LES LECTURES D’EDI-PHIL #31 : COUP DE PROJO SUR LES LETTRES BELGES FRANCOPHONES

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Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

Les Lectures d’Edi-Phil

Numéro 31 (juin 2020)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones

sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…

 

A l’affiche :

un coup de cœur pour Martine ROUHART et un hommage adressé à notre très cher Jacques DE DECKER…

…entre les deux, des romans (Claude Donnay, Valentine de le Court, Rossano Rosi et Patrick Delperdange), un conte/bookleg (Morgane Vanschepdael) et un essai (Joseph Van Wassenhove) ;

les maisons d’édition Murmure des Soirs, MEO, Mols, Les Impressions Nouvelles, Les Arènes, Maelström et Samsa

 

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Coup de cœur du mois !

Martine ROUHART, Les fantômes de Théodore, Murmure des Soirs, Esneux, 2020, 116 pages.

Je ne jure en principe que par les romans savamment orchestrés, avec du souffle, une complexité, etc. Modèles : à l’international, Ellroy, Murakami, Waters, Wilkie Collins, Fowles, etc. ; en Belgique, récemment, Marcel Sel, Jean-Marc Rigaux.

Mais… Ces derniers mois, trois romans intimistes m’ont emmené sans effort dans leurs bagages, Les fantômes de Théodore rejoignant mes élans pour Marianne Sluszny et Michel Torrekens, précédemment évoqués. Je vieillis ? Ou ces livres planent au-dessus de ce qui nous est trop souvent offert ? Ou – et c’est une impression tenace, il est vrai – il y aurait ces dernières années une augmentation de qualité au cœur de notre microcosme. Pulsée par une nouvelle génération d’éditeurs, Murmure des Soirs, OnLit, etc.

Les faits ?

Une simplicité, une fluidité, une tonicité. Des qualités fond/forme qui prennent le lecteur par la main dès les premières lignes :

« C’est aujourd’hui que le mot absence a pris pour moi tout son sens. L’absence. Un vide aux contours incertains. Des vagues d’angoisse sauvages, hésitantes. Pas tout-à-fait une perte ou alors, on ne le sait pas encore. »

L’héroïne/narratrice principale, Charlie, venait voir son père, Théodore, 64 ans, comme elle le visite chaque dimanche. Il a disparu ! Sans explication. Où ? Comment ? Pourquoi ? Sa fille s’interroge et s’inquiète :

« Dans la chambre, le couvre-lit était parfaitement tiré et la pièce sentait le renfermé (…). »

Une crise cardiaque ? Une maîtresse ? Les conséquences d’une dispute récente ? Un parfum policier, des frémissements de thriller défilent en nuages effilochés et ils ne nous quitteront plus, jusqu’à la dernière page, profilant un récit doux/amer aux péripéties feutrées.

Martine Rouhart

Quelques pages encore, le nœud narratif est solidement posé, les personnages soigneusement incarnés. Charlie, sa vie précaire mais sa complicité avec Théodore, leur appréhension/perception du monde inscrite dans le temps long :

« Nous aimons les mêmes choses immatérielles et un peu inutiles, le roucoulement des tourterelles, le vent dans les feuilles, la couleur du ciel avant l’aube. »

Le frère, un avocat, jadis fort proche de la mère décédée, se situe à mille lieues de sa sœur, de son père :

« Paul est le genre d’homme qui cultive un réalisme imperturbable. Le rêve semble absent de sa vie, tenu au loin comme une espèce de tare, en tout cas une bagatelle superflue. »

Résonne la difficulté de la communication au sein des familles. Charlie, si proche de son père, ne sait pas grand-chose de son passé, ne l’a pas suffisamment interrogé, n’a pas donné suite, parfois, à des perches tendues. De petites distorsions créent des gouffres entre les êtres, surtout. Charlie ne ressentait pas grand-chose pour sa mère mais adule son père, son frère adorait la mère et méprise le père. Les différences de caractère, de vécu tendent des perspectives opposées/tronquées sur des faits identiques. Paul se remémore la fuite de son père devant des clochards, son alcoolisme, un comportement erratique lors de vacances en Ardenne. Pour Charlie, son père tentait de les protéger de la perception du malheur, il a réussi avec courage à se reprendre en mains, etc.

En donnant la parole à Paul puis à Théodore, qui deviennent eux aussi des narrateurs du roman, Martine Rouhart équilibre la perception du lecteur, donne sa chance à tous ses personnages. Aucun n’est caricatural, chacun est nimbé d’une zone de mystère ou d’ambiguïté. Ainsi, Charlie n’est pas si fragile/éthérée :

« Je n’ai de cesse de travailler à une version améliorée de moi-même. (…) Je fonctionne ainsi, je pèse le pour et le contre à m’en déchirer la raison et, dès la décision prise, je voudrais passer la vitesse et aller de l’avant en enjambant le temps. »

Quant à Paul, Théodore a été bien maladroit à son encontre, sa sœur ne mesure pas le stress d’une vie professionnelle chargée, qui s’assimile à une course, à une lutte… dont il évalue sans aménité la vacuité, l’absurde.

Un mot sur l’écriture ?

L’efficacité narrative enjambe un contre-courant de notations poétiques, distillées selon un dosage parfait : « de la bruine dans les yeux », « telle une étoile qui repart avec son ombre », « un bruit de vaisselle cassée dans la tête », « empêtrée dans une broussaille d’interrogations », « Ma tête n’est qu’un roncier de contradictions. ».

Retour à l’intrigue.

Dès la page 30, une salve d’indices décuple le mystère. Une valisette métallique questionne Charlie, elle l’ouvre, des photos inconnues lui sautent au visage, une même femme apparemment, entre l’enfance et quarante ans. Il y a un décompte bancaire aussi, interpellant, 500 eur. Le prêt de la maison étant achevé, doit-on en déduire que le disparu, qui possède peu mais dépense moins encore, entretient une maîtresse ? Charlie bute encore sur une réserve de nourriture. Son père craint-il une guerre ? A-t-il perdu la tête ?

La jeune femme revient régulièrement dans la villa aux briques rouges, elle attend et réfléchit :

« On ne perd jamais son temps à attendre. »

Un jour, il lui semble que « les lignes se mettent à bouger ». Le paillasson, à son précédent passage, n’était-il pas disposé autrement ? Le père serait-il revenu ? Il n’est pas là. Ferait-il des allées et venues ? Pourquoi ? Pour se cacher de sa fille ?

On ne va pas déflorer la suite du récit, la clé des mystères. Ils sont coulés dans le passé du père, ses silences inexplorés. Annonçons un basculement. L’intime va s’élargir à la prise en compte du monde. C’est qu’il y a une vie au-delà de la maison familiale, d’autres drames, des aventures. Il sera question d’interaction avec ceux-ci, de quête, d’engagement et de rédemption. Il y aura mise en danger aussi des membres de la famille.

Mais. L’extérieur, dans son offre de confrontation, expose comme il propose, sépare comme il passerelle. Théodore, Paul et Charlie vont-ils se rencontrer autrement, se découvrir, se (re)trouver ?

PS

Un autre regard sur ce roman est offert par mon excellent collègue Jean-Pierre Legrand :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2020/03/16/les-fantomes-de-theodore-de-martine-rouhart-murmure-des-soirs-une-lecture-de-jean-pierre-legrand/?fbclid=IwAR2RFEq7nsMNv_V3_POCRGWkuYQYefmdxikHQIBGShJYV3LNd3nmk8GBF8g

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Claude DONNAY, On ne coupe pas les ailes aux anges, roman, MEO, Bruxelles, 281 pages, 2020.

On ne coupe pas les ailes aux anges

 

Le premier roman de Claude Donnay, bien écrit, ne m’avait pas convaincu côté narration. Par contre, j’avais attribué mon coup de cœur du mois au suivant, Un Eté immobile. Que j’avais défendu à diverses occasions, évoqué en radio. Quid du troisième ?

Le résumé (la quatrième de couverture de l’éditeur) :

Une canicule sans précédent. Les corps souffrent, les esprits chauffent, les repères vacillent comme silhouettes dans une brume de chaleur. La foule envahit les rues de Bruxelles pour laisser éclater une rage sans objet clairement défini, si ce n’est que « ça » ne peut plus durer. Arno, jeune homosexuel, est victime d’une agression violente qui provoque une onde de choc sur son entourage, sur son ami Bastian et même sur l’inspecteur chargé de l’enquête. Un questionnement affleure entre la capitale, les Ardennes et l’Orient : notre monde, notre mode de vie, sont-ils en train de fondre dans la fournaise ? Et si disparaissaient les digues que nous croyions intangibles ? si les barrières se brisaient sous une poussée obtuse ? si le plus sombre de nos mémoires revenait crever la surface en bulles pestilentielles ?

Ce troisième roman se lit aisément, agréablement mais, au premier contact, sa matière romanesque ne m’emporte pas comme le deuxième. Pourtant, à y regarder de plus près, à en explorer les coins et recoins littéraires, on trouve matière à émotion, adéquation, enthousiasme.

Le portrait de la gent humaine me paraît très réaliste.

Les ténèbres nous encerclent (violence, haine, abus de pouvoir…) mais des flambeaux permettent d’encore y croire, de poursuivre la route, d’espérer vivre heureux. Le roman urbain mute en road-movie et nous offre plusieurs personnages attachants, excellement campés dans leur diversité, sans idéalisation. Une galerie de cabossés, pas toujours très plaisants au premier regard, qui insufflent pourtant une envie de… vie. Claude Donnay les élit loin de tout clanisme (cette marotte à la mode !), de tout clivage sexe/caste sociale/âge/origine ethnique : le vieux bourru, la fermière un peu garçonne ou la créature de rêve venue du Kurdistan, etc. La palme à René, le propriétaire d’une décharge, peu politiquement correct, dont la construction, elliptique mais intense, arrive à prendre à contrepied l’attente du lecteur.

Claude Donnay
Claude Donnay

Une subtilité narrative et éthique : le rôle de la police.

Claude Donnay nous offre un décor de manifestation des Gilets Jaunes transposée à Bruxelles. Les héros s’y faufilent au milieu des affrontements. On perçoit/subit la violence, LES violences, et l’absurde, le mélange inextricable de légitimité (des revendications ou du quadrillage) et d’absurdité (quand on suit un mouvement ou applique des consignes sans comprendre les véritables enjeux). L’auteur dépose les éléments sur la table, ne juge pas. Mais, alors que la police (une abstraction) joue un rôle répressif en arrière-plan, un policier (un individu en chair et en os, qui pense, réfléchit) s’échine à sauver un jeune homosexuel et à mettre fin à une prédation.

Quelle leçon pour les sectateurs du Binaire !

