2020 – LIRE POUR DÉCONFINER : NOUVELLES NOIRES, NOUVELLES LOUFOQUES / La chronique de Denis BILLAMBOZ

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Denis BILLAMBOZ

Pour bâtir cette chronique, j’ai assemblé deux recueils de nouvelles un peu particuliers. Un recueil de nouvelles plutôt noires, plutôt longues, de Francis DENIS et un autre recueil, à l’opposé, de nouvelles très courtes et plutôt loufoques de Patrick BOUTIN. Dans les deux cas, des textes policés, un langage riche et des histoires peu banales, même surprenantes pour certaines.

 

Jardins (s) – La femme trouée

Francis Denis

La route de la soie – Editions

critiquesLibres.com : Jardin(s) - La Femme trouée Francis Denis

Ce recueil comporte deux longues nouvelles, ou deux courts romans, ou un court roman et une longue nouvelle mais peu importe le contenant, il nous restera toujours l’émotion dégagée par ces deux textes pathétiques, tragiques, poignants… Des histoires qui auraient pu figurer dans Les désemparés, un précédent recueil de Francis Denis.

Jardins(s)

Un quadragénaire vivant seul avec son animal de compagnie éprouve les affres d’une profonde solitude, il se sent ignoré et même rejeté par son voisinage, il a l’impression de ne pas exister pour les autres, il est insignifiant. Pour se faire remarquer, pour exister, il décide de construire dans son étroit jardin, une piscine particulière qu’il ouvre aux enfants du quartier. Il est alors beaucoup mieux considéré, les voisins le saluent, il est un personnage du quartier, il existe. Mais il lui faut payer les travaux de construction de cette piscine et le maçon le fait chanter au sujet de certaines formalités administratives qui n’ont pas été respectées. Le maçon subit ce que risquent tous les maîtres chanteurs et les malheurs du pauvre bougre recommencent. Il espérait construire une vie nouvelle avec la belle Clotilde mais son forfait, bien qu’ignoré de tous, risquent de remettre en cause tous ces beaux projets.

Le drame de la solitude, de ceux qui, comme ce garçon, ont été transbahutés de foyers en familles d’accueil, ne s’installant jamais réellement dans la vie, restant à tout jamais des déracinés, des apatrides de la société. Le déchirement aussi de la culpabilité qui condamne plus sévèrement que les tribunaux.

Francis Denis

La femme trouée

L’histoire d’une fille qui raconte une l’histoire qu’elle aurait pu avoir mais qu’elle n’a pas eue. Enfant, Marguerite a fait une très grosse bêtise, elle a allumé un incendie en jouant avec les enfants des maîtres de sa mère. Elle s’en est sortie mais les deux autres enfants ont péri dans les flammes. Après une longue hospitalisation, elle a pu reprendre une vie indépendante avec sa mère qui a consacré toute son existence à cette enfant muette et handicapée. Son amour pour sa fille est sa seule raison de vivre et, quand elle décède, Marguerite écrit l’histoire qu’elle aurait pu avoir si sa mère ne l’avait pas étouffée de son amour. C’est bouleversant !

Francis Denis écrit ces textes dans une langue simple, précise, épurée, fluide, élégante, très agréable à lire même s’il raconte des histoires déchirantes. Cette écriture permet de lire ces textes bouleversants avec moins de douleur.

Le livre sur le site de l’éditeur 

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Les noces de porcelaine

Patrick Boutin

Simon Deshusses (illustration)

Ginkgo éditeur

Les Noces de porcelaine

C’est la quatrième fois en une période relativement brève que je lis et commente une œuvre de Patrick Boutin, j’ai donc eu tout le loisir d’apprécier sa virtuosité langagière, sa profonde connaissance du vocabulaire français que tant de personnes oublient beaucoup trop vite, sa créativité pour inventer des jeux de mots, calembours, aphorismes, allitérations et autres formules de styles dont il nourrit abondamment ses textes. Ses divers jeux sur les mots semblent être totalement intégrés dans son projet littéraire, il semble non seulement écrire des histoires mais aussi jouer avec les mots et la façon de les assembler pour produire un effet littéraire. Il ne lésine pas non plus sur les mots rares, savants, exotiques, scientifiques pour enrichir ses textes, mais aussi pour toujours donner le mot juste sans avoir recours à des néologismes à la mode ou à des mots sans sens réel tirés d’une altération de la langue anglaise.

Bozon2X éditions
Patrick Boutin

Ce recueil comporte trente-sept nouvelles courtes, en moyenne une page, parfois quelques lignes, d’autres fois deux ou trois pages, racontant des situation étranges, bizarres, déjantées, presque toujours improbables. Même si pour la plupart elles créent des situations apparaissant incroyables, les aventures qu’elles dépeignent restent plausibles car dans notre monde tout est possible même le pire. Patrick Boutin immerge le lecteur dans l’impossible pour lui montrer que tout est possible, selon la célèbre formule de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ».

Ce recueil ne serait pas aussi attractif, aussi éloquent, aussi jouissif si l’auteur n’avait pas sollicité le concours d’un illustrateur, Simon Deshusses, qui a produit un dessin pour chacune des nouvelles, apportant ainsi une autre dimension au texte en le mettant en scène, en donnant un corps aux personnages, en ajoutant un touche humoristique ou ironique à chacune des histoires racontées par l’auteur.

Je rangerai ce livre entre le recueil d’aphorismes « Le fruit des fendus » écrit par Patrick dans la célèbre collection « Les P’tits cactus » des Cactus inébranlable éditions et son recueil de nouvelles, « Miroir, miroir » récemment publié par Bozon2x éditions. Il me semble se situer à la médiane de ces deux recueils adoptant les formules de l’un pour épouser des histoires aussi étonnante que l’autre.

Le livre sur le site de la Librairie du voyageur

 

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 50. LANCEUR D’HALTÈRES

Vieil homme exerçant avec des haltères contre le ciel bleu avec des nuages Banque d'images - 32548580

 

Le lanceur d’alerte, qui a découvert l’eau chaude à la source thermale globale, a tant trompetté, claironné et joué du buzz qu’il s’est éteint ; sonné, buggé, groggy ! Il ne grelotte plus que de peur.

Avec les années passées derrière les bourreaux ou les vitres d’une quelconque ambassade, il a perdu de son allant et de sa souplesse. Alors que le lanceur d’haltères envoie du lourd : à force de fréquenter les salles de body building et les centres de fun gym, il gagné en légèreté et en fitness.

Le temps n’est plus, depuis longtemps, au lancer de tartes à la crème. BHL est blindé et plus aucune autre tarte que l’Arielle ne l’atteint.

Le temps n’est plus à tartiner de crème pâtissière, au son de paroles volatiles, un philosophe lambda ou peinturlurer en rouge un roi barbare à barbe blanche par manque de cibles vivantes, plus substantielles et mieux gardées, moins sujettes à faire marrer les usagers des réseaux sociaux et ceux qui les dézinguent.

Le temps est venu de se délester du principal, de ce qui nous empêche de croître et coince aux entournures, autrement dit nos faux besoins et nos pires nécessités.

Le temps est venu de débarrasser le plancher et de courir nu sur les plages des mers intérieures mais je m’égare dans le superflux où je n’aurais jamais dû m’infiltrer, flûte et zut, Quick et Flupke, tant qu’à mêler Hergé à ça.

D’ailleurs, les mers intérieures ne font-elles pas des vagues plus grosses que de raison?  Seul le plongeur trouve la solution à ses problèmes de fuite d’eau. Haltérons-nous donc au lieu de nous déshaltérer !

Musclons nos cerveaux peu fermes et vidons nos intestins infestés de vers. Dégueulons notre bile et forçons notre nature, il en va de notre survie, comprenne qui pourra et certainement pas mon foie qui a jauni.

Reprenons notre entraînement journalier de remplissage de grilles de mots fléchés (et de gilles au fion fêlé) et suivons, pour nous désembourber les neurones et décrasser les phéromones, les traces humides laissées par les limaces du temps qui fuit sur la toile des femmes araignées

Déboulonnons les statues de dés à coudre encombrant les tables de couture, les statues de libre mangeur traînant sur les tables de jeûne et les statues de sel qui donnent du piment aux camps de redressement !

Bref, lançons nos haltères les plus épaisses à la tête des receveurs d’alerte afin qu’ils ouvrent grand leurs pavillons sur les injustices du monde qui sont cohortes & légions, comme disait l’indéboulonnable César avant qu’il coule un gros bronze sur le siège d’Alésia !

 

Gifs Animés Halterophilie

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDEALE version OFF : LES VAMPIRES, Louis Feuillade (France, 1915).

VERS UNE CINETHEQUE IDEALE

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Version OFF

Les vampires, Louis Feuillade (France, 1915).

Les Vampires (1915) - Cinebel

Edi-Phil RW à la mise en place,

Krisztina KOVACS et Daniel MANGANO au contrepoint.

 

Les vampires,

série de 10 courts et moyens métrages muets réalisés par Louis Feuillade en 1915 (durée totale : 7h20).

 

Le pitch ?

Les méfaits d’une bande de voleurs organisée comme une société secrète. Ces vampires ne sont pas des vampires mais des délinquants sanguinaires qui frappent souvent nuitamment, dans un accoutrement sinistre (collants, cagoules noires) ou troublant. Ils tuent sans vergogne et souvent atrocement, endossent l’identité des morts, sèment la panique. A leur tête, un Grand Vampire auprès duquel sévit une sorte de muse, d’égérie, Irma Vep. Face à eux, un jeune journaliste intrépide et rusé, Philippe Guérande (joué par Edouard Mathé), qui bénéficie de l’aide d’un vampire repenti, Mazamette (Marcel Levesque, un comique très enjoué et dynamique, qui a parfois des allures de Groucho Marx).

Durant 10 épisodes, la police française est le plus souvent ridiculisée (vexé, le préfet de police de Paris fera interdire la projection !), les exploits des deux héros ne débouchent que sur de maigres victoires, temporaires ou partielles, voire des échecs.

                     Krisztina : Cette série est contemporaine des meurtres et crimes de Landru,  n’est-ce pas ? Même s’il n’a été condamné qu’en 1919, la coïncidence est intéressante. Visiblement, ce sujet de « malfrats manipulateurs » préoccupait vraiment les esprits à l’époque. Peut-être était-ce aussi une façon d’exorciser ces évènements et d’échapper à la réalité de la guerre ?

Bref, un cocktail peu académique, teinté d’un parfum d’anarchisme, dont l’épilogue, plus conforme, dissimule, à y regarder à la loupe, quelques audaces. Les surréalistes n’adopteront pas par hasard Les Vampires ou Fantômas.

 

La naissance de la série B… ou de la série télé ?

10 films ! Une série avant l’ère des séries mais sur grand écran. Qui, malgré les succès à venir (les 12 épisodes de Judex), resteront le point d’acmé de la trajectoire de Feuillade.

Peut-on dire qu’il y déploie à merveille les charmes de la série B ? Il est évident qu’on n’est pas dans du Griffith ou du Chaplin, on est dans le foisonnement populaire mais il y a invention et donc art. Feuillade n’a pas été pour rien l’élève d’Alice Guy, il en poursuit l’élan. Elle avait imposé l’art du scénario ? Il complexifie les intrigues, multiplie les rebondissements, les actions.

Série B ? Avec tous les parfums du genre. Erotisme avec les apparitions en collant d’Irma Vep.

                 Krisztina : Oui, un étonnant justaucorps (capuche comprise), on dirait un costume de plongée maintenant mais, à l’époque, ça devait être sensationnel.

                 Daniel : En fait, c’est la tenue typique des rats d’hôtel, qui, au début du XXe siècle, s’introduisaient (généralement de nuit) dans les palaces pour dévaliser les clients. La cagoule et le maillot noir moulant, souvent portés par de jolies femmes, sont devenus un classique de l’imaginaire dans la bande dessinée et au cinéma (on peut penser à Catwoman dans l’univers Marvel ou, en version masculine, à Diabolik, célèbre BD italienne).

Amour (entre criminels ou chez les héros) et amitié (la paire Guérande/Mazamette). Suspense insoutenable. Poursuites à pied, à vélo, en voiture. Façades escaladées. Saut depuis un pont sur un train lancé à pleine vitesse. Foule d’un mariage mondain enfermée à double tour et gazée. Surenchère perpétuelle : un super-criminel est remplacé par un méga-criminel, puis par un hyper-super. Etc. Le récit est d’une tonicité à couper le souffle tout en distillant des scènes oniriques (la danse du vampire) ou horrifiantes. Il faudra sans doute attendre Fritz Lang, son disciple (il a séjourné à Paris !), pour retrouver un tel cinéma d’aventures (La femme sur la lune mais surtout Les espions, Mabuse). On songe à Tintin ? Eh bien, Hergé (comme moi) a été fortement influencé par Lang, donc…

 

Pour se faire une idée, un trailer :

 

Louis Feuillade (1873-1925).

Louis Feuillade - AlloCiné

Ce Français débute comme homme de lettres (pièces, poèmes, articles sur la tauromachie). Il monte à Paris, découvre l’univers du cinéma, présente des scénarios chez Gaumont. Alice Guy y travaille déjà, elle réalise ses propres films (elle est la première réalisatrice de l’Histoire et l’inventrice du cinéma de fiction et l’engage comme scénariste. Ils forment rapidement un duo soudé et performant. Elle lui permet ensuite de co-réaliser puis de signer ses propres films.

