SPÉCIAL PATRIMOINE (3) : CAMILLE LEMONNIER et ses romans UN MÂLE et HAPPE -CHAIR / Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

Jean-Pierre LEGRAND + Philippe REMY-WILKIN

Au fil des pages et Les Lectures d’Edi-Phil (numéro 37) fusionnent en octobre 2020 pour offrir un…

Spécial PATRIMOINE (3)

Un feuilleton consacré aux perles de la littérature francophone de Belgique

Camille LEMONNIER et ses romans Un mâle et Happe-Chair

Camille Lemonnier et Conclusions sous forme de dialogue

entre Jean-Pierre et Phil ;

Phil présente Un mâle et Jean-Pierre Happe-Chair

Fichier:Emile Claus 010.JPG — Wikipédia
Camille Lemonnier peint par Emile Claus

Camille LEMONNIER

L’auteur

Jean-Pierre :

Né à Bruxelles en 1844 de deux parents d’ascendance flamande, Camille Lemonnier est issu d’un milieu bourgeois et aisé. Après un cursus de droit entamé à l’ULB et jamais achevé, il se consacre d’abord à la critique d’art.

Phil :

Son père Louis (originaire de Louvain, comme son nom ne l’indique pas) a tenté de le remettre sur les rails d’une voie plus normative, via un travail administratif, mais il a laissé tomber la sécurité pour vivre sa passion pour l’art.

Dès 1863, il publie un Salon de Bruxelles. Ses convictions sont audacieusement affirmées : il défend le réalisme contre l’académisme, l’indépendance du créateur face aux institutions.

La mort de son père, l’héritage qui s’ensuit lui permettent de vivre plus sereinement ses choix.

JP :

En 1869, il publie un recueil d’essais consacrés à la peinture flamande et aux mœurs de la toute jeune Belgique. Nos flamands, à l’instar des écrits sur l’art de Baudelaire, comporte un aspect programmatique qui annonce déjà l’essentiel de sa démarche littéraire.

Phil :

En 1870, il se rend sur le champ de bataille de Sedan et rédige un roman-reportage. Sedan, rebaptisé Les charniers, frappe par son réalisme et précède La débâcle de Zola.

JP :

Une œuvre abondante et diverse va suivre ces premiers pas prometteurs, plus de septante volumes, des romans mais aussi des nouvelles et du théâtre. Un mâle, son œuvre la plus célèbre, publié en 1881, fait scandale et contribue à sa reconnaissance comme représentant du naturalisme en Belgique. C’est alors la consécration. La jeune génération se reconnaît en lui : le 28 avril 1883, la revue Jeune Belgique offre un banquet en l’honneur de l’écrivain, au cours duquel Georges Rodenbach ouvre la série des discours en le baptisant « Maréchal des Lettres ».

Phil :

Il tiendra sa revanche lors de l’édition suivante du Prix quinquennal, en 1888, plébiscité pour La Belgique, un livre illustré par des gravures de Constantin Meunier.

JP : Lemonnier meurt à Bruxelles en 1913.

Nos Flamands, un manifeste ?

JP :

Survalorisant la tradition picturale flamande des XVIe et XVIIe siècles, Lemonnier en fait son modèle littéraire, donnant ainsi naissance au stéréotype de l’« écrivain peintre ».

Phil :

En Belgique, l’interaction littérature/peinture est frappante. Songeons aux deux premiers épisodes de notre feuilleton patrimonial : Marie Gevers épouse le peintre Franz Willems ; Charles De Coster est très proche de Félicien Rops (un cousin de Lemonnier !) et son Ulenspiegel restitue des ambiances très breughéliennes. Parmi nos contemporains les plus brillants, Paul Emond partage la vie de la plasticienne Maja Polackova, le père de Jacques De Decker était un peintre à succès, etc.

En élargissant, mais à peine : Patrick Roegiers s’est illustré comme photographe, Benoît Peeters, à côté de ses activités d’éditeur ou d’écrivain, est surtout connu comme scénariste des Cités obscures. Et si l’on parlait de l’engouement des auteurs belges francophones pour le peintre ostendais Spilliaert (5 couvertures de mes livres mais on le retrouve associé à Evelyne Wilwerth, Claude Donnay, Jean Muno, etc.) ?

Il faudrait creuser ce rapport à l’image. Qui a sans doute à voir avec une plus grande incarnation du Belge par rapport au Français, avec une peur de l’approfondissement intellectuel, du concept philosophique aussi.

JP :

Surtout, Nos flamands témoigne d’une volonté d’émancipation à l’égard de la France. Dès l’épigraphe :

« (…) la pire annexion n’est pas celle d’un coin de terre : c’est celle des esprits. »

L’ouvrage défend, avec une ardeur militante, la spécificité de la « langue française de Belgique », en un mot, du belge :

« Ah, s’exclame-t-il, « le belge ! Mot sonore et doux ! Le belge, m’entendez-vous bien ? Que j’éprouve de plaisir à cette harmonie ! Il n’est chose au monde qui m’enchante plus. Et notez que nulle langue mieux que celle-là ne reflète le caractère de la nation qui la parle. (…) Elle est du terroir, faite pour nos esprits et nos goûts. On y sent je ne sais quelle odeur du pays, odeur de cassonade, de bière, de choux de Bruxelles, et c’est un parfum délicieux. »

Ce désir de se défaire de l’emprise culturelle française se manifeste rapidement dans une recherche stylistique truffée de néologismes, de mots rares et de particularismes lexicaux.

Phil :

« Se défaire de l’emprise culturelle française » !

Il en était déjà question dans notre Ulenspiegel. La problématique est fondamentale, elle heurte de plein fouet les auteurs de la Belgique naissante. Comment manifester une identité réelle, forte ?

Pourtant, s’ils s’écartent volontairement d’un classicisme à la française, d’une limpidité d’expression proverbialisée par Voltaire et autres Boileau, nos géants De Coster et Lemonnier se voient in fine associés, pour l’un, à Rabelais, pour l’autre à Hugo ou Zola, des références… françaises. Faux paradoxe ?