On ne s’appesantira pas sur le rapport de notre romancier avec l’Eglise. Quoique. La pédophilie de nombreux prêtres, souvent en charge de scouts, d’élèves, le hérisse à juste titre. Et, plus encore peut-être, l’odieuse hypocrisie des autorités épiscopales (ou papales). La charge est pourtant contrebalancée par l’irruption d’un autre type de curés, ce Paul-Etienne diablement sympathique qui envoie Nora, la mère d’un des deux héros, au… septième ciel !

L’émancipation et la rédemption sont deux thèmes majeurs de l’ouvrage. Distillés avec humanisme mais sans utopisme lénifiant. Il y a de faux méchants, qui peuvent s’arracher à la gangue des conditionnements, mais d’autres ont atteint un cap d’intrinsèque dont on ne revient pas. Guérir, oui. Mais pas à tout prix, mais pas n’importe qui.

Vers la page 155, j’ai songé soudain à la famille Jordache, au cœur de la première partie de la meilleure série TL des années 70 (et dans l’absolu si on applique une mise en perspective par époque ?), Rich Man, Poor Man. Le foyer des Cruyenaer et ses diverses formes de violence, l’incommunicabilité, le monstre englué dans la mécanique qui l’anéantit…

 

PS

Pour en savoir plus sur le livre, en découvrir quelques extraits, voir l’article de mon excellent collègue Tito Dupret, dans Le Carnet :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/02/28/donnay-on-ne-coupe-pas-les-ailes-aux-anges/

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Valentine DE LE COURT, A vendre ou à louer, roman, Mols, Bruxelles, 2020, 319 pages.

À vendre ou à louer

 

Un thriller ! Il y a prolifération du genre ces dernières années en nos belges terres. Et même des deux genres cousins, thriller et policier, qui entretiennent des rapports au suspense, à la narration, au crime, abordés cependant dans des perspectives différentes.

Les éditeurs Genèse, Murmure, Mols, Ker, Weyrich… Les auteurs Fivet, Horiac, Minni, Hespel, Job, Delperdange, Abel, Groff, Larouge, Libens… Etc.

Un signe encourageant ? Le retour du roman romanesque, avec histoire, rebondissements, nécessité d’une construction, d’un travail architectural ? Oui mais encore faut-il ne pas y perdre toute dimension littéraire, artistique. Enfin, selon mes goûts. Qui me dirigent vers un thriller élargi et total, qui peut englober d’autres genres, les requinquer au gré d’une vertébralisation.

A vendre ou à louer ? débute comme un thriller pur et dur. Pas de fioritures : écriture simple et directe, personnages esquissés à gros traits. Pas de digression philosophique, de notation poétique, etc. Non, tout est dans l’intrigue, la mise en place d’un mystère, l’intrication de divers fils, le saupoudrage d’indices.

Acteurs de la fondation - Laly fondation
Valentine de le Court

Le pitch ? Un jeune homme, Jean-Baptiste mène une vie facile et immature. Agent immobilier à succès, il double ses gains en louant les immeubles ou appartements de son portefeuille (le haut-de-gamme) pour des soirées festives. A l’insu de son patron, de ses collègues. A des inconnus, le plus souvent.

Il gagne beaucoup d’argent mais thésaurise, ne contentant d’un seul bien matériel (une voiture de luxe), dormant à la petite semaine et discrètement dans… les appartements/maisons de son portefeuille. De la même manière, il n’entretient aucune relation suivie, vit d’aventures sans lendemain, méprise in fine tout qui l’entoure.

Plus tard, on s’interrogera sur cette facticité de vie. Une vie en salle d’attente. Comme s’il ne pouvait vivre en adéquation avec le monde, autrui. Comme s’il attendait quelque chose pour entamer son existence. Comme s’il hibernait ?

Plus tard, le personnage gagnera du relief et révélera ses failles et leurs racines, l’abandon et la disparition d’une mère adorée, figure féminine curieusement idéalisée.

Plus tard. Car, à peine avons-nous croisé notre (anti-)héros, le voilà embarqué dans une affaire bien mystérieuse. Un soir entamé comme mille autres, il conduit une de ses conquêtes, Alice, dans un immeuble où devrait s’être terminé un happening vendu à des Kazakhs. Une jeune femme gît dans une baignoire, il y a du sang… Alice, infirmière et dynamique, parvient à la ranimer, ils veulent la conduire dans un hôpital mais elle s’enfuit. Les Kazakhs, de leur côté, ne donnent plus signe de vie.

Et soudain… Jean-Baptiste se voyait en Winner auquel aucun obstacle ne résiste. Tout bascule. Il perd son job puis sa voiture, son mobile, la trace d’Alice (s’y attache-t-il et pourquoi ?), il voit les portes se fermer sous son nez, il est black-listé, surveillé, agressé.

Jean-Baptiste n’en est qu’aux balbutiements d’un enfer. Il a croisé la mauvaise personne au mauvais moment, il l’a surtout soustraite à son sort tragique, lui qui ne se souciait guère des autres. Que va-t-il lui advenir ? Retrouvera-t-il Machinka et Alice ? Se dépêtrera-t-il des rets précipités sur lui ? Son entourage (père, frère) est-il en danger ? Va-t-il évoluer face à l’épreuve ?

Un thriller ! La vitesse et l’oppression du lecteur sont fondamentales. Il faut ralentir, accélérer. Dans son quatrième roman, Valentine de le Court le réussit dès le départ, faufilant d’autres fils narratifs entre les mailles de l’intrigue principale. Ainsi suit-on Machinka après sa fuite ou une dame énigmatique, aussi classieuse dans son apparence qu’antipathique, cynique à outrance, dans son intrinsèque. On est embarqué dans un page turner.

Bémol ? Un manque de chair ou de consistance. Patrick Delperdange, Armel Job ou Barbara Abel inscrivent davantage leurs personnages dans des espaces de vie et d’interconnexion. Dans une réalité littéraire, somme toute.

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Morgane VANSCHEPDAEL, Au fond un jardinet étouffé, Maelström/collection Bruxelles se conte, Bruxelles, 2019, 30 pages.

BSC #84 Au fond un jardinet étouffé

 

Après ma présentation du bookleg de Céline de Bo dans cette mini-revue, précédemment, j’ai pu rubriquer celui de Morgane dans Le Carnet :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/03/20/vanschepdael-au-fond-un-jardinet-etouffe/

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Patrick DELPERDANGE, C’est pour ton bien, Arènes, collection Equinox, Paris, 2020, 331 pages.

C'EST POUR TON BIEN de Patrick Delperdange / EquinoX / Les Arènes ...

Amusant ! Le Carnet m’aura permis de rubriquer d’affilée les derniers ouvrages des deux romanciers placés durant dix/quinze ans au sommet de mes prédilections, Delperdange et Rosi, aux antipodes l’un de l’autre.

Patrick s’avère un professionnel tout terrain : articles critiques, scénarios de BD, littérature jeunesse, travaux de ghost-writer, pièce ou conte, thrillers… Il a aussi bien intégré la Série Noire qu’écrit l’un des meilleurs Prix Rossel de ces dernières années (Le Chant des gorges).

Voici :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/03/23/delperdange-c-est-pour-ton-bien/

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Rossano ROSI, Le Pub d’Enfield Road, Les Impressions nouvelles, Bruxelles, 2020, 181 pages.

Pour prolonger la comparaison entamée supra, Rossano, lui, enfonce toujours le même clou (moderniste) mais avec une inventivité rare.

Voir :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/05/28/rosi-le-pub-d-enfield-road/

 

Suite à cet article, mon jeune confrère Julien-Paul REMY m’interroge :

« Un présupposé non démontré : l’intérêt de l’ambiguïté de l’œuvre ou, pour le dire autrement, la cohérence derrière l’apparence d’incohérence ? Si l’auteur de l’article ne connaissait pas aussi bien l’œuvre de l’auteur du livre, aurait-il encore présenté l’ambiguïté/la nébuleuse du récit comme une qualité, une vertu ? »

Ma réponse :

« Question pertinente ! Une réponse s’en dégage implicitement mais la problématique est plus complexe.

Mon attention se serait peut-être évaporée avec un autre auteur ? Soit. Avançant en terrain connu, je savais que je trouverais nécessairement de l’or au fond du fleuve…

Le raisonnement opposé s’applique. Si je n’avais pas déjà lu 5 livres de Rossano Rosi auparavant, tout ce qui le rend si original et puissant m’aurait peut-être mené à davantage de lyrisme, d’emportement enthousiaste. A trop bien connaître, on en perd peut-être une candeur de lecture, un appétit…

Julien-Paul :

« Concernant le but de l’Art, au-delà de sa visée de bouleversement et de sortie de soi, voici l’une de mes conceptions préférées, selon laquelle il ne s’agit pas de nous apporter des réponses aux problèmes de la vie mais, plus subtilement, de nous FAIRE VIVRE les questions existentielles, de manière métaphorique et pas seulement intellectuelle :

« Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. » (Rilke, Lettres à un jeune poète).

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Joseph VAN WASSENHOVE, Bruxelles, la ville vue par des écrivains du XIXe siècle, essai, Samsa, Bruxelles, 2019, 311 pages.

 

Ce livre offre un air de tome II après La Vie quotidienne à Bruxelles au XIXe siècle, par les écrivains de l’époque, paru en 2016 chez le même éditeur. Cette fois, notre auteur se concentre sur les paysages urbains, de la ville basse (la Grand-Place et ses environs, la Senne, les Marolles, les bassins intérieurs, le port, etc.) à la ville haute (places du Petit Sablon et Royale, église Saint-Jacques-sur-Coudenberg ou collégiale des Saints-Michel-et-Gudule, etc.) en passant par les rues de la Montagne de la Cour et de la Madeleine, les grandes transformations des années 1870, les boulevards de la petite ceinture, les faubourgs et les villages (Uccle, Koekelberg, etc.), des vues générales de Bruxelles…

Qui aime Bruxelles et son histoire, son patrimoine plongera dans ces pages avec délectation. Et à voir le nombre de pages/groupes Facebook constitués autour de ces passions, leurs milliers de membres…

On déambule avec un plaisir infini, teinté d’une puissante nostalgie, dans un Bruxelles englouti, on voit remonter du fond de l’abîme mille paysages, ces quartiers lovés autour des deux Senne, immortalisés par le peintre Van Moer, leurs impasses et ruelles.

Une ville médiévale au cachet brugeois mais rongée par les eaux usées. Un contraste aigu prolongé dans le regard d’écrivains écartelés entre « la répugnance pour les eaux pestilentielles » et « le charme produit par les rives ornées de murs fleuris ou de masures pittoresques ». Entre l’admiration pour l’énergie vitale charriée par les eaux (les moulins, les blanchisseries, les tanneries, les brasseries) et son pouvoir mortifère (3467 morts du choléra en 1866 !).

