LE CHANT DE LA MER À L’OMBRE DU HÉRON CENDRÉ de Sonia ELVIREANU / La lecture de Marie FAIVRE

Vers le rivage de la Renaissance

« Le chant de la mer à l’ombre du héron cendré »

Après l’immense chagrin confié au « Souffle du ciel », terrible et douce, la poète nous offre un recueil qui ouvre une sorte de  parcours  initiatique. « Dans le labyrinthe de la nuit », le fil des métamorphoses se déroule à la lueur de l’Etre Aimé. 

Couverture Le chant de la mer à l'ombre du héron cendré

La solitude s’allège doucement de ses fardeaux anciens.  Après  l’errance,  le désert, il vient l’instant de trouver la Voie, rencontrer le héron cendré, le cygne des confluences,  le rêve d’autres rivages.

En « quête d’infini », elle apprivoise les lointains, le chant de la mer, la soif, le berceau où la lumière se pose. Alliance d’eau et d’espace.

La présence de l’Etre aimé, devient indicible rayonnement intérieur, avec la grâce de l’horizon retrouvé,  « enfants de lumière, nous galopons le ciel dans les bras ».

L’errance devient légère. Un bleu nouveau, la Beauté chante, le brouillard fleurit dans l’Arbre.  « Le cœur du jour » accepte la coexistence douleur et joie sur la même branche.

L’Ombre et la lumière, réunis,  la neige et l’été brûlant, l’herbe et la mer, l’écorce et le nuage.

L’Amour est la grande force qui soulève l’écriture vers l’harmonie paisible des paysages, l’âme liée au secret d’une parcelle d’éternité.

Ecriture née de l’expérience d’un état extrême qui brise les limites, foudre dans le cœur où se niche la poésie. Passage du personnel à l’universel, le chant touche le lecteur, par son émouvante limpidité. Les  mots de Sonia Elviréanu  sont autant de galets ronds posés sur les traces de l’Etre aimé, jusqu’au rivage où « un mot s’élève de la mer » le mot de la Renaissance.

L’ouvrage sur le site de L’Harmattan

LE SOUFFLE DU CIEL de Sonia ELVIREANU (L’Harmattan) / Une lecture de Nicole HARDOUIN

Les portes du dire s’entrouvrent sur  une évocation discrète, pudique de la vie : Parmi des herbes, des bleuets et des pavots / les caresses de l’été dans la plaine brûlante, hymne panthéiste à la nature : des nénuphars fleurissent dans mes cheveux. Au-delà du silence pulse une présence lointaine, évanescente mais tellement présente, qui se tient au bord des falaises vertigineuses de l’absence : il nous reste la rupture, l’immobilité, la douleur / il nous reste le silence.

Appuyée sur une digue de feu, la Poétesse, Orante d’une liturgie, laisse ses pas s’éloigner : nous sommes les cicatrices. Les mots en fusion, sang du vent, cantiques d’éclairs, tressent des fruits de haute mer, ils s’enroulent, épines et pétales : les paroles  cherchent leur chemin jusqu’à nous.

Mots équinoxes, secrets, mordants, traces, les ombres au goût de sel se mêlent, s’entrecroisent dans les levers d’aube silencieux et les frimas de la nuit alors que le sang flagelle encore le corps : je flâne sans cesse égarée / sur le chemin d’hier.

Les élans silencieux de Sonia Elvireanu , il faut les humer, caresser leurs encolures. Ils tissent l’absence : Je t’ai cherché, tu n’étais nulle part. La mélancolie va l’amble avec son cortège de houles et de retraits, de regrets et de tempêtes : je suis une ronce dans la plaine. Interstices dans le silence : le lever et le coucher du soleil / se brisent dans mes mains vides.

Les mots–larmes, derrière les paupières, partent sur les rives de la solitude, présence du dire, force du manque, il faut toujours se baisser pour passer les écluses qui se déversent dans les estuaires nocturnes : cette nuit, je cherche un abri.

Malgré la grisaille du silence, de l’absence, ce recueil est un verre de lumière à boire à petites gorgées, ce sont des images sur la peau des plantes, des ébauches de roulis et d’écume qui viennent mourir sur  l’aube, ce sont des vagues intérieures. Torrentueuses, elles ont le parfum de l’aimé si lointain et pourtant si proche : et par-dessus le monde / Ton sourire.

Couverture Le Souffle du ciel

La Poétesse, grande veneuse, lâche ses chiens, la vie est aux abois. Le grand cerf ne meurt qu’une fois dans la forêt des souvenirs  :saignement du vivant.

Oratorio de fugues pour des lèvres en bréviaire qui psalmodient de secrètes oraisons : une croix allumée dans la main.

Les phrases passent entre les ronces pour ne retenir que le pollen déposé par l’abeille qui a butiné. Le désir est toujours là, pudique, il tenaille les mots pour se perdre dans le souffle du ciel, la vie se nourrit d’interrogations, d’attende.

L’auteur, à l’image de Jean Orizet, est pèlerin de l’indicible, témoin de l’ineffable.

Avec ardeur les pulpes sont fécondées, les sucs du regret se transmuent. Germent  les élans, subtile et discrète prière, nuages vers l’au-delà,  vers la Transcendance. En effet, ce recueil pourrait-être un livre d’heures que l’on tient avec recueillement, c’est une prière intime celle que l’on murmure dans les fentes et les cicatrices du cɶur, dans les pulsations d’aubes noires. Ce sont parfois des psaumes que retiennent les nuages, avant de se mêler à la musique des sphères dont l’auteur conserve les accords au plus profond de son âme : Dieu donne de la sérénité / à ma pensée / pour que sa limpidité / ne tombe / nulle part en chemin.

Sonia Elvireanu nous livre discrètement sa respiration. En la partageant, le lecteur chevauche l’océan, mange les étoiles, les vagues, les fleurs, se brûle aux éclats d’un soleil noir, s’éclaire aux ténèbres, retient le début et la fin du cri de l’oiselle.

Dans le précaire équilibre du crépuscule, entre sève, braises et songes les ombres sanguinaires descendent l’escalier des impatiences, offrandes pour les âmes perdues.