Comme le souligne Gustave Vanwelkenhuizen dans Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique (Renaissance du livre, Bruxelles, 1958), la francophobie de Lemonnier est pour le moins superficielle, une posture émancipatrice. Il comptera beaucoup d’amis en France et finira par acquérir un appartement à Paris. Lui qui aura donc vécu à la campagne (le château de Burnot, entre Dinant et Namur, ou La Hulpe) comme dans des capitales.

JP :

Même si, comme le soulignent (excellemment) B. Denis et J.-M. Klinkenberg dans La littérature belge, l’insécurité linguistique née du sentiment de décalage entre nos particularités langagières et la norme héritée de la France n’explique pas tout, elle joue cependant un rôle significatif dans cette émancipation qu’un Patrick Roegiers incarne encore plus d’un siècle plus tard, dans son fameux Une langue inouïe :

« Le rôle de l’écrivain belge est d’inventer sa langue plutôt que de parler la langue commune, c’est-à-dire le bon français, qui sied aux Français. Le sabir belge échappe à toute logique. La langue belge est insoumise, incorrecte et très gaffeuse. Elle est l’exact contraire d’un flux limpide, juste et pondéré. »

Ce malaise, qui conduit Lemonnier à forcer la langue, à la pousser dans ses derniers retranchements au risque, par moment, de compromettre la lisibilité de ses textes, est à l’origine de moqueries parfois acerbes, comme celle d’A. Giraud qualifiant ce style, parfois boursouflé à l’excès, de « macaque flamboyant ».

Le Zola belge ?

JP :

Les romans qui suivent (Un mâle et, singulièrement, Happe-Chair), vont progressivement (mais bien après leur parution) amener une partie de la critique à qualifier Lemonnier de « Zola belge », tantôt à titre d’éloge teinté d’ambiguïté, tantôt sous les stigmates du plagiat. Des œuvres comme Les charniers, Happe-Chair ou La fin des bourgeois partagent bel et bien une inspiration commune avec La débâcle, Germinal et Les Rougon-Macquart. En revanche, le traitement des thèmes abordés et la recherche stylistique diffèrent profondément d’un auteur à l’autre. Du reste, de l’œuvre foisonnante de Lemonnier, seule une dizaine de volumes se rattachent directement ou indirectement à l’école de Zola.

Il revient à l’écrivain et philologue Gustave Vanwelkenhuyzen d’avoir, l’un des premiers, rétabli la juste place de Lemonnier en éclairant de manière objective les relations réelles entre les deux auteurs. Plus récemment, Frédéric Saenen a publié dans la collection L’Académie en poche un revigorant Camille Lemonnier, le « Zola Belge » sous-titré Déconstruction d’un poncif littéraire.

Phil :

Voir l’article de Michel Zumkir dans Le Carnet :

Camille Lemonnier, le "Zola belge" : déconstruction d'un poncif littéraire

JP :

A la fin de sa carrière, Lemonnier redéfinira son esthétique comme « naturiste » plus que naturaliste.  Dans leur ouvrage Les littératures belges de langue française, Berg et Halen décrivent cette ultime vision de l’écrivain :

« La société moderne est mauvaise par essence ; la loi du travail et les contraintes de tout ordre dégradent l’homme en contrariant sa vocation à la liberté et au bonheur. Pour répondre à sa vérité primordiale, l’homme devrait faire retour à la nature et se rendre aux conseils de l’instinct. »

Phil :

Une anticipation des écolos ? Ou des libertariens ?

JP :

Cette veine naturiste se retrouve dans des œuvres comme Le vent dans les moulins (1901), Le petit homme de Dieu (1902) ou encore Comme va le ruisseau (1903).

Phil :

Lemonnier est si éclectique qu’il en devient insaisissable. Dans certains livres, il glisse vers le décadentisme (cf un Huysmans en France), tant côté style (préciosité) que thématiques (femme fatale, perversion).

Vers la fin de son existence, La vie belge (1905) et Une vie d’écrivain (sa biographie, en 1911) le transforment en chantre de la terre natale.

Musée Camille Lemonnier - Brussels Museums

UN MÂLE

Une lecture de Philippe Remy-Wilkin

Un mâle, roman, pp. 215-398, dans La Belgique fin de siècle (romans-nouvelles-théâtre), Complexe, Bruxelles, 1997, 1160 pages. Edition établie et présentée par Paul Gorceix, d’après une édition originale parue en 1881 chez Henri Kistemaeckers, à Bruxelles.

Le pitch ?

Cachaprès, un braconnier aux allures d’outlaw prodigieux, tombe en pâmoison devant une fille de ferme, Germaine, élevée comme sa fille par le fermier Haulotte. Il tente de la séduire, multiplie les approches, elle cède. Mais, dans la foulée, il y a inversion des pôles : le sauvage et rusé Cachaprès s’adoucit, se laisse aller à l’amour ; Germaine, comblée, se rigidifie, se mettant à réfléchir, à soupeser l’intérêt d’un retour sur les rails d’une vie sage, rangée, assurée matériellement et socialement. Et il y a le fils aîné des Hayot… Il lui conte fleurette et une alliance des deux familles offrirait bien des avantages.

La tragédie se tend à la grecque. Les arcs reçoivent leurs flèches. Quelle issue pour les amours clandestines des deux tourtereaux, au milieu des rivalités, de la morale et des intérêts paysans ?

Germaine et Cachaprès

La sensualité transperce les pages où ils s’effleurent ou s’enlacent, teintée d’une ode à la force, à la vie pleine et entière :

« Une bête s’éveillait en lui, féroce et douce. Elle se sentit convoitée et n’en fut pas irritée. (…) elle était grande, large d’épaules, les hanches saillantes, et ses bras nus avaient le ton bis du seigle. Sur sa gorge haute et drue, une jacquette de laine brune tendait. (…) sa beauté rude d’homme des bois. Son torse carré se reposait sur des reins larges et souples. »

J’ai souvent songé à la dichotomie loup/chien. Qu’on retrouve dans les westerns (le trappeur et le cow-boy représentent le Wild West qui s’efface face au monde normé de l’homme de l’Est, L’homme qui tua Liberty Valence étant le point d’acmé de cette thématique).