Aujourd’hui, on songerait sans doute à assainir les rivières, à leur ménager des quais à droite ou à gauche, un service de canots, on transformerait cette ville basse en fleuron mondial du patrimoine. A l’époque, vouée à une foi absolue (sinon obscène ?) dans la modernité, le roi Léopold II, le bourgmestre Anspach, d’autres résolurent d’imiter Hausmann à Paris et explosèrent l’âme de Bruxelles au nom de la santé publique (peste et choléra déferlaient, il est vrai) et de la projection de notre capitale dans une nouvelle ère.

Ce livre s’avère très agréable mais réserve en sus d’étonnants éclairages, générant de la réflexion, une méditation.

Dès l’avant-propos, nous plongeons dans notre histoire littéraire, ô combien méconnue. Les plus doctes d’entre nous croient savoir qu’elle commence vers 1880 autour des écrivains reliés à la Jeune Belgique. Mais Joseph Van Wassenhove nous révèle le mouvement qui a précédé, celui des réalistes (à ne pas confondre avec les naturalistes), entre 1840 et 1880, il fait ainsi revivre bien des plumes, humer ce qui se passait aussi dans les esprits. Il y voit « la première expression littéraire digne de ce nom » en nos contrées. Il dresse aussi un pont avec un courant décrié, souvent croisé au hasard de mes travaux/romans sur les années 1830-65 : dans la foulée de la Révolution et de l’Indépendance, un élan national avait produit des romans historiques, romantiques, fantastiques.

Dans le même avant-propos s’impose le credo de Camille Lemonnier, des allures de leçon de Rilke au jeune poète ou de considérations balzaciennes :

« Je dis aux artistes : soyez de votre siècle. Il vous appartient d’être les historiens de votre temps, de le raconter tel que vous le voyez, de l’exprimer tel que vous le sentez, sous toutes ses faces, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, à travers toutes ses vicissitudes et toutes ses grandeurs. »

Une description de l’époque semble dépeindre la nôtre, à 150 ans d’intervalle :

« La littérature, à cette époque, sombrait dans l’indifférence générale. L’élite était préoccupée par l’avenir du pays et les problèmes politiques et financiers. L’intérêt culturel de la haute bourgeoisie se limitait au théâtre et aux salons de peinture où elle pouvait se montrer. Les petits bourgeois étaient pris par leur travail, préféraient les soirées à l’estaminet et considéraient que la lecture était faite pour les fainéants. »

L’eau trouve toujours son chemin ?

« Les éditeurs n’étaient guère intéressés à publier ces auteurs belges de sorte que, bien souvent, leurs écrits paraissaient sous la forme de longs feuilletons dans les revues et les journaux. »

Remplacez « les éditeurs » par « les médias », on retombe sur notre temps, encore. Où une contre-culture, une résistance intellectuelle se nichent sur des plateformes littéraires.

Un espoir se faufile, par ricochet. Grâce à l’auteur, j’entrevois la possibilité d’un avenir riant. C’est que, contrairement à la construction judéo-chrétienne du temps (linéaire et doté d’un sens), tout est absurde et cyclique. Ce qui a été sera, ce qui est ne sera plus. Comme le disait déjà le premier roman de l’histoire universelle, L’Epopée de Gilgamesh, un bon jour est toujours suivi d’un mauvais, un mauvais est toujours suivi d’un bon. Nous échappe la durée de chaque période mais tout accourt, stagne, disparaît en cédant à son contraire, renaît et revit.

Le texte ?

Au-delà des descriptions de nos quartiers, de l’enchantement des reconstitutions et voyages au cœur du temps jadis, il y a la curiosité pour les regards intérieurs (le guide Baedecker et nos auteurs réalistes) et extérieurs (Hugo, Nerval, Baudelaire ou Verlaine, les pointures étrangères de passage), de purs plaisirs littéraires aussi.

Au sein de cette armée hétérogène de reporters, Camille Lemonnier émerge puissamment. Le « Maréchal de nos Lettres » a beau posséder un musée à Ixelles (au siège de l’AEB, l’Association des Ecrivains belges francophones), il est bien oublié aujourd’hui. Or Van Wassenhove en ressuscite plusieurs fois le talent transcendant :

 « Un délabrement de masures vermoulues, fleuries de mousses veloutées, avec des joubarbes dans les crevasses, mettait tout le long de la Senne ses pans de murs déjetés, surchargés d’appentis en surplomb par-dessus les eaux terreuses, et hérissés de déversoirs en pierre par où dégoulinaient les lessives des ménages. Tout un lacis d’impasses s’entrecroisait dans une demi-obscurité chaude, emplies de fumées tourbillonnantes que le soleil lamait d’or. »

Ou encore :

« (…) tout à coup, la pioche frappa au cœur de cette vieille ville (…) Une chirurgie brutale, furieuse, une rage d’assainissement incisait la ville aux quatre veines, sacrifiait les chairs gangreneuses, dénudait jusqu’à l’os le squelette historique, taillant comme dans un abattoir, faisant de tous ces halliers de maisons, de ces futaies humaines, des boucheries de moellons. »

Une belle idée de cadeau ! D’autant que l’ouvrage est superbement illustré. Le feuilleter suffit déjà à envoûter et transporter dans un Ailleurs.  

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Hommage à Jacques DE DECKER (1945-2020).

L'info culturelle de 7h30 - Décès Jacques De Decker - Millenium ...

Dédié à son épouse Claudia et à sa fille Irina, à ses petits-fils Nicolas et Hugo.

Aperçu de l’image
Jacques DE DECKER dans son bureau de Secrétaire perpétuel de l’Académie royale. Nous y entamâmes une conversation mémorable, en soirée et en trio, avec Julien-Paul Remy, qui se prolongea cinq heures durant. Et qui initia bien des projets

Ce grand homme, ce grand auteur, cet ami a reçu plus de témoignages d’estime et d’amitié que n’en recevra jamais aucun des membres de notre microcosme. Il était l’âme de notre univers, le seul à incarner aussi profondément et brillamment une certaine idée de la Belgique (racines flamandes, traducteur d’auteurs flamands comme Hugo Claus, etc.).

Nous œuvrons depuis un an et demi (sur cette plateforme des Belles Phrases ou dans Les Rencontres littéraires de Radio Air-Libre) à une mise en exergue du créateur Jacques De Decker, mais nous avons, Julien-Paul et moi, retravaillé toutes nos notes et matières, restructuré notre vision ou nos visions pour déposer à tes pieds, cher Jacques, un bouquet d’estime/affection. Nausicaa Dewez, la rédactrice en chef du Carnet, a accueilli notre projet de portrait littéraire avec un enthousiasme engagé, mis ses talents et son énergie à accompagner le texte en construction, à soigner sa mise en page et son iconographie, à le doper au moyen d’une foultitude de liens transformant l’opus en Matriochka. Merci à elle !

Notre portrait du Grand Jacques :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/05/24/jacques-de-decker-1945-2020/

Combien me manque, nous manquent le souper qui eût dû nous réunir dans la foulée à La Loggia dei Cavalieri, ce restaurant raffiné placé sous l’égide de Thyl Ulenspiegel, au coin du parc du Wolvendael.

Aperçu de l’image
Les livres de Jacques DE DECKER.

Cette photo, comme la précédente, a été mise à notre disposition par Jean Jauniaux, le bras droit de Jacques dans la revue Marginales.

Edi-Phil RW.

 

FRIEDA – LA VÉRITABLE HISTOIRE DE LADY CHATTERLEY d’ANNABEL ABS / Une lecture de Nathalie DELHAYE

POURQUOI LES HOMMES FUIENT ? de ERWAN LARHER (Quidam) / Une lecture de Nathalie DELHAYE
Nathalie DELHAYE

Liberté à tout prix

Frieda vit en Angleterre, avec son mari Ernest Weekley, philologue brillant, et ses trois enfants. Elle s’est habituée à cette vie, mettant de côté ses propres aspirations et se révélant être une bonne mère. L’esprit conservateur de son époux la maintient dans cette condition, il ne voit pas, n’entend pas cette épouse qui aimerait parler avec lui de poésie, participer à ses travaux, partager sa passion pour les mots.

Télécharger la couverture

Frieda a deux soeurs en Allemagne, qui ne subissent pas le carcan de leur soeur. Elles ont découvert les salons, fréquentent des hommes très libéraux, révolutionnaires, idéalistes… Elles déplorent la condition de Frieda et vont lui ouvrir les yeux, lui insuffler quelques idées.

Progressivement la jeune femme se rend compte de l’étroitesse de sa vie, et lors d’un voyage chez ses soeurs, elle découvre une toute autre vie, se délecte des plaisirs défendus, s’offre une toute autre existence. De retour en Angleterre, elle essaiera de faire passer le message auprès d’Ernest qui, choqué, secoué, ne reconnaîtra pas cette nouvelle épouse transformée.

Annabel ABS 

Et puis arrive dans sa vie l’écrivain sans le sou, dont elle deviendra l’épouse et la muse, avec qui elle partagera tout et à qui elle se donnera entièrement. Enfin elle peut s’exprimer comme elle le souhaite, vivre et respirer.

L’histoire de cette femme est romanesque à souhait, la belle s’est réveillée et n’aura de cesse d’assouvir ses désirs, d’aller au bout des choses, de vivre pleinement et de développer son intellect et sa sensualité.

Très bien documenté, ce roman nous raconte cette vie incroyable, le thème est fort, le dilemme annoncé, l’esprit et l’envie de liberté prennent le pas sur le reste. Tout le reste…

Le livre sur les site de HC Editions 

 

VERTIGE ! de PHILIPPE REMY-WILKIN (MaelstrÖm) / Une lecture d’Éric ALLARD

BSC #81 Vertige !

Le musée de l’Homme

À la descente du tram 44, même si seulement vingt minutes le séparent de son lieu de départ, le narrateur vient déjà de loin et ne sait vers où il va. Tangage. Vertige. Confusion des espaces propres et télescopage des temporalités. Dix jours plus tôt, il a été invité par un mail énigmatique signé d’une mystérieuse société donatrice à une visite du musée en sa qualité d’homme de lettres.

C’est à pied que l’écrivain accomplit les dernières centaines de mètres qui le séparent de l’Africamuseum de Tervueren. Il pressent qu’il va vivre un voyage non seulement dans l’histoire de la Belgique, par un de ses pans les plus controversés, mais aussi dans son passé jusqu’à remonter à ses origines. Quand on sait avec Pascal Quignard que ce moment est source d’effroi, on comprend quel tourment il appréhende.