C’est l’heure où la lumière est à deux pas de l’Invisible. Comme Bonnefoy, l’auteur charge ses rêves dans la barque. Pour quel voyage ?

         C’est un feu de brousse, une flamme vêtue de bure, une braise dans la cendre, la brûlure du soir sur la sinuosité des souvenirs. Les ombres ne repartent jamais seules et Sonia Elvireanu le sait. Lorsque le manque érode l’écho gémissant, l’auteur le ramène au gîte dans une brûlante et discrète andante qui enserre l’espace balayé par le lin de tous les vents.

Mais que sont les souvenirs devenus ? Ils caressent et mordent : rencontrent-ils  leurs corps ? 

Dualité du manque, à travers les branches d’olivier : la seule voie vers toi : l’amour.

Superbe recueil, à lire comme un livre d’heures, prière à réciter pour que nous soyons vivants tels le pain et les poissons / offerts par Jésus aux Siens, alors, demain, peut-être / mon heure fleurira / au bord de la vie assoiffée de toi.

L’auteur, paumes offertes à l’Invisible, recueille un souffle de ciel, un souffle d’amour.

Le recueil sur le site de L’Harmattan

RENTRÉE 2020 : RETOUR À LA NATURE / La chronique de Denis BILLAMBOZ

VIENT DE PARAÎTRE : L'actualité du livre par DENIS BILLAMBOZ) – LES BELLES  PHRASES
Denis BILLAMBOZ

J’ai rassemblé ces deux auteurs dans cette chronique car je trouve qu’ils ont certains points communs dans leur écriture et dans leur art de la narration, je l’ai même souligné dans ma chronique du livre de Daniel Charneux. Laurent GRAFF évoque la fuite d’un richissime héritier qui ne veut pas de la fortune qui lui échoit à la mort de son père alors que Daniel CHARNEUX raconte la vie d’un septuagénaire, ami du champion Steve Prefontaine, qui court toujours son footing dans la campagne de l’Oregon. Marcher ou courir, deux façons de se retrouver dans la nature pour évacuer ses problèmes et retrouver la sérénité.

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Monsieur Minus

Laurent Graff

Le Dilettante

Certains croient qu’il est facile, agréable et confortable d’être riche, ils feraient bien de lire ce roman de Laurent Graff qui raconte l’histoire d’un héritier de la plus grosse fortune de France qui ne sait pas comment échapper à cette calamité. Il refuse tous les honneurs, corvées, responsabilités et autres contraintes que lui imposent son statut d’héritier et les fonctions qu’il devra assumer à la suite de son père. Il a entendu tout le vacarme assourdissant généré par les manifestations, il a écouté tous ceux qui protestent contre les maux qui gangrènent notre société, il ne veut pas de cette vie et il ne veut pas être responsable de la faillite de notre système. Il a trouvé une nouvelle occupation, une passion, il marche parcourant les sentiers de grande randonnée à travers la France. Il vient de boucler le tour de l’Ile de France et se prépare à parcourir le celui de la Bretagne. « … Il sentait sous ses pieds les reliefs du sol, les cailloux, les mottes, les brindilles, les coques, qui agissaient sur la plante de ses pieds comme des aiguilles d’acupuncture, qui semblaient activer des réseaux de sensations parcourant son corps… ».

Il a mis au point une organisation très efficace, il a embauché un assistant qui le dépose chaque matin au point de départ de l’étape qu’il a choisi de parcourir avant que celui-ci rejoigne la ville la plus proche où il a réservé un hébergement et où il achète les provisions pour la balade du lendemain avant de récupérer son employeur au terme de l’étape. Progressivement ce duo forme une paire d’amis de plus en plus intimes se livrant peu à peu leurs petits secrets. Une routine bien agréable s’instaure, le promeneur trouve la paix et le calme dont il rêvait depuis longtemps et son employé apprécie ce travail certes contraignant mais peu exigeant, lui laissant même le temps de jouer au loto pendant que son patron marche. Tout irait pour le mieux comme dans le meilleur des mondes si des extrémistes ne décidaient pas de mitrailler à mort tous les membres du conseil d‘administration présidé par son père, le rendant de fait responsable de la plus grande entreprise de France et de tout un pan de l’économie française.

Laurent Graff

Toutes les autorités sont à ses trousses, elles ont besoin de lui pour assurer la continuité des entreprises familiales et sauvegarder l’économie française mais il refuse obstinément cette mission, il monte un stratagème très élaboré pour s’évaporer dans la nature mettant ainsi, à sa grande satisfaction, en grande difficulté le système responsable de tout ce qui détruit notre société : malbouffe, surconsommation, réchauffement planétaire, creusement du fossé entre les plus riches et les plus pauvres, etc…, tout ce qui gangrène le monde et le conduit à sa perte.

Avec ce texte lisse, policé, bien net, bien propre, enrichi de mots recherchés et choisis avec soin, Laurent Graff évoque tous les grands problème sociétaux qui agitent le monde actuel parfois même jusqu’aux extrémités destructrices. Ce qui l’amène à poser la question ultime : la rénovation de notre société passe-t-elle par la destruction radicale du système en vigueur ? Mais quel que soit le choix effectué, il n’y a qu’un chemin parcouru, les autres auraient pu être explorés aussi, ils ne l’ont pas été : choix raisonné, choix affectif, hasard, …, il restera toujours une part d’aléas, aussi infime soit-elle, dans la conduite du monde comme dans le parcours d’un itinéraire pédestre. Ainsi va la vie, ainsi va le promeneur, ainsi court la plume de l’auteur…

Le roman sur le site de l’éditeur

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A propos de Pre

Daniel Charneux

M.E.O.

À propos de Pre

Cette lecture m’a rappelé ma première participation à des forums littéraires sur la Toile, je me souviens particulièrement de ce site Internet, désormais historique, sur lequel j’ai rencontré Daniel Charneux et des forums qu’il partageait avec quelques autres marathoniens pour évoquer leurs courses, leur préparation, leurs entraînements, leurs plus ou moins gros bobos et aussi bien évidemment leurs lectures. Je les lisais mais, étant un médiocre coureur à pieds, je me tenais à l’écart de leurs discussions préférant regarder le sport à la télévision. J’ai ainsi gardé le souvenir de beaucoup de coureurs, de courses, d’événements que Daniel raconte dans son livre dans lequel j’ai plongé avec une certaine délectation oubliant l’époque où j’avais l’impression que les lecteurs passionnés étaient tous des coureurs de fond et que, moi le sportif de télévision dans son fauteuil, j’étais un intrus dans le groupe.