Quand Alice Guy quitte la France, elle suggère de nommer son bras droit directeur artistique de Gaumont. L’objectif est de rivaliser avec Pathé. En une vingtaine d’années, Louis Feuillade va tourner 800 courts (moins de 30 minutes) et moyens (moins d’une heure) métrages, dont deux tiers ont été perdus. Il aborde tous les genres mais va passer à la postérité pour son apport au cinéma d’aventures, teinté d’accents policier, fantastique et d’épouvante.

En 1913, il adapte Fantômas, livre une série de 5 films qui font frémir la France. Mais Pathé contre-attaque avec Les mystères de New-York. La réaction de Gaumont et Feuillade ? Les vampires !

 

Contrepoint de Daniel : la rivalité Pathé/Gaumont.

Bonne idée, ce rappel ! Les vampires sont une riposte aux fameux Mystères de New York, production des studios Pathé, lancés à la conquête de l’Amérique. La rivalité de Charles Pathé et de Léon Gaumont est un incroyable feuilleton à rebondissements lui aussi. Mais il aura largement contribué à faire progresser le cinéma, tant du point de vue technique qu’artistique.

En 1914, Gaumont est privé de Louis Feuillade, parti à la guerre, Pathé sort aux États-Unis The Perils of Pauline puis The Exploits of Elaine.  Le schéma des deux films est identique : l’héroïne est une jeune américaine blonde, dynamique et astucieuse, qui n’a pas froid aux yeux, incarnée par Pearl White. Pathé réorganise tout ça en choisissant un titre à la Eugène Sue et on se prépare à sortir le sérial pour le public français. Coup de chance pour Léon Gaumont, il récupère son scénariste-fétiche démobilisé, Feuillade se met au travail et imagine le délirant scénario des Vampires, le tourne et le sort trois semaines avant Les mystères de New York !

Même si ce dernier bénéficiera d’un rythme hebdomadaire alors que celui des Vampires est mensuel, le succès du film de Feuillade sera énorme. Bref, dans cette guerre entre les deux studios emblématiques, la marguerite ne s’est pas laissé picorer par le coq.

 

Irma Vep.

Irma Vep (l’anagramme de… vampire) immortalise la série et lui vaut un remake/hommage : Irma Vep (Olivier Assayas, 1996, avec Maggie Cheung). Elle traverse l’écran en collant noir moulant (léger et transparent) pour imprimer un fantasme dans les yeux des spectateurs. C’est la bombe érotique de l’époque, elle s’inscrit dans une tradition contrastée qui relie l’effeuillage de la fiancée de King-Kong à certain croisement de jambes de Sharon Stone, en passant par la bouche d’aération de Monroe, la sortie de mer d’Ursula Andress, etc.

Dans la vie de tous les jours, c’est une danseuse de cabaret, aux long cheveux noirs et aux yeux sombres, étrangement fardée (pré-gothique ?), qui ne dirige pas la bande mais y possède une place de choix, telle une déesse/prêtresse du Mal siégeant au côté d’un monarque.

Un regret ? Elle ne développe aucune interaction avec les deux héros masculins, elle veut les détruire, les faire souffrir, elle ne présente aucune ambiguïté, ne peut admirer leur courage ou leur ténacité. Il y a un seul passage, moins d’une minute sur plus de 7 heures où la bonté qui lui est témoignée par des inconnus semble l’émouvoir. On entrevoit une faille mais, dès la scène suivante, elle a replongé dans la mort et le sang.

 

Contrepoint de Daniel : une comparaison des héroïnes chez Pathé et Gaumont.

Tout oppose Les mystères de New-York et Les vampires, et d’abord les deux personnages féminins. Le personnage joué par Pearl White dans la série Pathé est la classique damsel in distress. Même si elle est résolument moderne et intrépide (l’actrice n’avait pas peur des cascades), elle est avant tout l’incarnation du Bien et inaugure toute une dynastie de stars, blondes et sensuelles, qui vont hanter les écrans. Musidora, moulée dans le collant noir d’Irma Vep, offre une image complètement opposée : le Mal absolu, la femme fatale, souvent présente dans la littérature populaire et les feuilletons, suscitant un sentiment trouble de fascination et de misogynie (elle garde toujours un rang subalterne et n’accède jamais au poste numéro un de l’organisation).

                 Phil : J’ai un doute, Daniel, quant à la misogynie évoquée, vu les relations de Feuillade en amont et en aval, son interaction avec deux femmes d’envergure, Alice Guy et Musidora. Irma Vep n’occupe-t-elle pas un rang auprès du Grand Maître qui relève de la paire antique roi/grande prêtresse ou oracle ? Je crois qu’elle ne peut pas devenir numéro 1 parce cela relève de la politique alors qu’elle appartient au registre du sacré, de la religion. Il y a une dimension irrationnelle ou païenne dans ce gang des vampires, dont les fêtes ont d’ailleurs de troubles allures dionysiaques. Ne restituent-ils pas, en société secrète, un monde d’avant la christianisation/romanisation ? Un monde barbare où la force, seule, domine, où le fort prend au faible, où le sacrifice humain renforce la vitalité du sacrificateur ?

                 Daniel : J’admets volontiers que misogynie n’est pas le mot juste, c’est plutôt un sentiment mêlé de fascination et d’aversion. Ceci dit, je ne parlais pas de la misogynie de Feuillade mais de celle de l’époque, souvent sous-jacente dans la littérature populaire ou autre. Les préjugés en cours. Nombre d’artistes étaient alors fascinés par le mythe de la femme fatale, mais pour cela, elle devait être dépourvue d’âme.

                 Phil : Je t’entends. Mais je reviens sur la singularité de Feuillade. Tu te souviens de l’affrontement final ? Spoiler ! Alors que tous les vampires se sont fait ridiculiser par nos héros (la cruauté du balcon trafiqué est remarquable en soi !) et massacrer par les forces de l’ordre ou la chute, la seule à échapper à tous les pièges est encore Irma Vep. Qui décide de frapper Guérande et Mazamette indirectement, de se venger donc, en s’en prenant à leurs dames de cœur, emprisonnées conjointement. Mais la jeune madame Guérande, qui a déjà démontré un sang-froid peu banal lors d’une attaque nocturne des vampires, a dissimulé un revolver et, sans hésiter, elle abat la Dame en Noir, réussissant là où tous les hommes échouent depuis 10 épisodes.

               Daniel : Autre chose. Tu regrettes, Phil, qu’Irma Vep n’interagisse pas avec les héros, qu’elle n’ait pas d’état d’âme ? C’est exact. Mais comment pourrait-elle se le permettre sans perdre de son charme vénéneux ? Elle me fait curieusement penser à une héroïne du journal de Spirou qui m’intrigua fort dans mon enfance : le personnage de Lady X dans la série Buck Danny. Jamais ses créateurs Hubinon et Charlier ne la dotèrent du moindre sentiment, tout juste lui reconnaissait-on qu’elle était un pilote d’avion remarquable et audacieux. Somme toute, pour une bande dessinée aussi pro-américaine et conservatrice, sa présence était assez étonnante, surtout à une époque où les rares personnages féminins dans la BD ne brillaient pas par leur autonomie.

Irma Vep est dans le même cas de figure : elle trace sa route, le monde du Bien lui est étranger et on attendrait en vain l’expression même timide d’une admiration pour le camp adverse. Du reste, en aurait-elle le temps ? Vu le rythme échevelé de ses aventures et la poursuite de ses objectifs, elle est toujours projetée vers l’avant et n’a jamais de regard rétrospectif. Elle n’éprouve aucune compassion, d’ailleurs, lors de la mort des deux premiers Grands Vampires. Mais quelle présence !

              Phil : Amusant, Daniel ! J’ai pensé moi aussi à Lady X !

             Daniel : Et encore… J’avais bien aimé, à l’époque (1996), l’Irma Vep d’Assayas. Il y raconte l’histoire d’un réalisateur (Jean-Pierre Léaud) qui veut tourner un remake du film de Feuillade mais n’y arrive pas. Paradoxalement, le film d’Assayas, lui, est très bon. Il ne reprend pas le récit original mais en restitue l’atmosphère. Et, au fond, ce qui nous reste des Vampires et qui fait que le charme demeure, une fois l’intrigue oubliée, n’est-ce pas justement l’atmosphère ?

             Krisztina : C’est exactement ce que je pensais en regardant les films : l’atmosphère garde son essence particulière, c’est ce qui reste le plus intéressant, après toutes ces années.

 

Musidora, de son vrai nom Jeanne Roques (1889-1957).

Irma Vep est jouée par une jeune femme qui a de qui tenir. Fille d’un compositeur et d’une peintre… qui sont aussi un théoricien du socialisme et une féministe engagée. Elle lit beaucoup, décroche son pseudonyme dans Fortunio (Théophile Gautier). Elle peint, sculpte, écrit, puis s’affirme dans la danse et la comédie, fréquente cabarets et théâtres. Elle tourne dès 1913, Feuillade l’emploie dès 1914.

En 1915, dans le rôle d’Irma Vep, la Parisienne devient une icône du cinéma européen, une égérie pour les surréalistes Breton ou Aragon.

                Krisztina : Je pense aussi avoir vu le nom de Musidora en tout premier lieu lié au surréalisme. Elle a vraiment une beauté fatale typiquement célébrée par ce courant, avec ses yeux expressifs et sa pâleur affolante.

Elle continuera à tourner (les Judex de Feuillade), sans atteindre, admettons-le, l’envergure artistique d’une Louise, d’une Marlène ou d’une Greta. Mais elle se lance, parallèlement, dans la réalisation (la filiation en triangle Alice Guy-Louis Feuillade-Musidora laisse rêveur), tournant 4 films entre 1916 et 1919, passant de l’adaptation de Colette à un statut d’auteur complet.

Après une parenthèse espagnole (sentimentale et professionnelle), elle se marie avec un médecin en 1927, a un enfant et s’éloigne du cinéma. Elle devient professeur de diction dans un conservatoire mais jouera sur les planches jusqu’en 1948, revenant une dernière fois à la réalisation en 1950. On lui doit une trentaine de pièces, deux romans, des chansons, un recueil de poésies. Après son divorce, elle bouclera la boucle, en 1944, rejoignant Henri Langlois à la Cinémathèque française.

Au-delà de la vamp et du fantasme, Musidora est surtout une personnalité forte et riche !

Krisztina Kovacs, Daniel Mangano et Edi-Phil RW.

 

Les 10 films sont accessibles via Youtube ou Internet Archive.

Par exemple, Les Vampires, épisode 1 : La Tête coupée

 

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDEALE version OFF : ALICE GUY (1873-1968), ou l’effacement d’une pionnière du cinéma

VERS UNE CINETHEQUE IDEALE 

Version OFF

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Un coup de cœur de Nausicaa DEWEZ 

 

Alice Guy (1873-1968),

ou l’effacement d’une pionnière du cinéma

Qui était Alice Guy ?

Connaissez-vous Alice Guy ? Gageons que la plupart des lecteurs et des lectrices de ces lignes répondront par la négative.

Réalisatrice de films avant Feuillade, ayant tourné aussi bien dans le pays où fut inventé le cinématographe – la France – que dans celui qui devint rapidement l’épicentre mondial de l’industrie cinématographique – les États-Unis –, scénariste, réalisatrice, productrice, fondatrice de son propre studio, Alice Guy (parfois désignée comme Alice Guy-Blaché, voire Alice Blaché, du nom de son mari Herbert Blaché) compte indiscutablement parmi les pionniers de l’histoire du cinéma. Dont elle fut en outre la première pionnière.

Son nom est pourtant absent d’une historiographie qui se complait à donner l’illusion que le 7e art fut, dès ses origines, affaire d’hommes. Les films d’Alice Guy, eux, n’y sont pas toujours oubliés : sa Vie du Christ[1], tournée en 1906, le film le plus ambitieux de sa période française, y est parfois évoquée. Pour être attribuée à son assistant de l’époque, Victorin Jasset.

 

Alice Guy, une vie

La biographie d’Alice Guy est exemplative à la fois de l’aventure que fut la naissance du cinéma, et du hiatus qui sépare l’âge des pionniers du moment où le cinéma se meut en industrie (tournant qui correspond grosso modo à la Première Guerre mondiale). Sa vie est aussi marquée par les limites qu’imposait son époque à la carrière et à l’épanouissement des femmes.

De l’enfance à la mort, la trajectoire de la réalisatrice évoque le mouvement du pendule, passant d’une rive de l’Atlantique à l’autre (et retour), et alternant les périodes de vaches maigres et la fortune.

Née en 1873 en France, à Saint-Mandé, Alice Guy est d’abord confiée aux bons soins de sa grand-mère maternelle. À l’âge de trois ans, elle rejoint ses parents, son frère et ses trois sœurs à Valparaiso au Chili, où son père est propriétaire d’une chaine de librairies. Ses parents l’envoient ensuite en pension en France, comme ses sœurs et son frère. Après la faillite de son père, toute la famille s’installe en France. Son frère meurt à l’adolescence, bientôt suivi par son père.

Alice doit gagner de quoi vivre et entretenir sa mère. Ayant appris la sténo sur les conseils d’un ami de la famille, elle se présente au Comptoir mondial de la photographie pour un poste de secrétaire. Elle est reçue par le bras droit du patron : le prometteur ingénieur Léon Gaumont. Il lui octroie le poste, malgré une pointe de scepticisme. Le Comptoir est en grave difficulté financière, Gaumont, avec des amis (dont Gustave Eiffel), reprend l’affaire à son nom.

En 1895, Louis et Auguste Lumière invitent Gaumont à une projection privée à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Les frères y dévoilent à leurs pairs le cinématographe, cette technique qui signe l’acte de naissance de ce que l’on appelle aujourd’hui le cinéma. Secrétaire de Gaumont, Alice Guy est elle aussi invitée à la projection, qui fait très forte impression sur elle.