Philippe Remy Wilkin déroule dès lors ce nœud de liens d’une façon aussi subtile que limpide.

Par brèves notations, durant la visite guidée du musée sous la conduite d’un Africain trentenaire, le narrateur relève les réactions d’une quinzaine de visiteurs qui expriment les diverses opinions qui ont toujours lieu sur le passé colonial belge. Au fil de l’exploration des différentes salles du « palais des Colonies », il va se rapprocher d’un octogénaire grec…

LES LECTURES D'EDI-PHIL #21 : COUP DE PROJO SUR LES LETTRES BELGES ...
Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

Il mène aussi une réflexion sur le rôle du musée qui, à travers ses différentes métamorphoses et dénominations (Musée de l’Etat du Congo, Musée du Congo belge, Musée royal de l’Afrique centrale), s’adapte, se refait (au sens du joueur qui a perdu), en (se ?) jouant avec la société de son temps pour survivre. Le Musée, comme toute espèce vivante, est soumis aux lois de la sélection naturelle et doit se réinventer pour survivre, c’est ce que le narrateur réalise et révèle.

Au cours du parcours guidé, l’homme descendu du tram 44 revisite son histoire personnelle construite sur le non-dit et livre quelques aveux, d’autant plus touchants qu’ils sont contenus, d’autant plus graves qu’ils sont à peine esquissés.

« Tout me parle, tout me parle. Et des silences se fracassent. Le hasard et ses mystères ne m’ont-ils pas précipité au bas des chutes ? N’ai-je pas aluni à l’endroit idéal pour une perception globale de l’Histoire belge ? De mon histoire ? »

Quand le cours d’une vie rejoint l’Histoire, quand l’ « intime charrie la grande aventure », quand le musée dévolu aux rapports d’un pays colonisé avec le pays occupant croise le musée intérieur de l’homme, il y a lieu de se raccrocher à la barre de l’instant présent pour continuer à tracer sa route dans l’existence, à l’abri des prochaines turbulences et des retours de flamme d’un passé toujours brûlant. Mais plus fort, plus résistant au trouble qu’avant. Même si on ne guérit pas plus du vertige que de son enfance.

Au terme de cette nouvelle dense, à la ligne aussi claire que profonde, en forme d’autoportrait, le narrateur comprend qu’il a marché au bord de l’abîme sans y verser et qu’à l’instar du Perceval de Chrétien de Troyes (son récit préféré) face au Roi-Pêcheur, il a sans doute péché par excès de discrétion pour ne pas savoir…mais par là même renforcé sa puissance d’exister pour poursuivre sa quête.

L’ouvrage dans la collection Bruxelles se conte des Editions Maelström

Les lectures de VERTIGE ! sur le site de Philippe REMY-WILKIN 

2020 – LECTURES POUR DÉCONFINÉS : HOMMAGE À M.E.O. / La chronique de Denis BILLAMBOZ

2020 - LECTURES POUR CONFINÉS : PETITS MAIS TALENTUEUX / La chronique de Denis BILLAMBOZ
Denis BILLAMBOZ

Cette maison d’édition bruxelloise dirigée de main de maître par GÉRARD ADAM mérite bien notre hommage, elle publie régulièrement quelques livres qui sans elle ne verraient pas le jour. Gérard sait, sans laisser un quelconque doute sur la qualité des textes qu’il publie, donner sa chance à des auteurs peu médiatisés et pourtant talentueux. J’ai choisi de vous proposer ci-dessous les trois derniers textes que M.E.O a publiés et que j’ai lus pendant le confinement ou juste avant. Merci Gérard pour ces belles heures de lecture !

 

Le choix de Mia

Jean-Pierre Balfroid

M.E.O.

Le choix de Mia

Lors des obsèques de Mia, Jean, l’ami de la famille, révèle publiquement qu’il avait une relation avec elle provoquant une véritable émeute. Rentré chez lui, il ouvre le paquet que Mia lui a confié à condition de ne pas l’ouvrir avant son décès, il contient son journal intime dans lequel elle raconte sa vie en commençant par les viols qu’elle a subis de la part de son beau-père. Le narrateur raconte la vie de Jean et de Yann, le fils du beau-père maudit devenu l’époux de Mia, et parallèlement Jean lit le journal de Mia.

L’histoire de Mia et de Jean est une histoire d’adultère comme il y en a des millions par le monde, une histoire banale qui prend une dimension tragique. Yann le mari de Mia est le fils de son bourreau, c’est lui qui l’a tiré des griffes de son père avant de l’épouser puis de la délaisser un peu au profit de sa passion. Mia accepte les avances de Jean, un gynécologue réputé, séparé depuis peu de son épouse. Jean fréquente assidûment la famille de Mia sans qu’Arnaud soupçonne son idylle avec son épouse. Cette liaison aurait duré longtemps si la maladie ne s’était pas invitée dans ce ménage à trois.

Jean-Pierre Balfroid
Jean-Pierre BALFROID

Après les obsèques de Mia et un long deuil, Jean renoue les liens avec la famille d’Arnaud et notamment avec Romane sa fille qui part complètement à la dérive. Elle tente de se suicider après avoir été persécutée par ses collègues de classe et connait de nouvelles mésaventures encore plus graves en essayant de trouver une place dans le milieu du spectacle où son charme ne lui vaut pas que l’admiration des spectateurs.

Un véritable catéchisme à l’usage des jolies filles pas assez conscientes des effets que leur charme peut provoquer sur les mâles prédateurs ou tout simplement répugnants. Une histoire d’amour romantique et triste, un roman noir, un plaidoyer pour la défense des femmes agressées, … un peu de tout ça réunit dans un texte à l’hommage de l’amour pur. Mais hélas les cœurs purs ont rarement raison, les mésalliances bien plus pitoyables que les amours adultérins sont bien plus stigmatisées que ceux-ci. Les couples ne sont pas encore constitués à l’aune de l’amour, comme le chante l’auteur dans un texte pessimiste et résigné :

« Et voilà la vie

Comme elle coule

Et voilà la vie

Comme elle roule

Jamais dans le sens que tu veux

Mon frère, fais ce que tu peux ».

Le roman sur le site de M.E.O.

 

Bouton

 

Baie Saint-Paul

Jean-Manuel Saëz

M.E.O.

Baie St-Paul

Etonnante la relation que j’ai eue avec livre j’ai lu en deux jours, l’auteur m’a très vite entraîné vers des contrées qui m’attiraient fortement quand j’étais adolescent : le Grand Nord, le froid, la neige, les trappeurs, les chiens, les loups, les ours, etc… Un monde dans lequel que je m’immergeais oubliant tout ce qui m’entourait.

Récemment, j’ai voulu partager cette émotion avec mes petits-enfants mais le temps et les modes ont changé, je ne parviens pas à leur mettre en main L’Appel de la forêt que je leur ai acheté tout spécialement. J’ai eu aussi l’occasion sur une page Facebook de dire tout mon attrait pour l’œuvre Jack London. Ce livre m’a aussi entraîné à Baie Saint-Paul où je suis passé lors de mon périple canadien en 2018.

Jean-Manuel Saëz
Jean-Manuel SAËZ

Ce roman c’est l’histoire d’une culpabilité jamais digérée, une culpabilité éprouvée à tort peut-être …. Un brillant avocat lyonnais disparaît brusquement sans laisser aucun indice, ses enfants le recherchent en vain pendant de longues années. Sa fille ne croit plus à son existence mais son fils garde un filet d’espoir toujours vivace au fond de lui. Un beau jour, un courrier parvenant d’un coin paumé tout au fond du Yukon canadien leur parvient, il est plus que laconique, il a été adressé par le sheriff de Shortfalls dans le Grand Nord canadien, sa fille hésite longtemps mais finit par répondre à l’invitation de l’expéditeur et part pour le bout du monde. C’est une aventure rocambolesque qui commence, pleine de rebondissements, impossible à évoquer sans prendre le risque de livrer des indices importants. Parallèlement, l’auteur raconte l’histoire d’un trappeur qui s’est lié d’amitié avec un indien qui lui a donné les clés de l’immensité blanche et glaciale. Ces deux récits vont peu à peu converger pour arriver au but qui n’était pas forcément celui qui était prévu.

Cette histoire pleins de rebondissements, située dans un monde dont la magie a baigné mes lectures d’enfance, a ravivé en moi une certaine émotion, m’a rappelé Jack London, a aiguisé ma curiosité. Alors, j’ai jeté un œil sur la Toile pour comprendre comment un Lyonnais né en Afrique du Nord pouvait éprouver une telle attirance pour le Grand Nord. Et à ma grande surprise et avec stupeur, j’ai découvert que cette histoire avait certainement quelque chose à voir avec ce que l’auteur a lui-même vécu. Ce livre m’a décidément pris par la main pour me ramener dans les lignes que je lisais déjà avec passion quand j’étais adolescent et j’ai éprouvé un réelle compassion pour son auteur.

(J’ai lu récemment que Jack London avait séjourné, comme le héros de ce livre, à Dawson dans le Grand Nord canadien.)

Le roman sur le site de M.E.O.

 

Bouton

 

On ne coupe pas les ailes aux anges

Claude Donnay

M.E.O.

On ne coupe pas les ailes aux anges

Avec ce roman Claude Donnay a tenté de mettre en scène toutes les grandes calamités que notre jeunesse doit affronter en ce début de millénaire : homophobie, pédophilie, violences faites aux femmes et aux enfants, émeutes subversives et répression brutale, migration des peuples, radicalisations nationalistes, atteintes à la nature, changements climatiques, … Un vrai catalogue des calamités actuelles.

Arno, jeune garçon qui vit seul à Bruxelles avec sa mère, est amoureux de Bastian le fils de l’épicier, un homme brutal et sanguin qui le rudoie violemment, il n’apprécie pas sa part de féminité qu’il juge un peu trop envahissante. Il ne peut davantage compter sur l’affection de sa mère, une véritable harpie qui n’hésite pas à affronter son mari, sous le nez de l’enfant, dans des bagarres sauvages agrémentées de bordées de jurons et imprécations du plus grand cru. Pour son malheur, la route d’Arno, un soir, croise celle d’une bande de voyous patibulaires, homophobes, qui lui inflige des sévices d’une violence inouïe. Hospitalisé, le jeune souffre atrocement et se referme sur lui-même pour ne pas revivre les traitements qui lui ont été infligés.