Lemonnier exalte des forces du passé ou de toujours peut-être, mais alors escamotées/masquées aujourd’hui. Comme s’il privilégiait la force brute du barbare, homme d’invasion, de conquête, de razzia à celle du Romain, du chrétien, du civilisé, du policé. Le premier excite Germaine, le second lui inspire un mépris net.

Cachaprès est un prédateur, un tueur, qui aime ôter la vie. Et pourtant… Lemonnier le rend attendrissant, lui concède sa logique propre. On se prend à comprendre le loup. Pourquoi ? Parce que sa méchanceté est une sauvagerie, un défaut de polissage empreint de noblesse. Il y a un début de Bildungsroman : le braconnier se transforme, comme l’homme sauvage dans L’épopée de Gilgamesh. Quant à Germaine, sa nature composite attire puis révulse. Et s’opère, pour le lecteur, un basculement d’empathie entre les deux protagonistes. Ne figure-t-elle pas une femme fatale, quasi un cliché, celui de la tentatrice qui dénature l’homme et le broie au gré de ses intérêts, de ses appétits ? Foedora chez Balzac, Salomé dans le Nouveau Testament. Lemonnier nous montre-t-il à travers elle la victoire de la société sur la nature, une victoire de la duplicité, de la lâcheté, de la trahison ?

La langue

Ayant récemment rubriqué le beau livre de Joseph Van Wassenhove Bruxelles, la ville vue par des écrivains du XIXe siècle, j’avais été frappé par la place accordée à Lemonnier (très conséquente), la qualité de ses descriptions :

« Un délabrement de masures vermoulues, fleuries de mousses veloutées, avec des joubarbes dans les crevasses, mettait tout le long de la Senne ses pans de murs déjetés, surchargés d’appentis en surplomb par-dessus les eaux terreuses, et hérissés de déversoirs en pierre par où dégoulinaient les lessives des ménages. Tout un lacis d’impasses s’entrecroisait dans une demi-obscurité chaude, emplies de fumées tourbillonnantes que le soleil lamait d’or. »

Voir : https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2020/05/31/les-lectures-dedi-phil-31-coup-de-projo-sur-les-lettres-belges-francophones/

Dans Un mâle, avant même le déploiement d’un récit, le lecteur est précipité dans une orgie de sensations, relayée par des mots, un souffle :

« Une fraîcheur monta de la terre et tout à coup le silence de la nuit fut rompu. Un accord lent, sourd, sortit de l’horizon, courut sur le bois, traîna de proche en proche, puis mourut dans un froissement de jeunes feuilles (…). »

Le réveil de la forêt s’apparente à une symphonie, la langue nous submerge, nous étourdit, nous embrase (ou nous asphyxie ?). Le torrent charrie des mots rares, des tournures décapantes, des audaces d’expression :

« Une transparence aérisa les fourrés ; les feuilles criblaient le jour de taches glauques ; les troncs gris ressemblaient à des prêtres couverts de leurs étoles dans l’encens des processions. Et petit à petit le ciel se lama de tons d’argent neuf. »

Les mots rares vont envahir les pages comme les abeilles une glycine : « lucescences », « hourdées », « persilla », « s’éjoyant », « volige », « jabotaient », etc.

Iwan Gilkin confirme nos premières observations dans son Discours prononcé à l’Installation de l’Académie royale de Littérature, en 1921 : 

« (…) la nature (…) lui avait donné, comme aux meilleurs de nos peintres, un œil prodigieusement sensible à toutes les richesses des couleurs et des formes (…) Aucun écrivain du XIXe siècle, si ce n’est Victor Hugo, n’a possédé, comme Camille Lemonnier, les richesses du dictionnaire, n’a disposé pour formuler sa pensée ou ses sensations d’un nombre aussi considérable de mots (…). »

Tout le livre étant parcouru de ce mélange détonnant d’inventivité stylistique, de luxuriance lexicale, de souffle lyrique, Gustave Vanwelkenhuizen (op.cit.) a parlé de « roman-poème ».

A contrario, les dialogues du livre tentent de recréer un langage campagnard, à coup d’abréviations, de mots patois, etc. :

« Est-ce toi, fieu ?

Oui.

Qué nouvelles ? »

Réalisme et naturalisme ? Naturisme, romantisme ?

Le réalisme se tapit dans les descriptions minutieuses du cadre rustique, de la vie paysanne (la recréation de sa langue).

Le naturalisme traverse le récit. Au premier degré, il y a la crudité, la violence de diverses scènes, bien sûr (une fillette s’acharne érotiquement sur un cadavre, il y a des bagarres, etc.). Mais, au deuxième, il y a le filigrane de l’influence du milieu, de l’hérédité : la promiscuité de Germaine avec la vie animale, de Cachaprès avec la vie forestière pèse dans le surgissement des instincts ; le véritable père de la jeune femme était un garde-chasse, le goût de la forêt, du forestier remonte.

Ces courants-là sont ici bousculés, pulvérisés même par la puissance du lyrisme (que Paul Gorceix voit s’élever jusqu’à la « vision cosmique »). Un lyrisme qui se décline en myriades de notations poétiques mais en accents épiques aussi, avec une exaltation de la « belgitude », si on peut oser cet anachronisme, de la vie flamande déjà immortalisée par Breughel l’Ancien : la kermesse, la bagarre dans la taverne… Un lyrisme qui nous précipite vers le romantisme, vers Hugo et Chateaubriand. Cachaprès, farouche, solitaire, révolté, possède des allures de Caïn. Et que dire des passions qui lient Germaine et le braconnier, Cachaprès (et Lemonnier) et la forêt ?

Le romancier pourrait bien avoir réussi le singulier « mélange d’Idéal et de Réel », qu’il attribuait à Barbey d’Aurevilly dans la dédicace de son ouvrage.

De la débâcle au succès

Un mâle paraît d’abord en feuilleton dans L’Europe, un journal qui venait à peine d’éclore et qui salarie Lemonnier comme journaliste culturel. C’est un scandale immédiat. Le public, la critique, des collègues vouent l’auteur, l’éditeur et le texte aux gémonies.