Le sport et ma passion, j’ai été un médiocre participant mais un dirigeant avisé et très investi, je connais presque tous les sportifs que cite Daniel Charneux mais Prefontaine, Pre pour ses amis, m’a échappé, je ne me souviens pas de lui, même si je me souviens de Bob Schul, celui qui a battu Michel Jazy aux Jeux Olympiques de Tokyo où il a été terminé quatrième tout comme Prefontaine à Munich. Pour moi les Jeux Olympiques de Munich resteront à tout jamais ceux de l’horreur, ceux de l’abominable attentat qui a décimé la délégation israélienne. Pour la première fois on attaquait mortellement des sportifs s’affrontant pendant ce qui était dans l’Antiquité une parenthèse de paix entre les peuples. Merci Daniel de m’avoir rappelé cette période que ma mémoire a un peu occultée.

Daniel Charneux
Daniel Charneux

Dans ce texte, Daniel Charneux a confié sa plume à Pete, un ami d’enfance de Pre, un gars qui à l’approche des soixante-dix ans court toujours, pour qu’il raconte ses souvenirs. Dans sa chronique il évoque bien évidemment son enfance dans l’Oregon avec ce champion atypique bourré de talent, doté de capacités exceptionnelles, capable à l’entraînement de multiplier les efforts le plus épuisants mais un peu désinvolte et très soucieux de toujours déployer le maximum de panache, refusant les victoires de « comptables, ceux qui profitent des efforts des autres pour triompher. Dans cette chronique, il raconte encore les courses qu’il effectue régulièrement avec ses amis du club de la petite ville de l’Oregon où il réside toujours et où est né Pre. Il décrit le plaisir de courir, la joie de raconter à ses amis du club des anecdotes sur la vie et les performances incroyables de son ami, son côté désinvolte, sa carrière inachevée. Et il écrit « Comme chaque semaine ou presque, nous avons revécu le relais », le fameux relais, leur grand souvenir, leur épopée mythologique, leur participation à l’un de plus grands relais du monde le Hood to Coast Relay, environ trois-cent-vingt kilomètres de course pour une équipe de douze relayeurs. Leur Graal, l’événement qui les a soudés à jamais par-dessus les générations, la différence entre femmes et hommes, leurs différences sociales et professionnelles autour de leur seul point commun : courir jusqu’au bout !

Pete c’est un peu l’auteur, comme lui il court, il a à peu près le même âge, il est peut-être un peu plus seul, je ne connais pas suffisamment Daniel pour parler de sa vie privée pour savoir si elle pourrait ressembler à celle de Pete. Mais Pete parle du monde qui va mal comme Daniel pourrait en parler sans ménager le Président des Etats-Unis, en dénonçant les règles absconses et les comportements irrespectueux de la nature, en élevant l’amitié au rang de vertu…

Cette évocation de la course à pied dans la nature évoque pour moi la lecture très récente de Monsieur Minus, le dernier roman de Laurent Graff, qui narre comment un richissime héritier fuit sa fortune en parcourant les sentiers de grande randonnée. « … Il sentait sous ses pieds les reliefs du sol, les cailloux, les mottes, les brindilles, les coques, qui agissaient sur la plante de ses pieds comme des aiguilles d’acupuncture, qui semblaient activer des réseaux de sensations parcourant son corps… ». J’ai trouvé dans ces deux textes le même plaisir de parcourir la nature et aussi un style et une écriture qu’on croirait appris à la même école. J’aimerais à croire que ses deux auteurs courent un footing ensemble ou partagent un bout de sentier de conserve en parlant de littérature. Et, si je n’avais pas seulement rêvé !

Le roman sur le site de l’éditeur

MON CORPS-NUIT ATTEND L’AUBE de Téric BOUCEBCI (Alcyone) / Une lecture de Philippe LEUCKX

Philippe Leuckx (auteur de D'Enfances) - Babelio
Philippe LEUCKX

« Seul le vent connaît le chemin » : monostiche à la Sansot (« Chemins aux vents ») donne la réelle orientation de ce recueil tourné vers un corps fragilisé (même par la lumière) et toutefois branché vers l’autre, qu’il soit humain ou paysage.

Il faut certes « jeter ses peurs », savoir offrir « une poignée de main », « écrire sur les souffles de ta peau ».

La question de l’écriture parsème le livre de « feuilles », de « plumes », de « traces » bleues : oui, « nous sommes des passants faits de mots »

Aussi faut-il prendre soin de « la lumière (qui) semble venir de cette lointaine pensée que j’ai oubliée ».

Le poète, né à Nice, qui « a grandi à Alger », sait, en peu de mots, circonscrire son univers, tissé de nuit, de « néons (qui) scintillent sur les façades », de « fenêtres vers le grand tout ». On le sait de longtemps la poésie intimiste se nourrit du cosmique, comme selon une nécessité d’y faire voyage.

« J’ai senti les vents respirer pour le monde » conjoint vraiment ce que le poète saisit de l’être « en vie » et du monde à dire, à signifier.

Téric Boucebci, Mon corps-nuit attend l’aube, éd. Alcyone, coll. Surya, 2020, 64p., 16€. Un beau dessin acrylique de Silvaine Arabo.

Le recueil sur le site d’ALCYONE, présentation de Téric BOUCEBCI, extraits & poèmes lus par Silvaine ARABO

Téric Boucebci (auteur de Le guide du thérapeute) - Babelio
Téric BOUCEBCI

DANS LA TEMPE DU JOUR de DOMI BERGOUGNOUX (Alcyone) / Une lecture de Philippe LEUCKX

Philippe Leuckx (auteur de D'Enfances) - Babelio
Philippe LEUCKX

Quand il s’agit de « saisir la lumière/ entre les doigts », la poète nomme l’infime, le fragile, le ténu de l’existence, ce peu que le regard apprivoise ou trace ou conserve comme pépite du réel.

