VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE : LE CUIRASSÉ POTEMKINE d’EISENSTEIN (1925)

VERS UNE CINETHEQUE IDEALE

100 films à voir absolument…

…des débuts du cinéma aux années 2010

(6/100) Le cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925).

Nausicaa DEWEZ à la mise en place, Ciné-Phil RW au contrepoint.

(6/100) Le cuirassé Potemkine, film muet de Sergueï Eisenstein, URSS, 1925, 80 minutes.

Musique originelle : Edmund Meisel.

Le cuirassé Potemkine : quand le cinéma de propagande accouche d’un chef-d’œuvre

Le Cuirassé Potemkine - Film de Sergueï Mikhailovich Eisenstein (1925)  VOSTR - YouTube

En 1925, pour célébrer les 20 ans de la révolution russe d’octobre 1905, le pouvoir soviétique commande un film à Sergueï Eisenstein. Pressé par les délais, le jeune cinéaste – il a 27 ans et un seul long métrage derrière lui – renonce à la grande fresque dont il rêve un temps et se concentre sur un fait historique circonscrit : la mutinerie des matelots du cuirassé Potemkine, au large d’Odessa. À partir de cette histoire édifiante, Eisenstein révolutionne le montage et livre un drame en cinq actes régulièrement cité dans les classements des meilleurs films de tous les temps.


Le pitch 

Nausicaa :

1905, au large d’Odessa. Sur le cuirassé Potemkine, la révolte gronde chez les matelots : on ne leur sert que de la viande avariée. Lorsqu’ils réclament une amélioration de leurs conditions d’existence, les officiers leur rient au nez, et le médecin de bord affirme, contre toute évidence, que ce ne sont pas des vers qui grouillent dans la viande suspendue sur le pont. Pis encore : ceux qui protestent sont couverts d’une bâche et condamnés à être fusillés. Les marins se soulèvent. À Odessa, la population accueille la mutinerie avec enthousiasme et solidarité. Mais, sous le pouvoir dictatorial du tsar, il ne fait pas bon remettre en question l’autorité.

Phil :

Potemkine ?Le cuirassé a été baptisé en hommage à un personnage fameux de l’histoire russe, Grigori Potemkine (1739-1791). L’un des amants de Catherine II, son aînée de dix ans, mais le plus consistant, le plus influent. Militaire puis homme d’Etat, il a participé à la prise de pouvoir de la tsarine, à l’extension territoriale de la Russie, à la fondation de plusieurs villes. S’il n’a pas toujours été fidèle à son idéal des Lumières, cédant aux démons de l’absolutisme, on retiendra de lui sa tolérance à l’égard des minorités (juives, musulmanes, tatares, polonaises, etc.).

Un film de commande et de propagande

Nausicaa :

En 1925, les autorités soviétiques veulent célébrer le 20e anniversaire de la révolution russe de 1905 (la population s’était soulevée, avait multiplié les grèves, pour s’opposer au tsar), la présenter comme une préfiguration de la révolution d’octobre 1917 et souligner les bienfaits du socialisme, qui a mis fin aux injustices du régime tsariste.

Sergueï Mikhailovitch Eisenstein avait réalisé en 1924 un premier long métrage, La grève. Il y mettait déjà en scène les abus du régime du tsar, dans une usine où les ouvriers devaient travailler dans des conditions inhumaines et injustes, jusqu’au suicide de l’un d’entre eux et à la grève de ses collègues. Le film avait fait forte impression. C’est donc à ce jeune cinéaste qu’est confié le soin de réaliser le grand film commémoratif attendu.

Phil :

Sergueï Eisenstein (né en 1898 à Riga, dans l’actuelle Lettonie – mort en 1948, à Moscou) a réalisé une œuvre très conséquente tout en mourant vers 50 ans. 

Lors de nos travaux pour la Cinéthèque idéale, nous l’avons croisé auprès de Chaplin ou de Griffith. Les géants auraient donc le génie de se reconnaître ?

Ses origines sont bourgeoises et mixtes : son père était un grand architecte Art nouveau issu d’une famille de marchands juifs convertis à la religion locale ; sa mère appartenait à une famille marchande elle aussi, mais des Russes orthodoxes. Sergueï finira athée (et ça se perçoit dans ce film, où le prêtre orthodoxe du bateau n’est pas très chrétien).

Le divorce de ses parents bouleverse sa vie. Sa mère l’emmène à Paris vers ses douze ans. Il revient ensuite en Russie, où il accomplit des études d’ingénieur civil, qu’il n’achève pas, s’engageant dans l’Armée rouge (1917-1920). Il se dirige alors vers les activités artistiques et le théâtre : décorateur, assistant à la mise en scène. C’est dans cet univers qu’il rencontre celui qui va influer sur bien des choix futurs : Meyerhold, un directeur de théâtre.

