LES LECTURES d’EDI-PHIL #34 : JACQUES DE DECKER et LA NOUVELLE

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Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

Les Lectures d’Edi-Phil

Numéro 34 (19/8/20)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones

sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…

A l’affiche : un numéro spécial, un dossier

Jacques DE DECKER et la nouvelle,

avec une relecture approfondie et une mise en perspective du recueil récapitulatif Modèles réduits

Jacques De Decker | Clair de Plume

Il y a quelques mois, nous avons publié dans Le Carnet, en duo avec Julien-Paul Remy, un long portrait littéraire de Jacques De Decker, qui synthétisait, redéployait un travail d’exploration entamé dans Les Belles Phrases (6 ou 7 articles) ou au micro de Radio Air-Libre : https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/05/24/jacques-de-decker-1945-2020/

Nous nous y focalisions avant tout sur la qualité de ses romans ou de ses pièces de théâtre. Nous avons peu évoqué le nouvelliste, quoique très positivement. Pourtant, Modèles réduits ou les nouvelles en général sont un instrument supplémentaire de décryptage du créateur JDD. D’où ce dossier in memoriam à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du grand homme (19 août 1945), qui coïncide avec celui de l’Académie royale (19 août 1920) à laquelle il a consacré tant d’années.

Assénons-le tout de go : la relecture appuyée de Modèles réduits révèle une réussite magistrale et engendre bien des réflexions.

Jacques De Decker et la nouvelle

Sur la plateforme en ligne Espaces Livres*, au micro d’Edmond Morrel (le double radiophonique de l’auteur et médiateur Jean Jauniaux), notre écrivain a situé ce genre par rapport au roman :

« La nouvelle permet de ne pas synthétiser l’insynthétisable (…) elle isole un sujet, resserre la focale (…). »

Elle correspondrait à l’état réel du monde et de nos perceptions : la fragmentation. Quand le roman tendrait le plus souvent à conférer une cohérence (illusoire, donc). Autrement dit, l’une serait un révélateur et l’autre une tentative de réparation, un médicament ?

Les recueils de Jacques De Decker

J’en ai compté cinq :

. Lettres de mon auto, Peugeot Talbot Belgique, 1990. Traduit en néerlandais (1990) : Brieven uit mijn auto.

. Tu n’as rien vu à Waterloo, Le Grand miroir, Bruxelles, 2003, 131 pages. Traduit en roumain (2005) : Nu ai vazut ninimic la Waterloo.

. Les philosophes amateurs, Le Grand Miroir, Bruxelles, 2004, 65 pages.

. Histoires de tableaux, CFC-Editions, Bruxelles, 2005. Traduit en roumain (2006) : Povestiri cu tablouri.

. Modèles réduits, La Muette/Le bord de l’eau, Bruxelles, 2010, 207 pages.

A y regarder de plus près…

Lettres de mon auto, écarté de nombreuses notices bio-bibliographiques,est renseigné comme texte publicitaire sur le site Archives et musée de la littérature.

Histoires de tableaux a été écrit en duo avec Paul Emond. En duo ? Oui et non. Autour d’un même thème pictural et d’un lien avec Bruxelles, les deux auteurs ont livré chacun un texte de gabarit moyen et de texture singulière à la collection La ville écrite : Suzanne à la pomme pour JDD (25 pages dans l’édition originale), Abraham et la femme adultère pour son comparse (plus de 70 pages). Nouvelle ? Le texte de Paul Emond, indépendamment de ses dimensions, démarre comme une chronique familiale, une sorte d’introduction pour une biographie de l’auteur, avant de s’ouvrir sur un savoureux récit tournant autour des amours de deux personnages gravitant autour de ses grands-parents. Quant à Suzanne… je l’analyse plus loin.

 Les philosophes amateurs est défini comme essai sur la page Wikipédia de l’auteur ou sur son site (géré par un collaborateur), comme roman sur un livret de la bibliothèque des Riches Claires (publié à l’occasion d’une rétrospective sur l’homme et son œuvre pour les vingt ans d’animation des Midis de la Poésie) et dans La faculté des lettres (le premier mémoire en langue française consacré à JDD) de Jean Jauniaux. JDD, qui désertait le on line (mail, réseaux) suivait donc si peu ce qui le concernait quand beaucoup, parmi les auteurs revendiqués, passent plus de temps à se promouvoir qu’à créer ou agir ? On peut le subodorer.

Quand on scrute les pages de garde des deux derniers livres évoqués supra, on observe qu’ils ne sont pas définis. Et, à la lecture, on le comprend, on ne peut que risquer une approximation : maxi-nouvelles ou micro-romans ; balades philosophiques, dialectiques.

 Le cinquième recueil, Modèles réduits, échappe lui aussi à une catégorisation aisée. Est-ce une somme (il intègre les onze textes de Tu n’as rien vu à Waterloo) ou une anthologie (il retient deux textes de Lettres de mon auto, deux autres des Philosophes amateurs) ? Nous oscillons entre l’intégrale et le best of. Même si la quatrième de couverture parle de « florilège ». Le qualificatif de réédition pose lui-même question. Sur les vingt-trois textes offerts, seize sont parus dans les quatre recueils précédents. Mais les sept autres ? Sont-ils parus dans des ouvrages collectifs, des revues, des journaux ? Des introuvables (la quatrième de couverture le confirme), des inédits ? L’information manque, sur le net ou dans les livres, dans ce recueil même.

M’interpelle particulièrement l’irruption d’un bonus : une aventure des « philosophes amateurs » (Bruxelles, capitale eurotique) n’apparaît pas dans l’ouvrage… Les philosophes amateurs et se substitue ici aux trois textes évacués par la sélection (qui évoquaient l’importance réelle de Soljenitsyne, les nouveaux supports et l’évasion de Marc Dutroux).