Pour oublier sa douleur et ses bourreaux, Arno décide de partir ailleurs avec son ami qui fugue, il ne veut pas affronter ses parents une fois de plus. Et contrairement à ce qu’il a dit à sa mère, il n’emmène pas son ami vers la côte mais vers l’intérieur, vers les Ardennes où ils retrouvent le vrai contact avec la nature et rencontrent une fille étrange qui leur raconte des bobards. Convaincu que leur fugue est vaine, il revienne à la capitale où ils arrivent au moment où les émeutes enflamment la ville…

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Claude DONNAY

Cette fugue leur a révélé la réelle nature de leur relation, la possibilité de retrouver la paix et la quiétude loin de la ville et a provoqué la rencontre avec Mira la jeune femme mystérieuse et attirante. Ce livre qui commence comme un roman d’amour entre deux garçons, vire au roman noir dès qu’Arno est violenté et violé par des loubards. La police entre alors en œuvre comme dans un vrai polar que Claude Donnay a épicé de textes intercalés dans le récit pour raconter une autre histoire enfouie tout au fond de la mémoire du policier chargé de retrouver les loubards sanguinaires.

Un texte dense qui répertorie tout ce qui peut arriver à des jeunes un peu différents, à des femmes ou à n’importe qui dans notre société radicalisée où la force et la violence prennent trop souvent force loi. Mais Claude ne concède pas tout à la violence, il sait que l’amour peut surgir n’importe où, que Cupidon peut piquer quiconque de ses flèches et créer des couples les plus improbables pour faire renaître la vie et l’espoir.

Le roman sur le site de M.E.O.

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RENCONTRE avec GERARD ADAM, Monsieur M.E.O. par Philippe REMY-WILKIN sur KAROO

Adam Gérard - Babelio
Gérard ADAM

 

WITOLD GOMBROWICZ : TESTAMENT – FERDYDURKE – COSMOS – COURS DE PHILOSOPHIE EN SIX HEURES UN QUART / Une lecture d’Éric ALLARD

Witold Gombrowicz - Biography | Artist | Culture.pl
WITOLD GOMBROWICZ (1904-1969)

« Une bonne introduction à la lecture de mes ouvrages »

Witold Gombrowicz est né en Pologne en 1904, dans une famille de souche aristocratique (il se faisait appeler comte, rapporte Ernesto Sabato). Il émigre en Argentine en 1939 puis passe quelques mois à Berlin avant de venir finir sa vie en France, à Vence. C’est là qu’il sera contacté par Dominique de Roux, éditeur chez Christian Bourgeois et directeur des Cahiers de l’Herne, qui lui propose de se soumettre à des entretiens, à un livre-bilan sur ses ouvrages et la philosophie qui sous-tend son livre.
« Testament » est le livre qui en résulte. Il est suivi de la correspondance qui s’est établie entre l’éditeur et l’écrivain, et qui montre bien l’avancée d’un travail de cet ordre. Très vite Gombrowicz veut faire les questions et les réponses, il reprend le jeune éditeur sur sa fougue et sa verve et corrige ses articles. Mais quand le livre sort, de Roux gagne vraiment l’estime de Gombrowicz, qui souffre alors de graves problèmes d’asthme, par le soutien qu’il lui apporte et la stratégie d’édition qu’il déploie pour faire connaître l’oeuvre, encore peu connue alors, du Polonais.

Quant aux Entretiens proprement dits, il s’agit au départ d’un texte continu, entrecoupé par la suite de questions censées en faciliter la lecture. Il constitue une excellente entrée en matière – comme l’écrivain le pressent lui-même dans une lettre – à l’univers de Gombrowicz, certainement un des écrivains les plus marquants du siècle passé.

Auteur de romans comme Ferdydurke, La Pornographie ou Cosmos, il fut à la fin de sa vie sur la liste des nobélisables. Il a aussi marqué le théâtre (c’est Jorge Lavelli qui le jouera le premier en France) et son Journal, dans lequel il se présente comme un adversaire de toute forme, et pas seulement d’art, a impressionné de nombreux lecteurs. Il est d’ailleurs reconnu comme un écrivain de la forme et celui qui a fait de l’immaturité un thème littéraire. Ses personnages sont d’éternels enfants qui ne se laissent pas englués dans une forme de pensée, sociale, etc. Toujours à la marge, en retrait, susceptibles de créer leurs propres formes plutôt que d’être déformés par une structure préexistente ou extérieure.

Bien sûr ce livre ne donnera pas une idée précise du style et du talent de cet auteur qui a influencé nombre d’écrivains parmi lesquels Kundera. Mais il donnera peut-être envie de le lire.

On trouve à titre d’exemple de son mode de pensée, dans son Journal de l’année 61, cette présentation choisie pour la quatrième de couverture du volume Quarto de chez Gallimard qui contient tous ses romans et nouvelles:

« Je n’idolâtrais pas la poésie, je n’étais pas excessivement progressiste ni moderne, je n’étais pas un intellectuel typique, je n’étais ni nationaliste, ni catholique, ni communiste, ni homme de droite, je ne vénérais pas la science, ni l’art, ni Marx – qui étais-je donc ? Le plus souvent , j’étais simplement la négation de tout ce qu’affirmait mon interlocuteur… »

Le livre sur le site de Folio

 

Witold Gombrowicz - Biography | Artist | Culture.pl

 

Ferdydurke - Witold Gombrowicz - Folio

Le roman de l’immaturité

Premier grand roman de Witold Gombrowicz dans lequel on trouve déjà la thématique et les images fortes qui feront tout l’attrait de « La Pornographie » ou de « Cosmos ». Ce roman mélange les genres, il inclut le commentaire de l’auteur ainsi que des contes indépendants: « Philibert doublé d’enfant », ou « Philidor doublé d’enfant » (splendide conte absurde).

Les chapitres ont pour titre « Attrapage et suite du malaxage », « Déchaînement de jambes », « Déchaînement de gueules » ou encore « Compote ». Et c’est bien un sentiment de fourre-tout, de dévergondage, qui domine dans ces lignes. Gombrowicz parle de romans épico-grotesques à propos du genre de ses ouvrages en prose dont l’énormité de certaines scènes fait penser à du Rabelais.

Mais que raconte Ferdydurke ? Le retour à l’école d’un homme de trente ans (on pense aussi à Ernesto de « La pluie d’été « de Duras) qui rencontre des univers propres à l’emprisonner et à le maintenir dans un état d’adolescence prolongé. Le narrateur tombe amoureux d’une lycéenne « moderne », qui a peu vieilli depuis et qui, à plus d’un égard, rappelle la Lolita d’un autre auteur au parcours en bien des points semblable à celui de Gombrowicz : Nabokov.

Le roman s’achève par une critique en règle de la différence de classe encore très marquée avant la guerre dans la campagne polonaise entre l’aristocratie et la paysannerie.

Mais la grande leçon de Gombrowicz aura été de montrer très tôt, bien avant 1968, que le défunt 20ième siècle fut celui où le rapport de force entre jeunesse et maturité aura basculé en faveur de la jeunesse, devenue valeur forte, référence pour les générations précédentes. Et plus encore, il aura pressenti que la jeunesse, antre de l’immaturité, n’est pas l’apanage d’une catégorie d’âge.

Le livre sur le site de Folio

 

Witold Gombrowicz - Biography | Artist | Culture.pl

 

Cosmos - Witold Gombrowicz - Folio

 » Une recherche obstinée de cochonnerie « 

Le narrateur, un étudiant qui a quitté le domicile familial, et Fuchs, qui fuit ses problèmes avec son chef, sont à la recherche d’une pension pour louer une chambre. Ils sont en plein soleil et pourtant tout est noir : les arbres, les plantes, la terre…

Ils aperçoivent bientôt un moineau pendu au bout d’un fil de fer. Ils sont d’abord accueillis à la pension par Bouboule, la propriétaire, mais aussi par Catherette, la femme de ménage qui a une lèvre fendue à la suite d’un accident. Puis ils découvrent Léna, la fille des Wojtys, les propriétaires. Très vite, le narrateur associe, du fait d’un rapprochement fortuit, la bouche de Léna à celle de la servante. Les bouches le renvoient au moineau pendu « en une sorte de tennis épuisant ». Mais il ne place pas les deux faits sur un même plan : « Le moineau était complètement au-delà, il était d’une autre nature. »

Léna est fraîchement mariée à Lucien et le narrateur remarque, lors du repas, leurs mains sur la nappe ; il se demande quel peut bien être la nature de leurs relations. Puis il découvre un minuscule bout de bois pendant au bout d’un court fil blanc ; aussitôt il le met en rapport avec le moineau découvert à leur arrivée. Les deux forment, il semble, le début d’une série… Puis c’est l’observation de « flèches » au plafond que les jeunes gens interprètent comme autant de signes qui ne mènent nulle part mais mettent l’esprit du narrateur en émoi. Qu’est-ce que tout cela signifie ?
« En tout cas, la réalité environnante était désormais contaminée par cette possibilité de significations multiples. »

Cette quête insensée d’un sens l’épuise complètement, le prive de tout sentiment. Un autre indice, un timon placé dans le jardin, conduit les enquêteurs à chercher dans la direction qu’indique l’objet : la chambre de Catherette. Mais leur virée nocturne va être mise à mal et se terminera, après avoir aperçu Léna nue, dans une succession d’actes absurdes par l’étranglement de son chat puis par sa pendaison par le narrateur.
« Je me rapprochais de Léna en tuant son chat bien-aimé, rageant de ne pouvoir faire autrement », observe Witold une fois son acte accompli en secret. Il reconnaît aussi que, s’il a agi de la sorte, c’était par méconnaissance de « ses sentiments à son égard. »
S’ils avaient été moins obscurs, il aurait pu apporter une réponse. Passion ? Amour ? Désir de la torturer ou de la caresser ? Plus loin, il reconnaîtra qu’il n’a pas envie d’elle parce qu’il se sent sale, dégoûtant.

Chez les époux Wojtys, Bouboule tient la pension et Léon, ex-directeur de banque, joue les demi-fous, il tient des propos décousus et roule des boulettes de pain à table. Après l’épisode du chat, Léon organise une sortie à la montagne sur le lieu où, 27 ans plus tôt, il a connu « la plus grande bamboche de sa vie ». Sont conviés à cette expédition deux jeunes couples amis de Léna et Lucien : Loulou et Louloute ainsi qu’un chef d’escadron accompagné de Ginette, son épouse. Plus un prêtre qu’ils découvrent sur le bord de la route, comme en prime, pour introduire le péché, la bénédiction dans tout ce beau monde… Ils s’installent dans une maison. Mais ce lieu apparaît surtout éloigné de la pension, de l’endroit où tout s’est passé : les pendaisons, l’étranglement du chat, la mise en relation des bouches car, ici à la montagne, la bouche de Léna, sans celle de Catherette restée à la campagne, apparaît esseulée, dénuée de sens. Tous sont comme ailleurs, absents à ce qu’ils vivent là : « Notre présence ici était une présence ‘ailleurs ‘…Tout se passait dans l’éloignement. »

Le narrateur est accablé par ces nouveaux faits liés à de nouveaux visages, d’autres arrangements. Après un repas qui réunit tous les protagonistes du voyage sauf un, Witold sort et, après avoir observé un nouvel appariement de bouches (celles du prêtre et de Ginette vomissant), il découvre le corps pendu de Lucien. Mû comme par une logique impérieuse (celle d’unir la bouche à la pendaison, comme on boucle un cycle), il mettra le doigt dans la bouche du mort puis dans celle du prêtre vivant.
Enfin, sans rien dire de ce qu’il a vu, il rejoindra la troupe qui, sous la conduite de Léon, se rend sur ce lieu foulé vingt-sept ans plus tôt où il connut le comble de la volupté.