Lemonnier n’a pas l’air si surpris. En forçant l’analogie homme/ bête, en osant décrire la libération des instincts, ouvrir le champ de la sensualité en littérature française (dans la foulée de La bête humaine ou de Nana, de Zola), il provoque les classes supérieure et moyenne belges, à la mentalité très petit bourgeois, des puritains qu’une allusion à la vie sexuelle redresse sur leurs ergots. On lui reproche alors, avec véhémence, « un matérialisme grossier », la « vulgarité de la condition des personnages » et « l’immoralité des épisodes ».

Lemonnier pourrait tout perdre mais son éditeur Emile Francq refuse de céder aux pressions et poursuit la publication. Le salut vient de France. De Paris. Qui le réclame sur l’air des lampions. Comme un héros. Ou un héraut des temps nouveaux. Plébiscité par Daudet, Zola et Maupassant, etc.

Dans son autobiographie, Lemonnier assumera l’aventure avec philosophie :

« C’était la première fois qu’en Belgique, un écrivain osait peindre la vie dans sa brutalité ; c’était aussi la première fois que le pays prenait parti dans un conflit littéraire. La morne indifférence fut rompue (…). »

La place du livre dans l’œuvre globale

Intrinsèquement.

Si l’on en croit l’académicien Gustave Vanwelkenhuyzen (dans sa communication à la séance mensuelle de l’Académie royale du 9 mai 1959), aucun livre de Lemonnier « ne reflète davantage son humeur, ses goûts, ses aspirations ». De fait, dans Une vie d’écrivain, Lemonnier avoue avoir écrit ce roman avec « un plaisir presque sauvage » ou avoir toujours préféré « les simples aux civilisés des villes ». Un mâle exprime surtout sa passion pour les arbres : ceux-ci, dans un élan animiste, recueillent l’âme des personnages.

Extrinsèquement.

La Belgique, comme ce sera si souvent le cas, jusqu’à aujourd’hui, se rallie progressivement au jugement français. Le succès du livre sera considérable. Un mâle sera le livre le plus connu de Lemonnier, son plus grand succès. Plus encore, il sera dit et répété qu’il est de ceux qui ont initié une littérature française de Belgique, une littérature qui brillera soudain d’un éclat européen, louée par Zweig, Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach…

Le roman sera transposé à la scène : pièce jouée au Théâtre royal du Parc en 1886 puis à Paris en 1891, drame lyrique au Théâtre royal de la Monnaie en 1914.

Musée Camille Lemonnier - Brussels Museums

HAPPE-CHAIR

Une lecture de Jean-Pierre Legrand

Happe-Chair, roman, Collection Espace Nord, 2018, postface de Michel Biron, 431 pages. Edition originale en 1886.

Le pitch

L’action se passe au Pays noir. La région vit au rythme de Happe-Chair, son usine sidérurgique. Sur fond de misère sociale, Lemonnier   suit le destin de Jacques Huriaux, ouvrier au laminoir, et de sa femme Clarinette, elle-même ouvrière puis tenancière d’un petit bistrot. Dans le fracas lointain des laminoirs et les rougeoiements des hauts fourneaux, nous cheminons sur deux voies parallèles : celle de la colère sociale qui gronde et celle de la déchéance dans laquelle s’abîme Clarinette.

La langue

On retrouve Lemonnier dans sa veine naturaliste mais avec plus encore de démesure dans l’inventivité et la recherche du mot rare. Par cette importance qu’il accorde au langage ressenti comme substance même du roman, Lemonnier anticipe largement une direction que la littérature empruntera bien plus tard.

Dans Un mâle, l’usage particulier qu’il fait de sa langue entre en résonnance parfaite avec les autres aspects du texte : les hommes, les bêtes, la nature entière vibrent d’une sensualité qui imprègne chaque phrase. Son esthétique n’est pas si lointaine parente de l’idéal stylistique d’une Nathalie Sarraute qui écrit : « (…) les mots perdent leur signification usuelle. Ils sont des mots porteurs de la sensation ». En revanche, dans Happe-Chair, la fusion du langage et de la sensation est moins réussie, apparaît forcée.

Dans sa poste-face, Michel Biron reprend cet exemple de « macaque flamboyant » :

« Cependant, avec des sibilements de peine et d’ahan, la horde farouche des puddleurs, poudreux et noirs dans le fulgurement de leurs fours, de longs ruisseaux de sueur coulant comme des larmes de leurs membres exténués jusque parmi les flots de laitier piétinés par leurs semelles, s’exténuaient aux suprêmes efforts de la manipulation. »

Plus loin, décrivant Clarinette aux prises avec une horde de mâles en rut, Lemonnier nous montre « toutes les mains pendues à ses jupes et à son corsage, dans un patrouillis lascif de sa personne ». Ailleurs, les yeux rivés aux joints de la porte, une jeune vicieuse se délecte des ébats de deux amants, « s’affolant des rauques haleines de leur stupre ».

Mon malaise n’est pas uniquement lié au vocabulaire mais à la gêne suscitée par un style qui finit par faire écran entre le sujet et l’émotion.

Outre son style « coruscant », Happe-Chair se signale encore par un usage systématique du wallon dans les dialogues entre ouvriers. Là où Zola n’a pas osé franchir le pas avec ses mineurs, Lemonnier reconstitue un dialecte hybride fait de wallon et de français, ce qui rend les réparties à la fois authentiques et lisibles, même si une connaissance élémentaire de cet idiome peut constituer un atout. Par endroits, le contrepoint entre les dialogues et le commentaire du romancier est saisissant et parfois même marqué d’un zeste d’humour. Comme dans cette scène où Félicité, vieille souillon aux mœurs légères, rend visite à son mari mourant, qu’elle a quitté avec pertes et fracas des années auparavant mais dont elle espère quelque argent :

« Vers midi, un coup de sonnette timide appela sœur Angelina à la porte. Une femme de haute taille, les épaules et les reins puissants, des bandeaux noirs joliment lissés sur les tempes, avec un air de santé virile aux joues demeurées fraîches sous les craquelures, demandait à entrer, d’une voix rude qui chevrotait en une comédie de fausse douleur.

– Not’ bonne sœur, c’est pou’ m’n’homme, l’pauvre Batisse, qu’est là à crever, sans personne. Il y a d’ s’ années qu’on vit sans s’voir, rapport aux torts qu’il a eus pou moé. Mais, dès qu’ j’eu su qu’il allait sur sa fin, j’ seu venue. C’est m’ n’homme, après tout, que j’ m’ s’eu dit ; et là j’voudreu ben l’voir un minute  avec vot’ permission. Y a pas d’ danger que j’ salisseu vot’ maison, not’ bonne soeur ; j’eu frotté mes souliers à d’ la paille près de l’huche.