Une récente découverte complexifie encore la problématique. En visite chez la veuve de l’auteur, Claudia Ritter, celle-ci évoque la participation de son époux à un ouvrage collectif, universitaire, dirigé par mon ancien professeur de philosophie Jacques Sojcher. Je possède ce numéro spécial (de près de 560 pages) de la Revue de l’université de Bruxelles, paru en 1980 : La Belgique malgré tout. De retour chez moi, j’exhume, fouille et trouve : une nouvelle de JDD, Histoire de Belgique racontée à Irina (sa fille), couvre les pages 91 à 102. Le texte est très ludique, se faufilant entre personnages réels du temps (le roi Baudouin, Wilfried Martens, Georges Simenon, etc.), héros de l’imaginaire belge (Tintin, Bob et Bobette, Maigret, Bob Morane) et problèmes liés à la belgitude. Qu’importe. J’en déduis une probabilité : des textes de JDD doivent sommeiller sous des supports collectifs oubliés, négligés. Une piste pour un mémoire ?

Un choix radical

Fidèle à l’esprit de JDD, je me coule dans sa démarche artistique, un élan qui fait sens. J’oublie les quatre ouvrages précédents et les textes écartés, tout souci (fallacieux ?) de chronologie, de contextualisation et me concentre sur le recueil qui s’apparente à une somme reconstruite, polie, dirigée, idéalisée.

MODELES REDUITS

En surplomb

Les premiers contacts avec Modèles réduits laissent filtrer un faux paradoxe : le livre-objet est superbe (recueil cartonné d’une sobriété immaculée, illustration de couverture – de Monique Schaar – zigzaguant subtilement dans la belgitude, écrin/boîtier) mais il n’y a aucun apparat critique, aucune notice sur l’origine des vingt-trois nouvelles. Faux paradoxe. L’absence, ici, matérialise une présence, celle d’une puissante ligne de force, de volonté : abolir le temps de l’écriture, le contingent (comme le dit JDD à Edmond Morrel, « quand des récits de circonstances perdent les circonstances, il reste des récits »). Ce qui prolonge des expériences menées par JDD côté théâtre (une pièce réapparaît sous divers noms, une autre devient le premier acte d’une version élargie des années plus tard, etc.).

Ajoutons deux réussites dès l’entame du livre, avant même le premier texte. La table des matières est rebaptisée Gammes des modèles. Et il y a l’épigraphe de Goethe :

« Et néanmoins, dans maintes occasions, il est nécessaire et amical d’écrire des riens plutôt que de ne rien écrire ». 

La lecture des vingt-trois textes va révéler une large variété de tons et de gabarits, quelques sous-ensembles.

Des micronouvelles

Prenons les trois premiers textes. Ils ne font que trois, quatre ou cinq pages. Des modèles bien réduits ! Des nouvelles ?  Nous avons plutôt affaire à des esquisses, à un coup de crayon, comme chez un Guy Gilsoul**, la narration attendue après la mise en place est évacuée.

Il y a autre chose. Ce qui est signifié touche à la psychologie, l’enjeu s’avère l’expression, le surgissement d’une idée, d’une observation sur la communication, le rapport à l’autre (l’envie d’en être débarrassé mais de pouvoir y recourir pourtant) ou à soi (vouloir être oublié mais remarqué aussi). Ces textes laissent filtrer à chaque fois un contrepoint, un grain de sable vient contester le système mis en avant par un ou plusieurs protagoniste(s).

Dans Un froid de Sahara, un politique belge se ressource avec sa compagne dans un hôtel féérique en lisière de désert. Il y apprécie une sensation d’incognito, l’absence de Belges, des concitoyens auxquels il aurait à rendre des comptes. Mais un autre couple belge débarque, un autre politique. Comment l’éviter ? Ou, s’ils se croisent, qui fera le premier pas ? Nous nous dirigeons vers une comédie, un vaudeville et… nous sommes déjà dans l’épilogue, une annonce officielle survient, qui… A noter, les indices de contextualisation du texte : le politique est un démineur, on devine un krach boursier (qui a emporté le créateur du complexe) et il y a, in fine, la mort d’un roi belge. Baudouin et juillet 1993 !

Dans Le subjonctif imparfait, un homme qui n’a jamais voté et voit les politiques en ennemis du genre humain, est astreint à participer à une séance de dépouillement lors d’élections. Va-t-il la saboter, se rebeller ? La confrontation n’aura pas lieu. A peine entré dans les locaux réquisitionnés, son ancienne école, il se remémore son instituteur et le rôle fondamental de celui-ci dans sa vie et ses choix, la construction de son esprit critique. Or… à qui doit-il cette rencontre ? A l’Etat. Donc…

La ligne brisée est un texte épatant. Plus écrit (« Un flacon en opaline roula jusqu’au chenet droit du feu ouvert. »), parcouru de frissons philosophiques voire métaphysiques. La mise en situation est pourtant des plus banales. Un couple avec deux enfants aménage à la campagne, quittant la vie citadine. Les avantages et inconvénients sont effleurés, les discussions qui ont préludé au déménagement. Frappe, a contrario du prosaïsme de la femme, le sens recherché par l’homme. Qui matérialise un aboutissement :

« Il vient donc un moment où l’on peut laisser le temps couler (…), où l’on récolte le fruit de tant de tracas et de courses insensées (…). »

Il se sent investi, « gardien d’un foyer ». Mais, s’assoupissant, il rouvre soudain les yeux pour découvrir, « parcourant le plafond juste au-dessus de lui, une ligne brisée ». Et la quête d’un retour au paradis perdu, l’adéquation, la satiété, la sensation d’un monde juste et beau où il a un rôle à jouer, de s’estomper d’un coup :

« Le malheur venait lui aussi d’emménager. »

Lors d’une première lecture, je m’étais arrêté après ces trois textes, sidéré, devant reprendre mes esprits. Je percevais une aura poétique, une intensité, un déploiement économisé mais suggéré, pris en compte par l’inconscient du lecteur. Du grand art.