A l’entame du chapitre 10, la narrateur hésite à nommer « histoire » ce qu’il nous raconte mais choisit plutôt les termes « d’accumulation et dissolution… continuelle… d’éléments». Tentative impossible d’organiser le chaos, de donner un sens aux signes que nous observons. Impossibilité même de fixer son attention sur un fait tant la masse des sollicitations sensuelles est nombreuse, en permanente évolution. Impossibilité aussi d’assumer ses désirs, de satisfaire ses envies…

En 1962 (le roman, le dernier de l’auteur, paru en 1965), Gombrowicz écrit dans son journal : « Qu’est-ce qu’un roman policier ? Un essai d’organiser le chaos. C’est pourquoi mon Cosmos, que j’aime appeler un roman sur la formation de la réalité, sera une sorte de récit policier. »

Un roman policier sans crime mais où les obsessions sont élevées à hauteur du monde : tout est indice d’un crime en train de se perpétrer, celui du sens, de la raison d’être de l’univers et de notre existence.
Un fabuleux roman, peut-être le meilleur de son auteur.

Le livre sur le site de Folio

Bande annonce du dernier film de Zulawski tiré du roman  

 

Witold Gombrowicz - Biography | Artist | Culture.pl

Le philosophie au pas de charge

Dans les derniers jours de sa vie, d’avril à mai 1969, Witold Gombrowicz dispense pour ses amis proches et sa femme un cours de philosophie express. Y sont abordés, principalement Kant et son numen, Husserl et la phénoménologie, Schopenhauer dont il regrette qu’il ne soit plus lu et pour lequel il éprouve une grande affection, Sartre et l’existentialisme dont il se sentait proche (Gombrowicz est considéré par certains comme un précurseur de l’existentialisme avec ses concepts de forme et d’immaturité dans Ferdydurke, paru avant L’Être et le Néant, en 1937) et dont il réactive les idées (mauvaise foi, salaud etc.). Il termine avec Nietzsche et accorde son dernier quart d’heure à Marx.

En tant que Polonais, mais n’ayant plus mis les pieds depuis longtemps en Pologne sous la coupe communiste, il est sévère avec le marxisme et ne donne plus au communisme est européen longtemps à vivre.

« L’avenir du communisme ? Je suppose que dans vingt ou trente ans, on larguera le communisme. »
Juste prévision.

Tout ce qui est enseigné l’est de façon immédiatement compréhenssible, et on peut se faire une large idée des philosophies présentées. Néanmoins, on devine que Gombrowicz aurait apporté moult modifications sinon une toute autre structure à ce cours si le temps lui avait été donné de le revoir avant parution.

Le livre sur le site de Rivages 

GOMBROWICZ en FOLIO

LE SITE OFFICIEL DE WITOLD GOMBROWICZ

 

 

ET SI TOUT ÉTAIT POSSIBLE ENCORE… de MARCELLE PÂQUES / Une lecture de Paul GUIOT

SOCIÉTÉ | Hydrotec
Paul GUIOT

Marcelle Pâques nous revient il était une fois avec un petit recueil comportant douze petites histoires en prose qui, m’écrit-elle, ne se prennent pas au sérieux et pour cause puisque leur auteure non plus… et grand bien nous farce ! J’ai trouvé ces novelettes attendrissantes et drôles. Elles commencent toutes par un incipit qui n’a rien d’insipide, comme celui-ci qui résume bien la philosophie de l’auteure :

Vivre, ce n’est pas sérieux, ce n’est pas grave
C’est presqu’une aventure
C’est presqu’un jeu
Il faut fuir la gravité des imbéciles
(Charles Bukowski)

Touché je fus par cette maison qui joue des tours étonnants aux différents propriétaires qui l’ont traversée le temps d’une vie.

Touché je fus par ce chien bavard, une brave bête dont le seul défaut est de taille puisqu’il est… sa taille. Eh oui, il ne fait plus bon être un gros toutou quand on voit la clique des clebs miniaturisés qui arpentent les trottoirs. Et c’est à cause de ses mensurations que ce chien finit dans un chenil où il risque de perdre la vie… jusqu’à ce que tout soit possible encore.

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Quant à la nouvelle La tarte au riz, le curé et les corses, elle vaut le détour rien que pour son titre hilarant.

Alors non, je ne vous parlerai pas de ce couple immoral qui décide, à la dernière minute, de ne pas participer à une virée entre amis, sans prévenir, simplement pour le plaisir de rester à la maison et de faire une sieste crapuleuse… Non, n’insistez pas…

Le merle moqueur quant à lui évoque avec une belle justesse la problématique de nos modes alimentaires. Marcelle trouve une réponse judicieuse à la question : peut-on encore manger de la viande et se regarder dans la glace ? Et ceci en à peine cinq petites pages… chapeau !

Vous l’aurez compris ; je vous conseille vivement ce recueil décomplexé, attachant, écrit par une auteure espiègle au style sobre, au mode de vie très nature et dont l’indécrottable optimisme déteindra inévitablement sur son lecteur.

Pâques Marcelle (@PquesM) | Twitter
Marcelle Pâques

Le livre sur le site de l’éditeur

 

 

LE VENTRE DE PARIS d’ÉMILE ZOLA / La lecture de Jean-Pierre LEGRAND

Le TOP 5 de JEAN-PIERRE LEGRAND
Jean-Pierre LEGRAND

Il est assez prévisible : c’est en effet au pas de l’oie que ses personnages se dirigent vers une catastrophe annoncée. En plus d’une occasion, son style a la légèreté d’un panzer sur les plaines d’Ukraine. Et pourtant, j’adore Zola. Ses livres forment une œuvre-monde où palpite une vie négligée jusque-là par la littérature. Un avant-goût de lutte des classes. Féru d’hérédité et de physiologie, il invente un genre, le naturalisme, machine de guerre qui décrira le vaste soulèvement démocratique qui monte, le tout sur fond d’une passion appelée à prospérer : la haine du bourgeois.

Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris est le  troisième opus de la saga des Rougon-Macquart, « histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». Dans le premier volume, nous assistons à l’éclosion de la famille Rougon, qui entend bien profiter du coup d’état de Louis Napoléon mais dont le sang est déjà irrémédiablement vicié par les gênes de l’aïeule  Adélaïde, hystérique et passablement érotomane. La Curée nous emmène à Paris, dans les affres de la spéculation immobilière à laquelle prend part un premier surgeon des Rougon. Le Ventre de Paris, nous transporte dans le quartier des Halles, dans la charcuterie de la belle et plantureuse Lisa Macquart, épouse du terne Quenu, homme jeune, très gras, charcutier par vocation :  une véritable  usine à saucisses sur pattes ; rentable mais sexuellement peu emballant.

Tout ce petit monde d’honnêtes gens est troublé par la survenue de Florent. demi-frère du Sieur Quenu. Jeune républicain, arrêté au soir du coup d’état de Louis-Napoléon et injustement accusé de crime, Florent, comme des milliers d’autres malheureux a été déporté à Cayenne. Récemment évadé, il regagne Paris et trouve refuge chez les Quenu. Même dans un régime autoritaire, le fichage n’en est encore qu’à ses balbutiements : Florent trouve donc assez rapidement un emploi aux Halles, comme inspecteur à la marée. Les difficultés ne vont cependant pas tarder.

Zola peint la société du Second Empire à grands traits et de manière féroce : il y a  du Daumier chez lui : c’est cruel, sarcastique et très noir. En filigrane, à peine nommée, se devine la figure de Louis-Napoléon, principe corrupteur de toute une société, profanateur de la République, qui installe l’Empire dans l’ombre portée de l’Oncle. L’univers des Halles, personnage principal du roman symbolise bien ce peuple de  boutiquiers, de petits bourgeois et de financiers sur lequel il règne : c’est  le ventre boutiquier de la France, « le ventre de l’honnêteté moyenne se ballonnant, heureux, luisant au soleil, trouvant que tout va pour le mieux, que jamais les gens de mœurs paisibles n’ont engraissé si bellement ». A l’autre bout du spectre, cela s’agite mais là aussi, ce régime aux vertus émollientes semble ne faire surgir que de pâles ersatz, des révolutionnaires de pacotille : de cette parodie d’Empire  ne surgissent que des fantômes de la République. Florent se trouve ainsi embringué dans une conspiration d’opérette, pilotée par des hébertistes qui rejouent à 1793.

Emile Zola (1840-1902) – Major-Bac
Emile ZOLA (1840-1902)

Au milieu de tout cela, Paris digère : Zola ne nous décrit pas un Paris du désir, mais un Paris de  satiété, de chairs bouffies, de mauvaise  graisse.  Une Babylone callipyge  en forme d’excroissance des cuisines du charcutier Quenu : «  La graisse débordait, malgré la propreté excessive, suintait entre les plaques de faïence, cirait les carreaux rouges du sol, donnait un reflet grisâtre à la fonte du fourneau, polissait les bords de la table à hacher d’un luisant et d ‘une transparence de chêne verni. Et, au milieu de cette buée amassée goutte à goutte, de cette évaporation continue de trois marmites, où fondaient les cochons, il n’était certainement pas du plancher au plafond, un clou qui ne pissât la graisse ». Dans ce surprenant roman, une dialectique puissante s’installe, non entre classe ni même  entre pauvres et riches mais entre maigres et gras.