Soeur Angelina l’examinait un peu défiante, trouvant à la douceur de la voix, chez cette grande commère hardie, de suspectes dissonances. »

Le recours au wallon peut effrayer. Il est néanmoins pleinement justifié. Le point de vue réaliste de l’auteur le commande : à son époque, le wallon est la langue maternelle de la grande majorité de la population de nos régions et certainement dans le monde ouvrier. On a peine à se l’imaginer aujourd’hui. En 1925, près de quarante ans après l’époque décrite par Lemonnier, le périodique Le Guetteur wallon se faisait l’écho d’une enquête lancée par l’Association wallonne du Personnel de l’Etat, relative à l’usage du wallon ainsi qu’à l’opportunité de sa connaissance par les fonctionnaires en contact avec les administrés. Le résultat est édifiant :

« Dans l’ensemble du pays wallon 1 200 communes ont répondu que le wallon demeure la langue principale parlée par le peuple des villes ou des campagnes. Parmi les réponses motivées, signalons celle-ci : dans toutes les questions un peu délicates, les administrés risquent de rester à côté de leur pensée si on veut leur faire parler autre chose que le patois. »

A la lecture du roman, la vision du patois m’a toutefois semblée empreinte d’un soupçon d’ambiguïté. Les dialogues sont souvent crus et triviaux : ils trahissent le sentiment, largement partagé dans les milieux bourgeois de l’époque, d’une forme de vulgarité attachée au wallon, ce qui, voici encore deux générations, le fit pourchasser dans les cours d’école.  A lire Lemonnier, on peine à entrevoir la finesse de cette langue et ses nombreuses subtilités. Ainsi notre auteur utilise fréquemment le tutoiement dans ses dialogues alors qu’il était jugé grossier dans la plupart des familles wallonnes : mon grand-père n’aurait jamais osé tutoyer son propre père.

Une autre ambiguïté hante le wallon pratiqué par les ouvriers de Happe-Chair : il constitue très clairement un élément de faiblesse et d’aliénation. Chaque fois qu’ils doivent exprimer leurs revendications, les rares ouvriers qui osent se lancer s’empêtrent dans des propos sans suite et embarrassés :

« L’un après l’autre, ces patauds s’ébranlaient, lâchant leur brève déclaration comme un coup de pistolet, les sourcils froncés, tout secoués d’une grosse émotion, sans trouver autre chose dans leur courte cervelle, végétante sur un fond d’idées et de mots toujours les mêmes, que cet apitoiement de suite à bout. »

Les idées de ces pauvres diables sont-elles à ce point courtes ? Ne manquent-ils pas plutôt d’un français autre que balbutié pour les exprimer ?

Les personnages

D’assez nombreux personnages animent le roman. Même les plus secondaires ont leur personnalité propre et une manière d’être qui les distingue les uns des autres avec beaucoup de naturel. C’est une des grandes réussites de l’ouvrage.

Les personnages principaux se répartissent en couples antagonistes.  Ainsi Jacques, l’ouvrier honnête et travailleur qui a hérité du calme laborieux de sa mère flamande, est l’exact opposé de sa femme Clarinette, écervelée à la sensualité vorace. L’un et l’autre illustrent la leçon naturaliste : fruits d’un milieu et travaillés par l’hérédité, ils témoignent – surtout Clarinette – d’un certain déterminisme auquel échappent en partie  Jamioul l’ingénieur libre-penseur et Marescot, actionnaire fondateur de Happe-Chair. Tous deux sont issus du monde ouvrier dont ils se sont émancipés à la force du poignet tout en conservant un vif attachement pour leur milieu d’origine et une réelle empathie pour les malheurs de la classe ouvrière. Ils se confrontent à Poncelet, directeur de l’usine et comptable : marié à une bigote de la petite noblesse, il en partage toutes les préventions et le réalisme froid. Cette logique antipodiste s’étend jusqu’aux amants de Clarinette : se succèdent Ginginet, un Français du Nord, beau parleur à l’exotisme superficiel d’un représentant de commerce, et Gaudot, qu’on croit évadé d’Un mâle : 

« (…) un torse d’homme superbe, le regard chaud sous une taroupe noire . (…) Il lui labourait la chair infatigablement, de ses reins d’homme taillé pour les accouplements répétés. »

Un roman social ?

Happe-Chair s’ouvre sur un accident de travail et une description minutieuse, empreinte de lyrisme, d’un laminoir ainsi que des conditions de travail qui y sévissent.  Passé le premier quart du roman, celui-ci se recentre sur les démêlés conjugaux du couple Huriaux qui éclipsent la critique sociale au profit d’une étude davantage psychologique. Le social revient ensuite en force à la faveur d’un nouvel accident plus meurtrier encore. Un mouvement de grève se dessine qui est l’occasion de voir s’exprimer les forces en présence. Le roman s’achève sur la promotion sociale de Huriaux et l’effacement de Clarinette dans une totale déchéance.

Au final le personnage central du roman est son protagoniste le plus sombre : Clarinette, variante ouvrière et débauchée de Madame Bovary. La critique sociale s’en trouve partiellement occultée par le drame conjugal.

La dimension sociale du roman ne peut cependant être négligée. Tout comme Zola, Lemonnier a enquêté sur place, à Couillet, avant de se lancer dans l’écriture de son roman. Avec une volonté de réalisme, il écrit ce qu’il a vu et entendu. L’un des premiers parmi les auteurs de sa génération, il décrit avec minutie la condition ouvrière et dénonce le travail des enfants.

Sur le plan des mentalités, il évoque aussi bien la haine mêlée d’envie des ouvriers à l’égard des nantis ou la « loquèle ronflante et emphatique » des sympathisants de l’Internationale, que le cynisme patronal selon lequel « l’ouvrier, en se louant pour un travail, encourt les risques et périls du travail pour lequel il se loue ». A ce jeu, il n’est pas toujours aisé de cerner le point de vue exact de l’auteur.