 D’autres textes, ensuite, recoupent un peu ou beaucoup cette première façon. De gabarit mineur mais avec des nuances de ton.

L’affiche (cinq pages) débute par un grand écart entre une forme d’onirisme littéraire (écho à La Vénus à la fourrure) et un prosaïsme radical (le carrefour de « la place Dailly »). Un automobiliste est happé par une affiche de vingt mètres carrés, une femme « couchée à plat ventre », nue sous une fourrure. Il bascule dans le passé, les réminiscences. En comprend soudain la raison. Cette dame évoque un amour de jeunesse, Evelyne. On sent le passage des ans et la résistance qui s’opère. Peut-on retrouver le fil d’une aventure, donner une seconde chance à sa jeunesse ? Ou il n’y pas d’éternel retour et…

Dioptrie (trois pages), commande de la SNCB à l’occasion d’une Foire du Livre, se déroule dans… un train. « Hugo (le prénom du premier petit-fils de JDD) ne voyageait jamais, il se déplaçait. » De fait, il passe toujours le temps du trajet à étudier ses dossiers. Mais un grain de sable, cette fois… Ses lunettes ! Oubliées ! Perdu, renvoyé à un grand matin du monde, il se retrouve à regarder par la fenêtre et les modifications du paysage lui explosent au visage. « Il découvrait le monde. Sa vie redevenait un voyage. » Derrière l’anecdote, une mise en garde et un programme : l’intellectuel ne doit pas rester retranché dans sa tour d’ivoire mais descendre dans la cité, se frotter au monde. Ce que JDD a appliqué dans maints engagements, Marginales en étant la matérialisation accomplie, cette revue dirigée vingt ans durant dont Michel Torrekens (dans Le Carnet et les Instants n° 164*) a rappelé la ligne rédactionnelle : « aborder des thèmes d’actualité à travers le filtre de la fiction et le regard subjectif d’un écrivain ».

Dans Les promeneurs parallèles (quatre pages), une femme et un homme n’ont de cesse de se croiser dans la rue Louis Hap, près de la place Jourdan et du célèbre Antoine (les meilleures frites du monde ?), attirés inexorablement l’un par l’autre et rétifs, pourtant, à toute avance. Jusqu’à ce que…

Conversation dans le Luberon (trois pages) est l’une des deux nouvelles rescapées du recueil Lettres de mon auto, une commande de Peugeot. Et JDD de profiler une déclaration d’amour à la France éternelle, son goût du beau, reflété dans ses paysages et… sa Peugeot modèle 605.

Une Peugeot 605 que l’on recroise dans Escapade à l’aube (quatre pages), qui sonne (un peu trop pour moi) publicité pure et dure traduite en littérature, même s’il y traîne un reliquat des relations entre les sexes.

Tu n’as rien vu à Waterloo (trois pages) se balade entre des réminiscences à Duras (le titre) et Napoléon. L’essentiel est ailleurs mais d’un parfum si délicat, évanescent, que je peine à le saisir dans mon filet. Que dire ? Un homme a rendu visite à un ami américain, qui vit dans une superbe villa à Waterloo. Sur le chemin du retour, il roule mais la phrase du titre se met à l’obséder. Que n’aurait-il pas vu ? Et de se remémorer la rencontre, jusqu’à comprendre : il a justement tout vu… à Waterloo.  Tout vu ? C’est-à-dire ? En lui dévoilant sa passion (une reconstitution modèle réduit, avec des soldats de plomb, de la fameuse bataille) et ses conséquences sur sa vie, son rapport à celle-ci, son ami lui aurait permis d’entrevoir un secret de l’existence, la nécessité d’arrimer ses actes à un fléchage :

« Je n’ai commencé à m’implanter que lorsque mon landscape a été terminé. »

Une étagère avec les livres de Jacques De Decker (© Jean Jauniaux)

Des balades philosophiques

Dès la quatrième nouvelle, un deuxième cycle apparaît, qui réunit trois textes, disjoints par l’éditeur (pour diluer la sensation de sous-ensemble, la transformer en échos) : L’ami disparu ; Bruxelles, capitale eurotique ; Une conversation contrariée. Leurs points communs ? Le même duo de personnages, René et Henri, hante les pages, des récits dialogués plus que de nouvelles. Comme dit supra, deux des trois textes proviennent du recueil Les philosophes amateurs mais quid de Bruxelles, capitale eurotique ? Inédit, bonus ?

René et Henri, les duettistes, paraissent à première vue un clin d’œil aux Bouvard et Pécuchet de Flaubert mais ils sont avant tout des « honnêtes hommes », des « ennemis des certitudes », ils réfléchissent librement, hors clivages droite/gauche, hors systèmes, oscillant entre les mouvements du cœur et de la raison. Ils ont été inspirés à JDD par deux paires issues du réel, de son entourage : deux lointains cousins, du côté maternel, un pilote de ligne et un conseiller colonial qui, dans les années 50/60, conversaient souvent en narrant des aventures fabuleuses ; René Kalisky et Henri Ronse, deux pointures du domaine théâtral, le premier formidable éveilleur ès actualités, le second d’une culture abyssale.