Pour Gaumont, c’est une défaite : les Lumière ont remporté la course à la technologie permettant l’enregistrement et la projection d’images animées. Il poursuit toutefois ses propres travaux et recherches, s’intéressant notamment à la synchronisation entre les images animées et le son. Pour Gaumont l’ingénieur, les films ne sont que des moyens : ils servent à montrer comment fonctionnent les machines inventées et fabriquées dans ses usines, et incitent à acheter lesdites machines. Alice Guy a, quant à elle, une tout autre intuition : elle comprend d’emblée que, passé le premier étonnement face aux images en mouvement, le public ne se passionnera pas longtemps pour les sorties d’usine, arrivées de trains en gare et autres vues filmées. Elle propose donc à son patron de filmer non plus de simples instants de vie, mais des saynètes tournées sur la base d’un scénario, des fictions, avec des comédiens exécutant le scénario écrit à leur intention. Gaumont accepte, à condition que le travail de secrétaire de sa collaboratrice ne pâtisse pas de ses nouvelles activités. C’est ainsi qu’Alice Guy est devenue la toute première femme réalisatrice de films au monde. Elle ne se limitait d’ailleurs pas à la réalisation : elle était aussi scénariste, costumière et directrice de casting (à ses débuts, les comédiens recrutés sont le plus souvent des proches, se prêtant bénévolement au jeu).

Bien que les films l’intéressent bien moins que les inventions techniques, Gaumont se rend compte de l’intérêt des courtes fictions tournées par Alice Guy pour la bonne marche de son commerce. Il est gagné à l’idée de créer un département dédié à la réalisation de films : il en confie la direction à Alice Guy qui devient de facto directrice de production. Une fonction dirigeante qui ne l’empêchera pas de continuer à écrire des scénarios, réaliser des films… Elle s’entoure de quelques fidèles collaborateurs, parmi lesquels Anatole Thiberville, son directeur de la photographie, et Henri Ménessier, en charge des décors.

Les films tournés aux débuts du cinéma durent à peine une minute, un court-métrage prend en général une journée. Bourreau de travail, Alice Guy tourne plusieurs centaines de films pour Gaumont, et notamment des phonoscènes, ancêtres des clips vidéo : ils mettent en valeur le procédé trouvé par Léon Gaumont et ses ingénieurs pour synchroniser son et image – le chronophone. La réalisatrice a filmé les chansonniers les plus connus de son temps.

Jalouse de sa liberté, Alice Guy ne se marie que sur le tard, en 1907, à l’âge de trente-quatre ans. Elle épouse Herbert Blaché, employé de Gaumont lui aussi. Gaumont confie à Blaché la mission de faire connaitre et de vendre le chronophone au public américain. Une nouvelle aventure professionnelle pour Herbert, mais rien pour Alice : mariée, elle ne compte plus parmi les employés de Gaumont. Ironie de l’histoire : c’est elle qui avait précédemment appris à Herbert comment manier le chronophone.

C’est donc en qualité d’épouse qu’elle suit son mari aux États-Unis. La direction de production de Gaumont passe aux mains de son poulain : entré comme scénariste chez Gaumont, Louis Feuillade s’est rapidement lié d’une profonde amitié avec Alice Guy, et lui succède, lorsqu’elle part pour les États-Unis.

Outre-Atlantique, Alice Guy se consacre tout d’abord à son couple et à l’éducation de sa fille, née en 1908. Dès 1910 toutefois, et alors qu’elle est enceinte de son deuxième enfant, elle crée son propre studio, Solax. Basé à Fort Lee dans le New Jersey, ce studio, très dynamique, revendique son indépendance. Productrice, Alice Guy continue à scénariser et réaliser elle-même des centaines de films. Elle s’essaie à tous les genres, y compris le western. La Solax est un succès et le parcours d’Alice Guy tient de la success story américaine. Les journaux s’intéressent à « la femme la mieux payée d’Amérique ».

La période faste n’a qu’un temps, le studio connait des difficultés : Herbert Blaché, à qui Alice confie la vice-présidence puis la présidence, a le double défaut d’être piètre gestionnaire et homme prodigue ; le cœur battant du 7e art se déplace progressivement de la région de New York vers un nouvel Eldorado appelé Hollywood.

Alice Guy tourne pour d’autres compagnies, tentant de se maintenir à flot. Elle est finalement contrainte de vendre ses studios. Elle déménage à Hollywood, suivant son mari (et la maîtresse de celui-ci) parti courir sa chance en Californie ; elle accepte même d’être son assistante pour quelques films.

Le couple Blaché-Guy divorce et Alice repart pour la France avec ses deux enfants en 1922. Malgré ses nombreuses tentatives, elle ne parvient pas à retrouver du travail dans le monde du cinéma. Elle gagne donc péniblement sa vie par de menus emplois, et écrit notamment des histoires courtes pour la presse, qu’elle publie sous pseudonyme masculin.

En 1927, elle retourne en Amérique, essayant vainement de retrouver ses films : la plupart ont disparu dans l’incendie de la Solax. Elle se fixe aux États-Unis, où elle reste jusqu’à sa mort en 1968.

La France lui décerne la Légion d’honneur en 1958. Son combat pour être reconnue comme la première réalisatrice de cinéma se heurtera à une indifférence certaine du milieu, et au silence des historiens du 7e art. Ses mémoires, dans lesquels elle retrace l’effervescence de ses années parisiennes et américaines en quête de réhabilitation, n’ont pas trouvé d’éditeur de son vivant. Ils paraissent, à titre posthume, en 1976, chez Denoël.

 

L’empreinte d’Alice Guy

Première réalisatrice de l’Histoire. Autrice de près de 1000 films (perdus pour la plupart), dont plusieurs succès publics. Créatrice de la Solax, emblématique studio indépendant du cinéma pré-hollywoodien. Active en France et aux États-Unis durant une carrière de plus de vingt ans. Factuellement, quantitativement, Alice Guy a gagné une place dans l’histoire du cinéma. Pour elle, être reconnue comme « première réalisatrice de l’Histoire » a été un long combat. Cette médaille symbolique ne lui est plus vraiment contestée aujourd’hui, mais elle ne va pas sans son revers. Cet exploit d’avoir été la première (et longtemps la seule) femme dans le métier de la réalisation semble en effet se suffire à lui-même, comme si on avait tout dit de ses films en disant qu’ils sont réalisés par une femme. Comme si c’était là leur unique intérêt. Or, par sa pratique de différents métiers du cinéma, par les centaines de films dont elle est l’autrice, Alice Guy a contribué aussi à élaborer la grammaire du cinéma et à esquisser son esthétique.

 

Des scénarios pour un cinéma de fiction

Elle a tout d’abord été sinon la première, du moins l’une des toutes premières, à imposer l’idée que le cinématographe ne devait pas se borner à enregistrer des scènes de rue, fût-ce avec un cadrage ingénieux : il avait le pouvoir de divertir le public en lui racontant une histoire. Ses films sont toujours des fictions, reposant sur un scénario, préalablement écrit – et écrit par elle la plupart du temps. Une idée qui n’allait certainement pas de soi dans le milieu des ingénieurs, lancés dans la course aux brevets, où est né le cinéma.

Alice Guy a toujours affirmé avoir tourné son premier film, La fée aux choux, en 1896. Affirmation que l’historiographie du cinéma a longtemps traitée par le mépris, préférant attribuer la création de la fiction cinématographique à Méliès, qui tourne lui aussi son premier film en 1896. Ruiné, oublié comme Alice Guy après une carrière cinématographique fructueuse, le réalisateur du Voyage dans la lune a bénéficié d’une réhabilitation bien plus rapide que sa consœur.

Les catalogues de la société Gaumont mentionnent, sous le titre La fée aux choux, un film tourné en 1900. Le film a d’ailleurs été retrouvé et est aujourd’hui disponible en ligne :

 

 

La première ? Oui ou non ?

On a donc longtemps considéré 1900 et non 1896 comme date des débuts d’Alice Guy. Un écart de quatre années qui change tout : à l’âge des pionniers du cinéma, l’antériorité est une question cruciale. Quant au témoignage de la réalisatrice, maintes fois réitéré, il a été porté sur le compte tantôt d’une mémoire défaillante due à son âge avancé, tantôt d’une volonté puérile d’apparaître comme la première.

Ce n’est pas l’avis de la chercheuse, et spécialiste de l’œuvre d’Alice Guy, Janelle Dietrick. Reprenant, dans un essai intitulé La Fée Aux Choux : Alice Guy’s Garden of Dreams, les différentes déclarations et informations distillées par la réalisatrice, elle montre qu’elles divergent sur plusieurs points – décor, intrigue… – avec le film de 1900. Par ailleurs, ce dernier a été tourné en 35mm, alors qu’Alice Guy a parlé de manière très précise d’une Fée aux choux tournée en 60mm – un format qui n’a été utilisé chez Gaumont qu’en 1896/1897 et abandonné ensuite. Conclusion de Janelle Dietrick : le film qui nous est parvenu est un remake 1900 de l’original 1896. La réalisatrice a d’ailleurs elle-même raconté avoir tourné plusieurs versions de La fée aux choux : la première avait connu un beau succès et il a donc semblé logique d’en donner une nouvelle mouture quand les copies de la première sont devenues inutilisables (trop usées et reposant sur un format qui n’était plus utilisé). Quant à l’absence du film de 1896 dans les catalogues de Gaumont, elle s’explique : ceux-ci ne répertoriaient que les films disponibles à la vente et, en 1901, ce n’était plus le cas de La fée aux choux originale.

La démonstration de Janelle Dietrick, convaincante et documentée, incite fortement à croire qu’Alice Guy a bien tourné son premier film en 1896, comme elle l’a toujours affirmé. Et a donc bel et bien été l’une des créatrices – sinon LA créatrice – du cinéma de fiction.

 

Son art ?

Alice Guy ayant touché à tous les genres au long de ses carrières française et américaine, il est difficile de trouver un fil rouge ou une caractéristique emblématique dans ses scénarios. On peut toutefois remarquer son intérêt pour des sujets que d’aucuns qualifieront de féminins, comme la maternité (La fée aux choux, Sage-femme de première classe, Madame a des envies) ou le féminisme.

Dans Les résultats du féminisme (1906), elle filme un monde inversé : les hommes restent à la maison pour coudre et discuter, les femmes sortent seules, s’attablent à la terrasse des cafés, sifflent les messieurs qui passent (éventuellement avec un enfant dans un landau), leur collent la main aux fesses, retrouvent leurs amies aux cafés et en chassent les hommes venus quémander quelques sous pour nourrir leur progéniture. À la fin du film, les hommes se révoltent, chassent les femmes du café et célèbrent leur victoire commune autour d’un verre.

À bien y regarder, ce film se révèle ambigu. D’une part, la dévirilisation des hommes, corollaire du pouvoir des femmes, est présentée comme ridicule, de même que l’attitude conquérante des dames. La reprise de pouvoir (masculine) finale s’apparente donc à un retour à l’ordre juste des choses. D’autre part, donner aux personnages féminins des attitudes masculines – harcèlement de rue, mépris de l’autre sexe, infidélité conjugale chronique, etc. – peut aussi s’entendre comme une dénonciation des agissements des hommes. Les attribuer aux femmes les dénaturalise et permet de les voir pour ce qu’ils sont : inacceptables. La fin du film serait alors l’annonce de la révolte prochaine des femmes (et de leur victoire) contre l’ordre machiste qui les opprime.

Sans doute l’ambiguïté de ce scénario résonne-t-elle avec la trajectoire d’Alice Guy. Restée célibataire jusqu’à trente-quatre ans, elle a profité aussi longtemps que possible de la relative liberté octroyée par le célibat. Une fois mariée, elle a certes repris le travail assez rapidement, mais elle s’est suffisamment coulée dans les conventions bourgeoises pour confier à son mari la direction de la Solax, alors même qu’elle y réalisait tout le travail et qu’elle était manifestement bien meilleure gestionnaire que lui.

 

 

L’invention du champ/contre-champ ?

Alice Guy a exercé plusieurs métiers de cinéma, mais le monde des ingénieurs, des inventions techniques n’a jamais été le sien. Lors de sa carrière française, elle utilise le matériel inventé par l’entreprise Gaumont, dont elle est employée. Son métier consiste même plus précisément à tourner des films destinés à convaincre le public d’acheter le matériel. Sa filmographie compte ainsi non seulement des films muets en noir et blanc, mais aussi des phonoscènes – réalisés bien des années avant les débuts officiels du parlant – et des films colorisés.

Les machines de l’époque sont lourdes et peu mobiles. Les réalisateurs composent avec ces contraintes : les premiers films ne comptent qu’un seul plan (fixe), la caméra est placée à un endroit et n’en bouge plus. Après quelques années, les films s’allongent quelque peu et passent à une durée de 3 ou 4 minutes. La contrainte reste toutefois la même : ces films mettent bout à bout plusieurs scènes tournées en plan fixe… et laissent l’impression qu’entre les scènes, on a changé le décor, comme au théâtre, tandis que la caméra reste immobile.

Dans ce carcan technique, Alice Guy se signale par une innovation. Martin Barnier et Laurent Jullier[2] voient en effet dans son film Sage-femme de première classe, tourné pour Gaumont en 1902, la première manifestation d’un procédé que l’on appellera plus tard champ/contre-champ.