Par instants, on le sent très proche de la cause ouvrière. Il laisse percer sa sympathie pour Jamioul :

« (…) attiré vers la légitimité des revendications de la classe ouvrière, allant même, dans sa large conscience d’honnête homme, jusqu’à justifier l’état de guerre en une société divisée sur le plus saint et le plus élémentaire des droits, le droit à la vie pour le petit comme pour le grand. »

Ailleurs, c’est la méfiance qui pointe et l’incompréhension face à l’inconséquence des ouvriers :

« Clarinette, comme toutes les ménagères du Culot, manquait de la plus élémentaire notion d’ordre et d’économie. »

Cette sortie recoupe les propos mis dans la bouche de Poncelet chapitrant les ouvriers tentés par la grève :

« Du reste, leur dit-il, c’était un peu leur faute, cette misère dont ils se plaignaient : ils n’avaient pas l’esprit d’ordre, ne savaient pas mettre un peu d’argent en réserve pour les jours mauvais, godaillaient au lieu de thésauriser. »

Dans le fond, Lemonnier est un bourgeois éclairé, un libéral social bien éloigné du socialisme radical, de l’Internationale et de la lutte des classes. Il ne remet pas le système en cause mais prône, de l’intérieur de celui-ci, l’émancipation de l’ouvrier par la voie de l’effort individuel et de l’éducation ainsi que par la mise en place de structures paternalistes comme les écoles ménagères et les magasins d’usine.  Jamioul le représente assez bien. Il est un bel exemple de cette forme de raisonnement qui, mené de l’intérieur d’un système, revient presque toujours à le justifier :

« Au fond, pensait-il, Poncelet, en décrétant la réduction des salaires, mettrait simplement en pratique une des deux seules mesures qui restent aux administrations débordées, à savoir le renvoi d’une partie du personnel ouvrier ou la diminution du prix de la main-d’œuvre. Après tout, des deux maux, c’était le moins cruel qui allait sévir sur Happe-Chair. »

Cette vision possibiliste s’oppose à celle des tenants du Grand Soir, associée à une forme de sottise qu’incarne Clarinette :

 « Clarinette, elle, dans son éternelle sottise, jubilait. L’idée d’un détraquement social, d’un désordre qui allait mettre aux prises le maître et l’ouvrier remuait en elle un fond trouble d’anarchiste. »

Le positionnement social de Lemonnier apparaît donc en demi-teinte, voire même dominé par une forme de pessimisme : là où il suggère l’impuissance d’une classe ouvrière à l’avenir incertain, Zola entrevoit déjà une force en devenir.

Sur le terrain philosophique

En ce registre sans doute, Lemonnier se rapproche des esprits éclairés de son temps.  Jamioul, son personnage miroir, est un libre-penseur. Il est attaché à l’élévation de la classe ouvrière par l’éducation et obtient la création d’une école au sein de l’usine. Il doit cependant battre en retraite sur le principe de la laïcité :  

« (…) il fut décidé qu’on ferait appel à des religieuses pour l’école ménagère et l’infirmerie et que l’enseignement, dans les classes d’adultes, demeurerait catholique, apostolique et romain, sous la surveillance et la direction du clergé. »

On identifie sans peine la trace de l’âpre débat qui déchira la société belge sur un terrain à la fois confessionnel, philosophique et social : il s’agissait alors pour les classes dominantes et la petite bourgeoisie de « conserver le caractère religieux du peuple » et de lui dispenser un enseignement moral et religieux qui le maintiendrait à sa place dans la société.

Les femmes et la sexualité

Dans son roman, Lemonnier nous renvoie une déconcertante image de la femme et de son corps.

Une nouvelle fois, une logique des antagonismes est à l’œuvre qui oppose les femmes du peuple aux « dames patronnesses » pour l’essentiel, épouses des dirigeants de l’usine ou de quelques autres notables. Deux femmes que tout oppose symbolisent cette classe plus aisée : Mme Jamioul et Mme Poncelet.

Mme Poncelet, épouse du directeur de l’usine, est issue de la petite noblesse catholique : très attachée à sa caste, elle cache mal son dédain pour la petite bourgeoisie et manifeste une pitié distante pour le peuple, « l’ancien serf affranchi, l’homme voué à la bassesse des besognes manuelles ». Lors de la catastrophe qui ravage Happe-Chair, on la suit, « évoluant dans le sillon du prêtre, raide, froide, sévère, enfermée dans son impassibilité morte ».

Mme Jamioul est une libre penseuse, ce qui lui attire le mépris d’une bonne part de la population locale. Sous des allures inquiètes et timides, c’est surtout un cœur dévoué et sensible.  Lors de la terrible catastrophe, on l’aperçoit, à l’entrée de l’infirmerie, qui « d’un mot informe les arrivants, son mouchoir aux lèvres pour étouffer les sanglots qui, devant toutes ces infortunes, lui montent à la gorge ».

Cette opposition, qui confine à la caricature, est néanmoins intéressante en ce qu’elle illustre une fois encore la ligne de faille philosophique déjà rencontrée. Il n’en demeure pas moins que, sous la plume de Lemonnier, ces deux femmes emblématiques partagent un trait commun : elles semblent n’avoir pas de corps ; on ne les distingue qu’à peine dans la grisaille asexuée de leur apparence.

Tout change avec les femmes du peuple, elles aussi clivées selon la logique des contrastes chère à notre auteur : la masse des ouvrières et femmes de peu, aux corps dégradés par les grossesses multiples et le travail abrutissant s’oppose à Clarinette et à sa mère Félicité.

Prenons quelques exemples « pur jus » de femmes du peuple :

« Une grande bringue, sèche comme de la merluche, la femme à Colasse, se démenait avec une pantomime anguleuse, la tête en avant, comme une chèvre quinteuse et prête à jouer des cornes. Sa robe remontant sur une grossesse déjà avancée, ses minces tibias étaient aperçus s’agitant sous son bedonnement de vieille cane. »

Passons à la Sélénie : avec ses flancs de louve famélique, évidés par seize grossesses dont plusieurs sont allées « pourrir en terre », c’est passive et machinale comme la taure qu’« elle se livre au morbide éréthisme » de son mari. Cette sexualité a des relents d’étable. Sélénie ne cesse « de tendre sa mamelle à l’un que pour ouvrir ses flancs à l’autre. Et les murs, les matelas, les châlits demeuraient éclaboussés du sang de ses couches, dans la maison empuantie d’une odeur fétide de nourricerie et où pêle-mêle grouillait, flaquait, piaillait, croissait parmi les chancres et les scrofules, toute la pouilleuse filiation sortie de sa matrice infatigable. »

L’ouvrière, ou la femme d’ouvrier, est une bête de somme à la sexualité repoussante et bestiale.