L’ami disparu métaphorise le doute qui agite JDD loin de tout ralliement à une idéologie. Les deux héros, se rendent aux funérailles d’un ami en province. Les premières impressions, bucoliques, explosent face aux réalités peu reluisantes d’un milieu villageois peu ouvert. Et nos deux philosophes amateurs de percevoir le trajet accompli par leur ami depuis ce coin perdu, marécage et engourdissement dans une pensée plus conforme, pour vivre pleinement sa vie et ses orientations (on devine le décédé homosexuel et victime du Sida) :

« Lui s’est ouvert au monde, ne s’est préservé de rien, s’est mélangé à son époque jusqu’à s’y perdre. »

In fine, l’ami disparu en acquiert des allures de « soldat inconnu » « mort au champ d’honneur », de modèle. Une nièce symbolise l’absence de tout amalgame… et l’espoir, le flambeau de la véritable humanité. Villageoise elle aussi, elle représente l’amour et l’empathie, la vie digne et belle, elle qui a fait venir les amis citadins que le décédé s’était choisis comme deuxième famille, elle qui s’ouvre au compagnon laissé seul, marginalisé par la cérémonie.

Bruxelles, capitale eurotique présente Henri et René dans leurs ancrages, l’un vivant dans un appartement du centre-ville et l’autre dans une petite maison ouvrière de banlieue. La rêverie/cogitation sur notre capitale et ses transformations, ses impasses et ses envolées pointe des évidences : l’ancienne ville aux allures provinciales s’est muée en point de référence mondial avec l’arrivée de l’Europe ; cette dernière, malgré ses limites et ses lacunes, a éloigné guerre et conflits du paysage comme rarement dans l’Histoire.

J’épinglerai une mise en abyme raffinée de l’impact européen ou des amours entre Bruxelles et l’Europe : Henri est en couple avec une fonctionnaire danoise, May, mais celle-ci retourne souvent et longtemps dans son pays, il rêve d’une vie commune, d’une interaction plus incarnée, plus profonde mais en mesure l’incertitude. Ensuite, les évocations de la ville de notre auteur : elles seront élargies dans son Bruxelles, un guide intime,dont nous reparlerons :

« Bruxelles n’est pas une ville, mais une sorte d’archipel, un conglomérat de noyaux urbains (…) l’art de vivre, ici, sans être ostentatoire, tape-à-l’œil, a quelque chose de foncier, d’organique même. »

Une conversation contrariée est l’exemple parfait d’une conversation dialectique sur un sujet donné, ici le 11 septembre. Le phénomène a tant mobilisé les médias et la vox populi, etc. Faut-il encore en parler, oser l’analyse, la remise en question ? Une interrogation sur l’image et son omnipotence nauséeuse illumine le texte :

« (…) le drame, c’est qu’on ne puisse plus comprendre notre monde sans nous référer à ses expressions les plus sommaires, les plus vulgaires, les seules qui forgent véritablement les opinions, et auxquelles les plus avertis se réfèrent, parce que leur cynisme dicte qu’il n’est plus temps d’élever le débat, de raffiner les approches, d’éduquer les esprits, mais qu’il vaut mieux les décerveler afin qu’ils consentent à leur servitude. »

Des micro-romans

Après les micro-nouvelles et les balades philosophiques, un troisième sous-ensemble rassemble les nouvelles d’un gabarit supérieur. Deux tournent autour du thème de la peinture : Suzanne à la pomme compte 34 pages, Marinette et le bon génie 22.

Suzanne à la pomme est née d’une idée de l’artiste plasticienne Maja Polackova, l’épouse de Paul Emond, du temps où elle travaillait pour l’éditeur CFC. Après une première édition appariant JDD et Paul Emond puis cette somme/anthologie, qui les a séparés, une troisième sortie du texte aura lieu fin 2020, chez Maelström, avec des illustrations de Maja, sollicitée par JDD, ce qui créera un autre lien, plus subtil, entre les deux auteurs.

Le titre. Un clin d’œil aux parents Emond via le prénom de leur fille ? D’autant que celle-ci, comédienne et metteuse en scène, a accompli un bout de parcours théâtral en compagnie de JDD ?

Suzanne est une jeune femme enchantée par le boulot qui lui est advenu par le plus grand des hasards. Elle est entrée dans une galerie d’art, a échangé quelques mots avec la propriétaire et celle-ci, au débotté, lui a proposé la surveillance des lieux :

« La galerie, je dois l’avouer, m’a attirée parce qu’elle m’a toujours semblé peuplée de femmes peintes, ou photographiées. (…) Même habillées, elles paraissaient nues. Toutes ces femmes, dans la vitrine, me parlaient des hommes. C’était comme si je me voyais dans leur regard. »

JDD en profite pour évoquer le Sablon, dessiner son Bruxelles une fois encore. Ou l’écume des jours, des années. Car Suzanne aime aussi flâner chez les bouquinistes, rêver devant les vies, les relations qui filtrent au hasard d’une note, d’une dédicace.

Le micro-roman offre un beau portrait de jeune femme en construction. Qui est peut-être un double de l’auteur, dont elle partage bien des goûts (pour les vieux livres, la bonne humeur, les rencontres, les flâneries, les impressions au cas par cas loin du binaire et de l’amalgame) voire une métaphore de sa carrière. Suzanne, en sus, nous gratifie de tirades qu’on croirait sortie d’une des pièces de JDD :

« Entre moi toute habillée et moi toute nue, je voudrais qu’il y ait un palier, tu comprends ? (…) Dis-moi comment tu couvres ta peau, je te dirai qui tu aimes. »

 Un léger bémol pour une concession aux modes du temps ? Non, un sourire. JDD veut ici la jouer plus moderne et intègre les dialogues dans le corps du texte, sans tirets ni guillemets :