Premier plan. Un homme et une femme viennent acheter un bébé chez une sage-femme et, n’en trouvant pas à leur goût dans la boutique, ils sont invités à se rendre dans la réserve. Ils se dirigent donc vers la porte du fond. On les voit de dos.

Deuxième plan. L’homme et la femme franchissent la porte et se retrouvent dans la réserve, en réalité un jardin. Ils sont cette fois filmés de face.

Le dispositif donne donc l’impression que la caméra a tourné de 180° entre le premier plan et le deuxième. La trouvaille d’Alice connaitra le succès que l’on sait. Nuance importante : Sage-femme de première classe n’a lancé aucune mode et Alice n’a pas systématiquement recouru au procédé après cette première apparition. Il serait pour le moins hasardeux d’affirmer que ceux qui ont repris l’idée par la suite se sont inspirés de son film.

 

 

Le jeu d’acteur : le naturel

La direction d’acteurs est peut-être le domaine dans lequel Alice Guy a laissé l’empreinte la plus profonde dans l’histoire du cinéma.

Dans ses premiers films, les rôles étaient confiés à de purs amateurs : des employés de Gaumont qui passaient par là au moment du tournage, des badauds sollicités sur les tournages en plein air… Un point commun : tous prêtent bénévolement leurs traits aux personnages imaginés par la réalisatrice.

Petit à petit, le métier d’acteur se professionnalise. Beaucoup de comédiens utilisés par Alice Guy sont issus du théâtre, ils emportent avec eux la technique propre à la scène : un jeu outré, proche de la pantomime… qu’elle combat, exigeant du naturel, un jeu qui colle au plus près à la vraie vie. Lorsqu’elle possède ses propres studios, à la Solax, elle y affiche d’ailleurs en grand les mots « BE NATURAL » – un message sans ambiguïté à destination des comédiens. Cette attention méticuleuse contribue à lancer quelques étoiles du star system balbutiant, Olga Petrova ou Bessie Love notamment. Et entraîne des conséquences sur sa manière de filmer lesdits acteurs : des gros plans sur les visages mettent en valeur les expressions, là où ses confrères se cantonnent prudemment aux plans larges.

C’est manifeste dans Madame a des envies, une comédie de 1907. Une femme enceinte, accompagnée de son mari, croise plusieurs personnes et est prise d’une envie irrépressible d’avoir ce qu’elles ont : une confiserie, une pipe, un verre d’alcool… Elle se mue donc en chapardeuse, au grand désespoir de son mari, qui passe derrière elle pour tenter de réparer les pots cassés. Chaque larcin de la femme enceinte est suivi d’un gros plan sur celle-ci jouissant de l’objet volé.

 

 

Un film à épingler : La vie du Christ (1906)

La naissance, la vie et la mort de N.-S. Jésus-Christ (The Birth ...

Directrice de production chez Gaumont, Alice Guy tourne en 1906 un film qui sera à la fois son œuvre la plus ambitieuse, et son plus gros succès public (preuve d’une capacité certaine à sentir les attentes des spectateurs) : La vie du Christ. Par la suite, la critique rendra un hommage paradoxal à ce film… en l’attribuant à l’assistant d’Alice Guy, Victorin Jasset. Comme s’il était inconcevable qu’une femme puisse réaliser un tel film.

La vie du Christ est longue selon les standards de l’époque : 33 minutes environ ! Elle se compose de 25 scènes, de l’arrivée de Joseph et Marie à Bethléem à la résurrection du Christ et à la découverte de son tombeau vide. Le film, tourné en grande partie en extérieur, a mobilisé 300 figurants et nécessité la création de costumes reconstituant l’habit présumé des Romains du Ier siècle ou celui des Juifs de la même époque.

Certes, la reconstitution historique prête à sourire pour le spectateur d’aujourd’hui. Ainsi, quand un centurion romain frappe le flanc du Christ crucifié de sa lance, celle-ci passe plusieurs centimètres à côté du corps qu’elle est censée transpercer. Les effets spéciaux ne sont pourtant pas absents. Pour la résurrection, Alice Guy utilise des trucages à la Méliès. Toute la scène est composée d’un seul plan fixe. On y voit tout d’abord le tombeau fermé. Des anges apparaissent soudain et déplacent la pierre. Puis apparition du Christ, en suspension au-dessus du tombeau, qui disparait ensuite d’un coup.

Ce qui impressionne sans doute le plus est le très grand nombre de figurants. Alice Guy illustre une autre facette de sa direction d’acteurs. Elle est attentive non seulement à ce que ses rôles principaux jouent juste, avec naturel, comme la femme enceinte dans Madame a des envies, mais elle a aussi l’œil pour mettre en scène des groupes de personnages. La question est, dans ce cas, moins celle de l’expression de chacun que du mouvement d’ensemble, de l’effet de masse.  Le travail est particulièrement précis dans les scènes où Jésus porte la croix : la foule se répartit entre ceux qui regardent et ceux qui suivent. Lors de la première scène du film (l’arrivée de Joseph et Marie à Bethléem), par contre, la réalisatrice a utilisé les nombreux acteurs à sa disposition pour créer non une foule, mais une succession d’individualités : plusieurs familles se présentent à l’hôtel, complet, et se font refouler avant que les futurs parents de Jésus n’arrivent eux-mêmes et y reçoivent l’accueil que le spectateur peut anticiper. La création de ces rôles secondaires, innommés et absents du récit biblique, crée un effet d’attente – ils retardent l’arrivée des deux protagonistes espérés et annoncent le refus qu’ils vont essuyer – et donne corps et réalité à la scène.

 

 

Entre oubli et reconnaissance

Depuis le retour de la réalisatrice en France en 1921, la carrière d’Alice Guy, les quelque mille films qu’elle a tournés ont été comme effacés des mémoires. Un tel oubli n’est pas inhabituel pour les pionniers du cinéma. Ils étaient des dizaines, au tournant des XIXe et XXe siècles, à réaliser des films, à imprimer des saynètes de quelques secondes sur de la pellicule, et peu d’entre eux ont l’honneur de la reconnaissance publique aujourd’hui. À cette époque, les films ne comportaient pas de générique, effaçant le nom de leurs géniteurs. Et d’innombrables films ont été perdus.

Comme d’autres, Alice Guy a fait les frais de cet oubli. Hélas pour elle, les entrepôts de la Solax ont brûlé et, avec eux, nombre de films de sa période américaine. Quant à ses films français, les catalogues Gaumont ne mentionnaient pas les noms des réalisateurs et Léon Gaumont, dans sa quête de reconnaissance, a eu tendance à minimiser le rôle de ses collaborateurs pour se valoriser lui-même.

L’oubli inhérent aux pionniers du cinéma s’est en outre aggravé du fait qu’elle est une pionnière. Le processus connu sous le nom d’effet Matilda est bien documenté. Il consiste à minimiser systématiquement le rôle des femmes dans les découvertes scientifiques et dans les arts. Que des critiques de cinéma, pourtant avertis, attribuent les films d’Alice Guy à son assistant Jasset, refusant d’imaginer qu’un duo homme/femme puisse fonctionner avec le premier comme assistant et la seconde comme patronne, illustre si besoin est cet oubli spécifique, misogyne et patriarcal, dont a souffert la réalisatrice. On rappellera par ailleurs que la Cinémathèque française n’a pas hésité à accueillir une conférence de Maurice Gianati intitulée « Alice Guy a-t-elle existé ? ». C’était en… 2010 et la conférence est toujours disponible en ligne[3].

Depuis quelques années pourtant, Alice Guy a fait l’objet de travaux importants dans l’optique de sa réhabilitation. On notera notamment, outre les livres de Janelle Dietrick déjà évoqués, le documentaire de la réalisatrice canadienne Marquise Lepage, sorti en 1995, Le jardin oublié : la vie et l’œuvre d’Alice Guy-Blaché[4], et le plus récent Be natural : l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché de l’Américaine Pamela B. Green (2018). Détail révélateur : ce documentaire ne trouve pas de distributeur en France. À mentionner également : un excellent podcast de Louie Media dédié à la réalisatrice. Sorti en 2019, il est écrit par Yasmine Benkiran et réalisé par Renaud Duguet pour la série Une autre histoire[5].

En 1975, France Culture diffusait une émission consacrée à Alice Guy. Elle rassemblait les historiens du cinéma Francis Lacassin et Jacques Deslandes, et les artistes féministes Liliane de Kermadec, Colette Audry et Delphine Seyrig[6]. Les points de vue des messieurs s’opposaient à ceux des dames. Selon les unes, Alice Guy était oubliée parce qu’elle était une femme. Selon les autres, on s’intéressait encore à elle aujourd’hui du fait, précisément, qu’elle était une femme. Comprenez : son talent ne la distingue nullement des autres artisans et faiseurs des premiers temps du cinéma, mais on parle quand même d’elle parce qu’elle était la seule femme à réaliser des films à l’époque.

Une opposition qui ne semble pas vraiment dépassée quarante-cinq ans plus tard. En effet, les travaux sur Alice Guy émanent toujours de chercheuses et cinéastes féministes, tandis que l’historiographie du cinéma mainstream – masculine ? – reste très discrète à son sujet. La qualité des recherches menées sur la réalisatrice, et la conviction des chercheuses qui étudient ses films ne suffisent manifestement pas à infléchir l’échelle des valeurs artistiques établies. Si le titre honorifique de « première réalisatrice » est acquis, il n’incite toujours pas à s’intéresser davantage à ses films.

Il ne s’agit pas ici de revendiquer pour Alice Guy une étiquette de « génie du cinéma » qui serait probablement exagérée. Mais de constater que le silence qui l’entoure est particulièrement assourdissant.

Nausicaa DEWEZ

_____________________

[1] Le film est parfois dénommé La passion, ou La naissance, la vie et la mort du Christ.

[2] Martin Barnier et Laurent Jullier, Une brève histoire du cinéma (1895-2015), Pluriel, 2017.

[3] On peut la voir à l’adresse : https://www.canal-u.tv/video/cinematheque_francaise/alice_guy_a_t_elle_existe_une_conference_de_maurice_gianati.6673

[4] Disponible en ligne en intégralité : https://www.youtube.com/watch?v=PLUSscyU4J4

[5] URL : https://louiemedia.com/une-autre-histoire/tag/alice+guy

[6] Disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/qui-est-alice-guy-1ere-diffusion-02071975

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE : (4/100) INTOLÉRANCE (Griffith, 1916)

VERS UNE CINETHEQUE IDEALE

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(4/100) Intolérance (Griffith, 1916)

Intolérance - Film (1916) - SensCritique

par Ciné-Phil RW.

 

(4/100) Intolérance, drame historique muet de David Wark Griffith, Etats-Unis, 1916, 3h17’.

 

Intolérance… ou le Nouveau Testament des cinéphiles.

Griffith ? Encore ? Après Naissance d’une nation ? Oui, sans hésitation. Il est impossible d’offrir les fondations d’une Cinéthèque idéale sans présenter le diptyque qui forme le socle monumental sur lequel repose la statue du 7e art.

 

Griffith toujours plus loin

Après avoir réalisé Naissance d’une nation, le premier « plus grand film de tous les temps », David Wark Griffith ne se repose pas sur ses lauriers. Fasciné par les péplums italiens, des fresques antiques aux moyens jamais vus en Amérique… avant lui (le Quo vadis ? de Guazzoni ou le Cabiria de Pastrone, avec ses reconstitutions de Carthage), il décide de repousser ses limites, qui sont alors celles du cinéma. Il fera plus long et plus coûteux (il engloutit toute sa fortune). Il emploiera plus de monde (60 000 figurants, techniciens, ouvriers).

Mais il y a autre chose. Il veut répondre aux accusations de racisme qui commentent ses récentes représentations du Klan ou des Noirs… issues d’une adaptation de roman. Intolérance sera SON film. Il écrit le scénario, s’entoure d’une foule d’assistants, qu’il va former et qui deviendront des pointures du cinéma (Erich von Stroheim, Tod Browning, Woody Van Dyke), il supervise tout, des acteurs aux décors ou aux costumes.

 

Le pitch ?

Compliqué à résumer : il s’agit de la juxtaposition de quatre récits, qui vont alterner, se déroulant à des époques et en des lieux fort différents. On essaie ? Plantons au moins le décor, ou plutôt les décors.

Le premier fil narratif, et le principal, se passe à l’époque de la réalisation du film, soit au début du XXe siècle, aux Etats-Unis. On y suit les actions néfastes d’une Ligue de la vertu féminine, de grandes bourgeoises dirigées par la sœur d’un richissime patron américain, et, en corollaire, la situation dramatique des ouvriers du temps, de leurs familles. Le deuxième fil nous transporte aux débuts de l’ère chrétienne, en Palestine, dans la foulée de Jésus. Le troisième (longtemps censuré en France !) remonte en 1572, à Paris, quand se profile le pogrom antiprotestant, que l’Histoire retiendra comme le Massacre de la Saint-Barthélemy. Quant au quatrième, de loin le plus impressionnant, il reconstitue la Babylone de Balthasar, vers 539 A.J.C., qui va affronter les assauts du grand conquérant Cyrus, à la tête des Perses et des Mèdes.

