse sauvages, hésitantes. Pas tout-à-fait une perte ou alors, on ne le sait pas encore. »
L’héroïne/narratrice principale, Charlie, venait voir son père, Théodore, 64 ans, comme elle le visite chaque dimanche. Il a disparu ! Sans explication. Où ? Comment ? Pourquoi ? Sa fille s’interroge et s’inquiète :
« Dans la chambre, le couvre-lit était parfaitement tiré et la pièce sentait le renfermé (…). »
Une crise cardiaque ? Une maîtresse ? Les conséquences d’une dispute récente ? Un parfum policier, des frémissements de thriller défilent en nuages effilochés et ils ne nous quitteront plus, jusqu’à la dernière page, profilant un récit doux/amer aux péripéties feutrées.

Quelques pages encore, le nœud narratif est solidement posé, les personnages soigneusement incarnés. Charlie, sa vie précaire mais sa complicité avec Théodore, leur appréhension/perception du monde inscrite dans le temps long :
« Nous aimons les mêmes choses immatérielles et un peu inutiles, le roucoulement des tourterelles, le vent dans les feuilles, la couleur du ciel avant l’aube. »
Le frère, un avocat, jadis fort proche de la mère décédée, se situe à mille lieues de sa sœur, de son père :
« Paul est le genre d’homme qui cultive un réalisme imperturbable. Le rêve semble absent de sa vie, tenu au loin comme une espèce de tare, en tout cas une bagatelle superflue. »
Résonne la difficulté de la communication au sein des familles. Charlie, si proche de son père, ne sait pas grand-chose de son passé, ne l’a pas suffisamment interrogé, n’a pas donné suite, parfois, à des perches tendues. De petites distorsions créent des gouffres entre les êtres, surtout. Charlie ne ressentait pas grand-chose pour sa mère mais adule son père, son frère adorait la mère et méprise le père. Les différences de caractère, de vécu tendent des perspectives opposées/tronquées sur des faits identiques. Paul se remémore la fuite de son père devant des clochards, son alcoolisme, un comportement erratique lors de vacances en Ardenne. Pour Charlie, son père tentait de les protéger de la perception du malheur, il a réussi avec courage à se reprendre en mains, etc.
En donnant la parole à Paul puis à Théodore, qui deviennent eux aussi des narrateurs du roman, Martine Rouhart équilibre la perception du lecteur, donne sa chance à tous ses personnages. Aucun n’est caricatural, chacun est nimbé d’une zone de mystère ou d’ambiguïté. Ainsi, Charlie n’est pas si fragile/éthérée :
« Je n’ai de cesse de travailler à une version améliorée de moi-même. (…) Je fonctionne ainsi, je pèse le pour et le contre à m’en déchirer la raison et, dès la décision prise, je voudrais passer la vitesse et aller de l’avant en enjambant le temps. »
Quant à Paul, Théodore a été bien maladroit à son encontre, sa sœur ne mesure pas le stress d’une vie professionnelle chargée, qui s’assimile à une course, à une lutte… dont il évalue sans aménité la vacuité, l’absurde.
Un mot sur l’écriture ?
L’efficacité narrative enjambe un contre-courant de notations poétiques, distillées selon un dosage parfait : « de la bruine dans les yeux », « telle une étoile qui repart avec son ombre », « un bruit de vaisselle cassée dans la tête », « empêtrée dans une broussaille d’interrogations », « Ma tête n’est qu’un roncier de contradictions. ».
Retour à l’intrigue.
Dès la page 30, une salve d’indices décuple le mystère. Une valisette métallique questionne Charlie, elle l’ouvre, des photos inconnues lui sautent au visage, une même femme apparemment, entre l’enfance et quarante ans. Il y a un décompte bancaire aussi, interpellant, 500 eur. Le prêt de la maison étant achevé, doit-on en déduire que le disparu, qui possède peu mais dépense moins encore, entretient une maîtresse ? Charlie bute encore sur une réserve de nourriture. Son père craint-il une guerre ? A-t-il perdu la tête ?
La jeune femme revient régulièrement dans la villa aux briques rouges, elle attend et réfléchit :
« On ne perd jamais son temps à attendre. »
Un jour, il lui semble que « les lignes se mettent à bouger ». Le paillasson, à son précédent passage, n’était-il pas disposé autrement ? Le père serait-il revenu ? Il n’est pas là. Ferait-il des allées et venues ? Pourquoi ? Pour se cacher de sa fille ?