« J’étais tout à fait déconcertée. Non, dis-je, je ne connais pas d’Octave. J’étais sûre que vous étiez entrée pour cela. Pas du tout, je suis entrée en passant, j’ai vu les cadres, et me suis dit que cette fois j’oserais faire le pas. Il vous a fallu du courage ? fit-elle en souriant. J’aime beaucoup cet endroit, lui avouai-je, depuis longtemps, mais c’est la première fois que je le visite. »

Marinette et le bon génie, écrite à peu près au même moment, laisse entrevoir le making of. Deux commandes se sont alors croisées. Un feuilleton pour La Libre Belgique, une mise en valeur des communes bruxelloises dont on parle peu. Que dire de Jette ? JDD, consciencieux, a étudié, rassemblé les éléments : la maison (transformée en musée) où le peintre Magritte a passé près de vingt-quatre ans ; une réplique de la grotte de Lourdes et la ligne de démarcation du canal Bruxelles-Charleroi. Puis l’art se met en branle, l’acte créatif. Autour des errances d’une autre jeune femme, Marinette, troublée quand elle passe à côté du 135. Pourquoi ? Elle aime sa façade mais celle-ci est banale. Est-ce l’inadéquation demeure bourgeoise et situation « au-delà du canal » ? A moins que des ondes, une forme de magie (engendrée par la matrice créative ou l’esprit du peintre) ?

JDD s’offre une exploration de ses souvenirs, de sa découverte, enfant, de L’Empire des lumières, de sa fascination prolongée pour le peintre. Une interrogation sur la construction urbaine aussi, sa fragmentation. Sur la religion (et son « cirque »). Sur la belgitude (les facilités qui compliquent la vie des citoyens comme on dit « Non, peut-être ! » pour signifier « Oui, bien sûr ! »). Sur la difficulté des trajectoires des créateurs, les réussites postposées, parfois à l’infini (Magritte, au moins, a eu tardivement du succès quand Modigliani ou Van Gogh, et tant d’autres, sont morts ignorés, pauvres).

Peut-on inclure en ce registre Le quant-à-soi de Mélanie, qui effeuille dix-neuf pages ? On aurait presque envie de le transférer dans le sous-ensemble suivant, tant la troisième personne, ici, reflète un « Je » puissant et émouvant. Si le récit se balade dans un marché aux puces (« un petit monde, un univers en réduction ») et s’interroge sur la place du chien, la bruxellisation ou le tabagisme, il s’agit surtout d’une réflexion sur le temps qui passe, les relations qui s’effritent, les silhouettes qui s’affaissent tout en s’estompant :

« (…) je ne suis rien qu’un vague éclair de vie, un dernier souffle, un semblant de désir, le ramassis de mes mélancolies, le dépôt de mes fantaisies, le résumé de mes lointains plaisirs, regardez-moi dans mon épiphanie. ».

La traverse un credo de JDD :

« L’humeur heureuse, on peut l’avoir à tout âge. En y mettant un peu du sien (…) ».

Et Mélanie, qui scrute êtres et objets, possédant le don d’entendre leurs voix souterraines, d’identifier « ces garçons espiègles » qui véhiculent la vie, son pétillement. Thyl Ulenspiegel flotte en filigrane, émergé du roman belge préféré de JDD. Tout en tendant l’étendard de la dramaturgie humaine :

« (…) les objets, même défraîchis, qui jonchent ce marché, vieillissent moins que les humains qui flânent parmi eux. Qu’est-ce qui use les hommes ? Leurs corps, qui ne tiennent pas la distance. Leurs âmes, qu’ils négligent parfois bien davantage. Et les objets, de quoi sont-ils faits ? »

Jacques De Decker à Saint-Idesbald (© Jean Jauniaux)

Des monologues intérieurs

Le dernier texte du recueil, Un enfant du siècle, compte dix-huit pages et lorgnerait du côté du sous-ensemble supra, s’il n’y avait changement de registre. Un vieillard attend la visite de son fils, un politique, dans un home. Il ne l’attend pas tant que cela, en fait, déçu par sa trajectoire, la perte d’idéaux. Avec une inversion décapante : ce citoyen solitaire jette un regard politique sur les décennies écoulées, quand son fils, le professionnel, apparaît raidi par les protocoles du pouvoir, incapable d’une communication sincère avec son père ou sa fille (et ses électeurs). Entre les pages se faufile le regard qui a éclairé le roman Le ventre de la baleine ou la nouvelle Bruxelles, capitale eurotique, une mise en perspective des progrès du temps long et des reculs du temps court. Les avancées sociales (journée des huit heures, congés payés) obtenues sur un siècle contrastent avec la dilution, l’amenuisement du passé récent. Loin de toute position binaire, un questionnement du fait politique. Quand, comment, pourquoi la construction et la lutte ont-elles laissé la place à la gestion, au carriérisme, etc. ?

La vision, ici, s’élargit au monde entier (les dérives du communisme, la mainmise américaine), effleure un rapport entre les modifications du tissu familial (les enfants servaient – aux champs, par exemple – et ils sont aujourd’hui servis) et la déliquescence sociale, une néantisation des consciences par l’assujettissement aux écrans, aux loisirs, aux besoins nouveaux sans cesse inventés, proposés, etc.

Le deuxième monologue, La fontanelle de Thomas, est aussi court qu’insaisissable mais très moderne, tournant autour de la possibilité de l’interaction physique en ces temps dédiés au virtuel.