Il passe au cinéma en 1923, débutant par des courts-métrages sans acteurs professionnels, tout en se distinguant par un autre talent : le dessin, qui lui permet de réaliser des affiches, etc.

Sergueï Eisenstein dans les années 1910

Nausicaa :

Eisenstein ne dispose que de quelques mois pour honorer la commande. Il bride ses ambitions et se focalise sur un seul événement emblématique de l’année 1905 : la mutinerie des matelots sur le cuirassé Potemkine.

Phil :

Qui est donc Nina Agadjanova, dite aussi Agadzanova-Sutko (1889-1974) ?

Eisenstein est cité comme scénariste de son film, mais ledit scénario est déclaré « d’après le récit » de cette dame. Il semble qu’elle aurait co-écrit avec Eisenstein le premier scénario, beaucoup plus large, qui devait retracer toute une époque et non se limiter à la mutinerie des matelots.

Nausicaa :

Le film remplit le programme idéologique et propagandiste assigné par les commanditaires : mettant en scène un héros collectif – la foule, le peuple –, Eisenstein montre la brutalité du pouvoir tsariste et amène tout spectateur à épouser la cause révolutionnaire. Le ton est donné dès la première minute du film : un carton déploie une citation de Lénine, datée de 1905 :

« La révolution, c’est la guerre. De toutes les guerres de l’histoire, c’est la seule qui soit légitime, admissible, grande et juste. En Russie, cette guerre est déclarée et commencée. »

Le cuirassé Potemkine a d’ailleurs été longtemps censuré dans plusieurs pays d’Occident : interdit ou projeté dans une version expurgée.

Phil :

En France, il faudra patienter jusqu’en 1953 pour une diffusion publique. Il était auparavant limité aux seuls ciné-clubs et cinémathèques.

Avec un recul de près d’un siècle, le film peut se voir et DOIT se voir sans œillères. Comme un brûlot humaniste (et anarchiste ?) très dérangeant pour l’ordre établi. Oublions la propagande soviétique et l’animosité causée en Occident par la récupération brutale de la révolution russe. Oublions le contingent, donc, et braquons-nous sur l’essentiel : le Potemkine offre une allégorie de la condition humaine envisagée en mode sociologique. Non, rien n’a changé. Il y a cinq mille ans ou aujourd’hui, et pour longtemps encore hélas, cette dichotomie entre exploiteurs et exploités, résistants et collaborateurs. Les marins qui refusent de manger des vers ou de tirer sur des frères renvoient à ce que l’humanité offre de plus beau : le « Non ! » rétorqué à l’arbitraire et à la violence, au mensonge. Ils renvoient aux Justes qui ont caché des enfants juifs, aux officiers turcs qui ont refusé de commander des pelotons d’exécution lors du génocide arménien mais, plus simplement, à qui s’oppose au harcèlement d’une collègue ou d’un élève, à un licenciement abusif, etc. Je refuse le cynisme et le « Joignez-vous à nous ! » final adressé par les marins du Potemkine à leurs confrères de l’escadre amirale m’émeut.

Et pourtant…

Nausicaa :

Servir la cause bolchévique n’empêche pas la recherche et l’audace formelles. Eisenstein dépasse en effet de loin le pur film de propagande pour livrer un chef-d’œuvre de montage et de travail sur les lignes de perspective qui culmine dans la scène de l’escalier d’Odessa, la plus célèbre du film et summum d’inventivité formelle.

Le hiatus entre une histoire corsetée, propagandiste, et la recherche innovante sur la forme pourrait surprendre. Il rappelle toutefois que dans les premières années du régime soviétique (Lénine meurt en 1924), les artistes officiels, en phase avec l’idéologie politique, évoluaient dans des milieux artistiques avant-gardistes, proches notamment du constructivisme. Ce n’est que quelques années plus tard, sous Staline, que l’art est véritablement mis au pas et que les artistes se voient imposer le très académique réalisme socialiste.

Une tragédie en cinq actes

Nausicaa :

Eisenstein a découpé son film en cinq parties, chacune introduite par un carton qui en donne le titre :

  1. Les hommes et les asticots
  2. Drame dans le port
  3. Le mort demande justice
  4. L’escalier d’Odessa
  5. La rencontre avec l’escadre

Les cinq parties sont d’une durée relativement équivalente. Elles scandent la progression de l’action, depuis la révélation des conditions de vie indécentes des marins sur le Potemkine jusqu’à la confrontation avec les navires envoyés pour arrêter les mutins.

