VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE : (4/100) INTOLÉRANCE (Griffith, 1916)

VERS UNE CINETHEQUE IDEALE

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(4/100) Intolérance (Griffith, 1916)

Intolérance - Film (1916) - SensCritique

par Ciné-Phil RW.

 

(4/100) Intolérance, drame historique muet de David Wark Griffith, Etats-Unis, 1916, 3h17’.

 

Intolérance… ou le Nouveau Testament des cinéphiles.

Griffith ? Encore ? Après Naissance d’une nation ? Oui, sans hésitation. Il est impossible d’offrir les fondations d’une Cinéthèque idéale sans présenter le diptyque qui forme le socle monumental sur lequel repose la statue du 7e art.

 

Griffith toujours plus loin

Après avoir réalisé Naissance d’une nation, le premier « plus grand film de tous les temps », David Wark Griffith ne se repose pas sur ses lauriers. Fasciné par les péplums italiens, des fresques antiques aux moyens jamais vus en Amérique… avant lui (le Quo vadis ? de Guazzoni ou le Cabiria de Pastrone, avec ses reconstitutions de Carthage), il décide de repousser ses limites, qui sont alors celles du cinéma. Il fera plus long et plus coûteux (il engloutit toute sa fortune). Il emploiera plus de monde (60 000 figurants, techniciens, ouvriers).

Mais il y a autre chose. Il veut répondre aux accusations de racisme qui commentent ses récentes représentations du Klan ou des Noirs… issues d’une adaptation de roman. Intolérance sera SON film. Il écrit le scénario, s’entoure d’une foule d’assistants, qu’il va former et qui deviendront des pointures du cinéma (Erich von Stroheim, Tod Browning, Woody Van Dyke), il supervise tout, des acteurs aux décors ou aux costumes.

 

Le pitch ?

Compliqué à résumer : il s’agit de la juxtaposition de quatre récits, qui vont alterner, se déroulant à des époques et en des lieux fort différents. On essaie ? Plantons au moins le décor, ou plutôt les décors.

Le premier fil narratif, et le principal, se passe à l’époque de la réalisation du film, soit au début du XXe siècle, aux Etats-Unis. On y suit les actions néfastes d’une Ligue de la vertu féminine, de grandes bourgeoises dirigées par la sœur d’un richissime patron américain, et, en corollaire, la situation dramatique des ouvriers du temps, de leurs familles. Le deuxième fil nous transporte aux débuts de l’ère chrétienne, en Palestine, dans la foulée de Jésus. Le troisième (longtemps censuré en France !) remonte en 1572, à Paris, quand se profile le pogrom antiprotestant, que l’Histoire retiendra comme le Massacre de la Saint-Barthélemy. Quant au quatrième, de loin le plus impressionnant, il reconstitue la Babylone de Balthasar, vers 539 A.J.C., qui va affronter les assauts du grand conquérant Cyrus, à la tête des Perses et des Mèdes.

Griffith nous offre, quasi, une histoire du monde, embrassant 2600 ans et trois continents. Un coup de bluff énorme pour nous démontrer qu’il n’y aura jamais « rien de nouveau sous le soleil ». Aujourd’hui comme hier, ici comme là-bas, l’Amour (à comprendre dans une acception élargie, intégrant donc la piété filiale, la compassion, l’émerveillement devant tout ce qui est Beau, Bon, Bien) doit livrer une lutte terrifiante contre les forces de l’Intolérance. Une Intolérance avec un I majuscule. Qui s’assimile ici à un concept quasi métaphysique. Les forces du Mal, qui se dissimulent souvent sous des allures de (faux) Bien. Poussées par la jalousie, la condescendance, l’incapacité à admettre la différence, la jeunesse, la beauté, la pureté perdues. Les pharisiens vont mener Jésus sur la croix, les dames de la Ligue vont provoquer une grève (et sa répression), l’entourage catholique (encore une Ligue !) de Catherine de Médicis va égorger la population protestante de Paris, le Grand-Prêtre de Baal, ulcéré par la montée du culte d’Ishtar (la déesse de l’Amour), va livrer les clés de Babylone à ses assiégeants.

 

Un monstre !

 Intolérance, loin du film parfait, bien calibré, équilibré, empile les plus grandes qualités et bien des défauts.

Au premier plan, le déséquilibre des récits.

Dans le premier, contemporain, Griffith joue les Zola en précédant Charlot. Tournant et retournant la pièce sociale. Démontant les mécanismes qui entraînent de pauvres gens vers le chômage, la précarisation, la déchéance, le crime. Dénonçant les vices qui se cachent sous la robe des (fausses) vertus de la morale conformiste, les dégâts que peuvent causer des (prétendues) idéalistes aussi maladroites que fanatiques. Ce message humaniste transcende un scénario haletant, riche en actions et émotions, où l’on voit l’héroïne se faire enlever son bébé ou son amoureux impliqué dans une sordide affaire criminelle sur base d’une (fausse) pièce à conviction.