On ne va pas déflorer la suite du récit, la clé des mystères. Ils sont coulés dans le passé du père, ses silences inexplorés. Annonçons un basculement. L’intime va s’élargir à la prise en compte du monde. C’est qu’il y a une vie au-delà de la maison familiale, d’autres drames, des aventures. Il sera question d’interaction avec ceux-ci, de quête, d’engagement et de rédemption. Il y aura mise en danger aussi des membres de la famille.
Mais. L’extérieur, dans son offre de confrontation, expose comme il propose, sépare comme il passerelle. Théodore, Paul et Charlie vont-ils se rencontrer autrement, se découvrir, se (re)trouver ?
PS
Un autre regard sur ce roman est offert par mon excellent collègue Jean-Pierre Legrand :
(2)
Claude DONNAY, On ne coupe pas les ailes aux anges, roman, MEO, Bruxelles, 281 pages, 2020.
Le premier roman de Claude Donnay, bien écrit, ne m’avait pas convaincu côté narration. Par contre, j’avais attribué mon coup de cœur du mois au suivant, Un Eté immobile. Que j’avais défendu à diverses occasions, évoqué en radio. Quid du troisième ?
Le résumé (la quatrième de couverture de l’éditeur) :
Une canicule sans précédent. Les corps souffrent, les esprits chauffent, les repères vacillent comme silhouettes dans une brume de chaleur. La foule envahit les rues de Bruxelles pour laisser éclater une rage sans objet clairement défini, si ce n’est que « ça » ne peut plus durer. Arno, jeune homosexuel, est victime d’une agression violente qui provoque une onde de choc sur son entourage, sur son ami Bastian et même sur l’inspecteur chargé de l’enquête. Un questionnement affleure entre la capitale, les Ardennes et l’Orient : notre monde, notre mode de vie, sont-ils en train de fondre dans la fournaise ? Et si disparaissaient les digues que nous croyions intangibles ? si les barrières se brisaient sous une poussée obtuse ? si le plus sombre de nos mémoires revenait crever la surface en bulles pestilentielles ?
Ce troisième roman se lit aisément, agréablement mais, au premier contact, sa matière romanesque ne m’emporte pas comme le deuxième. Pourtant, à y regarder de plus près, à en explorer les coins et recoins littéraires, on trouve matière à émotion, adéquation, enthousiasme.
Le portrait de la gent humaine me paraît très réaliste.
Les ténèbres nous encerclent (violence, haine, abus de pouvoir…) mais des flambeaux permettent d’encore y croire, de poursuivre la route, d’espérer vivre heureux. Le roman urbain mute en road-movie et nous offre plusieurs personnages attachants, excellement campés dans leur diversité, sans idéalisation. Une galerie de cabossés, pas toujours très plaisants au premier regard, qui insufflent pourtant une envie de… vie. Claude Donnay les élit loin de tout clanisme (cette marotte à la mode !), de tout clivage sexe/caste sociale/âge/origine ethnique : le vieux bourru, la fermière un peu garçonne ou la créature de rêve venue du Kurdistan, etc. La palme à René, le propriétaire d’une décharge, peu politiquement correct, dont la construction, elliptique mais intense, arrive à prendre à contrepied l’attente du lecteur.

Une subtilité narrative et éthique : le rôle de la police.
Claude Donnay nous offre un décor de manifestation des Gilets Jaunes transposée à Bruxelles. Les héros s’y faufilent au milieu des affrontements. On perçoit/subit la violence, LES violences, et l’absurde, le mélange inextricable de légitimité (des revendications ou du quadrillage) et d’absurdité (quand on suit un mouvement ou applique des consignes sans comprendre les véritables enjeux). L’auteur dépose les éléments sur la table, ne juge pas. Mais, alors que la police (une abstraction) joue un rôle répressif en arrière-plan, un policier (un individu en chair et en os, qui pense, réfléchit) s’échine à sauver un jeune homosexuel et à mettre fin à une prédation.
Quelle leçon pour les sectateurs du Binaire !
On ne s’appesantira pas sur le rapport de notre romancier avec l’Eglise. Quoique. La pédophilie de nombreux prêtres, souvent en charge de scouts, d’élèves, le hérisse à juste titre. Et, plus encore peut-être, l’odieuse hypocrisie des autorités épiscopales (ou papales). La charge est pourtant contrebalancée par l’irruption d’un autre type de curés, ce Paul-Etienne diablement sympathique qui envoie Nora, la mère d’un des deux héros, au… septième ciel !
