1072 Terribles chimères.
Coup d’état à l’échelle du monde
le capital à pris tous les pouvoirs
et épouvante ses esclaves soumis.
Il n’y a plus de rivages, il n’y a plus d’abris
Cette lave sur nos yeux
dans nos bouches
le poids de ces corps inertes sur nos épaules
comme un joug de chair putride.
Nous traversons les forêts blessées
les troncs calcinés nous agrippent
de leurs griffes de cendre.
viennent les terres disparues où le désert est tyran.
Nos hardes sont devenues plumes sombres
et s’enracinent dans nos peaux.
Telles des chimères terribles
nous effrayons ceux qui nous croisent.
Ils professent leurs fureurs prophétiques
qui laissent une pâleur sur nos bouches
et nous jettent les pierres de lapidation
auxquelles on n’échappe pas.
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1073 Errements en terre d’ombre I
Je m’allonge vers les cieux
me courbe en arc immense
je suis ce cristal qui diffracte la lumière
et de couleur, je repeins l’horizon.
En mai, j’enjambe les forêts
fais signe à Vénus accrochée à la lune
qui nous regarde tous, prostrés
dans une lente immobilité.
Aucun ne se souvient de la grandeur du monde
de la force d’Éole
et de la puissance sans borne de Râ.
Tous ont oublié le chant de l’eau
le fracas des cataractes
la sagesse qu’ont les montagnes
pour se mouvoir en millénaires
avec la lenteur des astres.
Tous ne pensent qu’à avoir et empiler
ce qu’ils ont sorti de la terre
ne sachant rien de la véritable richesse.
Sur le gazon que je foule
couvert d’ambroisie déposée par les dieux
mes pas laissent des empreintes sombres et lourdes
Je me prépare aux visites de Morphée
sur cette couche céleste
harassé par mes errements en terre d’ombre
dans les sables lourds.
Il sera toujours temps ce demain pour exhaler ma fureur.
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1074 Errements en terre d’ombre II
Vaincu par mes chagrins je me pose
en cet antre sombre où le jour ne peut atteindre
et me prends ce repos qui éloigne la folie.
Une brise ravive par ses caresses les roseurs de la peau
il fait un froid sépulcral qui laisse réfléchir
et calme les ardeurs des foudres du destin.
Enclin à baisser les paupières, se clore et ainsi ouvrir
les portes à Morphée
et à ses vaisseaux de rêves qui insufflent les pensées du lendemain.
Ici, protégé des humains, je goûte un répit calme
loin de leurs guerres, meurtres et tromperies
certain d’avoir pour un temps échappé
à leur traque éternelle de cannibales.
Recueilli je me confie à la nuit
mon corps plus grand que l’humanité entière
repose comme Atlas jusqu’aux bords de la Terre
En songe mes ailes touchent les étoiles
je frôle l’astre de feu au retour
vêtu de la cape faite de voiles lactés.
Le sceptre de foudre brandit dans mon poing
doté d’une force nouvelle digne des olympiens
je repars sur les voies de mes injustes royaumes.
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1075 Errements en terre d’ombre III
Je cherche les oracles et les temples d’amour
cachés aux yeux des profanes.
Sur la route, partout les dieux sont dissimulés
derrière de fausses insignifiances :
de simplissimes figures
vieux ivrognes grognant
jeunes éphèbes à peine pubères, vierges encore de tout
dans la peau de quelques animaux communs
lièvres, carpes, renard, sangliers
loups, serpents, vaches ou libellules
allez donc savoir qui est qui.
Ne pouvoir qu’à son cœur se fier
en espérant avoir le don de double vue.
Le merle a lancé son neuvième chant
le soleil l’a patiemment écouté
et attendu pour déployer ses rais
La route est large
les compagnons ne manquent pas
pinsons, rossignols, mésanges la haie d’honneur me font
Je fais ma joyeuse entrée en forêt
où les arbres m’invitent dans leurs antres séculaires
m’honorent de leur fraternité et m’hébergent
en échange, de quelques poèmes.