A ce tout-venant s’opposent Clarinette et sa mère Félicité. D’une certaine manière, l’une et l’autre échappent à la fatalité du travail à l’usine : la mère en épousant sur le tard un marchand de bœufs dont elle mange le petit magot ; la fille en montant son petit bistrot. Cette fatalité conjurée les précipite dans une autre malédiction, celle du dérèglement des sens. L’une et l’autre sont violemment sexuées : des chairs mafflues (un terme qu’affectionne Lemonnier), une poitrine opulente et provocante et, par-dessus tout, une sexualité insatiable.

Comme chez Zola – mais le préjugé est largement répandu à l’époque, le plaisir féminin semble suspect et constitue le symptôme le plus visible d’une profonde dépravation. Il est dangereux aussi : ces femmes sont des vampires. Il est frappant de rapprocher mère et fille sur ce chapitre.

Tout d’abord, Félicité. Véritable ogresse, elle digère littéralement son rustique compagnon :

« Petit à petit, de ses ruses de femme experte en amour, elle avait limé les énergies du paillard dont la santé, dégonflée comme un ballon, sembla à mesure remonter au torse de la femme, dans une plénitude de vie largement nourrie. »

Ensuite, sa fille :

« A toute heure du jour, ce besoin de la chair la prenait maintenant. Comme il (son mari) était très robuste, il résista assez bien ; mais petit à petit sa force se détraqua ; même à son four, il était pris par moments de somnolences lourdes, avec des coups de masse dans la nuque. »

Ce fantasme de la femme insatiable ne semble trouver son équilibre que dans une bestialité assumée, lorsque mâle et femelle se complètent dans une même compulsion maladive et sans amour. Ainsi Clarinette atteint une forme de plénitude dans sa liaison avec cette brute de Gaudot :

« Elle l’amusait de ses roueries de gourgandine, apprises à l’école de Ginginet (un autre de ses amants), l’étonnait par les hardiesses de son vice, lui qui ne connaissait que la possession brutale. Et en revanche il lui labourait la chair infatigablement, de ses reins d’homme taillé pour les accouplements répétés. »

On notera au passage un préjugé qui aura la vie dure : la femme sensuelle et experte est par définition une femme facile, plus proche de la prostituée que de l’épouse respectable.

On devine que les relations entre Clarinette et son trop placide mari ne peuvent tourner qu’à la catastrophe. Les moments de répit sont rares. Ils surviennent lorsqu’excédé Huriaux reprend les choses en main :

« Perverse et rusée, elle ne subissait que l’ascendant du muscle, appartenait à la race des femmes qui veulent être battues comme des bêtes malfaisantes, et sur qui la mansuétude n’a pas de prise, mais uniquement la largeur de la paume. »

Ici encore, nous retrouvons un poncif de l’époque qui est parvenu jusqu’à nous sous des formes à peine améliorées. Clarinette est de ces créatures qui « l’ont bien cherché » : dans une scène nocturne et hallucinée, elle échappera d’ailleurs de justesse au viol et au lynchage.

Mon impression globale

Happe-Chair est un roman très riche qui, outre plusieurs niveaux de lecture, constitue un témoignage de première main sur une époque finalement mal connue. Malgré ses défauts, il répond à ma définition du « classique », voire tout simplement du bon livre : on sait que l’on pourra le relire avec profit.

Camille Lemonnier — Wikipédia
Camille Lemonnier vers l’âge de 53 ans

CONCLUSIONS

Jean-Pierre :

La postérité a été sévère pour notre auteur. Dans leur Littérature belge d’expression française, parue dans la collection Que sais-je ? une première fois en 1973, R. Burniaux et R. Frickx reconnaissent à l’œuvre une « certaine carrure » mais déplorent son influence excessive par le biais de ce qu’elle eut de pire : « l’écriture et les procédés ».

Les deux professeurs poursuivent :

« (…) confronté comme beaucoup d’écrivains belges d’origine flamande avec la nécessité de couler en forme française une âme toute germanique, il eut le tort d’avoir recours, sous le signe de l’écriture artiste, à l’enflure, au néologisme, au pittoresque appuyé. »

Plus près de nous, B. Denis et J.-M. Klinkenberg, plus cléments, décèlent dans l’œuvre une « hybridité esthétique partagée entre le réalisme et la tentation de l’art pur ».

Phil :

La vision de Frédéric Saenen (op.cit.) est bien différente, et ouvre la voie d’une réhabilitation. Si on a successivement, dès le XIXe siècle, comparé Lemonnier à Victor Hugo, Léon Cladel, Jules Barbey d’Aurevilly, Gustave Flaubert et Émile Zola, c’est peut-être qu’il n’était le clone d’aucun. Qu’il était plutôt le « germe et le socle de nos Lettres », « le parangon » de notre identité belge.

Saenen enfonce le clou. Lemonnier aurait creusé le sillon le plus profond de notre littérature. Il ne s’agirait pas du surréalisme (une tarte à la crème ?) mais de « l’expression directe des pulsions premières et de l’instinct, qui pousse l’individu au passage de la ligne et au seuil de la tragédie intime ». Et le directeur de la Revue générale de souhaiter une intégration dans la Pléiade. Une forme de béatification ?

JP :

Force est cependant de reconnaître qu’on ne lit plus guère Lemonnier. La faute en est à un enseignement qui peine, quoi qu’on en dise, à reconnaître la valeur patrimoniale de notre littérature mais aussi à certaines outrances lexicales qui m’ont gêné à la lecture. De mon point de vue, même si Lemonnier mérite plus d’attention qu’on ne lui en accorde, Zola, tout surévalué qu’il paraisse parfois, a mieux résisté à l’épreuve du temps.