Assurément, n’arrive pas tous les jours ce « miracle hasardeux », cette rencontre de l’insolite; encore suffit-il d’y croire, en poésie, dans le monde : « il faut tendre l’oreille …aux mots qui vont casser la coquille » (p.25)

Déchiffrer ces toutes petites choses, comme « le langage des fleurs », comme l’arrivée sous nos pas d’un hérisson imprévu. Combattre l’obscurité, « ravir la lumière » : projet de l’écriture dans la course des jours, comme « si ça pouvait / empêcher la mort ». La « cisaille » du temps est terrible puisqu’elle fait de nos jours une quête insensée, alors qu’il faudrait rassurer ces infimes présences au coeur des rues, de l’automne, de la vie.

En un langage simple, la poète peut joindre le plus profond (« le chant/ hypnotique des oiseaux » ) à l’inquiète assurance qu’on est bien en place, à sa place comme « protéger/ la patience de l’abeille » (p.40) ou « inventer une langue de sève et de feuilles » (dernier poème en page 41).

Un petit livret de poésie plein d’allant, au rythme bien construit, avec ses petites strophes qui cernent un souffle, celui de la vie, décrite ou espérée.

Domi Bergougnoux, Dans la tempe du jour, éd. Alcyone, coll. Surya, 2020, 48p., 15€.

Le recueil sur le site des Editions ALCYONE + présentation de Domi BERGOUNIOUX, extraits & lecture de poèmes par Silvaine ARABO

Domi BERGOUNIOUX

LA RALENTIE de CLAUDE-ALBANE ANTONINI (Almathée) / Une lecture de Philippe BRAHY

Philippe Brahy - Enseignant - artiste peintre | LinkedIn
Philippe BRAHY

Dans son livre « La Ralentie » Claude par un habile subterfuge nous entraîne dans un dialogue qui, en réalité, est un évident soliloque : deux protagonistes, Muriel et Plume : Muriel est atteinte de la maladie de l’arbre* qui l’empêche littéralement d’écrire. Plume sollicitée par Muriel devient l’ordonnateur de la machine à écrire et nous accompagne de ses « cliquetis »…

Au fil de la lecture Muriel comme Anna de Noailles, sent et désire « —être dans la nature ainsi qu’un arbre humain… et sentir la sève universelle affluer dans ses mains… ». Muriel, plus discrète, « pince-sans-rire » mais de la même stature, dirige Plume dans la rédaction de ses souvenirs.

Je lis —j’écorne quasi toutes les pages du livre avec enthousiasme tant il y a de vérité, de réalité ; ça parle, ça donne à penser, réfléchir ; dans un dialogue où vérités et contrevérités s’énoncent et s’entrechoquent lucidement :

« Ma mission est de tuer le temps / Et la sienne de me tuer à son tour / On est tout à fait à l’aise entre assassins » E.M. CIORAN

Claude-Albane Antonini sort son premier ouvrage - Orléans (45000)
Claude-Albane Antonini

Cette citation, et autres « HORS SUJET » de l’auteur, tient une place essentielle dans le livre. Hors et dans la narration, ils viennent s’interposer comme une pause dans le dialogue fait de poésie et prose, s’inscrivent en résonance, et ainsi ponctuent d’une même émotion ma lecture. De magnifiques instants y sont glissés mais, aussi et surtout, le portrait d’une femme engagée, qui : « aimerait trouver une recette pour fabriquer une femme sans tête… ».

*Epidermodysplasie malformation génétique qui affecte les mains et les pieds en leur donnant une forme rappelant un arbre.


Éditions Amalthée. 13€
ISBN 978-2-310-04741-8
www.editions-amalthee.com

RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020 : HISTOIRES NIPPONES / La chronique de Denis BILLAMBOZ

CHRONIQUES de DENIS BILLAMBOZ – LES BELLES PHRASES
Denis BILLAMBOZ

J’ai rassemblé dans cette chronique deux romans japonais qui racontent des histoires assez différentes mais qui tous les deux décrivent un chemin pour retrouver un certains irénisme. Le premier est la suite du roman d’Ito OGAWA, La papeterie Tsubaki, dans lequel elle raconte comment elle a pu reconstruire une famille avec des éléments de deux familles. Dans le second, Kosuke Mukaï rassemble autour d’un chat en fin de vie une équipe de soignants comportant son mari et son ex… Dans les eux cas la méthode appliquée pourrait s’avérer efficace, quoique…

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La république du bonheur

Ito Ogawa

Editions Picquier

Republique du bonheur

Hatoko, Poppo pour ses amis, a repris, comme nous le savons depuis le précédent ouvrage, les activités de la librairie Tsubaki, notamment celle d’écrivain public. Dans ce nouvel opus, elle raconte sa nouvelle vie, elle a épousé Mitsurô le tenancier du café et en même temps le père de QP, Haru, une fillette de sept ans qui a été admise à l’école le jour où les deux amis se sont mariés. Elle veut avec son mari fonder une vraie famille, elle a bien adopté la fillette qui en retour l’aime beaucoup mais la nouvelle famille n’est pas encore réunie, les époux vivent dans les locaux attenant à leur commerce respectif, ne partageant le logis que lors des week-ends. Mais Hatoko a une idée, un local commercial proche de sa papeterie pourrait être transformé en café et Mitsurô pourrait partager son logement. La famille est une valeur fondamentale développée dans ce texte au point que l’héroïne n’envisage une nouvelle grossesse que lorsqu’elle sera considérée comme la mère d’Haru et que sa mère physiologique, hélas disparue, fera partie intégrante de la famille. La famille recomposée est possible mais il faut qu’elle intègre tous les membres dans la même affection.

Toute la détermination et toute la tendresse qu’elle consacre à la construction d’une vraie famille japonaise fidèle à la tradition, elle les transcrit aussi dans les courriers qu’elle rédige pour le compte d’autrui. L’activité d’écrivain public est celle qu’elle préfère et celle qui lui apporte les plus belles satisfactions même si, parfois, elle doit faire face à des situations cocasses, compliquées et même plutôt incongrues. La préparation de ces missives lui donne l’occasion de pénétrer au plus profond de l’âme des commanditaires et, ainsi, de mieux comprendre les gens et leur manière de se comporter en couple ou en groupe.