L’émancipation et la rédemption sont deux thèmes majeurs de l’ouvrage. Distillés avec humanisme mais sans utopisme lénifiant. Il y a de faux méchants, qui peuvent s’arracher à la gangue des conditionnements, mais d’autres ont atteint un cap d’intrinsèque dont on ne revient pas. Guérir, oui. Mais pas à tout prix, mais pas n’importe qui.
Vers la page 155, j’ai songé soudain à la famille Jordache, au cœur de la première partie de la meilleure série TL des années 70 (et dans l’absolu si on applique une mise en perspective par époque ?), Rich Man, Poor Man. Le foyer des Cruyenaer et ses diverses formes de violence, l’incommunicabilité, le monstre englué dans la mécanique qui l’anéantit…
PS
Pour en savoir plus sur le livre, en découvrir quelques extraits, voir l’article de mon excellent collègue Tito Dupret, dans Le Carnet :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/02/28/donnay-on-ne-coupe-pas-les-ailes-aux-anges/
(3)
Valentine DE LE COURT, A vendre ou à louer, roman, Mols, Bruxelles, 2020, 319 pages.
Un thriller ! Il y a prolifération du genre ces dernières années en nos belges terres. Et même des deux genres cousins, thriller et policier, qui entretiennent des rapports au suspense, à la narration, au crime, abordés cependant dans des perspectives différentes.
Les éditeurs Genèse, Murmure, Mols, Ker, Weyrich… Les auteurs Fivet, Horiac, Minni, Hespel, Job, Delperdange, Abel, Groff, Larouge, Libens… Etc.
Un signe encourageant ? Le retour du roman romanesque, avec histoire, rebondissements, nécessité d’une construction, d’un travail architectural ? Oui mais encore faut-il ne pas y perdre toute dimension littéraire, artistique. Enfin, selon mes goûts. Qui me dirigent vers un thriller élargi et total, qui peut englober d’autres genres, les requinquer au gré d’une vertébralisation.
A vendre ou à louer ? débute comme un thriller pur et dur. Pas de fioritures : écriture simple et directe, personnages esquissés à gros traits. Pas de digression philosophique, de notation poétique, etc. Non, tout est dans l’intrigue, la mise en place d’un mystère, l’intrication de divers fils, le saupoudrage d’indices.

Le pitch ? Un jeune homme, Jean-Baptiste mène une vie facile et immature. Agent immobilier à succès, il double ses gains en louant les immeubles ou appartements de son portefeuille (le haut-de-gamme) pour des soirées festives. A l’insu de son patron, de ses collègues. A des inconnus, le plus souvent.
Il gagne beaucoup d’argent mais thésaurise, ne contentant d’un seul bien matériel (une voiture de luxe), dormant à la petite semaine et discrètement dans… les appartements/maisons de son portefeuille. De la même manière, il n’entretient aucune relation suivie, vit d’aventures sans lendemain, méprise in fine tout qui l’entoure.
Plus tard, on s’interrogera sur cette facticité de vie. Une vie en salle d’attente. Comme s’il ne pouvait vivre en adéquation avec le monde, autrui. Comme s’il attendait quelque chose pour entamer son existence. Comme s’il hibernait ?
Plus tard, le personnage gagnera du relief et révélera ses failles et leurs racines, l’abandon et la disparition d’une mère adorée, figure féminine curieusement idéalisée.
Plus tard. Car, à peine avons-nous croisé notre (anti-)héros, le voilà embarqué dans une affaire bien mystérieuse. Un soir entamé comme mille autres, il conduit une de ses conquêtes, Alice, dans un immeuble où devrait s’être terminé un happening vendu à des Kazakhs. Une jeune femme gît dans une baignoire, il y a du sang… Alice, infirmière et dynamique, parvient à la ranimer, ils veulent la conduire dans un hôpital mais elle s’enfuit. Les Kazakhs, de leur côté, ne donnent plus signe de vie.
Et soudain… Jean-Baptiste se voyait en Winner auquel aucun obstacle ne résiste. Tout bascule. Il perd son job puis sa voiture, son mobile, la trace d’Alice (s’y attache-t-il et pourquoi ?), il voit les portes se fermer sous son nez, il est black-listé, surveillé, agressé.