Phil :

J’ai été saisi, moi aussi, et plus d’une fois, par un désarroi de lecture. Non pas tant à cause de la luxuriance lexicale, qui participe d’un dépaysement et d’un envoûtement, un peu comme les archaïsmes d’Ulenspiegel, mais à cause des excès de sa phrase, de son expression. Je décelais des répétitions et des effets trop marqués. Certaines phrases prêtent à sourire et ouvrent la porte au pastiche :

« L’échauffement des esprits se salaçait d’un peu de lubricité à la vue de cette chair mafflue qui frôlait les tables (…). »

Iwan Gilkin (op.cit.) ne le nie pas : la puissance verbale « lasse parfois le lecteur ». Mais, à le suivre, il y aurait un cap à passer, une adaptation : ladite puissance finit par vaincre le lecteur, « elle l’entraîne dans son ivresse, dans sa folie, dans son orgie ». Qui auraient à voir avec les « sources profondes et bouillonnantes de sa sève vitale », « les instincts primordiaux de la vie ».

Phil :

J’ai été agacé, plus d’une fois, par la mise sur un pavois de la force physique pure, de la prédation. La civilisation ne se résume pas à une perte d’instinct et de vitalité, c’est aussi la prise en compte de l’autre, de l’altérité. Il m’a semblé qu’on passait d’un mépris de classe à un autre. C’est oublier, sans doute, qu’on est ici dans un roman, qui pousse une perspective à son paroxysme. Lemonnier, a contrario, a voué une grande partie de sa vie à encenser la production artistique, intellectuelle de ses semblables.

JP : 

J’ai ressenti le même agacement. Il y a clairement chez Lemonnier une fascination pour la force, l’homme sauvage, la race et son génie supposé. Cela se retrouve assez nettement dans ses écrits critiques. Du reste, il faut se méfier des anachronismes. Si, par exemple, l’idée de race – et de fin de race – est aujourd’hui choquante, elle était usuelle au XIXe siècle.

Phil :

Nous avions récemment analysé en duo Vie et mort d’un étang de Marie Gevers et La légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster. Ces lectures récentes et immersives, il est vrai, m’ont hanté durant celle-ci, des comparaisons forçaient le chemin.

Ces trois auteurs témoignent tous d’une prose surhumaine, violée, en quelque sorte, par l’inventivité poétique.

Chez Gevers, la femme s’accomplit déjà, elle est une force, quelqu’un qui écrit et pense le monde (Vie et mort d’un étang), qui assume un rôle important dans la vie sociale (La comtesse des digues), quand la Germaine de Lemonnier voit son espace de réalisation fort limité mais tente tout de même de l’exploiter. Il y a cependant convergence entre Germaine et Suzanne, la comtesse des digues, quand nous voyons poindre la naissance du désir féminin, les deux ouvrages s’y consacrant largement, avec des tonalités différentes, mais des oscillations entre pulsion et raison fort proches.

Cachaprès et Thyl partagent un décor de kermesse et de ripailles, un immense appétit de vie, une vitalité hors normes et hors conventions, mais le premier est un chasseur qui se préoccupe peu des autres, un individualiste, le second refuse la prédation et pratique l’humanisme, son individualisme cède la place quand il mesure l’oppression d’un tiers.

JP :
            Des trois auteurs que nous avons abordés, Gevers et De Coster sont mes préférés, à quasi égalité. Je retrouve chez Lemonnier une façon que Green reprochait à Flaubert dans son Herodias :

« Eclat des couleurs et gaucherie des lignes, comme dans les belles mosaïques. »

Mais, surtout, là où De Coster et davantage encore Gevers célèbrent la beauté de la vie, Lemonnier en admire la force dans son jaillissement brutal. Les deux esthétiques sont respectables ; j’affectionne davantage la première.

Phil :

Ce qui est sûr et certain ? Nos Lettres doivent beaucoup à Lemonnier et celui-là avait des talents nombreux, un arsenal impressionnant.

Relisons quelques regards distillés par des pointures :

Georges Eekhoud (Fragments d’une lettre à un ami, vers 1885) :

« Si nous parvenons à créer une littérature nationale, c’est à lui que nous le devrons en grande partie… (…) un réalisme que la Belgique avait perdu depuis Teniers et Jan Steen (NDR : deux peintres !). »

Emile Verhaeren (Pages belges, 1913) :

« Camille Lemonnier, en cette Belgique si rebelle à l’enthousiasme, vécut continûment et superbement sa vie de près de soixante-dix ans à l’état lyrique. »

Stefan Zweig (Emile Verhaeren, 1910) :

« Il n’a point connu le repos jusqu’à ce que Paris et l’Europe n’attachassent plus au qualificatif « belge » la signification dédaigneuse de « provincial », jusqu’à ce qu’il devînt enfin, comme jadis le nom de « gueux », d’un vocable honteux, un véritable titre d’honneur. Intrépide, jamais découragé par l’insuccès, cet homme merveilleux a chanté son pays, les champs, les mines, les villes, ses compatriotes, les garçons et les filles au sang bouillant et prompt à la colère. »

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

Camille Lemonnier

Il y a un musée Lemonnier à Ixelles, dans l’ancienne maison de ce dernier, au 150 de la chaussée de Wavre, du côté de Matonge.  Qui cohabite avec le siège de l’AEB, l’Association des Ecrivains belges francophones. L’un de ses membres, Jean-Loup Seban, en est le conservateur.

Pour rappel, les deux premiers épisodes de notre feuilleton sur les perles de la littérature francophone de Belgique :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2020/07/01/les-perles-de-lhistoire-litteraire-de-belgique-francophone-1-charles-de-coster-la-legende-dulenspiegel-1867/

(2)  Marie Gevers, Vie et mort d’un étang :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2020/08/03/les-perles-de-la-litterature-francophone-belge-2-marie-gevers-vie-et-mort-dun-etang-1961/

La suite (début 2021) ?

(4) Georges Rodenbach, Bruges-la-morte.

A noter, une exposition est consacrée à Rodenbach à Tournai, à partir du 1er octobre. Voir le détail dans Le Carnet :https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/09/27/georges-rodenbach-expose-a-tournai/

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s