Ce nouvel ouvrage est une autre leçon d’écriture, à travers son écrivain public Ito Ogawa rappelle combien le choix des mots, la façon de les assembler, le ton de la phrase, la mise en forme du texte et même le choix de l’encre et du papier sont importants pour que le texte ne soit pas seulement un assemblage de mots mais un véritable message transportant aussi des sentiments, des émotions, et même en certaines circonstances de la contrariété mais jamais de la colère ou de la rancune. Ito Ogawa décrit une société où les citoyens se comportent sagement, sans rancœur, seulement avec parfois une bouffée d’amertume ou d’aigreur. Pour elle le monde est harmonie, chacun doit être à sa place et respecter les autres. Ses personnages vivent aussi en harmonie avec le temps qui passe, sans courir après les honneurs, la fortune et le prestige.

Elle accepte la nouveauté, les innovations, mais dans le sens où il contribue à améliorer la vie. Elle tient surtout à conserver les traditions qui ont fait leurs preuves et qui sont toujours garantes d’une vie stable, sereine et paisible. « Parce que la vie, ce n’est pas une question de longueur, mais de qualité. Il ne s’agit pas de comparer avec le voisin pour savoir si on est heureux ou malheureux, mais d’avoir conscience de son propre bonheur ».

Le livre sur le site de l’éditeur

Les chats ne rient pas

Kosuke Mukai

Editions Piquier

Chats ne rient pas

Le chat qui venait du ciel (Takashi Hiraide), Nosaka aime les chats (Akiyuki Nosaka), Mes chats écrivent des haïkus (Minami Shimbô), pour ne citer que des livres que j’ai lus récemment, Ils sont nombreux les auteurs japonais à écrire sur, ou à propos, des chats. Le chat est une animal domestique qui occupe une place centrale dans les familles japonaises, il est normal qu’il perturbe souvent l’écrivain en gambadant sur ses pages ou sur son clavier. Kosuke Mukai raconte l’histoire de Son, un chat récupéré par Renko et le narrateur, Hayakawa, son ex-compagnon, quand ils vivaient encore en couple. Désormais, ils sont séparés et Renko a épousé Myata.

Son devient vieux, sa santé vacille et Renko voudrait partager la fin de vie du chat avec son ex-compagnon, ils l’ont récupéré et élevé ensemble, elle pense donc qu’ils peuvent s’organiser pour lui apporter les derniers soins en se répartissant les visites chez le vétérinaire et les soins à domicile. Le mari de Renko voit cet arrangement d’un mauvais œil, il pense que sa femme cherche à profiter de l’occasion pour raviver la relation qu’elle avait avec Hayakawa. Mais, progressivement, le trio s’installe dans une sorte de routine pour qu’il y ait toujours une personne à la maison pour surveiller le chat, comme si celui-ci avait réuni ce trio autour de lui dans un même objectif et dans la même affection.

Kosuke Mukai installe le chat comme régulateur des querelles qui pourraient surgir ou resurgir entre les membres du trio : Renko et Hayakawa se sont séparés sans motif tangible, un malentendu plus qu’un différend, le couple Renko – Myata s’use peu à peu, les deux hommes ne s’aiment pas beaucoup, ils se sentent un peu rivaux. Mais, l’obligation de soigner le chat et l’affection qu’ils lui portent, les obligent à trouver un modus vivendi acceptable pour chacun. La morale de ce livre serait que lorsque qu’on a un but commun et une obligation d‘atteindre un objectif collectif, il est possible de construire une cohabitation possible pour tous. Mais, le chat n’est pas éternel, malgré leurs soins attentifs, il mourra un jour prochain et les trois membres du trio se retrouveront comme avant, avec leur problème et sans le chat pour les obliger à s’entendre pour le soigner. Une invitation à la réflexion avant qu’une contrainte l’impose !

Et peut-être aussi une démonstration de l’importance d’un animal domestique pour réguler les relations entre les humains bien peu tolérants.

Le livre sur le site de l’éditeur

MONASTÈRES de CLAUDE LUEZIOR (Buchet/Chastel) / Une lecture de Sonia ELVIREANU

Sonia Elvireanu « MondesFrancophones.com
Sonia ELVIREANU

« L’originalité n’est ni vice, ni maladie, l’âge n’est pas une tare » :

Monastères de Claude LUEZIOR, Éd. Buchet/Chastel, Paris

Claude LUEZIOR, Monastères, Éd. Buchet/Chastel, Paris – Traversées, revue  littéraire

Le roman Monastères de Claude Luezior, réédité plusieurs fois depuis sa parution en 1995 est plus actuel que jamais grâce à son sujet universel : le temps, le destin de l’être humain. 

De vision réaliste, il dévoile avec une fine ironie les mécanismes qui rendent l’homme prisonnier. Il met en garde  le lecteur contre les pièges de tout système qui voudrait régler la vie intime de l’homme selon des stéréotypes qui annulent toute individualité: administratif, médical, familial, monacal etc.

Face au système qui décide de tout, analyse tout à travers des schémas rigides et abstraits, tout comportement humain hors de l’ordinaire peut être qualifié de maladie et permettre aux autres de s’emparer d’une vie contre sa propre volonté. 

Le romancier parle de l’intérieur du système médical qu’il connaît bien, de par sa profession de médecin neurologue. Il ne le défend pas, car son fonctionnement qui se veut sans faille n’est pas sans erreurs. Il met au centre de son roman la figure d’un vieillard vulnérable à cause de son Parkinson qui dérègle le cours de sa vie ordonnée.

La vieillesse, avec son impuissance physique et ses maladies, est peinte d’un oeil fin et compatissant, comme tous les drames des personnages qui gravitent autour du père Cléard.

Son destin est livré au lecteur par bribes : ancien militaire de la Légion, devenu jardinier de la ville après sa libération; un amour fou à 26 ans pour une jeune fille, Delphine, morte en pleine jeunesse ; un mariage conventionnel, une fille indifférente, émigrée aux Amériques ; une vieillesse solitaire et difficile à cause d’un Parkinson ; le retour de sa fille 17 ans après, ulcérée par une vie ratée à l’étranger, dépressive et obsédée par la maison paternelle qu’elle veut s’approprier  en mettant son père sous tutelle.