Griffith nous offre, quasi, une histoire du monde, embrassant 2600 ans et trois continents. Un coup de bluff énorme pour nous démontrer qu’il n’y aura jamais « rien de nouveau sous le soleil ». Aujourd’hui comme hier, ici comme là-bas, l’Amour (à comprendre dans une acception élargie, intégrant donc la piété filiale, la compassion, l’émerveillement devant tout ce qui est Beau, Bon, Bien) doit livrer une lutte terrifiante contre les forces de l’Intolérance. Une Intolérance avec un I majuscule. Qui s’assimile ici à un concept quasi métaphysique. Les forces du Mal, qui se dissimulent souvent sous des allures de (faux) Bien. Poussées par la jalousie, la condescendance, l’incapacité à admettre la différence, la jeunesse, la beauté, la pureté perdues. Les pharisiens vont mener Jésus sur la croix, les dames de la Ligue vont provoquer une grève (et sa répression), l’entourage catholique (encore une Ligue !) de Catherine de Médicis va égorger la population protestante de Paris, le Grand-Prêtre de Baal, ulcéré par la montée du culte d’Ishtar (la déesse de l’Amour), va livrer les clés de Babylone à ses assiégeants.

 

Un monstre !

 Intolérance, loin du film parfait, bien calibré, équilibré, empile les plus grandes qualités et bien des défauts.

Au premier plan, le déséquilibre des récits.

Dans le premier, contemporain, Griffith joue les Zola en précédant Charlot. Tournant et retournant la pièce sociale. Démontant les mécanismes qui entraînent de pauvres gens vers le chômage, la précarisation, la déchéance, le crime. Dénonçant les vices qui se cachent sous la robe des (fausses) vertus de la morale conformiste, les dégâts que peuvent causer des (prétendues) idéalistes aussi maladroites que fanatiques. Ce message humaniste transcende un scénario haletant, riche en actions et émotions, où l’on voit l’héroïne se faire enlever son bébé ou son amoureux impliqué dans une sordide affaire criminelle sur base d’une (fausse) pièce à conviction.

Le roman babylonien présente des reconstitutions magnifiques, un choc visuel qui anticipe 2001 de Kubrick, Lawrence d’Arabie de Lean ou Le seigneur des anneaux de Jackson. Comment oublier le défilé cérémoniel le long de l’enceinte ? Les perspectives sur Babylone depuis le chemin de ronde ? Tel banquet, telle scène de cour ? Le marché aux mariées ou les voluptueuses officiantes du temple d’Ishtar ? Le siège, les combats, les tours d’assaut perses ?

Les fils 3 et 2, a contrario, déçoivent : la Saint-Barthélemy s’assimile à une simple ébauche, la Passion de Jésus laisse… de marbre, se limitant à des scènes d’Epinal sans grand relief.

Au-delà des différences de qualité ou de développement, le lien entre les quatre fils est trop lâche, les époques et les situations hétéroclites.

Laissons-là les grincheux, qui s’attarderont sur les lacunes ou maladresses. Car, au-delà des mille pièces de bravoure du film, il s’en dégage un parfum au charme capiteux. C’est que l’art, la beauté ruissellent de toutes les images, les acteurs (dont Constance Talmage, la montagnarde babylonienne) sont merveilleusement dirigés, les mouvements de foule admirables. Intolérance, en 1916, détrône Naissance d’une nation et devient le plus beau film de tous les temps !

Intolérance ou le Nouveau Testament des cinéphiles
Scène de la séquence babylonienne (Credit Photofest, via Film Forum)

 

L’an zéro du cinéma !

Naissance d’une nation ou Intolérance ? Sorties en 1915 et 1916, les deux fresques épiques se télescopent auprès des cinéphiles, la première étant classée parmi les 100 meilleurs films américains de tous les temps par l’American Film Institute en 1997 (44e), la seconde la remplaçant (49e) en 2007. Ce sont les premières méga-productions de l’Histoire, elles offrent un socle imposant, définitif à l’art majeur du XXe siècle. Tout ce qui les précède appartient à la préhistoire du cinéma, elles ouvrent l’ère moderne, Griffith ayant renouvelé le langage cinématographique. Combien leur devront les Eisenstein et autres Orson Welles !

 

Un cas de schizophrénie ?

Les deux films de Griffith sont comme les deux faces d’une même pièce pour figurer l’an 0 du cinéma mais l’image serait totalement erronée s’il s’agissait de la transposer à l’âme du réalisateur. Il n’y a pas une face lumineuse et une face enténébrée. Il y a la lumière et, à l’arrière-plan, des zones d’ombre. Il faut distinguer le contingent de l’essentiel.

Dans Naissance d’une nation, Griffith adapte une œuvre qui ne lui appartient pas et s’y conforme. Pourquoi ? Outre son attrait pour le visuel des robes blanches du KKK, il faut situer le contexte social dans lequel il a baigné, le contrecoup de la Guerre Civile… vue du côté sudiste. Son père était un colonel confédéré, sa famille a été ruinée par le conflit, et il a observé parmi les vainqueurs (abolitionnistes) bien des individus peu scrupuleux bâtissant des fortunes sur le dos des vaincus.

Mais. Quand ce film est l’objet de polémiques, Griffith ne se retrouve pas dans le portrait qui lui est présenté. Ayant dû travailler dès ses 15 ans, il est avant tout du côté des opprimés, des faibles. Alors, il plonge au tréfonds de sa psyché, Intolérance dévoilera son empathie sociale, sa modernité progressiste. Le personnage le plus accompli n’est-il pas celui de la montagnarde babylonienne, une flapper (garçonne émancipée à la Louise Brooks) enjouée, qui refuse le mariage et aime librement, se bat comme un homme ? Lubitsch (Heaven can wait) et Pabst (Le journal d’une jeune fille perdue) sont annoncés, avec la dénonciation féroce (et sincère) de l’hypocrisie des pharisiens de tous les temps.

Le cas Griffith est à rapprocher du cas Hergé, le père de Tintin ayant d’abord relayé des idées réactionnaires, colonialistes voire racistes avant d’affirmer son désir de progrès et d’ouverture, de combattre les clichés et les amalgames, les injustices hors étiquettes. Avec une énorme différence. Le lotus bleu est infiniment supérieur à Tintin au Congo. Comme les pamphlets antisémites de Céline n’arrivent pas à la cheville du Voyage au bout de la nuit. Avec Griffith, c’est le cœur même de son art qui est touché. Et un malaise nous étreint. Qui pousse (aussi) vers Intolérance, le contrepoint humaniste.

 

Griffith après Intolérance

La Roche Tarpéienne était proche du Capitole. Naissance d’une nation s’apparente au hit suprême de l’ère du muet, Intolérance s’avère son plus grand flop. Or Griffith, à vouloir trop d’indépendance, s’est attiré l’ire des financiers et des studios. Comme d’autres génies à venir (Orson Welles, Jacques Tati, Francis Ford Coppola, etc.), il va peiner à retrouver des budgets, il verra sa carrière péricliter. Mais il aura la joie d’être entouré par la chaleureuse adoration de ses anciens acteurs (et surtout actrices) et de profiter des retombées des succès d’antan. Surtout, un de ses anciens assistants, Woody Van Dyke l’appellera à la rescousse pour son film San Francisco (1936) et Griffith, dans un ultime baroud d’honneur, œuvrera à la reconstitution du fameux incendie, scène qui prendra place au panthéon des plus mythiques du 7e art.

 

Une très grande dame !

Entre les diverses séquences liées aux quatre fils du film, Griffith a placé des intermèdes où l’on voit une jeune femme, à l’avant-plan, balancer inlassablement un berceau tandis qu’on distingue d’autres dames assises à l’arrière-plan. Dans le rôle-passerelle de Mère de l’Humanité, Lillian Gish (1893-1993), qui sera l’une des plus grandes stars de l’ère du muet au côté des Greta Garbo et Louise Brooks. L’incarnation d’une féminité délicate, pas très loin de Mary Pickford, la petite fiancée de l’Amérique, quand une Gloria Swanson jouera les épouses sophistiquées, Theda Bara les vamps mangeuses d’hommes (riches) ou Joan Crawford les garçonnes émancipées. Gish a d’abord été la muse de Griffith, qu’elle a accompagné durant une vingtaine de films (elle est Elsie Stoneman, l’héroïne de Naissance d’une nation), avant de se diversifier (La lettre écarlate et Le vent de Victor Sjöström), puis de disparaître, précocement, les studios (machistes) lui faisant payer très cher son indépendance et son pouvoir (comme à Brooks ou à Garbo). Elle se réfugiera alors sur les planches de Broadway, où elle brillera des décennies durant, revenant ponctuellement au grand écran pour ajouter quelques pépites (La nuit du chasseur, Duel au soleil, Le vent de la plaine) à un parcours remarquable. Des Mike Nichols ou Robert Altman feront encore appel à ses services. Jeanne Moreau lui a consacré un documentaire en 1983 et François Truffaut lui a dédié La nuit américaine.

Intolerance (D.W. Griffith, 1916)
La mère de l’Humanité, interprétée par Liliane Gish (photo du trailer du film restauré, Cohen Media Group on Publish Date July 26, 2013).

 

Un film sur le film

En 1986, les frères Taviani, les Dardenne italiens du temps (symboles d’un cinéma d’auteur européen prisé par la critique et les festivals) ont réalisé un émouvant Good Morning Babilonia qui, au-delà des aventures américaines de deux jeunes émigrés italiens, nous plonge dans les coulisses de la création d’Intolérance.

Marquant ! La beauté classieuse de Greta Scacchi ! Et que dire de la tirade de Griffith (Charles Dance, le futur Tywin Lannister de Game of Thrones) ? Lors du banquet final, il s’adresse au vieux père des héros : édifier des décors pour le cinéma (les éléphants babyloniens pour les deux fils) perpétue l’art familial séculaire de la restauration d’églises, un grand film étant l’équivalent, au XXe siècle, des cathédrales du Moyen-Age, soit un creuset créatif où convergent mille talents orchestrés par un maître-d ’œuvre.

Griffith on the set of the movie.
D.W. Griffith sur le tournage du film (Credit Photofest, via Film Forum).

 

Bonus sentimental : un coup de foudre !

Il fut un temps où la radio-télévision belge possédait des médiateurs qui nous offraient l’or des sciences, de la philosophie, de l’art. Côté cinéma, comment oublier Sélim Sasson ou le Ciné-Club de Minuit de Dimitri Balachoff ? J’étais adolescent et devais ruser pour tromper la vigilance maternelle, quitter subrepticement mon lit pour aller me poster devant le petit écran. Retrouver Dimitri et ses pépites. Des films de Wenders, Fellini, Eisenstein… Et, un jour, le choc, absolu, devant des reconstitutions sublimes de la Babylone biblique.

La passion m’emporta comme un tsunami. Pour la Mésopotamie. La Tour de Babel et les Jardins suspendus, la Porte d’Ishtar, les lions ailés, les barbes, les légendes… Quelques années plus tard, jeune adulte, je découvrais un film moderne qui tissait son récit autour de la genèse de mon bijou babylonien, qui transformait son réalisateur, quasi, en prophète d’une nouvelle religion. Nouveau choc. Mais il me fallut bien des années encore et une soirée d’Arte pour m’emparer définitivement du film, le voir et revoir, aller à la rencontre de la matrice de mes rêves : Intolérance (D.W. Griffith, 1916).

 

On peut voir le film gratuitement sur : Archives.org :

Intolerance – Internet Archive

Ou sur YouTube :

 

Ciné-Phil RW.

 

 

 

 

 

 

 

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE : (3/100) NAISSANCE D’UNE NATION (Griffith, 1915)

VERS UNE CINETHEQUE IDEALE

100 films à voir absolument…

…des débuts du cinéma aux années 2010

the-cabinet-of-dr-caligari | Cinéma expressionniste, Le cabinet du ...

(3/100) Naissance d’une nation (Griffith, 1915)

Naissance d'une nation — Wikipédia

Ciné-Phil RW à la mise en place, Nausicaa DEWEZ au contrepoint.

 

(3/100) Naissance d’une nation, drame historique muet de David Wark Griffith, Etats-Unis, 1915, 3h07’.

 Naissance d’une nation… et du cinéma !

 Crainte, stupeur et tremblement ! Comment évoquer, sans submersion, un prophète et une Genèse ? Raconter l’an 0 du 7e art sans contourner la polémique qui le plonge dans des braises ardentes ?

 

Le cinéma avant D.W. Griffith

Pour comprendre Naissance d’une nation, son importance phénoménale, son statut de film culte, il faut un détour… à rebours.

A lire la majorité des études, le 7e art naît en 1895 avec la Sortie des usines Lumière des frères… Lumière, même si beaucoup d’entre nous songent à Méliès, un autre Français, et à son Voyage dans la Lune (1902). En oubliant une Alice Guy.

Le Voyage dans la Lune (Georges Méliès, le prestidigitateur du ...

Le cinéma se développe très rapidement, mais les pionniers restent limités à des courts métrages, c’est le règne du one reel movie, le film à une bobine (un métrage de 300 mètres, une durée de projection de 10 à 15 minutes).

Un premier palier est franchi avec Le vol du grand rapide/The Great Train Robbery(Edwin S. Porter, Etats-Unis, 1903), un western (le premier !) qui narre une attaque de train et propose des scènes en extérieurs, des mouvements de caméra.

The Great Train Robbery (1903 film) - Wikipedia

 

« L’homme qui a inventé Hollywood »*

D. W. Griffith — Wikipédia

Entre 1908 et 1913, David Wark Griffith (1875-1948), qui a participé au tournage du Vol, réalise des centaines de courts-métrages. Il y explore tous les registres, adaptant ou créant, passant du drame à la comédie, du western au thriller, de l’historique à la satire sociale.