Le film emprunte ainsi le schéma de la tragédie en cinq actes. Classiquement, après un acte d’exposition et deux actes d’action, les actes IV et V voient l’étau se resserrer autour des protagonistes, ils ne peuvent plus échapper à leur destin. Les quatre premières parties et le début de la cinquième semblent suivre ce parcours balisé et font redouter la mort pour les mutins à la fin de la cinquième partie : on les voit filer à toute vapeur vers l’escadre, supérieure en nombre, qui pourrait très facilement les réduire en poussière.

SPOILER !

Pour le spectateur qui ne connaitrait pas l’Histoire, la fin du film arrive comme une surprise, et une heureuse surprise, car tout contribue à nous faire adhérer à la cause des mutins.

L’intertexte tragique contribue en outre à souligner le caractère extraordinaire, quasi-miraculeux, de l’ultime retournement de situation. La défaite et la mort apparaissaient comme une issue certaine, un destin inéluctable. Le triomphe des marins du Potemkine, acclamés par les soldats de l’escadre, devient dès lors aussi de l’ordre du destin : ils devaient triompher, et la révolution soviétique qu’ils annoncent avec eux.

La réception du film

Nausicaa/Phil :

Contrairement à ce qui s’est longtemps rapporté (propagande oblige), avant sa reconnaissance à l’étranger (qui débute par un triomphe à Berlin), le public soviétique a immédiatement aimé le Potemkine et lui a réservé un excellent accueil. Mais, si on peut contrôler le nombre d’entrées, on ne peut lire ce qui se dit dans les têtes des spectateurs. Ont-ils été saisis d’un enthousiasme patriotico-révolutionnaire, frappés par les qualités esthétiques du film ou emportés, tout simplement, par une bonne histoire ?

La révolution du montage

Nausicaa :

Le scénario d’Eisenstein témoigne d’une construction d’une redoutable efficacité. Mais le film est d’abord un chef-d’œuvre formel. Le cuirassé Potemkine révolutionne en effet l’art du montage. Eisenstein s’est occupé lui-même de cette étape, avec Grigori Aleksandrov. Les deux hommes co-réaliseront Octobre quelques années plus tard.

Par rapport aux autres films de l’époque, Le cuirassé Potemkine multiplie les plans, saisissant une même scène sous des angles multiples, des cadrages divers. Il en résulte une impression de mouvement, de rapidité, comme dans la dernière partie, lorsque le Potemkine cingle vers l’escadre : l’alternance de brefs plans sur le marin qui intime l’ordre d’avancer plus vite, sur la jauge de vitesse, sur le navire glissant sur les flots, fait sentir l’allure vive du cuirassé filant vers son destin et monter l’angoisse pour la confrontation qui s’annonce.

À l’approche du combat avec l’escadre, les plans larges sur les canons avec des très gros plans sur les yeux d’un marin, emplis d’effroi à la perspective de ce qui l’attend.

Le film d’Eisenstein marque une rupture définitive avec le cinéma des premiers temps, qui s’apparentait à du théâtre filmé, une caméra immobile enregistrant une scène de quelques secondes ou minutes d’un point de vue unique. Avec Le cuirassé Potemkine, le cinéma devient en quelque sorte l’art du montage : c’est la succession des plans savamment construits et articulés qui raconte l’histoire.

Phil :

Eisenstein est-il le « père du montage » avec Griffith et Abel Gance ? Je l’ai en tous les cas toujours perçu comme le prolongement de Griffith, ses fresques relayant dans les années 20 (mais 30 et 40 encore) les Naissance d’une nation et Intolérance de l’Américain. Les deux génies (mais Gance serait à adjoindre, sans doute, si l’on pouvait enfin revoir son Napoléon) déploient au plus haut point un sens du récit, de l’épopée, du grand large, du pictural.

Mais Eisenstein s’avère en sus un théoricien du cinéma, dont les écrits ont eu une influence importante.

Le massacre s’opère sur les marches de l’escalier d’Odessa

Une scène d’anthologie : l’escalier d’Odessa

Nausicaa :

La scène la plus célèbre du film est incontestablement celle de l’escalier d’Odessa, qui forme le nœud de la quatrième partie.

Pour cette scène d’anthologie, le réalisateur s’affranchit de la réalité historique : l’histoire de l’escalier est inventée, mais elle forme l’acmé du film.

Le montage est virtuose, qui alterne les plans sur les pieds des soldats russes, avançant en cadence pour mater la révolte dans le sang, et les pas désordonnés de la population d’Odessa, terrifiée et tentant vainement d’échapper aux militaires.