D’autres textes se conjuguent à la première personne tout en épousant une narration élargie. Suzanne à la pomme, dont on a préféré retenir le gabarit et le thème pictural, choix très subjectif, a déjà été commenté. Un soir d’été qui commence nous précipite dans le quotidien d’un jeune Turc, surnommé Bloem. Ce marchand de fleurs ambulant nous fait découvrir son Bruxelles, du côté des squares Ambiorix et Marie-Louise. Et nous livre, l’air de ne pas y toucher, une leçon d’émancipation et d’adéquation au monde, à l’instant. En filigrane, pour les lecteurs plus âgés, un retour nostalgique s’opère vers ces moments en suspension de nos jeunesses où l’on observe les passantes et tous les possibles, lovés dans une bulle hors du temps, dans une gare, un parc, un café.  

Un texte épistolaire

Lettre à Luce a été écrite lors d’un hommage collectif à l’éditrice Luce Wilquin. Se détournant du souvenir personnel, JDD invente un auteur frustré par le refus de son manuscrit, qui se focalise sur la signature, la distorsion entre la perception détachée de l’émettrice et celle de son interlocuteur, qui joue un peu sa vie. Avec la surprise d’un retour vers un passé commun, un fantasme…

Des aphorismes

Le septième texte, Estampilles sur le luxe, se révèle un micro-recueil d’aphorismes (une page) :

« L’utile et l’agréable combinés : c’est le premier pas vers le luxe. » ;

« Le luxe n’est pas seulement la réalisation d’un rêve. Il est l’inspirateur de nouveaux rêves. La clé des rêves, en somme. »

Une fantaisie

Il faut encore ouvrir un tiroir pour ranger Les bisous de la Castafiore, douze pages très cocasses, un texte écrit avec l’aval de Moulinsart, qui gère l’héritage hergéen, à l’occasion de l’anniversaire du roi Albert. On y glisse vers le surréalisme, et l’émotion. Une prostituée en bout de course, amatrice de bel canto, et un veilleur de nuit prépensionné se croisent à la brasserie Liedts, place Liedts, se consolent, se réaniment… autour du « Tracé Royal », ce trajet qui mène chaque jour le souverain au travail. La Castafiore et Tintin ! Du moins sont-ce leurs surnoms. Quoique…

Deux nouvelles en quête d’étiquette

Deux textes sur vingt-trois, seulement, échappent à mes catégorisations peu ou prou singulières et semblent à première vue se conformer aux attentes habituelles des lecteurs.

Dans Troubles circulatoires (une dizaine de pages), nous suivons des récits parallèles, autour de personnages effectuant un trajet en voiture. Nous les appréhendons dans leurs différences de caractères, de vies, de défis du jour : peaufiner un dossier européen important, arriver à l’heure à l’hôpital pour sauver sa place, organiser un premier voyage avec un amoureux, éviter un retard de livraison qui pourrait coûter cher ou… parcourir un maximum de kilomètres sans essence. L’irresponsabilité du dernier automobiliste va peser sur le destin de nos protagonistes. Ce qui renvoie aux dérives narcissiques du temps et à l’apologie des performances les plus incongrues. Ou, plus profondément, à la théorie cosmique du battement d’ailes entraînant une apocalypse à l’autre bout de la galaxie.

Evere for ever (sept pages), au-delà du jeu de mots facile, et de la découverte d’une commune bruxelloise vue comme une cité-dortoir, nous dépose près de Gaby, une employée de l’aéroport proche, qui attend une collègue, Fatiha, qui lui évite les transports publics et joue quotidiennement les taxis. Or celle-ci ne passe pas. Que lui est-il arrivé ? Et que va faire Gaby ? Prendre un bus ou un tram et arriver en retard ou… ?

Des regards extérieurs sur le recueil

Comme le présentait la quatrième de couverture de Tu n’as rien vu à Waterloo, la plupart des textes de Modèles réduits sont des « tragi-comédies minuscules », de « mini-déflagrations dans la routine des jours », qui « décèlent sous le quotidien l’insolite, le paradoxe, le romanesque, bref tout ce qui passe si souvent inaperçu et qui, lorsqu’on l’avise, indique que l’aventure est au coin de la rue ». 

Thierry Leroy (critique mais usine à idées de nos Lettres aussi), à propos du même recueil, renchérit dans Le Carnet et les Instants* :

« Chacune (des nouvelles) est articulée autour d’un événement (une épaule luxée, une vi­site annulée, un rendez-vous manqué, un embouteillage, le détail d’une affiche publi­citaire…) qui va non pas infléchir le destin du protagoniste principal mais simplement révéler une clé de sa vie, ébranler une conviction, rappeler un paysage ou une émotion oubliée ou, dans le cas des deux nouvelles plus longues, lui fournir l’occa­sion de faire le point sur sa vie. »

Pour Edmond Morrel, une série de thèmes vont et viennent, esquissant un grand écart entre l’infiniment proche (Bruxelles) et l’infiniment lointain (le monde), en passant par la Belgique, l’Europe.

Quant à Michel Torrekens (auteur et médiateur), il note la nostalgie « pour des cinémas disparus, des modèles de voitures qui ont véhiculé nos enfances, des premiers amours jamais tout à fait éteints ». Tout en s’interrogeant subtilement : Modèles réduits est-il un clin d’œil à notre petit pays ou à Bruxelles, des modèles réduits de l’Europe ? Bruxelles, dont la topographie poétique est si précise « qu’elle pourrait inspirer bien des balades dominicales, de la place Dailly à la place Madou, de la rue Louis Hap à la chaussée de Haecht, de la rive gauche du canal au 135 de la rue Esseghem, de Jette à Evere, (…) et jusqu’à un tracé royal comme seul peut s’en offrir cette capitale eurotique (…) ».

J’avalise cette perception et me demande si Modèles réduits n’est pas l’un des plus beaux hommages offerts à la belgitude.

La percussion du recueil

Modèles réduits a été classé par deux rédacteurs du Carnet (Daniel Simon et Jean Jauniaux) dans leurs Top 10 des livres belges de la décennie. Ce qui est très rare pour un recueil de nouvelles.