Il n’a de cesse de développer sa maîtrise, synthétisant et maximalisant des innovations venues d’un peu partout. La variation des plans, l’utilisation d’un chariot pour plonger la caméra au cœur de l’action et s’éloigner du statisme photographique. Dès son premier film, « le père de la technique cinématographique » impose déjà le temps virtuel, une donnée fondamentale de la grammaire du 7e art, grâce à un jeu de scènes alternées avec hiatus : le spectateur doit imaginer qu’une séquence se prolonge quand il passe à la suivante car il ne la retrouvera pas où il l’avait laissée mais un peu plus loin. Un art de l’ellipse qui implique une consommation plus active/cérébrale mais qui permet aussi au réalisateur de maîtriser la durée.

Griffith poursuit ensuite son combat pour le développement du long-métrage, finissant par imposer des quatre bobines (4×15’=60’, Judith of Bethulia, 1913). C’est que ce lecteur et cinéphile compulsifs s’est fixé un ultime défi : hisser le cinéma au niveau du (meilleur) roman, en faire un art majeur (le 7e !). Il va donc s’acharner à transposer sur grand écran l’ubiquité, le souffle, la profondeur de la littérature.

En corollaire, voulant mener des projets de plus en plus risqués, Griffith se bat aussi pour son indépendance et ses droits, anticipant la démarche du cinéma d’auteur. Ainsi s’associera-t-il avec d’autres créatifs pour échapper aux tentacules des financiers (Triangle, avec le réalisateur Mack Sennett, puis le célébrissime United Artists avec les comédiens Mary Pickford et Douglas Fairbanks, le génie polyvalent Charlie Chaplin).

 

Le premier… « plus grand film de tous les temps ».

En 1915, Griffith sort Naissance d’une nation, un long-métrage de 3h07’, qui nous plonge dans l’une des pages historiques phares de son pays, la Guerre de Sécession. Tous les records sont pulvérisés. La durée, le nombre de figurants, le coût… et les retours (public et gains).

 

Le pitch ?

Les heurs et malheurs des membres de deux familles américaines très liées (les Cameron du Sud et les Stoneman du Nord) se faufilent à travers une reconstitution des années 1860, nous menant de l’âge d’or qui précède l’éclatement de la guerre civile à celle-ci et jusqu’à ses conséquences les plus dramatiques : batailles, assassinat de Lincoln, ruine du Sud, naissance du Ku Klux Klan, etc.

Le récit, passé une introduction un peu poussive, s’avère riche en péripéties, trames romanesques (amours, amitiés, rivalités, vengeances, sombres desseins…) passionnantes et émouvantes. Et oui, nul doute qu’une mini-série mémorable comme Le Nord et le Sud a dû lorgner en direction du film !

 

Un chef-d’œuvre !

Les reconstitutions sont magnifiques. Du jamais vu. On admire de somptueux tableaux**, comme dans un musée, puis, d’un coup, ils s’animent, on passe de la peinture au cinéma. Onirique ! Qui plus est, Griffith excelle tout autant dans l’intime que dans le grandiose, don rare et précieux qui annonce le David Lean des années 60. On dira d’ailleurs de lui qu’il est « le premier à photographier la pensée », tant ses plans rapprochés, resserrés semblent aller fouiller l’âme de ses personnages, démasquer leurs sentiments profonds, cachés. A la manière d’un Bergman, déjà ?

 

Un récit polémique.

Griffith a grandi au milieu d’une société ruinée par l’abolition de l’esclavage, et il adapte le roman d’un partisan de la suprématie des WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Sans sourciller, il nous offre une apologie aujourd’hui sidérante des fameux cagoulards, présentés comme un rempart héroïque contre le désir frénétique de revanche des anciens esclaves. Et ceux-ci, les Noirs, sont pour la plupart dépeints comme des animaux ne songeant qu’à boire, violer (les femmes blanches), etc.

Pourtant, au second degré, on remarquera des valeurs humanistes fortes. Lincoln est présenté en Père de la Nation plus qu’ennemi, noble, compatissant, clément. Il est surtout question de la persécution des vaincus par les vainqueurs, du rôle des affairistes et des opportunistes. Le point d’acmé du film voit une coalition de tous les cœurs généreux et celle-ci rassemble des Noirs comme des Blancs, des hommes du Sud et du Nord. On pourrait ajouter que le film s’avère très moral si l’on se fonde sur son unique cohérence interne sans se soucier de vérités historique ou sociologique fort éloignées de la perspective du créateur.

Mais. Il y a un contenu raciste (le mot Aryen est prononcé !) et réactionnaire indiscutable, qui enthousiasme l’Amérique de 1915, popularise et ressuscite le Klan. L’objectivité contraint donc à un grand écart tordu entre le dégoût et l’admiration. Ce qui est très inconfortable.

 

Le contrepoint de Nausicaa : cinéma et récit national.

Au-delà de son contenu polémique, Naissance d’une nation est aussi un exemple éclatant d’un fil rouge dans l’histoire du cinéma américain : la transmission d’un récit national.

Alors que le cinéma européen – français – en ses débuts envoie les hommes sur la lune ou met en scène la Bible, le cinéma américain raconte et donne sens et forme aux hauts faits de l’histoire et de l’identité nationales. La Guerre de Sécession dans Naissance d’une nation, la conquête de l’Ouest et l’instauration de La Loi et l’Ordre/Law and Order dans Le vol du grand rapide, la terre d’immigration et d’espoir dans The Immigrant, l’un des premiers Charlot (États-Unis, 1917), etc. L’art nouveau et plein de promesses qu’était le cinéma au début du XXe siècle semble avoir été d’emblée perçu comme le véhicule privilégié d’un discours de la jeune nation sur elle-même. Né avec le cinéma américain, ce courant perdure jusqu’à aujourd’hui, pour le meilleur ou pour le pire.

Pour approfondir le sujet, quelques lectures transversales, passionnantes : Hollywood, cinéma et idéologie (Régis Dubois, chez Sulliver), Mythes et idéologie du cinéma américain (Laurent Aknin, chez Vendémiaire) et Les conquérants d’un nouveau monde (Michel Ciment, chez Folio/essais).

 

Griffith répond à Griffith.

Est-il mégalomaniaque ou ambitieux ? Désire-t-il de toutes ses forces mériter son surnom de « Shakespeare de l’écran » ? Un an après la sortie de Naissance d’une nation, Griffith présente déjà un film qui va plus loin encore. Tout en apportant un très salutaire contrepoint éthique qui relativisera nos conclusions sur le brûlot et nous permettra d’entrevoir la clé psychologique d’un créateur que nous voudrions aduler. Y arriverons-nous ? Réponse dans l’article sur le film Intolérance.

 

NB On peut voir le film gratuitement et dans de très bonnes conditions sur YouTube :

Nausicaa DEWEZ et Ciné-Phil RW.

 

* A défaut, il est, du moins, le premier à y avoir tourné, avant l’implantation des studios.

** De fait, les encarts annoncent des fac-similés de tableaux historiques.

 

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE : LES ANNÉES 10 (ère du muet)

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE

100 films à voir absolument

analyse décennie par décennie/feuilleton en 12 épisodes

qui court des débuts du cinéma aux années 2010

the-cabinet-of-dr-caligari | Cinéma expressionniste, Le cabinet du ...

par Ciné-Phil RW et ses contre-pointeurs Nausicaa DEWEZ et Krisztina KOVACS, Daniel MANGANO et Thierry DEFIZE.

 

(II)

Les années 1910

(ère du muet)

 

Pour le Top 100, je m’octroie une entorse (unique) et retiens 2 films d’un même cinéaste dans une même décennie. C’est qu’il me semble impossible d’offrir les fondations d’une Cinéthèque idéale sans présenter le socle monumental sur lequel repose la statue du 7e Art, comme explicité ci-dessous.

(3/100) Naissance d’une nation/Birth of a Nation (D.W. Griffith, Etats-Unis, 1915).

Voir  l’article sur Naissance d’une nation

 

(4/100) Intolérance (D.W. Griffiths, Etats-Unis, 1916).

Voir  l’article sur Intolérance

 

D.W. Griffith !

A la rencontre de... La naissance d'une nation (1915)

David Wark Griffith est-il l’inventeur du cinéma moderne ? Ses deux chefs-d’œuvre, des longs-métrages, constituent un diptyque entre lesquels se situe l’an 0 du 7e Art. L’oscillation entre ces deux films se retrouve dans les classements de l’AFI (American Film Institute) : elle classe Naissance 44e film américain de tous les temps en 1998 mais le fait disparaître de son top 100 en 2007, le remplaçant par Intolérance, positionné 49e.

Intolérance est l’un des films culte de mon adolescence, du temps où je visionnais tous les vieux films possibles au ciné-club de la Radio-Télévision Belge, le vendredi soir. Quant à Birth of a Nation, avec son apologie du KKK (Ku Klux Klan), il fut considéré comme le meilleur film de tous les temps avant de concourir désormais pour le titre de « film le plus polémique de l’Histoire ».

Au premier regard, deux films aux antipodes, le racisme contre l’humanisme. Au deuxième, la perspective s’affine, se nuance.

 

D’autres chefs-d’œuvre plébiscités par la critique ?

 

En France :

Achat J'accuse en Blu Ray - AlloCiné

. J’accuse d’Abel Gance/version 1919 ;

. Les vampires de Louis Feuillade/1915, une série de 10 courts et moyens métrages, de préférence sans doute à ses 5 excellents Fantômas ou à ses 12 Judex. La naissance des séries B, une anticipation des séries télévisées ?

Lien vers l’article consacré la série de films Les Vampires 

 

En Italie :

Description de cette image, également commentée ci-après

. Quo vadis ? d’Enrico Guazzoni/1912) ;

. Cabiria de Giovanni Pastrone/1914.

Deux prototypes du long-métrage et du péplum, moins pour leurs qualités intrinsèques (quoique…) que pour leurs conséquences sur l’Histoire de la Culture, les deux ayant boosté l’envie de Griffith d’oser raconter large.

NB : Cabiria a donné son décor au magnifique musée du cinéma de Turin, bien des idées à Jacques Martin (BD Alix) ou à Fellini (Les nuits de Cabiria), et l’un des premiers super-héros, Maciste, protagoniste de dizaines de films.

       Daniel : Cabiria, effectivement. Mais, côté italien, j’ajouterais Les derniers jours de Pompéi (Caserini, 1913), un autre péplum. Et peut-être des futuristes, comme Thaïs (Bragaglia, 1917).

 

Aux States :

       Daniel : Les films de Tom Mix ! Dont le cheval a dû inspirer Morris pour Jolly Jumper.

       Nausicaa : À côté des deux monuments de D.W. Griffith, Forfaiture (Cecil B. DeMille, 1915) figure lui aussi souvent dans les classements des plus grands films de l’époque. Il s’agit d’une variation sur un triangle amoureux, entre une femme endettée, un homme qui accepte de rembourser ses dettes si elle se donne à lui, et un mari qui ne devrait rien savoir de l’opération. Évidemment, rien ne se passe comme prévu.

       Spoiler ! Une scène particulièrement mémorable est celle où le wannabe amant (Sessue Hayakawa) marque au poinçon l’épaule de la femme (Fanny Ward) qui se refuse finalement à lui. À noter aussi la fin du film, avec le procès du mari…

                 Phil : Un – presque – cocu magnifique, émouvant, qui prend sur lui le coup de feu de l’épouse à son agresseur/harceleur.

…et la tentative de lynchage (de la… victime asiatique !) qui s’en suit. Avant les films bibliques pour lesquels il reste célèbre aujourd’hui (Les dix commandements, dont il tourna une version en 1923 et une autre en 1956), Cecil B. DeMille se montre déjà virtuose dans l’art de filmer les foules.

                Phil : Narration tendue et esthétisme (clairs-obscurs, gros plans). Un bémol pour la morale affichée en toutes lettres : on ne se mélange pas entre Occidentaux et Orientaux ! La tentation du lynchage final en dit long.

 

Mais encore…

       Thierry : L’étudiant de Prague est une merveille ! Mais j’ai un doute : ai-je vu l’original de 1913 (Allemagne, Stellan Rye et Paul Wegener) ou son remake de 1926 (Allemagne, Henrik Galeen) ?

 

Who knows ?

 

       . CHARLOT.

Les meilleures citations de Charlie Chaplin ... et de Charlot

       Nausicaa : C’est au cours de cette décennie que naît le personnage de vagabond campé par Charlie Chaplin, connu en francophonie sous le nom de Charlot. D’excellents courts-métrages préparent les grands films de la décennie suivante.

                 Phil : Chaplin débute sous la direction de Mack Sennett à la Keystone, un studio hollywoodien qui lancera aussi les gagmen Harry Langdon et Harold Lloyd. Il invente son personnage dès sa première saison et son deuxième court-métrage (1914). Kid Auto Races at Venice est une fabuleuse mise en abyme. On y voit Charlot gêner une équipe de tournage, qui tente de capter l’événement sportif, jouer avec la caméra apparente (une caméra filmée par une caméra), comme s’il voulait l’apprivoiser, entrer de force dans l’usine à rêves du cinéma.

 

 

                 . LE SEPTIEME ART.

                Phil : L’expression naît en deux temps via un critique franco-italien. Ricciotto Canudo salue la naissance du cinéma comme 6e art en 1911, ce qui est déjà l’élever au rang d’art. Puis il apprend à calculer/préciser sa pensée hors Hegel (qui avait proposé une liste de cinq arts) et milite pour un 7e art en 1923. Les autres arts ? Vers 1835/1838, Hegel avait évoqué l’architecture, la sculpture, la peinture/les arts visuels, la musique, la poésie/littérature. Il avait négligé les arts de la scène, la danse, le théâtre…

 

              . L’EPOUVANTE.