Le roman babylonien présente des reconstitutions magnifiques, un choc visuel qui anticipe 2001 de Kubrick, Lawrence d’Arabie de Lean ou Le seigneur des anneaux de Jackson. Comment oublier le défilé cérémoniel le long de l’enceinte ? Les perspectives sur Babylone depuis le chemin de ronde ? Tel banquet, telle scène de cour ? Le marché aux mariées ou les voluptueuses officiantes du temple d’Ishtar ? Le siège, les combats, les tours d’assaut perses ?

Les fils 3 et 2, a contrario, déçoivent : la Saint-Barthélemy s’assimile à une simple ébauche, la Passion de Jésus laisse… de marbre, se limitant à des scènes d’Epinal sans grand relief.

Au-delà des différences de qualité ou de développement, le lien entre les quatre fils est trop lâche, les époques et les situations hétéroclites.

Laissons-là les grincheux, qui s’attarderont sur les lacunes ou maladresses. Car, au-delà des mille pièces de bravoure du film, il s’en dégage un parfum au charme capiteux. C’est que l’art, la beauté ruissellent de toutes les images, les acteurs (dont Constance Talmage, la montagnarde babylonienne) sont merveilleusement dirigés, les mouvements de foule admirables. Intolérance, en 1916, détrône Naissance d’une nation et devient le plus beau film de tous les temps !

Intolérance ou le Nouveau Testament des cinéphiles
Scène de la séquence babylonienne (Credit Photofest, via Film Forum)

 

L’an zéro du cinéma !

Naissance d’une nation ou Intolérance ? Sorties en 1915 et 1916, les deux fresques épiques se télescopent auprès des cinéphiles, la première étant classée parmi les 100 meilleurs films américains de tous les temps par l’American Film Institute en 1997 (44e), la seconde la remplaçant (49e) en 2007. Ce sont les premières méga-productions de l’Histoire, elles offrent un socle imposant, définitif à l’art majeur du XXe siècle. Tout ce qui les précède appartient à la préhistoire du cinéma, elles ouvrent l’ère moderne, Griffith ayant renouvelé le langage cinématographique. Combien leur devront les Eisenstein et autres Orson Welles !

 

Un cas de schizophrénie ?

Les deux films de Griffith sont comme les deux faces d’une même pièce pour figurer l’an 0 du cinéma mais l’image serait totalement erronée s’il s’agissait de la transposer à l’âme du réalisateur. Il n’y a pas une face lumineuse et une face enténébrée. Il y a la lumière et, à l’arrière-plan, des zones d’ombre. Il faut distinguer le contingent de l’essentiel.

Dans Naissance d’une nation, Griffith adapte une œuvre qui ne lui appartient pas et s’y conforme. Pourquoi ? Outre son attrait pour le visuel des robes blanches du KKK, il faut situer le contexte social dans lequel il a baigné, le contrecoup de la Guerre Civile… vue du côté sudiste. Son père était un colonel confédéré, sa famille a été ruinée par le conflit, et il a observé parmi les vainqueurs (abolitionnistes) bien des individus peu scrupuleux bâtissant des fortunes sur le dos des vaincus.

Mais. Quand ce film est l’objet de polémiques, Griffith ne se retrouve pas dans le portrait qui lui est présenté. Ayant dû travailler dès ses 15 ans, il est avant tout du côté des opprimés, des faibles. Alors, il plonge au tréfonds de sa psyché, Intolérance dévoilera son empathie sociale, sa modernité progressiste. Le personnage le plus accompli n’est-il pas celui de la montagnarde babylonienne, une flapper (garçonne émancipée à la Louise Brooks) enjouée, qui refuse le mariage et aime librement, se bat comme un homme ? Lubitsch (Heaven can wait) et Pabst (Le journal d’une jeune fille perdue) sont annoncés, avec la dénonciation féroce (et sincère) de l’hypocrisie des pharisiens de tous les temps.

Le cas Griffith est à rapprocher du cas Hergé, le père de Tintin ayant d’abord relayé des idées réactionnaires, colonialistes voire racistes avant d’affirmer son désir de progrès et d’ouverture, de combattre les clichés et les amalgames, les injustices hors étiquettes. Avec une énorme différence. Le lotus bleu est infiniment supérieur à Tintin au Congo. Comme les pamphlets antisémites de Céline n’arrivent pas à la cheville du Voyage au bout de la nuit. Avec Griffith, c’est le cœur même de son art qui est touché. Et un malaise nous étreint. Qui pousse (aussi) vers Intolérance, le contrepoint humaniste.