Rongé d’aigreur à l’égard d’un régime qui a ruiné sa vie et sa santé, Florent promène  sa figure ascétique et son corps amaigri comme un acte d’accusation. Son désintéressement qui peut sembler un idéalisme éthéré n’est pas tant une vertu qu’une indifférence suprême qui confine, nous dit Zola, à  un manque absolu de personnalité. Son étrangeté dérange puis séduit l’une ou l’autre femme comme la belle normande, poissonnière de son état. Lui reste mal à l’aise, face à ces gorgones. Il se sent  toujours davantage perdu « dans un cauchemar de filles aux appâts prodigieux qui l’entouraient d’une ronde inquiétante, avec leur enrouement et leurs gros bras nus de lutteuses ».
Dans ce roman, on retrouve une vision des femmes très particulière. Zola avait la réputation d’une grande chasteté et chez ce progressiste, on croise des conceptions très convenues voire réactionnaires sur le chapitre de la sexualité et de manière plus générale quant à l’image de la femme : ici ,comme dans les deux premiers volumes des Rougon, les femmes sont tour à tour bonnes et asexuées, froides et castratrices, lubriques et dangereuses. Les pages du Ventre de Paris saturées  d’odeurs fortes  et écœurantes, d’images fantasmées, exsudent une sexualité refoulée : « Lisa, debout, mangeait un morceau de boudin tout chaud, qu’elle mordait à petits coups de dent écartant ses belles lèvres pour ne pas les brûler ; et le bout noir s’en allait peu à peu dans tout ce rose ».

Florent se cherche et son malaise face à l’existence, sa réserve à l’égard des femmes se subliment  en un fantasme d’insurrection, de révolte : « Il y vit bientôt un devoir, une mission. Ce fut le but enfin  trouvé de son évasion de Cayenne et de son retour à Paris. Croyant avoir à venger sa maigreur contre cette ville engraissée, pendant que les défenseurs du droit crevaient la  faim en exil, il se fit justicier, il rêva de se dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce règne de mangeailles et de soûlerie ». Mais comme tous les velléitaires épris d’idées vastes et répugnant à l’action, Florent semble appeler le désastre qui le dispensera d’agir plus avant.

Émile Zola — Wikipédia

Dans cet univers de matières digérantes ou digérées, il n’est guère étonnant que toute spiritualité soit absente. Ce monde n’est pas très éloigné de la fin de notre vingtième siècle avant que le salutaire sursaut de l’écologie, cette spiritualité sans dieu, ne commence à le tarauder. La déchristianisation est en marche derrière le trompe-l’œil d’une religion réduite à des rituels sociaux : « Lorsque Lisa allait dans une église, elle se montrait recueillie. Elle avait acheté un beau paroissien, qu’elle n’ouvrait jamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle se levait, s’agenouillait, aux bons endroits, s’appliquant à garder l’attitude décente qu’il convenait d’avoir. C’était, pour elle, une sorte de tenue officielle que les gens honnêtes, les commerçants et les propriétaires, devaient garder devant la religion ». Bref, nous assistons aux premiers pas de cette classe moyenne, trop moyenne, pour laquelle la seule bonne politique, c’est la politique des honnêtes gens qui fait que le commerce va bien et que chacun peut manger sa soupe tranquillement. Curieusement en ce début du cycle des Rougon, les ouvriers sont encore absents. On les a bien vu défiler dans la Fortune des Rougon, mais pour le reste nous restons ici dans un univers encore très balzacien mais appelé à évoluer.

On l’aura compris, Le Ventre de Paris est un roman très noir : peu de personnages y trouvent grâce. A la fois réaliste et emporté, Zola nous montre le Paris des Halles telle que révélé par le verre grossissant de son lyrisme. Cela touche par moment au mythologique : curieusement ces visions hallucinées d’harengères fortes d’odeur, aux faces rouges et au cou gonflé m’ont fait pensé à Proust et à ses vieux monstres féminins de « l’aquarium de Balbec ». C’est parfois outré mais souvent fort juste : mon envie de poursuivre mon voyage dans le monde des Rougon-Macquart en sort renforcée.

Le roman chez Le livre de poche

2020 – LECTURES POUR (DÉ)CONFINÉS : NOUVELLES DE PRINTEMPS / La chronique de Denis BILLAMBOZ

VIENT DE PARAÎTRE : L'actualité du livre par DENIS BILLAMBOZ ...
Denis BILLAMBOZ

Pour construire cette chronique, j’ai rassemblé deux recueils de nouvelles assez différents. Avec ses nouvelles, Lorenzo CECCHI raconte son pays, Le Pays Noir belge, là où ses ancêtres ont extrait le charbon qui a provoqué l’émergence d’un classe bourgeoise enrichie. L’autre recueil concerne des nouvelles fantastiques de Patrick BOUTIN.

 

Protection rapprochée

Lorenzo Cecchi

Cactus inébranlables éditions

Avec ce recueil de nouvelles, Lorenzo Cecchi raconte son pays, le Pays Noir comme le charbon que ces ancêtres italiens, avec une cohorte de compatriotes, sont venus extraire du sous-sol de ce bout de Belgique. Ce minerai noir qui fit si longtemps la fortune de cette région avant que le filon se tarisse et que d’autres énergies plus riches, plus faciles à exploiter, plus rentables ne renvoient le charbon au fond de ses puits. Lorenzo évoque cette région après la fermeture des puits et de nombreuses usines, l’évaporation de la richesse, l’appauvrissement des populations surtout de ceux qui ont perdu leur travail au fond de la mine où dans les usines métallurgiques.

Il raconte, notamment, dans la nouvelle éponyme occupant près de la moitié du recueil, mais aussi dans de courtes nouvelles comme des petits tableaux, cette jeunesse qui ne cherche même plus de travail, de toute façon il n’y en a pas, s’ennuie, traîne dans les bars, s’alcoolise et se tape sur la tronche pour une fille qui drague des étrangers un peu plus riches qui peuvent les extraire de leur triste condition et les emmener vivre ailleurs plus près de la capitale et de ses attraits. C’est le portrait d’une région conquise par la misère qui a toujours connu une certaine pauvreté mais a perdu la dignité qu’elle affichait quand il y avait du travail et des ressources même maigres. Le cheminement d’une région où les fabricants ont souvent été ruinés ou rachetés par des multinationales et que les marchands essaient de conquérir.

Lorenzo Cecchi

Les populations sont devenues encore plus fragiles que la région, les marchands d’illusion y font fortune en vendant de la drogue qui déglingue toute une jeunesse déjà abîmée par l’alcool. Le travail, même si c’est un mal pour certains, ça reste, au moins, un mal nécessaire qui fait cruellement défaut quand il n’y en a plus. Les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches semblent encore plus riches en vendant leur générosité comme on vend une image de marque.

Dans ce paysage qui pourrait paraître encore plus noir que le charbon, il y a aussi beaucoup de tendresse et de l’empathie, ces gens-là, comme chantait Brel, aiment leur pays, et même si leurs efforts ne sont pas toujours récompensés, ils font en sorte que la vie soit plus belle … ou moins triste, dans ce pays qui leur colle à la peau, la terre qui a accueilli leurs ancêtres. C’est toute l’histoire de leurs enfants et petits-enfants que Lorenzo Cecchi fait vivre dans ses nouvelles qui ne masquent aucune des misères qui ont poussé sur le terreau de la malédiction du charbon. J’ai eu un petit frisson quand l’auteur a inséré une nouvelle construite d’après une mésaventure qu’il a subie personnellement. À ce moment, j’ai bien senti son attachement au Pays Noir comme je le ressens souvent en lisant les textes d’autres amis qui écrivent aussi sur les misères de leur pays et sur leur envie de le faire revivre, de lui redonner les couleurs que Michel Jasmin a utilisé pour joliment illustrer ce recueil. L’espoir est tenace au Pays Noir… !

Le livre sur le site du Cactus Inébranlable 

 

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Miroir, miroir

Patrick Boutin

Bozon2x éditions

Miroir, miroir

Adepte de la forme courte, et même très courte, Patrick Boutin figure déjà parmi les auteurs que j’ai eu le plaisir de lire et de commenter : à travers un recueil d’aphorismes, Le fruit des fendus, édité par les Cactus inébranlable Editions, et une nouvelle, Furfur, éditée chez Lamiroy. Dans le présent recueil qui comporte une trentaine de courtes nouvelles, deux ou trois pages en général, toutes illustrées d’un dessin humoristique de Pascal Dandois qui mérite bien lui aussi nos compliments, il propose des textes plus ou moins fantastiques, surréalistes, qui transportent le lecteur dans un autre univers.

« Il me plait à croire que notre image (anagramme de magie), si quotidienne, prend alors corps dans un monde parallèle où le songe seul reste à la réflexion ».

Bozon2X éditions
Patrick Boutin

Ainsi en lisant la premier texte du recueil, j’ai immédiatement pensé à Le portrait de Dorian Gray que j’ai retrouvé dans une micro nouvelle vers le milieu du livre. Après ce premier texte, Patrick Boutin enchaîne toute une série de nouvelles atroces, horribles, cyniques, cruelles, … en y laissant toujours percer une petite pointe de tendresse, comme un condiment qui rendrait le texte plus digeste. Dans ses textes l’auteur met souvent en scène des clochards, des pauvres, des traîne misère, les plus démunis comme s’il voulait leur rendre la place qu’ils n’ont plus dans notre monde. Les dernières nouvelles sont particulièrement glauques mais le talent littéraire de l’auteur les rend lisibles et acceptables.

Avec son écriture épurée, claire, limpide, enrichie de nombreux mots rares, Patrick Boutin honore la langue française tout en dressant une satire acérée de notre monde tellement injuste, tellement cruel, si peu enclin à prendre compte les valeurs humaines et humanitaires. Il nous invite à un voyage vers un autre monde pour quitter le nôtre où tout est éphémère même les atrocités qu’il dépeint avec une précision chirurgicale. Il nous tend la main pour nous entraîner de l’autre côté du miroir dans monde dépourvu de toutes les misères, malheurs, cruautés et autres choses horribles qu’il a décrites dans ses textes.

Le livre sur le site de Boson 2X

CE QUI NOUS LIE de CÉDRIC KLAPISCH / Une chronique de Philippe LEUCKX

LA FÊTE À HENRIETTE de JULIEN DUVIVIER / Une chronique de Philippe LEUCKX
Philippe LEUCKX

Un très beau film. Peut-être bien le meilleur de son auteur avec « Chacun cherche son chat ».

Ce qui nous lie - Film (2017) - SensCritique

Le problème en France, c’est cette façon de compartimenter les auteurs, de les lier à un film, de les accrocher à une réputation.

On a eu bien du tort avec ce cinéaste qui, pourtant, nous a fait rire, trembler, qui a su nous émouvoir avec ces « riens », à nous révéler cette Garance Clavel, lumineuse, à nous faire supporter ce Romain Duris, parfois si insupportable, auquel Klapisch a donné des airs de petit frère. Et forcément, un petit frère on l’aime !