Claude LUEZIOR - Bibliographie Livres - Biographie - nooSFere
Claude Luezior

L’action commence par la mise du vieux Cléard dans un hôpital de gériatrie sous prétexte d’être examiné. Il y rencontre des personnes atteintes des maladies qui sollicitent l’assistance médicale.

Le romancier excelle dans l’art du détail précis, percutant, de même que les comparaisons, d’une grande force d’évocation avec laquelle il esquisse des portraits, dévoile les misères de la vie, évoque l’atmosphère de l’hôpital, les relations familiales et sociales, dénonce avec subtilité ce qui se cache derrière les apparences. Il ne perd rien de vue, doué d’un excellent sens de l’observation : espace clos, administration, personnel médical, patients, thérapies, médication, atmosphère, surveillance, relations patients-médecins-assistantes, entre les malades, en famille.

Plusieurs espaces différents, plusieurs « monastères » dans le rouage du mécanisme social qui fonctionne mécaniquement : la famille, l’hôpital, le monastère. Chacun se veut hospitalier et agréable, mais il peut s’avérer prison comme pour Cléard et les autres.

Le romancier réussit à merveille à dévoiler le double visage de ces institutions sociales. Un détail, une comparaison suffisent pour suggérer que les apparences trompent : l’hôpital « est ce monastère blanc qui n’avoue ni sa prière, ni sa misère crasse », « le monastère stérile », « propre, impeccable comme un scalpel » « Il y a la danse de la mort ou s’accouplent le râle et le sourire. »

L’hôpital est comparé à une scène et la vie des patients à une pièce de théâtre où tout est régisé : programme, rythme de vie, visites, repas, sommeil. Il est ressenti par les patients comme « un camp de prisonniers ». L’émotion y est proscrite, elle existe entre les otages des maladies. Sous le sourire des assistantes on ne trouve parfois guère de bienveillance et de compréhension.

À partir d’un cas particulier, un malade de Parkinson, le romancier réussit à retracer un pan de vie sociale et de famille, le fonctionnement d’une administration accablante, suffocante qui défavorise les gens. Quelques personnages se détachent autour du père Cléard, chacun avec son drame: Marianne, sa fille, sans éclat, médiocre, usée « dans la steppe de béton » de la vie américaine, rapace, dépressive ; Jasmine, l’assistante sociale, honnête, héroïque, compatissante; Jumper, le chasseur asthmatique, l’ami de Cléard ; le jeune docteur Lucien non perverti par « la paperasse et les poisons administratifs »; le prêtre de l’hôpital, Théo, tel un ange pour les malades, amoureux de Jasmine ; le médecin-chef, l’autorité même, qui y règne comme un roi ; la garde-barrière avec son histoire traumatisante de culpabilité, le supérieur d’un monastère, un véritable chrétien pour lequel la vraie croyance est celle de l’amour.

Le plus touchant est Cléard par la lucidité avec laquelle il observe et réplique, par la résistance face aux agressions de sa fille et des médecins qui voudraient le déclarer irresponsable, amnésique et l’enfermer à jamais dans un hôpital psychiatrique. Malgré son Parkinson, il prouve qu’il est capable de se débrouiller tout seul. Mais sa fugue de la gériatrie avec Jumper est perçue comme un acte de folie, il est transféré à la psychiatrie où il risque un faux diagnostic.

Le roman a aussi son côte polar qui le rend palpitant: le vol d’une icône miraculeuse dans un monastère et celui de sa copie, à valeur sentimentale pour Cléard. Mais aussi son côte spirituel : la découverte de la vie monacale lors du pèlerinage de Théo et de Cléard  au monastère.

Le narrateur est extérieur à son univers diégétique, mais on le sent près de ses personnages, ces patients sans espoir, otages de leurs maladies et du système médical qui fait souvent des erreurs. C’est l’auteur qui se cache derrière ce narrateur compatissant, qui comprend la souffrance et dénonce la misère sociale qui pousse à la dépression, à la mort (Marianne).

Claude Luezior conduit de main de maître le fil d’une narration hétérodiégétique structurée avec une rigueur classique . Le rythme est alerte, les aventures et les surprises ne manquent pas, la trame est bien menée pour réunir à la fin les personnages trop éprouvés par les malheurs de la vie, leur donner une nouvelle chance. La vie et la mort sont inséparables, le bonheur et le malheur s’entremêlent dans le destin de chacun, le bien triomphe sur le mal.

Monastères est un roman dans la lignée du réalisme balzacien, avec une observation fine des gens, du milieu social, des relations humaines, à la fois émouvant et critique, avec une force d’évocation et un langage d’une grande finesse.

Un roman qui sera toujours actuel, vu son sujet et l’art du récit qui l’inscrivent dans l’universel. Le livre donne envie de pleurer et de se révolter contre tout mécanisme abstrait qui voudrait mettre les sentiments sous le loquet inébranlable d’un système jugeant tout par ses règles rigides qui effacent toute individualité. Un roman touchant, un plaidoyer  pour la vie, malgré ses souffrances et qu’il faut absolument lire.

Le site de Buchet/Chastel

Le site de de Claude LUEZIOR

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 51. ORGANISATEUR DE REPOS

Aire de repos | Sanef

L’organisateur de repos est un spécialiste du sommeil.
Il œuvre à la fois sur les aires de repos traditionnelles et dans les alcôves privées, sous des ciels de pluie ou des ciels de lit.

Lors de ses manifestations publiques, il installe son matériel sonore et sa voix suave dans un environnement de rêve et s’adresse avec componction à la population des aires d’autoroute : routiers à bout de course, touristes dévoyés de la ligne droite des vacances, chien(ne)s errant(e)s, exhibos de tout poil et de tous genres (les hybrides ont plus à montrer), adeptes du caudalisme (vois comme ma moitié jouit !), couples d’écrivains souhaitant réécrire les Les Autonautes de la cosmoroute

Il fait régner une ambiance de spa sur des textes de sophrologie moutonniers, il enrobe de paroles légères une musique à coucher dehors, il organise un concours de sommeil. C’est une sorte de DJ doux, de David Guetta sous soporifique, de rappeur ayant abusé de la beuh, de Doc Gynéco de la couette.