Frankenstein (1910) | Horreur.net

              Krisztina : Le premier Frankenstein est réalisé par James Searle Dawley (Edison Studios) en 1910. Le court-métrage muet se présente comme « une adaptation libérale » et s’ouvre avec Victor Frankenstein partant pour l’université. Le reste de l’histoire est fidèle au roman de Mary Shelley : le monstre, en guenilles et affublé d’une perruque effrayante, cherche la reconnaissance de son créateur et le frappe de son amère vengeance lorsqu’il ne la reçoit pas.

 

              . LA CARRIERE AMERICAINE D’UNE FRANCAISE.

Alice Guy, la première cinéaste – L'Histoire par les femmes

              Phil : Alice Guy, évoquée dans notre chapitre Préhistoire, a vogué vers les Etats-Unis pour suivre son mari. Mais elle y réalise une deuxième carrière, remarquable. Il fallait se pencher plus avant sur cette pionnière, dont les apports ont été aussi magistraux qu’oubliés et, pis encore, occultés. Nausicaa Dewez a mené l’enquête et nous offre un passionnant dossier aux allures de réhabilitation, qui, au-delà d’une information décapante, émeut et révolte :

LIEN vers l’article sur ALICE GUY

 

                 . FEMME FATALE et VAMP.

File:Theda-bara-cleopatra detail.jpg - Wikimedia Commons

La beauté fatale (cette femme qui séduit et détruit qui succombe à ses charmes) est un thème qui remonte à l’antiquité. Ishtar, Circé ou Calypso, voire les sirènes (dont la beauté se devinait à leur chant ?). Au cinéma, Theda Bara incarne sa première manifestation, dès 1915, aux Etats-Unis, dans A Fool There Was/Embrasse-moi, idiot !, de Frank Powell. La même année, en Europe, le terme vamp se répand pour désigner une réalité assez proche. Vamp comme vampire ? Il y a une analogie : le vampire attire/subjugue et affaiblit sa victime en prélevant son sang. Et il y a Irma Vep (anagramme de vampire), cette égérie du gang des vampires, qui, dans le film… Les vampires, de Louis Feuillade, en 1915, ensorcèle le public des salles obscures en collant noir ô moulant :

    LIEN vers notre article sur LES VAMPIRES

 

Nausicaa Dewez et Krisztina Kovacs, Thierry Defize et Daniel Mangano, Ciné-Phil RW.

 

HUMILIÉS ET OFFENSÉS de FÉDOR DOSTOIEVSKI / La lecture de Jean-Pierre LEGRAND

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Jean-Pierre LEGRAND

Peut-on aimer Dostoïevski ? se demande Julia Kristeva dans son dernier ouvrage. Et de rappeler la mise en garde de son père : « Destructeur, démoniaque et collant, trop, c’est trop, tu n’aimeras pas du tout, laisse tomber ! » De fait, Dostoïevski n’est pas aimable ;  il est dérangeant, éprouvant, tendu à l’extrême, mais passionnant.

Humiliés et offensés - Fiodor Dostoïevski - SensCritique

D’abord publié en feuilletons, puis en volume, « Humiliés et offensés » est généralement considéré comme un des premiers chefs d’œuvre de l’auteur.

De mon point de vue, il n’atteint pas encore les sommets qui suivront. Découpé en chapitres souvent très courts il pâtit par endroits de sa vocation de feuilleton et de la rapidité de sa composition. Ici ou là on peut tomber sur des contradictions parfois gênantes tandis que sa trame mélodramatique montre ses limites. Il n’empêche, Dostoïevski affine ici ce qui deviendra sa manière caractéristique faite d’une profusion verbale et de dialogues proliférant en espèces d’arcs électriques qui laissent dans l’air  comme une odeur tranchante et métallique.

Nous retrouvons dans « Humiliés et offensés » une variation subtile du trio amoureux sur laquelle viennent se greffer divers personnages adventices qui donnent cependant toute sa couleur au roman.

Or donc Vania, le narrateur, aime Natacha, fille de Nikolaï Serguéitch Ikhménev, ancien intendant du prince Valkovsky par lequel il a été profondément humilié et à qui l’oppose un interminable procès. Natacha rejette Vania qui conserve le rôle ingrat de confident.

En réalité, Natacha est amoureuse d’Aliocha, fils du prince Valkovsky.  Elle a fui sa famille, maudite par son père. Aliocha est un être d’une versatilité enfantine et d’un égoïsme aussi radical que candide ; il est à la fois victime d’un père incarnation du mal et bourreau par désinvolte immaturité. Certes Aliocha aime Natacha mais son inclination changeante le porte vers Katia, riche héritière de 17 ans. Une polarité de pureté s’incarne en Nelly, toute jeune fille, orpheline-martyre d’une fierté sauvage et que ronge une profonde tristesse.  Elle est recueillie par Vania après la mort de sa mère survenue dans la plus extrême pauvreté. Epileptique, épuisée par la souffrance physique et psychique Nelly glisse vers une mort inéluctable.

De ce qui, vu de loin, peut sembler un mélange indigeste de Feydeau et Eugène Sue, Dostoïevski tire une œuvre pleine de tensions où déjà fidèle à une veine qu’il ne cessera de creuser, il  s’intéresse à l’inconséquence, à la cohabitation de sentiments contradictoires poussés à leur incandescence, à l’excès de haine comme avatar de l’amour, bref,  à tout ce qui fait que ses personnages irraisonnés semblent constamment sur le point de s’inverser en leur contraire.

Fiodor Dostoïevski : Hommage (1956 / France Culture) - YouTube

Le vrai sujet de ce lourd roman est cependant l’exploration très fine de la dialectique  de l’orgueil et de l’humiliation, que l’on retrouve tout au long de l’œuvre de Dostoïevski. Péché capital comme chacun sait, l’orgueil exerce son travail de sape chez presque tous les personnages dostoïevskiens dont il explique largement la déconcertante brusquerie d’action que parfois on leur reproche au nom d’un réalisme convenu. Leur extravagante et explosive inconséquence serait exagérée. Certes, dans notre réalité de tous les jours, les inhibitions sociales ne permettent pas toujours à ces explosions de se produire au grand jour, mais, dans le secret des familles on peut – j’en ai fait l’expérience – rencontrer de ces êtres dont l’humiliation a renforcé l’orgueil jusqu’à la folie.

Dans un passage où le père de Natacha  peine à écrire une lettre de pardon à sa fille, Dostoïevski rend particulièrement sensible et crédible ce tourbillon de l’humiliation et de l’orgueil blessé :

« Pauvre vieillard ! Dès les premières lignes, on devinait à qui il écrivait. C’était une lettre à Natacha, à sa bien-aimée Natacha. Il commençait avec chaleur et tendresse : il s’adressait à elle en pardonnant et en l’appelant à revenir. Il était difficile de tout déchiffrer dans cette lettre (…) mais on voyait seulement que le sentiment chaleureux qui l’avait poussé à saisir la plume et à écrire ces premières lignes, très vite, tout de suite, s’était transformé en autre chose : le vieillard commençait à faire des reproches à sa fille, à lui décrire en couleurs vives le crime qu’elle avait commis. (…). On voyait qu’après les quelques premières lignes, il avait pris sa générosité originelle pour de la faiblesse, il s’était mis à en avoir honte, et que, finalement, après avoir ressenti les tortures de son orgueil blessé, il terminait par de la colère et des menaces. »

Dans l’optique profondément chrétienne qui est la sienne, Dostoïevski fait fréquemment dire à ses personnages que « la souffrance purifie tout ». L’humiliation est toutefois une souffrance d’un genre particulier : elle pervertit au lieu de sanctifier;  chevauchée par l’orgueil, elle est un facteur de damnation.

L’épouse de Nikolaï Serguéitch ne s’y trompe pas lorsqu’elle s’écrie : «Pardonne-lui, pardonne-lui ! s’exclamait, sanglotant Anna Andréievna, se penchant sur lui et l’embrassant. Ramène-la dans sa famille, mon chéri, et Dieu Lui-même au jour du Jugement te comptera ton humilité et  ta miséricorde. ». La vertu qui sauve est la négation de l’orgueil : c’est l’humilité. Une humilité que certains, comme l’a bien vu Gide, pousseront « jusqu’à l’abjection, jusqu’à se complaire dans l’abjection ». La petite Nelly est de ces saintes à qui sa mère, a confié en  mourant : « « Reste pauvre, et va plutôt mendier que… » Ce n’est pas une honte de demander l’aumône ».

A l’opposé de la pure et maladive Nelly, nous trouvons le prince Valkovsky qui inaugure une longue série de personnages noirs, incarnation du mal, égocentriques et jouisseurs, dépourvus de morale et guidés par une sensualité sans limite.
Entre ces deux pôles s’agitent des personnages perdus, ballottés par le destin, abrutis de pauvreté, qui souffrent et font souffrir.

Chaque fois que je lis Dostoïevski je me surprends à être si facilement embarqué dans un univers aux personnages souvent outrés et d’un « voltage » parfois extravagant. Je crois que cela tient au génie des dialogues qui donnent l’illusion quasi parfaite de l’autonomie des personnages par rapport à leur créateur. De la même manière que dans une conversation spontanée nous ignorons ce qui va sortir de notre bouche dans la seconde qui suit, les personnages des romans de Dostoïevski semblent se dessiner devant nous, dans la trame des paroles proférées. La vie bat à chaque page.

Le roman (traduit par A. Marcowicz) sur le site d’Actes Sud 

Le roman (traduit par F. Flamant) sur les site de Gallimard

 

 

ANTHOLOGIE DES FEMMES POÈTES ARABES / MARAM al-MASRI (Le Temps des cerises)

Couverture Femmes poètes du monde arabe

 

Texte de la quatrième de couverture

Contrairement à ce que l’on imagine peut-être, le paysage poétique des femmes du monde arabe est riche. Déjà, dans l’histoire de la culture arabe classique, plusieurs femmes ont fait entendre leur voix à travers la poésie.
Au XXe siècle, en liaison avec le mouvement de libération et de modernisation des sociétés arabes, des femmes sont réapparues. Les plus fameuses sont l’Irakienne Nazik al-Malaïka, la Palestinienne Fadwa Touqan, les Syriennes Colette Khoury ou Ghada Al Saman…Mais on peut constater ces dernières années une véritable explosion de la poésie féminine arabe, sans doute favorisée par Internet et des réseaux sociaux qui font qu’il n’est plus indispensable d’avoir publié des livres pour diffuser ses poèmes. Même si, dans certains pays, l’accès à la publication reste difficile. Parfois certaines poétesses choisissent de changer leur nom pour épargner leur famille et leurs proches, car la poésie est du domaine de l’intime et dévoiler l’intime est sou- vent mal vu, perçu comme un acte d’impudeur.
Le lecteur sera parfois étonné par le respect de la tradition poétique arabe et parfois par la modernité des textes, mais ce qui unit ces femmes, c’est leur liberté d’expression, une liberté gagnée dans un monde difficile ou nulle n’est « prophétesse en son pays »…

En espérant qu’à travers ces paroles de femmes, le lecteur (ou la lectrice) se fera une idée un peu nouvelle, non seulement des femmes arabes, mais aussi des hommes qui, même s’ils sont invisibles, sont présents dans ces pages. La modernité est comme la vague d’un grand océan qui au fur et à mesure a gagné le monde entier… Les mouvements qui ont bouleversé la poésie française et occidentale ont aussi touché les rivages de la poésie arabe et la modernité de la poésie arabe, aujourd’hui, non seulement n’a rien à envier à celle des autres pays mais peut en retour influer sur elles. S’il y a une mondialisation des sociétés, il y a aussi, à travers une grande diversité qui est une richesse, une mondialisation de la poésie.

Maram al-Masri

 

SÉLECTION DE TEXTES

 

HANADI  ZARKA

(Syrie)

 

UNE PLUIE TARDIVE

Tu me promets toujours

Et tu as certainement  tes raisons pour arriver en retard

Ou ne pas venir ;

Et moi, j’attends.

Et quand tu viens en retard

Comme d’habitude

Nerveux, comme il convient,

Tu prétends que l’état des routes est très mauvais

Et que les pluies t’ont surpris au loin

Peut-être tu n’as pas remarqué

Que la pluie est en retard depuis déjà un an,

Au moins,

Depuis que tu as décidé de prendre rendez-vous avec moi.

 

MIROIR

je suis svelte, comme tu les veux

Et je prends soin de moi,

Comme il convient pour une femme que tu aimes.

J’utilise ta brosse à dents

Et ma langue sait bien répéter, comme tu le souhaites,

Les mots qu’il faut

Avec calme et dignité.

J’aime la même musique que toi.

Je possède tes livres.

J’embrasse les lieux que tu visites.

Je te ressemble beaucoup.

Tu m’as fait devenir toi.

 

Je ne t’aime plus.

 

Hanadi Zarka est née à Lattaquié. Elle est titulaire d’un diplôme en génie agricole de l’université de Tichrine. EN 2001, elle publie Le retour du chaos, prix Mohamed El Barghout pour la jeunesse.

Pour découvrir plus de poèmes de Hanadi Zarka

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VIOLETTE  ABU JALAD

(Liban)

 

J’AVOUE QUE J’AI AIMÉ PLUS QUE DE RAISON

J’avoue que j’ai aimé plus que de raison

Jusqu’à être possédée par le génie de l’amour

J’ai tout parié sur la ronde du désir qui tourne autour de ses blessures.