Ici, pas de Clavel, pas de Duris, mais une histoire de fratrie convaincante, assumée, très bien tournée, je veux dire, bien dirigée : la mise en scène à la Klapisch nous vaut des trucages (il découpait avant tout le monde l’image de l’écran en quatre blocs de sens pour faire courir ses personnages dans « L’auberge espagnole »); nous donne un bon bol d’air dans cette intrigue autour des vignes familiales; et un bon coup de sang filial : la trouvaille de juxtaposer Jean adulte et enfant ou Jean et son père défunt autour du lit où dort le petit-fils Ben est d’une beauté qui rappelle les liens filiaux tendus et tendres de « Padre Padrone ». Rien de sentimentaliste là-dedans mais une acuité qu’on ne lui trouvait pas toujours.

Klapisch a mûri pour le meilleur : une très belle description des vignes, du travail des saisonniers, un très beau trio fraternel (avec la petite sœur qui a des airs et la douceur de Garance); la massivité virile de Marmaï dans le rôle de Jean, tout à la fois frère protecteur, sensible et dur, qui a souffert en tant qu’aîné de ne pas avoir toujours été compris de son père.

On a souvent négligé le travail de Klapisch par rapport à celui de Jeunet, Chatiliez; on devrait revoir ses plus beaux films pour se rendre compte qu’il y a chez lui beaucoup moins d’artificialité que chez ses pairs précités, exacts contemporains.

La juste émotion. Un air de mélancolie douce nous lie aussi à ces personnages si vrais, si tendres.

La direction d’acteurs, comme toujours chez Cédric Klapisch, est superbe de précision. Les trois acteurs-titres sont époustouflants de naturel et de vérité.

CE QUI NOUS LIE de Cédric Klapisch, FR 2017, avec Ana Girardot, Pio Marmaï, François Civil.

 

 

2020 – LECTURES POUR (DÉ)CONFINÉS : CALAMITÉS ASIATIQUES / La chronique de Denis BILLAMBOZ

2020 - LECTURES POUR CONFINÉS : CHEMINS DE TRAVERSE / La chronique de Denis BILLAMBOZ
Denis BILLAMBOZ

En cette période d’inquiétude où, tous unis dans la même lutte, nous devons serrer les coudes dans notre combat contre un virus pernicieux venus d’Extrême-Orient, nous devons nous souvenir que cette calamité n’est pas la première qui affecte l’humanité et que d’autres ont déjà causé bien des malheurs notamment en Chine et au Japon. Deux de mes dernières lectures concernent ce sujet, un roman de Chi Zijian qui évoque la dernière grand peste qui a affecté Harbin en 1910 et un autre roman de Shinsuke Numata qui raconte une histoire japonaise brutalement interrompue par le Tsunami de Fukushima.

Neige et corbeaux

Chi Zijian

Editions Picquier

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Née dans la froide région chinoise de Heilongjian jouxtant la Russie, Chi Zijian a connu de nombreux épisodes neigeux et appris à respecter les corbeaux honorés, selon la légende, comme les protecteurs du premier empereur de la dynastie des Qing. Elle est une écrivaine talentueuse qui aime raconter son pays, son histoire, ses mœurs, ses coutumes et ses habitants qui ont souvent souffert de ce rude climat. Dans ce texte, elle évoque plus particulièrement la dernière grande peste que la planète a connue, la peste qui ravagea Harbin, la capitale de cette région en 1910.

Harbin a été fondée à la fin du XIX° siècle quand, après la construction du transsibérien, les lignes de chemin de fer se sont développées dans la région pour relier Irkoutsk aux rives de l’océan et l’extrême nord de la Chine à la capitale. Deux compagnies de chemin de fer, l’une russe l’autre chinoise, se sont installées à Harbin pour y héberger leurs services et leurs employés. A cette époque la ville comptait environ cent mille habitants dont quatre-vingt-mille russes. Chi Zijian raconte les origines de cette ville devenue une énorme mégapole de douze millions d’habitants.

Devant l’afflux de population, ouvriers du chemin de fer, soldats et services de tous ordres, des Chinois ont voulu eux aussi leur part du gâteau et se sont installés à leur tour à proximité de cette ville dans ce qui devint le quartier de Fujiadian, le quartier qui est au cœur de ce roman. Les Chinois comme Fu Baichuan, ou Yong He, y ont rapidement fait fortune en installant divers commerces : auberges, maisons closes, distilleries… tout ce qui pouvait produire des biens et services à des ouvriers et des soldats rassemblés dans un coin où il y avait beaucoup moins de femmes.

Pour faire vivre cette ville qui est encore la sienne aujourd’hui, Zijian a créé quelques familles dont elle suit les tribulations tout au long de son roman « La dernière chose qui me restait à faire était de lui donner du sang frais. Et pour cela, il fallait créer des personnages divers et variés », des familles entières comme celle de Wang Chungshen, le personnage le plus récurent du roman. Il s’installe à Fujiadian avec une épouse qui ne peut pas lui donner l’enfant à qui il veut transmettre l’auberge qu’il a fondée, il prend donc une concubine qui lui donne deux enfants, un garçon décédé dans sa jeunesse et une fille dont il n’est pas le père…. Sa femme et sa concubine se sont rapprochées chacune d’un eunuque qui les protège et les respecte. Le commerce a enrichi de nombreux Chinois du quartier, leurs mœurs étaient assez libres, ils respectaient peu leurs épouses, prenaient concubines ou maîtresses, fréquentaient les maisons closes, lorgnaient sur la femme du voisin. Cette ville bouillonnante évoque un peu les villes nouvelles qui ont émergé lors de la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis. On n’y connaît pas le principe de la croissance mais elle y est exponentielle.

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Chi Zijian

Cette cité débordante d’activité connait bien vite un taux de mortalité anormal, le mal frappe partout mais surtout dans le quartier de Fujiadian à partir de l’auberge de Wang Chungshen accueillant les marchands souhaitant faire affaires avec les commerçants de la ville. L’ampleur de la crise sanitaire prend des allures d’épidémie de plus en plus grave, les habitants réalisent qu’ils ont affaire à la peste mais à une forme de peste qu’ils ne connaissent pas. Un médecin formé en Europe mène alors un long combat pour faire comprendre aux autorités administratives et sanitaires que cette peste a pris une forme pulmonaire et qu’il devient nécessaire d’éviter tous les contacts d’homme à homme. Il lui est bien difficile de faire admettre son diagnostic et ses méthodes thérapeutiques…

Ce roman dégage une profonde empathie, dans sa postface Chi Zijian explique comment elle l’a conçu, comment elle l’a construit, comment elle l’a rédigé. Elle dévoile surtout son intention de faire revivre cette ville et ses habitants et c’est une réelle émotion qui saisit le lecteur quand rapporte qu’elle a appris le décès de sa grand-mère au moment de terminer la relecture de son texte qu’elle dédie « à la famille spirituelle qui me soutient depuis le début : le « pays du Dragon », mon pays ». C’est d’autant plus émouvant pour moi que j’ai lu ce livre en pleine période de confinement alors qu’un virus sournois décimait les populations dans plusieurs régions de la planète. J’ai eu une pensée pour mes concitoyens indisciplinés, pour les personnels soignants et pour nos dirigeants en lisant ces quelques lignes : « Wu Liande avait créé des services chargés de la mise en quarantaine, du diagnostic, de la protection contre le froid, de la désinfection, etc… La meilleure méthode de prévention, en l’état actuel, était le port de masques respiratoires ». Un siècle plus tard, nous pourrions nous inspirer de celui qui vainquit la peste à Harbin !

Le roman sur le site de l’éditeur 

 

Editions Picquier - Littératures d'Asie

 

La pêche au toc dans le Tôhoku

Numata Shinsuke

Editions Picquier

Pêche au toc dans le Tohoku

Ce court roman est le premier de Numata Shinsuke, un jeune Japonais né sur l’île d’Hokkaido tout au nord de l’archipel, il a connu un succès très rapide puisqu’il lui a valu le prix Akutagawa, principal prix littéraire au Japon, en 2019. Dans cette brève histoire, j’ai retrouvé le style frais, léger, dépouillé, minimaliste même de Kawabata, son amour pour la nature originelle, il ne manque que les très jeunes filles mais l’histoire ne les convoque pas. Bien que la sexualité ne figure pas au programme de ce texte, l’auteur signale tout de même qu’il a passé deux années avec un garçon qui a ensuite changé de sexe mais ce n’est pas le sujet du livre…

Ce texte raconte l’histoire d’un jeune cadre d’une grande entreprise qui a été muté dans le Japon central, au cœur d’une région reculée au nord de l’île d’Honshu, dans la préfecture d’Iwate. D’une nature plutôt solitaire, ce jeune homme se lie difficilement avec ses collègues de travail, il passe beaucoup de temps à la pêche dans une petite rivière poissonneuse qu’il adore. C’est cette passion qui le rapproche de Hiasa un employé de son entreprise qui ne bénéficie pas encore d’un CDI. Ils deviennent rapidement amis, multiplient les parties de pêche, une liaison serait presque possible mais un jour Hiasa démissionne et devient commercial pour une mutuelle où Il rencontre quelques difficultés pour vendre ses produits. Il démarche Imano en jouant sur la corde sensible de l’amitié, il ne sera pas le seul à succomber au démarchage quémandeur du vendeur… il l’apprendra plus tard comme d’autres choses qui touchent à cet ami que finalement il connaissait bien mal.

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Numata Shinsuke

Hiasa a disparu après le tsunami, celui qui a stigmatisé toute une région, tout un pays et bien au-delà encore, ce cataclysme que l’auteur ne décrit pas, il réside trop loin du bord de mer, trop haut sur la montagne pour avoir subi l’impact des eaux ravageuses. Il ne parle presque jamais de Fukushima situé dans la région voisine de celle du Tôhoku mais la description de la rivière, de la vallée, de la faune abondante qu’il dresse laisse imaginer les dégâts que les retombées radioactives ont pu avoir sur ce petit paradis des pêcheurs. La catastrophe et ses possibles conséquences même si elle n’est pas décrite s’imposent en creux au lecteur.

Ce texte c’est aussi une réflexion sur la solitude qu’on essaie de meubler avec des amis partageant la même passion sans jamais bien savoir ce qui se cache derrière la façade de cette passion, qui est réellement celui qui vous séduit parce qu’il a les même goûts que vous ? Et, si vous voulez éviter de donner corps à une relation plus intime que vous ne souhaitez pas, vous ne cherchez pas à en savoir plus… Ce texte montre aussi tout le poids que les entreprises nippones détiennent sur leurs personnels, sur leur intimité et sur l’organisation de leur vie privée. Aussi court qu’il soit, aussi léger qu’il semble, ce roman dévoile, parfois en creux, des problèmes qui affectent sérieusement la société japonaise actuelle.

Le roman sur le site de l’éditeur