 

Griffith après Intolérance

La Roche Tarpéienne était proche du Capitole. Naissance d’une nation s’apparente au hit suprême de l’ère du muet, Intolérance s’avère son plus grand flop. Or Griffith, à vouloir trop d’indépendance, s’est attiré l’ire des financiers et des studios. Comme d’autres génies à venir (Orson Welles, Jacques Tati, Francis Ford Coppola, etc.), il va peiner à retrouver des budgets, il verra sa carrière péricliter. Mais il aura la joie d’être entouré par la chaleureuse adoration de ses anciens acteurs (et surtout actrices) et de profiter des retombées des succès d’antan. Surtout, un de ses anciens assistants, Woody Van Dyke l’appellera à la rescousse pour son film San Francisco (1936) et Griffith, dans un ultime baroud d’honneur, œuvrera à la reconstitution du fameux incendie, scène qui prendra place au panthéon des plus mythiques du 7e art.

 

Une très grande dame !

Entre les diverses séquences liées aux quatre fils du film, Griffith a placé des intermèdes où l’on voit une jeune femme, à l’avant-plan, balancer inlassablement un berceau tandis qu’on distingue d’autres dames assises à l’arrière-plan. Dans le rôle-passerelle de Mère de l’Humanité, Lillian Gish (1893-1993), qui sera l’une des plus grandes stars de l’ère du muet au côté des Greta Garbo et Louise Brooks. L’incarnation d’une féminité délicate, pas très loin de Mary Pickford, la petite fiancée de l’Amérique, quand une Gloria Swanson jouera les épouses sophistiquées, Theda Bara les vamps mangeuses d’hommes (riches) ou Joan Crawford les garçonnes émancipées. Gish a d’abord été la muse de Griffith, qu’elle a accompagné durant une vingtaine de films (elle est Elsie Stoneman, l’héroïne de Naissance d’une nation), avant de se diversifier (La lettre écarlate et Le vent de Victor Sjöström), puis de disparaître, précocement, les studios (machistes) lui faisant payer très cher son indépendance et son pouvoir (comme à Brooks ou à Garbo). Elle se réfugiera alors sur les planches de Broadway, où elle brillera des décennies durant, revenant ponctuellement au grand écran pour ajouter quelques pépites (La nuit du chasseur, Duel au soleil, Le vent de la plaine) à un parcours remarquable. Des Mike Nichols ou Robert Altman feront encore appel à ses services. Jeanne Moreau lui a consacré un documentaire en 1983 et François Truffaut lui a dédié La nuit américaine.

Intolerance (D.W. Griffith, 1916)
La mère de l’Humanité, interprétée par Liliane Gish (photo du trailer du film restauré, Cohen Media Group on Publish Date July 26, 2013).

 

Un film sur le film

En 1986, les frères Taviani, les Dardenne italiens du temps (symboles d’un cinéma d’auteur européen prisé par la critique et les festivals) ont réalisé un émouvant Good Morning Babilonia qui, au-delà des aventures américaines de deux jeunes émigrés italiens, nous plonge dans les coulisses de la création d’Intolérance.

Marquant ! La beauté classieuse de Greta Scacchi ! Et que dire de la tirade de Griffith (Charles Dance, le futur Tywin Lannister de Game of Thrones) ? Lors du banquet final, il s’adresse au vieux père des héros : édifier des décors pour le cinéma (les éléphants babyloniens pour les deux fils) perpétue l’art familial séculaire de la restauration d’églises, un grand film étant l’équivalent, au XXe siècle, des cathédrales du Moyen-Age, soit un creuset créatif où convergent mille talents orchestrés par un maître-d ’œuvre.

Griffith on the set of the movie.
D.W. Griffith sur le tournage du film (Credit Photofest, via Film Forum).

 

Bonus sentimental : un coup de foudre !

Il fut un temps où la radio-télévision belge possédait des médiateurs qui nous offraient l’or des sciences, de la philosophie, de l’art. Côté cinéma, comment oublier Sélim Sasson ou le Ciné-Club de Minuit de Dimitri Balachoff ? J’étais adolescent et devais ruser pour tromper la vigilance maternelle, quitter subrepticement mon lit pour aller me poster devant le petit écran. Retrouver Dimitri et ses pépites. Des films de Wenders, Fellini, Eisenstein… Et, un jour, le choc, absolu, devant des reconstitutions sublimes de la Babylone biblique.

La passion m’emporta comme un tsunami. Pour la Mésopotamie. La Tour de Babel et les Jardins suspendus, la Porte d’Ishtar, les lions ailés, les barbes, les légendes… Quelques années plus tard, jeune adulte, je découvrais un film moderne qui tissait son récit autour de la genèse de mon bijou babylonien, qui transformait son réalisateur, quasi, en prophète d’une nouvelle religion. Nouveau choc. Mais il me fallut bien des années encore et une soirée d’Arte pour m’emparer définitivement du film, le voir et revoir, aller à la rencontre de la matrice de mes rêves : Intolérance (D.W. Griffith, 1916).

 

On peut voir le film gratuitement sur : Archives.org :

Intolerance – Internet Archive

Ou sur YouTube :

 

Ciné-Phil RW.

 

 

 

 

 

 

 

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