J’ai bu l’enchantement de lèvres lointaines

Comme si les eaux accessibles ne pouvaient pas désaltérer

Comme si seul l’impossible était un vrai texte

J’écrirai sur toi pour que tu deviennes la distance

Et je t’écrirai pour que je devienne le temps

Je danserai autour de moi-même

La pluie me surprend

J’enlace dans la glace une tunique qui s’épanouit sur une neige qui brûle

La chevelure couleur de vie tombe de fatigue

Je danserai autour de moi-même

Jusqu’à ce que vienne le temps de ta folie

Je saurai alors que j’ai dansé plus que de raison.

 

Violette Abu Jalad , jeune poète, vit à Jounieh, près de Beyrouth. Elle a publié quatre livres dont J’ai accompagné le fou jusque dans son esprit.

Pour découvrir plus de poèmes de Violette Abu Jalad

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LORCA SEBTI

(Liban)

 

IL NE MEURT PAS

Ce qui ne meurt pas

ce n’est pas le poète

mais sa place quand il meurt

 

ce qui ne meurt pas

ce n’est pas la douleur

mais sa place quand il meurt

 

ce qui ne meurt pas

ce n’est pas le souvenir

mais sa place quand il meurt

 

ce qui ne meurt pas

ce n’est pas dieu

mais sa place quand il meurt

 

Loca Sebti est née en 1979, au Sud Liban. Fille du poète Mustapha Sebti, elle a suivi des études d’éducation physique et de philosophie. Présentatrice à la télévision libanaise, elle anime une émission culturelle, Pose des questions à ton coeur. Elle a publié six livres dont un recueil pour les enfants: Sumson est dans le ventre de sa mère.

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DUNIA MIHAIL

(Irak)

 

LES PRONOMS

Il joue un train

Elle joue sifflet

Ils partent

Il joue corde

Elle joue arbre

Ils se balancent

Il joue rêve

Elle joue plume

Ils volent

Il joue général

Elle joue armée

Ils déclarent guerre

 

Dunia Mihail, née en 1965 est titulaire d’un BA de l’Université de Bagda. Après avoir été interrogée par les services de Saddam Hussein, elle s’exile en Jordanie. Elle vit aujourd’hui aux Etats-Unis, dans le Michigan. En 2001, elle a reçu le prix des Nations Unies pour les droits de l’homme et la liberté de l’écriture. Elle a publié cinq livres.

Pour découvrir plus de poèmes de Dunia Mihail 

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MAISOON SAKR

(Emirats Arabes Unis)

 

LA VEUVE D’UN BRIGAND

Quand j’écris le secret ne se révèle pas, la féminité ne sort pas toute nue, l’angoisse ne me prête pas attention, les mots répugnent au chant, je n’appelle pas la langue à la rescousse et je ne me calme point.

L’icône de la souffrance, les traces du sable, la passion montée en croupe, le fruit pourri, la compagnie de la mort, un corps à titre d’indication, le retour à la soif, l’amer essoufflement , le fidèle gardien, les cauchemars de la compassion, de petits renards dans le demi-cercle, le regrets du labyrinthe, le sentier de la perdition, les vers de terre.

C’est ainsi que je commence à tordre les mots.

 

Maison Sakr  est diplômée de la faculté des sciences économiques et politiques de l’Université du Caire. Elle a travaillé au Centre culturel d’Abou Dhabi au centre de documentation, puis à la Fondation pour la culture et les arts. Elle a également créé le premier et le deuxième festival de l’enfance. Elle a composé six oeuvres pour les enfants et a travaillé à la compilation en quatre volumes de l’oeuvre de son père, le poète Cheikh Saqr bin Sultan Al Qasimi.  

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FATMA AL-SHIDI

(Oman)

 

RÉVOLUTION

Tout est retourné comme l’aiguille du scorpion du temps

comme le mât qui ne sait pas se courber

Les marges sont au premier rang

L’étonnement a perdu ses verres grossissant

Il a pris du repos dans l’ombre du milieu des petites choses

Les reptiles ont cessé de mendier les trottoirs à l’insu du temps, il leur est venu des ailes

Les dinosaures ont rétréci plus que les angle de la photo

Les statues se sont agenouillées devant les doigts du sculpteur

Le poème s’est collé à la rue

Les masques se sont envolés

Alors les rires se sont envolés aussi

 

Fatma al-Shidi, docteur en linguistique de l’Université de Yarmouk, est enseignante et conseillère du ministère de l’éducation. Elle est poète, prosatrice et critique. Parmi ses livres de poésie : Cette mort est plus verte.

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HOUDA ABLAN

(Yemen)

 

OBJETS

J’avais une maison

Et un lit de bois rêveur

Et une douleur sur l’étagère

Et un robinet de souvenirs

Et un brasier sur lequel je retournais mon cœur

quand le froid l’assaillait

Et beaucoup de fumées

Mais j’étais sans porte

Et sans fenêtre

 

Houda Abla, née en 1971, a étudié à l’Université de Sanaa et a obtenu son diplôme en sciences politiques en 1993. Son premier recueil de poèmes, Les Roses, a été publié à Damas en 1089. Depuis lors, elle a publié plusieurs autres recueils de poèmes qui ont été traduits en plusieurs langues. Sa poésie a également été incluse dans un recueil de poèmes intitulé Arab Women’s Poetry: Contemporary Anthology. Elle a été secrétaire générale de l’Union des écrivains yéménites, avant d’être promue au poste de vice-ministre de la culture. 

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NABILAH Al-ZUBAÏR

(Yemen)

 

LE JEU DE LA RAISON

Je vais prétendre que je suis raisonnable

et tu vas prétendre que tu es fou

Je vais jouer avec toi de ma raison

et toi, tu vas jouer avec moi de ta folie

Puis

je vais te suivre

tandis que tu ramasserais les cailloux

et que tu compterais mes chutes

 

LE JEU D’ÉCRITURE

Ce jeu est dangereux

Moi, je n’ai pas essayé d’être un poète régulier

et toi, tu n’as pas essayé d’être un poète ouvert

Mais je n’ai pas su ce que je devais écrire

sauf après que le temps a passé

 

A force de numéroter ses rêves, on ne peut plus compter sur ses nuits.

Le montreur de sextant

Le montreur de montre agit au réveil du dormeur

Le montreur de pas perd pied face au spectacle de la marche.

 

Nabilah Muhsin al-Zubaïr est une poétesse et romancière yéménite. Elle est née dans le village d’al-Hagara, dans la région de Haraz, et a étudié à l’Université de Sanaa, où elle a obtenu un baccalauréat en psychologie.

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IBA AÏSSA

(Egypte)

 

LE MIROIR

Je punis le miroir

avec une nouvelle forme

Je remplis ses coins

d’une interrogation lubrique

dur ce qui se passe dans l’autre coin de la chambre

et je le provoque encore

en passant nue devant lui

puis je pose mon chewing-gum mâché

et un rictus de victoire

je le laisse à sa curiosité inassouvie

peut-être maintenant, je peux le délaisser

pour regarder la télé

sans que ses yeux se fixent sur moi

ou sur l’horloge du mur

 

Iba Aïssa est artiste peintre et poète. Active dans le domaine des droits des femmes. A publié un roman dont on pourrait traduire le titre par Sat-ange.

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AÏCHA BASSRI

(Maroc)

 

JE NE SUIS PLUS LÀ

Je t’ai appelé

Je t’ai appelé pendant de nombreuses années

Et quand tu as dit « oui »

à l’intérieur de moi

le sens des mots était perdu

Comme les oiseaux sont revenus

Le ciel est parti

 

Aïcha Bassri est une romancière et poète marocaine. A été primée pour son oeuvre La vie sans moi (« Al Hayat min douni »). 

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RAJAE TALBI

(Maroc)

 

LANGAGE

Dans les nuits chaudes

les yeux des taureaux rougissent

Ils frappent la terre du langage

pour voir jaillir l’eau !

Dans l’air montent leurs beuglements !

Rien n’est comparable à cette virilité,

son parfum envahit l’odorat

du langage !

 

FOUDRE

Si je ne réussis pas

à transformer cette poudre

en mots

je n’arrêterai pas de brûler

Sûrement, je serai la damnée

 

LUMIÈRE

L’amour pour

Me rendre lumineuse,

Chasser les ténèbres,

Non pas pour me transformer

En fantôme !

 

ATTENDRE

Au lieu d’attendre

sur un banc,

surveiller la route

Est-ce qu’elle m’apporte l’absent ?

Je regarde

La rivière m’emporter !

 

TOAST

Au lieu de compter

Les objets de l’absence,

Je pars vers la vie

Pour boire

À sa santé !

 

Rajae Talbi est écrivain, poète, traductrice et membre de l’Union des écrivains. Responsable de la section expositions au Ministère de la culture du Maroc. 

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COLETTE BEN HASSAN

(Jordanie)

 

Nous sommes celles qui ôtent leurs ennuis à la fin de la nuit

Leur insatisfaction d’une relation d’amour non réciproque…

Celles qui endossent leurs sous-vêtements, assises face à leur mémoire

En mangeant le pop-corn humain

Fait des cœurs de leurs anciens amours.

 

Nous sommes celles qui bâillent de sommeil

Essayant de se souvenir si elles boivent de la bière froide

Ou la coupe de sang frais qu’elles ont bu peu de temps avant… !

Nous sommes celles qui ont tué l’amour plus d’une fois…

Et nous sommes devenues suceuses de sang… Et de relations !

 

Colette Ben Hassan est une jeune poétesse et éditrice, en Jordanie. A notamment écrit : Une vieille femme m’a faite. Disparue prématurément en 2018.

 

Le recueil sur le site du Temps des cerises 

CROÛTE TES RESTES / PHILIPPE BRAHY

 

« Croûte tes restes… » : est le titre de cette photo en couleurs (rare) et qui représente un pain chaudement sorti du four, croûte éclatée et dorée. Ce pain, préparé du matin, avec amour, fierté et gourmandise par m’amie, avait bien de l’allure. Il ne m’aurait pas déplu de le partager avec elle au petit déjeuner avec un bon café noir et du beurre salé, toutes sensations oubliées.

M’amie avait une façon bien à elle de titrer ses images et se jouait des mots pour en suggérer d’autres, ce qui laissait une libre interprétation au sens que l’on pouvait lui donner. Moi-même friand de ces jeux de mots, je me mis à penser – mes restes, des croûtes ! Moi, un vieux croûton ? Elle eût tôt fait de me rassurer car plus… « terrestre » en réalité. Tout de même, à la photo suivante : « Çamisole ! » Pour – ça m’isole ! ou camisole… de force, je n’étais pas loin d’y perdre la tête. La photo représentait une scène de détapissage, je me lançai donc dans un « détapistage ! » bien de saison. En effet, m’amie s’était cachée sous un grand pan de papier qui ne laissait voir que deux avant-bras sous un bouclier de papier peint, toujours solidaire de son mur. Les grandes manœuvres du printemps avait commencé et on peut imaginer qu’il y aurait du sport sous l’effort.

Cette autre image s’ouvrait sur les félicitations de Inii Ni : « Absolument fantastique. Un koan visuel ! Félicitations ! ». Le kōan prend la forme d’une aporie (contradiction insoluble) qui ne peut être résolue de manière intellectuelle. Cela me convenait car l’image était « spirituelle » et m’amie, tout comme moi, étions l’aporie absolue. Aucune impasse pour nous mais du vraisemblable et rien d’étonnant pour moi à voir dans ce montage photo une fille suspendue par les pieds à des ballons emplis d’hélium qui touchaient terre tandis que la tête de la fille était dans les nuages. Un peu comme un soleil peut cacher un nuage et un porte-avions s’y promener !

La pesanteur sur terre, m’amie écrirait – la pesante heure surterre– en pensant aux « surterre » de Saint-Pol-Roux allant jusqu’à me faire imaginer un vaccin pour le Covid19 : le Zigomaticorona© et s’exclamer : « l’envers allant droit ! », ce qui n’était pas faux. Imaginant aussi dans cette autre image en camaïeu de blanc que cela pouvait paraître « Sombre… ». Ce qui autorisa un certain Patrick Pialet, (pis à lait) de prétendre : « Il y a du monde à laitage… » car rien ne démontrait dans l’image de cet escalier d’un blanc immaculé, s’il descendait ou montait ! Il suffira au « laitier » de bien s’accrocher à la rampe inexistante, un passage pour moine –Variété de phoque des mers chaudes. Mais cet intrus, citant Alfred de Vigny, n’en resterait pas là.

« J’ aime le son du corps le soir au fond des [draps]… » Patrick Pialet. Je répondais : « Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré, / J’ai souri de [l’attendre] , et plus souvent pleuré ! » La photo, ici commentée, est comme la précédente, virginale, c’est-à-dire d’une blancheur absolue que soulignent certains contrastes du « miroir à la nonne », mère supérieure, drapée dans la blancheur du coton et fixant un miroir rond, sorte « œil-de-bœuf » n’ouvrant sur aucun paysage, pas même son visage ; « Chien andalou » muet, à la Luis Buñuel qui rêve d’une lame de rasoir fendant un œil et qui, « l’instant d’après le film montre en gros plan la main de l’homme tenant le visage d’une jeune femme tandis que le rasoir tranche son œil par le long ». Il n’y avait pas tant d’horreur dans cette image que la photo d’une mariée drapée de blanc debout sur un lit et tournée vers ce miroir. « Le blanc qui, d’un point de vue positif, est lumière ; mais la lumière n’existe que par le feu dont le symbole est le rouge. Opposé aux ténèbres maléfiques, le blanc désigne le bien ; mais opposé à la séduction des couleurs et au rouge du sang vital, il désigne l’absence et la pâleur de la mort. » « Le blanc agit sur notre âme comme un silence, un rien avant tout commencement. » — Vassily Kandinsky.