Entre leurs troncs nombreux
ils enserrent une nappe d’eau claire
où tous, dieux et bêtes vont boire.
Dans la pureté de sa transparence
on voit les poissons affleurer la surface
l’œil sévère comme celui d’un cheval
ils viennent murmurer les lois divines aux oreilles
des têtes penchées qui se désaltèrent.
Si la chance me sourit j’y verrai le faune sans nom
car nul n’a de nom dans les bois
celui qui a le pouvoir d’accorder le changement en eau ou arbre
ce qui, ici, est un suprême honneur.
Sinon il me laissera partir au prix d’un baiser doux
Grande sera l’envie de lui céder
il a le charme des sirènes
et le temps se suspend entamant ma volonté toujours plus.
Mais rien ne m’a distrait de ma quête
en rêve j’ai baisé ses lèvres et suis reparti sans me retourner.
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1076 Errements en terre d’ombre IV
La brume s’est levée et m’engloutit
après de longs instants à tâtons
je suis sorti vainqueur de ce sombre nuage
paré de tous les dons
diamant à multiple facettes, éblouissant de tous les yeux.
Debout, toujours un peu penché par rapport à l’axe de l’univers
capter les mondes cachés dans les périphériques regards
que je verse méthodiquement dans mon alambic poétique
Je suis un butineur, le front orné tel le parvis d’Apollon
par « Connais-toi toi-même »
à l’instar de Protée capable de médusantes métamorphose.
Dresser des paysages comme de grandes toiles de fond
prêtent pour le déroulement de drames et comédies
que je grave sous vos yeux charmés.
Nous croyons pouvoir un jour changer le sort défavorable
cela justifie notre immobilité
et les dieux pleurent déjà nos futurs défaites.
Sur cette terre vert-de-gris aux oliviers millénaires
se sont croisé les pieds d’Achille et de Patrocle
leurs bras ont brandit des glaives
mais leurs mains se sont caressées
et le velours sombre de leurs cils, en baissant les yeux s’est mélangé
le souffle de leur haleine d’un parfum amoureux à scellé leurs lèvres dures
d’où le sourire était banni depuis tant de guerres.
Sur cette terre enfin je suis et pose mes pas
dans l’empreinte de celles des dieux
De ma lame je frappe le rocher
et de sa blessure jaillit une source nouvelle
qui, dans les futurs, fera une grande Babylone de félons et de rustres
mais au présent abreuve la terre et fait grandir encore les oliviers
couvre les champs du blond des blés, cheveux bien-aimés de Gaia
où les bluets sont mes pensées égarées qui tentent un dernier geste.
+ + + + +
1077 Achille 2020
Avec le long soupir des ressuscités
la gorge encore emplie de terre
les sifflements et le fracas de guerre
il court
n’évite pas la balle qui le suit
et comme un coup de poing
se fiche dans son cou.
Le métal traverse son larynx
ses pieds courent encore
tandis qu’il s’écroule lentement
maculant les herbes vertes
de son sang rouge comme des fleurs.
Un couple de soldats enlacés
se porte des coups en étreintes serrées
flanc contre flanc
sexe contre sexe
et tombent unis
sous les rafales de mitraillette
qui les foudroient l’un et l’autre.
Beaucoup s’abandonnent
leurs yeux restés ouverts regardent dans le vide
vers la dernière étincelle de lumière à l’horizon.
Là, un pauvre guerrier
couvert de boue et de sang
la vie s’échappe à flot des ses blessures
les mains parcourant ses plaies sans y croire.
Ses amis qui le regardent tituber en silence
lèvent les bras
et supplient les dieux nourris à leur douloureuse tristesse
de les épargner
mais l’un après l’autre ils s’affalent
touchés tour à tour sans la moindre pitié.