Jean-Baptiste n’en est qu’aux balbutiements d’un enfer. Il a croisé la mauvaise personne au mauvais moment, il l’a surtout soustraite à son sort tragique, lui qui ne se souciait guère des autres. Que va-t-il lui advenir ? Retrouvera-t-il Machinka et Alice ? Se dépêtrera-t-il des rets précipités sur lui ? Son entourage (père, frère) est-il en danger ? Va-t-il évoluer face à l’épreuve ?
Un thriller ! La vitesse et l’oppression du lecteur sont fondamentales. Il faut ralentir, accélérer. Dans son quatrième roman, Valentine de le Court le réussit dès le départ, faufilant d’autres fils narratifs entre les mailles de l’intrigue principale. Ainsi suit-on Machinka après sa fuite ou une dame énigmatique, aussi classieuse dans son apparence qu’antipathique, cynique à outrance, dans son intrinsèque. On est embarqué dans un page turner.
Bémol ? Un manque de chair ou de consistance. Patrick Delperdange, Armel Job ou Barbara Abel inscrivent davantage leurs personnages dans des espaces de vie et d’interconnexion. Dans une réalité littéraire, somme toute.
(4)
Morgane VANSCHEPDAEL, Au fond un jardinet étouffé, Maelström/collection Bruxelles se conte, Bruxelles, 2019, 30 pages.
Après ma présentation du bookleg de Céline de Bo dans cette mini-revue, précédemment, j’ai pu rubriquer celui de Morgane dans Le Carnet :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/03/20/vanschepdael-au-fond-un-jardinet-etouffe/
(5)
Patrick DELPERDANGE, C’est pour ton bien, Arènes, collection Equinox, Paris, 2020, 331 pages.
Amusant ! Le Carnet m’aura permis de rubriquer d’affilée les derniers ouvrages des deux romanciers placés durant dix/quinze ans au sommet de mes prédilections, Delperdange et Rosi, aux antipodes l’un de l’autre.
Patrick s’avère un professionnel tout terrain : articles critiques, scénarios de BD, littérature jeunesse, travaux de ghost-writer, pièce ou conte, thrillers… Il a aussi bien intégré la Série Noire qu’écrit l’un des meilleurs Prix Rossel de ces dernières années (Le Chant des gorges).
Voici :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/03/23/delperdange-c-est-pour-ton-bien/
(6)
Rossano ROSI, Le Pub d’Enfield Road, Les Impressions nouvelles, Bruxelles, 2020, 181 pages.
Pour prolonger la comparaison entamée supra, Rossano, lui, enfonce toujours le même clou (moderniste) mais avec une inventivité rare.
Voir :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/05/28/rosi-le-pub-d-enfield-road/
Suite à cet article, mon jeune confrère Julien-Paul REMY m’interroge :
« Un présupposé non démontré : l’intérêt de l’ambiguïté de l’œuvre ou, pour le dire autrement, la cohérence derrière l’apparence d’incohérence ? Si l’auteur de l’article ne connaissait pas aussi bien l’œuvre de l’auteur du livre, aurait-il encore présenté l’ambiguïté/la nébuleuse du récit comme une qualité, une vertu ? »
Ma réponse :
« Question pertinente ! Une réponse s’en dégage implicitement mais la problématique est plus complexe.
Mon attention se serait peut-être évaporée avec un autre auteur ? Soit. Avançant en terrain connu, je savais que je trouverais nécessairement de l’or au fond du fleuve…
Le raisonnement opposé s’applique. Si je n’avais pas déjà lu 5 livres de Rossano Rosi auparavant, tout ce qui le rend si original et puissant m’aurait peut-être mené à davantage de lyrisme, d’emportement enthousiaste. A trop bien connaître, on en perd peut-être une candeur de lecture, un appétit…
Julien-Paul :
« Concernant le but de l’Art, au-delà de sa visée de bouleversement et de sortie de soi, voici l’une de mes conceptions préférées, selon laquelle il ne s’agit pas de nous apporter des réponses aux problèmes de la vie mais, plus subtilement, de nous FAIRE VIVRE les questions existentielles, de manière métaphorique et pas seulement intellectuelle :
« Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. » (Rilke, Lettres à un jeune poète).