Edmond Morrel, dans le texte posé en ligne à côté des vidéos de son interview, drape l’ensemble des textes dans « l’intemporalité » et songe à attribuer à celle-ci « la cohérence de l’ensemble de l’ouvrage », une cohérence qui « frappe d’emblée ».

Michel Torrekens confirme cette sensation de cohérence mais avance une autre explication : « les échos d’une nouvelle à l’autre sont nombreux ». Il perçoit aussi « derrière certains de ces textes les ressorts de la contrainte, des récits de circonstance ».

Je pense, pour ma part, que la cohésion (terme que je préfère, et de loin, à « cohérence ») du recueil démarre par une impression en creux. C’est que… Comme lecteur, confronté ces dernières années à des dizaines de recueils de nouvelles, j’ai quasiment toujours été déçu, un peu, beaucoup, à la folie par une proportion variable des textes. Il y avait des facteurs objectifs : l’auteur avait écrit une partie des nouvelles dans l’inspiration et la motivation, il lui avait fallu forcer le trait, le désir, la volonté pour ajouter les pages nécessaires à la publication du livre. Il y avait donc le plus souvent, à coté de nouvelles nettement plus denses, écrites, des ajouts fades, un ventre mou. Ou pis encore : des textes avaient été récupérés voire travestis légèrement pour coller au thème générique du recueil, le compléter, permettre son édition. Le thème central ! Voilà la grande affaire ! JDD se dégage de ce piège létal. Le programme de son recueil : des « modèles réduits ». Soit des nouvelles. Ou plutôt des alternatives condensées, à échelle d’ingestion rapide (la digestion peut s’avérer nettement plus longue, vu la subtilité des textes et leur résonance), pour de plus grandes envolées, des pages de vie élargies, des romans économisés.

Ce recueil, même si on y déniche des thèmes récurrents, évite donc l’écueil du thème central. Il en évite un deuxième, qui n’est pas que corollaire : l’écriture dans l’urgence, ou les fluctuations de l’inspiration. Il condense d’autres recueils, l’éditeur a dû opérer des choix (et il l’a fait !), conserver la « substantifique moelle » parmi les nouvelles écrites par JDD au cours de plusieurs décennies (plus de vingt ans). Mais je dois entorser par rapport à mon principe de départ, pour infirmer ou relativiser cette explication. Je saisis un recueil original, Tu n’as rien vu à Waterloo, sorti sept ans plus tôt. Les onze textes de ce recueil sont repris dans Modèles réduits. Or ils dégagent cette sensation de cohérence/cohésion, déjà. Thierry Leroy l’assène :

« Ce qui frappe aussi à la lecture, c’est la co­hérence de l’ensemble, d’autant plus inat­tendue que la rédaction des nouvelles, pa­rues ici ou là auparavant, s’étale sur plus de quinze ans. »

Le critique avance à son tour une explication :

« L’unité du recueil vient sans doute du point de vue constant à partir du­quel l’histoire est racontée. Si l’on excepte deux monologues intérieurs et une lettre, toutes les nouvelles sont écrites à la troi­sième personne du singulier par un narra­teur qui s’efforce de calquer le cheminement de la pensée du personnage, d’épouser la lenteur ou les fulgurances de son esprit, de rendre compte de son aptitude à digérer les effets du détonateur, de sa désinvolture, de son humour ou de son amertume. »

L’intemporalité (au sens intrinsèque ? l’absence de temporalité à l’intérieur d’une nouvelle ?), les échos, le point de vue constant. Ces observations apportent toutes leur obole au phénomène mais elles ne s’appliquent qu’à une partie des textes. L’intemporalité est d’ailleurs à envisager dans une autre perspective, évoquée supra : la volonté de l’auteur, de l’éditeur de gommer le contexte de rédaction de textes (qui peuvent être ancrés temporellement par l’évocation du 11 septembre, du sida, du décès de Baudouin, etc.).

Je défends quant à moi, et pour les raisons susdites, la qualité pure des textes. Une thèse éclairée par les propos de Michel Torrekens* et Thierry Leroy* : ces textes sont le résultat de moments intenses, chargés de sens, disséminés sur de très longues années. Et l’explication finale tombe à l’audition des interviews distillées au micro d’Edmond Morrel* : beaucoup de textes (la plupart ?) sont nés de commandes. Pour la SNCB, Peugeot, La Libre Belgique… La bibliographie des textes de Tu n’as rien vu à Waterloo le confirme : les onze textes ont tous été écrits en fonction de projets extérieurs, souvent collectifs : Contes et légendes de Belgique vus par les peintres naïfs, Bruxelles littéraire, Hommage à Alain Van Crugten, Compartiment auteurs (Foire du Livre de Bruxelles), Louis Hap, histoire d’une rue, Bloum à Bruxelles, Lettres à Luce (Wilquin), Le quotidien des électeurs, Les écrivains et Waterloo, Les écrits (revue montréalaise) et un album de photographies.

La qualité pure a à voir avec le talent intrinsèque de l’auteur, mais aussi avec son modus operandi. Mon impression ? JDD ne s’est jamais levé en se décidant à écrire un recueil de nouvelles. Ceux-ci se sont réalisés lors de moments où l’auteur se retournait et constatait posséder une réserve, intuitionnait un redéploiement.