L’ami chéri s’est couché
sur le corps de son compagnon agonisant
et le pleure avec des étranglements de douleur
il sera le seul rescapé de l’unité.
Beaucoup de mères vont retenir leurs larmes
avant de le savoir.
+ + + + +
1081 Constat 20/20
Je restais sans lire
sans parler
assis sur une chaise
devant la fenêtre
à regarder le confinement éteindre toute vie.
Le regard dans le vide de celui de ma tête
j’attendais sans rien attendre.
Simplement laisser couler le jour puis la nuit
dans cette espèce d’infini où règnent
les prisonniers mis au secret
dans les encres du crépuscule.
+ + + + +
1083 À ciel couvert
Sous la chaleur intense
d’un réchauffement constant
nos ombres assoiffées
courent au devant de nous
chaotiques et affolées
projetant leurs silhouettes effarées
sur les murs de séparation
Quand tous auront souffert
on se baignera dans les larmes du monde
transpercés de douleurs nouvelles
Tout change
bêtes et pierres
dieux et démons,
le silence et les mots
Le poème est une bouteille qu’à la terre
la mer rejette sous une tonne de plastique
nous reste à chanter l’écume
rire sous la bulle du monde
devenue prison
grande chambre à gaz
par soucis de sécurité
+ + + + +
1084 Avant l’écœurement
Je propose que l’on s’achète
des masques-à-gaz et des gilets-pare-balles
70 millions d’humains ont quitté leur pays
dont la moitié est des enfants
Pour construire un nouveau monde
il faut d’abord faire crouler l’ancien
saborder l’économie est un bon point départ
si en plus on muselle et cloître la population
on peut renverser les valeurs à son aise
Est venu le temps où nous sommes sacrifiés par nos pairs
Nous vivons encore comme il y a trois mille ans
occupé à nous génocider allègrement
laissant derrière nous les murs troués des cités vides
Patiente est la graine qui bientôt va mûrir
La résistance contre la terreur
passe toujours par une violence légitime
il faudra écarter les murs et laisser dévaler le fleuve liberté
baigner les terres assoiffées
si l’on ne veut pas que la graine soit gammée.
+ + + + +
1085 Veille
Le soleil a mis une éternité à descendre
comme s’il ne voulait pas abandonner le ciel
Le soir me cueille
je suis là enseveli sous mon corps
écrasé dans le sol
dans l’impossibilité de bouger
les yeux à peine ouverts
Pris dans le roulis rituel du souffle et du noir absolu
cœur audible dans le silence des fournaises à venir
Un frémissement des arbres prévient de l’orage
le gout de liberté devient palpable
et l’héroïque de l’évasion m’enivre
La sauvage innocence des rêves
son essence si réelle laisse des souvenirs indélébiles
des émotions vierges de toute culture
Il y a cette oppression de la poitrine
où cogne le cœur affolé du dormeur
Le hibou hulule la liberté du haut des barricades
Lune s’est lentement élevée fine comme une ligne courbe
Je repose avec l’œil du chien aux aguets
dans un sommeil profond où j’ai conscience de tout.
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JEAN-CLAUDE CROMMELYNCK dit CeeJay. Né à Bruxelles en 1946, a publié dans plusieurs revues de poésie en Europe, au Maroc et aux USA traduit en français, russe et en anglais.Édition en 2014 chez Maelström Réévolution d’un premier recueil de poésie « Bombe voyage bombe voyage ». 2015 Poèmes traduit en anglais dans un n° spécial qui lui est consacré : MGV2 Issue 81, Irlande. 2017 Le Prophète du Néant, recueil de poésie soufi pour réconcilier l’orient et l’occident avec 13 traductions en arabe chez Maelström. 2019 Derrière les paupières… L’immensité aux éditions de L’Arbre à Paroles de Amay…
Son dernier recueil est paru en février 2020 aux éditions du Coudrier : L’Arbre de Vie