(7)
Ce livre offre un air de tome II après La Vie quotidienne à Bruxelles au XIXe siècle, par les écrivains de l’époque, paru en 2016 chez le même éditeur. Cette fois, notre auteur se concentre sur les paysages urbains, de la ville basse (la Grand-Place et ses environs, la Senne, les Marolles, les bassins intérieurs, le port, etc.) à la ville haute (places du Petit Sablon et Royale, église Saint-Jacques-sur-Coudenberg ou collégiale des Saints-Michel-et-Gudule, etc.) en passant par les rues de la Montagne de la Cour et de la Madeleine, les grandes transformations des années 1870, les boulevards de la petite ceinture, les faubourgs et les villages (Uccle, Koekelberg, etc.), des vues générales de Bruxelles…
Qui aime Bruxelles et son histoire, son patrimoine plongera dans ces pages avec délectation. Et à voir le nombre de pages/groupes Facebook constitués autour de ces passions, leurs milliers de membres…
On déambule avec un plaisir infini, teinté d’une puissante nostalgie, dans un Bruxelles englouti, on voit remonter du fond de l’abîme mille paysages, ces quartiers lovés autour des deux Senne, immortalisés par le peintre Van Moer, leurs impasses et ruelles.
Une ville médiévale au cachet brugeois mais rongée par les eaux usées. Un contraste aigu prolongé dans le regard d’écrivains écartelés entre « la répugnance pour les eaux pestilentielles » et « le charme produit par les rives ornées de murs fleuris ou de masures pittoresques ». Entre l’admiration pour l’énergie vitale charriée par les eaux (les moulins, les blanchisseries, les tanneries, les brasseries) et son pouvoir mortifère (3467 morts du choléra en 1866 !).
Aujourd’hui, on songerait sans doute à assainir les rivières, à leur ménager des quais à droite ou à gauche, un service de canots, on transformerait cette ville basse en fleuron mondial du patrimoine. A l’époque, vouée à une foi absolue (sinon obscène ?) dans la modernité, le roi Léopold II, le bourgmestre Anspach, d’autres résolurent d’imiter Hausmann à Paris et explosèrent l’âme de Bruxelles au nom de la santé publique (peste et choléra déferlaient, il est vrai) et de la projection de notre capitale dans une nouvelle ère.
Ce livre s’avère très agréable mais réserve en sus d’étonnants éclairages, générant de la réflexion, une méditation.
Dès l’avant-propos, nous plongeons dans notre histoire littéraire, ô combien méconnue. Les plus doctes d’entre nous croient savoir qu’elle commence vers 1880 autour des écrivains reliés à la Jeune Belgique. Mais Joseph Van Wassenhove nous révèle le mouvement qui a précédé, celui des réalistes (à ne pas confondre avec les naturalistes), entre 1840 et 1880, il fait ainsi revivre bien des plumes, humer ce qui se passait aussi dans les esprits. Il y voit « la première expression littéraire digne de ce nom » en nos contrées. Il dresse aussi un pont avec un courant décrié, souvent croisé au hasard de mes travaux/romans sur les années 1830-65 : dans la foulée de la Révolution et de l’Indépendance, un élan national avait produit des romans historiques, romantiques, fantastiques.
Dans le même avant-propos s’impose le credo de Camille Lemonnier, des allures de leçon de Rilke au jeune poète ou de considérations balzaciennes :
« Je dis aux artistes : soyez de votre siècle. Il vous appartient d’être les historiens de votre temps, de le raconter tel que vous le voyez, de l’exprimer tel que vous le sentez, sous toutes ses faces, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, à travers toutes ses vicissitudes et toutes ses grandeurs. »
Une description de l’époque semble dépeindre la nôtre, à 150 ans d’intervalle :
« La littérature, à cette époque, sombrait dans l’indifférence générale. L’élite était préoccupée par l’avenir du pays et les problèmes politiques et financiers. L’intérêt culturel de la haute bourgeoisie se limitait au théâtre et aux salons de peinture où elle pouvait se montrer. Les petits bourgeois étaient pris par leur travail, préféraient les soirées à l’estaminet et considéraient que la lecture était faite pour les fainéants. »
L’eau trouve toujours son chemin ?
« Les éditeurs n’étaient guère intéressés à publier ces auteurs belges de sorte que, bien souvent, leurs écrits paraissaient sous la forme de longs feuilletons dans les revues et les journaux. »
Remplacez « les éditeurs » par « les médias », on retombe sur notre temps, encore. Où une contre-culture, une résistance intellectuelle se nichent sur des plateformes littéraires.