Dans la demi-heure suivante, tout le monde éveillé bascule dans son lit-couchette, s’élève dans sa bulle onirique, et l’organisateur de repos s’en va chez les particuliers insomniaques faire son numéro de berceur, qui, à deux heures du matin, entament seulement leur enfer nocturne. Là, il œuvre en spécialiste, usant de thérapies plus lourdes à base de forts concentrés de tilleul et de valériane, de formules extradouces.

Quand il termine son turbin, il est cinq heures, les Dutronc père et fils se réveillent de plus en plus semblables (sous l’œil endormi de la Hardy), l’aube a pointé son nez rose et le travailleur de nuit peut enfin gagner sa paillasse pour piquer un roupillon salvateur.

DIX POÈMES de JEAN-CLAUDE CROMMELYNCK

Jean-Claude Crommelynck

1072 Terribles chimères.

Coup d’état à l’échelle du monde

le capital à pris tous les pouvoirs

et épouvante ses esclaves soumis.

Il n’y a plus de rivages, il n’y a plus d’abris

Cette lave sur nos yeux

dans nos bouches

le poids de ces corps inertes sur nos épaules

comme un joug de chair putride.

Nous traversons les forêts blessées

les troncs calcinés nous agrippent

de leurs griffes de cendre.

viennent les terres disparues où le désert est tyran.

Nos hardes sont devenues plumes sombres

et s’enracinent dans nos peaux.

Telles des chimères terribles

nous effrayons ceux qui nous croisent.

Ils professent leurs fureurs prophétiques

qui laissent une pâleur sur nos bouches

et nous jettent les pierres de lapidation

auxquelles on n’échappe pas.

+ + + + +

1073 Errements en terre d’ombre I

Je m’allonge vers les cieux

me courbe en arc immense

je suis ce cristal qui diffracte la lumière

et de couleur, je repeins l’horizon.

En mai, j’enjambe les forêts

fais signe à Vénus accrochée à la lune

qui nous regarde tous, prostrés

dans une lente immobilité.

Aucun ne se souvient de la grandeur du monde

de la force d’Éole

et de la puissance sans borne de Râ.

Tous ont oublié le chant de l’eau

le fracas des cataractes

la sagesse qu’ont les montagnes

pour se mouvoir en millénaires

avec la lenteur des astres.

Tous ne pensent qu’à avoir et empiler

ce qu’ils ont sorti de la terre

ne sachant rien de la véritable richesse.

Sur le gazon que je foule

couvert d’ambroisie déposée par les dieux

mes pas laissent des empreintes sombres et lourdes

Je me prépare aux visites de Morphée

sur cette couche céleste

harassé par mes errements en terre d’ombre

dans les sables lourds.

Il sera toujours temps ce demain pour exhaler ma fureur.

+ + + + +

1074 Errements en terre d’ombre II

Vaincu par mes chagrins je me pose

en cet antre sombre où le jour ne peut atteindre

et me prends ce repos qui éloigne la folie.

Une brise ravive par ses caresses les roseurs de la peau

il fait un froid sépulcral qui laisse réfléchir

et calme les ardeurs des foudres du destin.

Enclin à baisser les paupières, se clore et ainsi ouvrir

les portes à Morphée

et à ses vaisseaux de rêves qui insufflent les pensées du lendemain.

Ici, protégé des humains, je goûte un répit calme

loin de leurs guerres, meurtres et tromperies

certain d’avoir pour un temps échappé

à leur traque éternelle de cannibales.

Recueilli je me confie à la nuit

mon corps plus grand que l’humanité entière

repose comme Atlas jusqu’aux bords de la Terre

En songe mes ailes touchent les étoiles

je frôle l’astre de feu au retour

vêtu de la cape faite de voiles lactés.

Le sceptre de foudre brandit dans mon poing

doté d’une force nouvelle digne des olympiens

je repars sur les voies de mes injustes royaumes.

+ + + + +

1075 Errements en terre d’ombre III

Je cherche les oracles et les temples d’amour

cachés aux yeux des profanes.

Sur la route, partout les dieux sont dissimulés

derrière de fausses insignifiances :

de simplissimes figures

vieux ivrognes grognant

jeunes éphèbes à peine pubères, vierges encore de tout

dans la peau de quelques animaux communs

lièvres, carpes, renard, sangliers

loups, serpents, vaches ou libellules

allez donc savoir qui est qui.

Ne pouvoir qu’à son cœur se fier

en espérant avoir le don de double vue.

Le merle a lancé son neuvième chant

le soleil l’a patiemment écouté

et attendu pour déployer ses rais

La route est large

les compagnons ne manquent pas

pinsons, rossignols, mésanges la haie d’honneur me font

Je fais ma joyeuse entrée en forêt

où les arbres m’invitent dans leurs antres séculaires

m’honorent de leur fraternité et m’hébergent

en échange, de quelques poèmes.

Entre leurs troncs nombreux

ils enserrent une nappe d’eau claire

où tous, dieux et bêtes vont boire.

Dans la pureté de sa transparence

on voit les poissons affleurer la surface

l’œil sévère comme celui d’un cheval

ils viennent murmurer les lois divines aux oreilles

des têtes penchées qui se désaltèrent.

Si la chance me sourit j’y verrai le faune sans nom

car nul n’a de nom dans les bois

celui qui a le pouvoir d’accorder le changement en eau ou arbre

ce qui, ici, est un suprême honneur.

Sinon il me laissera partir au prix d’un baiser doux

Grande sera l’envie de lui céder

il a le charme des sirènes

et le temps se suspend entamant ma volonté toujours plus.

Mais rien ne m’a distrait de ma quête

en rêve j’ai baisé ses lèvres et suis reparti sans me retourner.

+ + + + +

1076 Errements en terre d’ombre IV

La brume s’est levée et m’engloutit

après de longs instants à tâtons

je suis sorti vainqueur de ce sombre nuage

paré de tous les dons

diamant à multiple facettes, éblouissant de tous les yeux.

Debout, toujours un peu penché par rapport à l’axe de l’univers

capter les mondes cachés dans les périphériques regards

que je verse méthodiquement dans mon alambic poétique

Je suis un butineur, le front orné tel le parvis d’Apollon

par « Connais-toi toi-même »

à l’instar de Protée capable de médusantes métamorphose.