Coup de génie de l’auteur et de son monteur : ils montrent la conséquence (gros plans sur des visages où se lit la peur) avant de montrer la cause (de la terreur). La tension du spectateur monte et l’intérêt avec elle.

Phil :

Enfant, je suivais La séquence du spectateur, une émission française qui juxtaposait des morceaux de bravoure de l’histoire du cinéma : le combat des Argonautes contre le titan métallique Talos ; l’attaque des cosmonautes de Planète interdite par un monstre filigrané ; l’ouverture des eaux de la mer Rouge ; Charlton Heston pris en chasse par des singes à cheval, etc.

Mon plus grand frisson, je le dois peut-être à Eisenstein. Il ne s’agit pas de la scène de l’escalier d’Odessa mais d’une bataille spectaculaire qui se termine par l’engloutissement des chevaliers teutoniques par les glaces du lac Peïpous. Une scène (et un film, Alexandre Nevski) à deux niveaux. Derrière le rappel d’un passage glorieux de l’histoire russe, situé au XIIIe siècle, il y avait une mise en garde contemporaine : les Soviétiques étaient prêts à résister à l’expansionnisme nazi.

Le landau dévalant l’escalier monumental d’Odessa

Un landau pour la postérité

Nausicaa :

Elément d’anthologie dans la scène d’anthologie, un landau dévale l’énorme escalier, sans aucun contrôle : la mère est morte et a laissé filer son enfant.

Phil :

Les experts évoquent un révolutionnaire (sic !) « travelling avant en plongée ».

Nausicaa :

Régulièrement la caméra revient sur ce landau qui descend trop rapidement, comme en chute libre, mais aussi lentement, tant l’on se demande quand finira cette chute.

Cette scène est l’une des plus citées, parodiées, réinterprétées de l’histoire du cinéma. Parmi d’autres, Brian de Palma la reprend dans Les incorruptibles (USA, 1987) et Ettore Scola dans Nous nous sommes tant aimés (Italie, 1974).

Image finale de la scène de l’escalier d’Odessa

La suite de la carrière d’Eisenstein

Phil :

Durant des années, le cinéaste est fidèle au régime, il participe à sa propagande en illustrant des conflits sociaux. Mais ses rapports avec Staline et les autorités vont évoluer. Comme Hitler, le dictateur soviétique prend la mesure du pouvoir de l’image, du cinéma. Mais encore faut-il qu’il soit à sa botte et sans ambiguïté.

On va reprocher à Eisenstein un excès de formalisme, de symbolisme. Certains de ses projets seront dépréciés (comme le très esthétique Octobre, en 1927, inspiré par le livre de John Reed Dix jours qui ébranlèrent le monde) ou annulés.

Par un faux paradoxe, il va générer la méfiance à cause de son séjour en Occident (en compagnie de son opérateur et de son assistant), pourtant avalisé par le pouvoir, qui voulait voir ses maîtres s’approprier les techniques du cinéma parlant. Ayant voyagé en Europe puis aux Etats-Unis, été soutenu par Chaplin, il entame un film sur le Mexique, Que Viva Mexico !, qui ne sera jamais terminé, Staline ayant rappelé son enfant terrible. Ce film, qu’il chérissait entre tous, en acquiert un statut d’œuvre maudite.

De retour au pays, Eisenstein regagne les faveurs de Staline et de la Nomenklatura avec Alexandre Nevski (1938), qui lui vaut l’Ordre de Lénine ou la direction artistique du plus grand studio soviétique.

Tout se gâte à nouveau lors de la sortie de la partie II (en 1946) du triptyque Ivan le terrible. Staline a adoré le premier pan (sorti en 1944) et il décroche alors le prix… Staline. Mais quand le chef suprême de l’URSS observe qu’Ivan, de héros, se dégrade en tyran, dont la paranoïa est dénoncée, il se reconnaît, et ça ne lui plaît guère. Il n’y aura pas de partie III ! Ce qui a déjà été concrétisé est confisqué et détruit. C’est la fin de carrière pour Eisenstein, l’homme mourra bientôt oublié.

Nausicaa Dewez au gouvernail, Philippe Remy-Wilkin au contrepoint.

NB : Le film est entré dans le domaine public et peut être visionné en intégralité sur archive.org :

https://archive.org/details/BattleshipPotemkin

Phil :

Je l’ai revu dans une version restaurée datant de 1976. La durée est différente : 68 minutes. La musique est de Dmitri Chostakovitch (1906-1975), ce qui permet la compagnie de deux créateurs majeurs du XXe siècle.

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