Un espoir se faufile, par ricochet. Grâce à l’auteur, j’entrevois la possibilité d’un avenir riant. C’est que, contrairement à la construction judéo-chrétienne du temps (linéaire et doté d’un sens), tout est absurde et cyclique. Ce qui a été sera, ce qui est ne sera plus. Comme le disait déjà le premier roman de l’histoire universelle, L’Epopée de Gilgamesh, un bon jour est toujours suivi d’un mauvais, un mauvais est toujours suivi d’un bon. Nous échappe la durée de chaque période mais tout accourt, stagne, disparaît en cédant à son contraire, renaît et revit.
Le texte ?
Au-delà des descriptions de nos quartiers, de l’enchantement des reconstitutions et voyages au cœur du temps jadis, il y a la curiosité pour les regards intérieurs (le guide Baedecker et nos auteurs réalistes) et extérieurs (Hugo, Nerval, Baudelaire ou Verlaine, les pointures étrangères de passage), de purs plaisirs littéraires aussi.
Au sein de cette armée hétérogène de reporters, Camille Lemonnier émerge puissamment. Le « Maréchal de nos Lettres » a beau posséder un musée à Ixelles (au siège de l’AEB, l’Association des Ecrivains belges francophones), il est bien oublié aujourd’hui. Or Van Wassenhove en ressuscite plusieurs fois le talent transcendant :
« Un délabrement de masures vermoulues, fleuries de mousses veloutées, avec des joubarbes dans les crevasses, mettait tout le long de la Senne ses pans de murs déjetés, surchargés d’appentis en surplomb par-dessus les eaux terreuses, et hérissés de déversoirs en pierre par où dégoulinaient les lessives des ménages. Tout un lacis d’impasses s’entrecroisait dans une demi-obscurité chaude, emplies de fumées tourbillonnantes que le soleil lamait d’or. »
Ou encore :
« (…) tout à coup, la pioche frappa au cœur de cette vieille ville (…) Une chirurgie brutale, furieuse, une rage d’assainissement incisait la ville aux quatre veines, sacrifiait les chairs gangreneuses, dénudait jusqu’à l’os le squelette historique, taillant comme dans un abattoir, faisant de tous ces halliers de maisons, de ces futaies humaines, des boucheries de moellons. »
Une belle idée de cadeau ! D’autant que l’ouvrage est superbement illustré. Le feuilleter suffit déjà à envoûter et transporter dans un Ailleurs.
(8)
Hommage à Jacques DE DECKER (1945-2020).
Dédié à son épouse Claudia et à sa fille Irina, à ses petits-fils Nicolas et Hugo.
Ce grand homme, ce grand auteur, cet ami a reçu plus de témoignages d’estime et d’amitié que n’en recevra jamais aucun des membres de notre microcosme. Il était l’âme de notre univers, le seul à incarner aussi profondément et brillamment une certaine idée de la Belgique (racines flamandes, traducteur d’auteurs flamands comme Hugo Claus, etc.).
Nous œuvrons depuis un an et demi (sur cette plateforme des Belles Phrases ou dans Les Rencontres littéraires de Radio Air-Libre) à une mise en exergue du créateur Jacques De Decker, mais nous avons, Julien-Paul et moi, retravaillé toutes nos notes et matières, restructuré notre vision ou nos visions pour déposer à tes pieds, cher Jacques, un bouquet d’estime/affection. Nausicaa Dewez, la rédactrice en chef du Carnet, a accueilli notre projet de portrait littéraire avec un enthousiasme engagé, mis ses talents et son énergie à accompagner le texte en construction, à soigner sa mise en page et son iconographie, à le doper au moyen d’une foultitude de liens transformant l’opus en Matriochka. Merci à elle !
Notre portrait du Grand Jacques :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/05/24/jacques-de-decker-1945-2020/
Combien me manque, nous manquent le souper qui eût dû nous réunir dans la foulée à La Loggia dei Cavalieri, ce restaurant raffiné placé sous l’égide de Thyl Ulenspiegel, au coin du parc du Wolvendael.
Cette photo, comme la précédente, a été mise à notre disposition par Jean Jauniaux, le bras droit de Jacques dans la revue Marginales.
Edi-Phil RW.