Je suis de plus en plus troublé, décontenancé. Modèles réduits offre un « modèle réduit » de la carrière de JDD : il multiplie les activités au gré des envies, des rencontres, des propositions. Et sa carrière de créateur littéraire se tracerait « à l’insu de son plein gré ». Parce qu’il s’appliquerait à chaque fois, ou le plus souvent, à donner le meilleur de lui-même. Ce que confirment d’autres informations. Ses deux biographies (Ibsen et Wagner) sont nées d’une sollicitation de Gérard de Cortanze, directeur de collection chez Gallimard. Son Bruxelles, un guide intime répond à une demande des éditions Autrement. Etc. Un créateur qui ne serait jamais dans l’action, alors, mais dans la réaction ? Une carrière créative en marge, ce qui serait un comble pour celui qui a relancé la revue Marginales ?

D’un autre côté, la volonté de très bien faire, de finir les textes, de les reconfigurer est manifeste et marque l’empreinte d’un fléchage. Et il y a l’authenticité de l’artiste, du créateur. JDD est beaucoup plus proche du modèle artistique absolu, Charlie Chaplin, qui ne cesse de se réinventer (passant du court-métrage au long-métrage, du comédien au metteur en scène puis au producteur, qui sait quitter la défroque de Charlot pour devenir pleinement l’acteur Chaplin puis le réalisateur Chaplin) que d’un Hergé, qui ne croit plus en sa créature mais continue à faire du Tintin sans oser relever de nouveaux défis, tourner la page.

Claudia Ritter, au détour d’une conversation à bâtons rompus, m’a éclairé : son mari cherchait à réaliser des « prototypes ». Mes intuitions étaient correctes. Modèles réduits, en accumulant les « prototypes », offre bien un modèle réduit de la trajectoire de JDD et démontre à quel point l’art et l’essentiel peuvent jaillir du contingent, et renvoient à une interaction du créateur avec le réel, l’autre qui mériteraient des investigations approfondies. Que compte mener mon collègue Julien-Paul Remy.

 In fine, JDD ressemblerait à un capitaine de voilier qui se laisse porter par les vents, l’aventure, l’inattendu, le challenge mais qui, à chaque fois, la route ouverte, saisit fermement son gouvernail et décide de diriger son voyage, lui perçoit un sens caché. Serait-ce la mise en abyme parfaite de la condition humaine ? Une posture entre l’humilité sage ou généreuse d’une acceptation de ce qui vient à nous et l’ambition, la fierté, la dignité d’une participation (par l’interaction, la réaction, la transcendance) ?

L’éditeur apporte de l’eau à mon moulin, dans sa quatrième de couverture (transférée du livre immaculé à son boîtier bleu) : « l’humeur générale du recueil » s’apparente à « une chanson d’Alain Chamfort, Souris puisque c’est grave ». Mais… c’est l’art de JDD ! Sa manière d’affronter le réel aussi. Son talent intrinsèque donc. Si sobre et parcimonieux pourtant, il lâche une phrase détachée et en gras :

« La variété confère à cette boîte à malice le charme qui se cache volontiers dans les marges. »

Variété, boîte à malice, charme et marges. JDD ! Touche-à-tout de génie, Ulenspiegel comme livre belge de chevet, homme le plus aimé et estimé du microcosme et Marginales.

Manque un écho de la belgitude qui traverse le recueil ?

Un mot sur l’éditeur…

Vue de Belgique, La Muette est une maison d’édition bruxelloise dirigée par Bruno Wajskop. Vue de France, c’est une collection de la maison bordelaise Le bord de l’eau. Un modèle de partenariat intelligent qui rappelle le binôme Escales des lettres/Le castor astral. Et qui offre un modèle réduit de ce que devrait réaliser l’ensemble de notre édition ?

J’ai déjà dit beaucoup de bien du travail éditorial qui a accompagné la parution de Modèles réduits. Je n’ai pas tout dit. La quatrième de couverture, sur laquelle je me suis déjà épanché, livre une des meilleures présentations de Jacques De Decker jamais lues et, pour tout dire, se rapproche de notre idéal, imposant le créateur (« Auteur de romans et de nouvelles, homme de théâtre dont les pièces sont jouées un peu partout ») puis la matrice de sa création (« adaptateur » qui « a traduit Shakespeare et Woody Allen, Goethe et Schnitzler, Bertold Brecht et Hugo Claus ») avant d’évoquer ses biographies, son travail de critique, son institutionnalisation (« Secrétaire perpétuel de l’Académie »).

… et sur un credo de Jacques De Decker

Attardons-nous un instant sur cet aspect faussement digressif. JDD croyait à la nécessité de réaliser des synergies franco-belges. Il l’a dit et redit lors de rencontres organisées par la Sabam en 2019 et 2020. Selon lui, nos auteurs, nos éditeurs méritent d’être infiniment mieux connus dans l’Hexagone et en francophonie. Pour y arriver, il faut un ancrage français. Des personnes installées en France mais y défendant nos Lettres auprès des médias, des libraires, etc. L’une de ses filles spirituelles, Sylvie Godefroid, l’a écouté et a innové, avec son entreprise de droits d’auteur (Sabam), en créant une telle synergie du côté d’Avignon (et du théâtre). Une expérience creusée depuis 2017, dont j’attends avec intérêt les développements.

Philippe Remy-Wilkin.

Avec l’aimable autorisation d’Irina De Decker pour l’utilisation des citations.

* Pour en savoir davantage :

Thierry Leroy (pour Tu n’as rien vu à Waterloo) :

http://www.promotiondeslettres.cfwb.be/index.php?id=tunasrienvuawaterloodedecker

Michel Torrekens :

JDD au micro d’Edmond Morrel :

http://www.espace-livres.be/Modeles-reduits-de-Jacques-De?rtr=y

** Guy Gilsoul :

https://karoo.me/livres/le-bracelet-entre-ornement-et-menotte

Michel Torrekens :
https://le-carnet-et-les-instants.net/archives/de-decker-modeles-reduits/

Jacques De Decker dans son bureau de l’Académie royale (© Jean Jauniaux)

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