Dresser des paysages comme de grandes toiles de fond

prêtent pour le déroulement de drames et comédies

que je grave sous vos yeux charmés.

Nous croyons pouvoir un jour changer le sort défavorable

cela justifie notre immobilité

et les dieux pleurent déjà nos futurs défaites.

Sur cette terre vert-de-gris aux oliviers millénaires

se sont croisé les pieds d’Achille et de Patrocle

leurs bras ont brandit des glaives

mais leurs mains se sont caressées

et le velours sombre de leurs cils, en baissant les yeux s’est mélangé

le souffle de leur haleine d’un parfum amoureux à scellé leurs lèvres dures

d’où le sourire était banni depuis tant de guerres.

Sur cette terre enfin je suis et pose mes pas

dans l’empreinte de celles des dieux

De ma lame je frappe le rocher

et de sa blessure jaillit une source nouvelle

qui, dans les futurs, fera une grande Babylone de félons et de rustres

mais au présent abreuve la terre et fait grandir encore les oliviers

couvre les champs du blond des blés, cheveux bien-aimés de Gaia

où les bluets sont mes pensées égarées qui tentent un dernier geste.

+ + + + +

1077 Achille 2020

Avec le long soupir des ressuscités

la gorge encore emplie de terre

les sifflements et le fracas de guerre

il court

n’évite pas la balle qui le suit

et comme un coup de poing

se fiche dans son cou.

Le métal traverse son larynx

ses pieds courent encore

tandis qu’il s’écroule lentement

maculant les herbes vertes

de son sang rouge comme des fleurs.

Un couple de soldats enlacés

se porte des coups en étreintes serrées

flanc contre flanc

sexe contre sexe

et tombent unis

sous les rafales de mitraillette

qui les foudroient l’un et l’autre.

Beaucoup s’abandonnent

leurs yeux restés ouverts regardent dans le vide

vers la dernière étincelle de lumière à l’horizon.

Là, un pauvre guerrier

couvert de boue et de sang

la vie s’échappe à flot des ses blessures

les mains parcourant ses plaies sans y croire.

Ses amis qui le regardent tituber en silence

lèvent les bras

et supplient les dieux nourris à leur douloureuse tristesse

de les épargner

mais l’un après l’autre ils s’affalent

touchés tour à tour sans la moindre pitié.

L’ami chéri s’est couché

sur le corps de son compagnon agonisant

et le pleure avec des étranglements de douleur

il sera le seul rescapé de l’unité.

Beaucoup de mères vont retenir leurs larmes

avant de le savoir.

+ + + + +

1081 Constat 20/20

Je restais sans lire

sans parler

assis sur une chaise

devant la fenêtre

à regarder le confinement éteindre toute vie.

Le regard dans le vide de celui de ma tête

j’attendais sans rien attendre.

Simplement laisser couler le jour puis la nuit

dans cette espèce d’infini où règnent

les prisonniers mis au secret

dans les encres du crépuscule.

+ + + + +

1083 À ciel couvert

Sous la chaleur intense

d’un réchauffement constant

nos ombres assoiffées

courent au devant de nous

chaotiques et affolées

projetant leurs silhouettes effarées

sur les murs de séparation

Quand tous auront souffert

on se baignera dans les larmes du monde

transpercés de douleurs nouvelles

Tout change

bêtes et pierres

dieux et démons,

le silence et les mots

Le poème est une bouteille qu’à la terre

la mer rejette sous une tonne de plastique

nous reste à chanter l’écume

rire sous la bulle du monde

devenue prison

grande chambre à gaz

par soucis de sécurité

+ + + + +

1084 Avant l’écœurement

Je propose que l’on s’achète

des masques-à-gaz et des gilets-pare-balles

70 millions d’humains ont quitté leur pays

dont la moitié est des enfants

Pour construire un nouveau monde

il faut d’abord faire crouler l’ancien

saborder l’économie est un bon point départ

si en plus on muselle et cloître la population

on peut renverser les valeurs à son aise

Est venu le temps où nous sommes sacrifiés par nos pairs

Nous vivons encore comme il y a trois mille ans

occupé à nous génocider allègrement

laissant derrière nous les murs troués des cités vides

Patiente est la graine qui bientôt va mûrir

La résistance contre la terreur

passe toujours par une violence légitime

il faudra écarter les murs et laisser dévaler le fleuve liberté

baigner les terres assoiffées

si l’on ne veut pas que la graine soit gammée.

+ + + + +

1085 Veille

Le soleil a mis une éternité à descendre

comme s’il ne voulait pas abandonner le ciel

Le soir me cueille

je suis là enseveli sous mon corps

écrasé dans le sol

dans l’impossibilité de bouger

les yeux à peine ouverts

Pris dans le roulis rituel du souffle et du noir absolu

cœur audible dans le silence des fournaises à venir

Un frémissement des arbres prévient de l’orage

le gout de liberté devient palpable

et l’héroïque de l’évasion m’enivre

La sauvage innocence des rêves

son essence si réelle laisse des souvenirs indélébiles

des émotions vierges de toute culture

Il y a cette oppression de la poitrine

où cogne le cœur affolé du dormeur

Le hibou hulule la liberté du haut des barricades

Lune s’est lentement élevée fine comme une ligne courbe

Je repose avec l’œil du chien aux aguets

dans un sommeil profond où j’ai conscience de tout.

+ + + + +

JEAN-CLAUDE CROMMELYNCK dit CeeJay. Né à Bruxelles en 1946, a publié dans plusieurs revues de poésie en Europe, au Maroc et aux USA traduit en français, russe et en anglais.Édition en 2014 chez Maelström Réévolution d’un premier recueil de poésie « Bombe voyage bombe voyage ». 2015 Poèmes traduit en anglais dans un n° spécial qui lui est consacré : MGV2 Issue 81, Irlande. 2017 Le Prophète du Néant, recueil de poésie soufi pour réconcilier l’orient et l’occident avec 13 traductions en arabe chez Maelström. 2019 Derrière les paupièresL’immensité aux éditions de L’Arbre à Paroles de Amay…

Son dernier recueil est paru en février 2020 aux éditions du Coudrier : L’Arbre de Vie