100 films à voir absolument…
…des débuts du cinéma aux années 2010
(5/100) Le cabinet du docteur Caligari (Wiene, 1920)
par Ciné-Phil RW.
(5/100) Le cabinet du docteur Caligari, film muet de Robert Wiene, Allemagne, 1920, 71 minutes.
Caligari ou le graal cinématographique.

Caligari ! Le nom, musical et énigmatique, se faufile au gré des lectures sur l’histoire du 7e art, parfois associé aux figures diaboliques de Fu Man Chu, Fantômas ou Mabuse. Mais le réalisateur n’est pas passé à la postérité, on préfère entreprendre Murnau ou Pabst. Il s’agit pourtant d’un chef-d’œuvre absolu du cinéma muet et de l’expressionnisme germanique.
Le pitch
Vers 1830, la quiétude de la petite ville allemande de Holstenwall est troublée par une vague de crimes nocturnes. Or des forains se sont installés récemment pour délivrer leurs spectacles. Or l’un d’eux, l’impressionnant docteur Caligari, présente un numéro centré sur les prédictions d’un somnambule, Cesare. Or le médium, consulté par deux amis, les jeunes Francis et Alan, annonce que ce dernier ne verra pas le jour suivant. Mais. Qui est Cesare ? Quels liens entretiennent Caligari et celui-ci ?
Le récit
Il est palpitant, angoissant, émouvant. Enlèvement d’une belle jeune fille, créature diabolique, rivalité amoureuse, faux coupables, poursuites. Pourtant. Malgré l’impact du thriller ou la distribution, qui réunit deux acteurs fétiches du grand Fritz Lang, Conrad Veidt (Cesare) et Rudof Kleine-Rogge (qui immortalisera Mabuse en 1922), Caligari est cultissime pour de tout autres raisons.
Avant Mabuse (et plus nettement), Caligari anticipe la manipulation hypnotique qui précipitera la population allemande dans les bras d’Hitler et dans le crime absolu ? Oui. Aussi. Mais la métaphore du nazisme est une qualité extrinsèque. Et il faut s’appesantir sur deux grandes trouvailles intrinsèques.

Un temple de la créativité expressionniste
Au-delà du jeu des comédiens ou de la partition musicale (notes d’orgue saturées), nous découvrons une extraordinaire fête de l’image, un show graphique. Quatre-vingt ans avant Dogville (Lars von Trier, 2003) et ses décors réalisés à la craie, nous ne sortirons jamais des studios, tout est fait maison, peint sur du papier (colline et château, rues de la ville, intérieurs). C’est encore peu dire. Nous sommes déstabilisés (et admiratifs) devant les perspectives ahurissantes, les formes géométriques, les distorsions, les contrastes exacerbés (rôle de l’éclairage).
Une astuce décuple l’impact du scénario sur notre imaginaire
Captivés par le fil des évènements, nous oublions rapidement le court prologue : deux hommes sont assis sur un banc, dans un parc ; le plus jeune (Francis) narre l’étrange aventure qu’il lui est advenue. Le film, dans sa quasi globalité, est donc enchâssé dans un récit-cadre ; l’épilogue renoue avec la première scène et renverse notre appréhension du tout.
Un film orphelin ?
Caligari est un fantastique film d’auteur… sans auteur. Du moins, clairement défini. Comment démêler l’écheveau ?
Au départ, le producteur Erich Pommer retient un scénario de Carl Meyer et Hans Janowitz. Ceux-ci, inspirés par un fait divers, tissent un récit à portée sociologique et politique, où seront dénoncés les dérives d’un excès de contrôle, d’autorité.
Les trois décorateurs retenus, et surtout Hermann Warm, proposent de tout élaborer en studio, initiant une plastique révolutionnaire, que Pommer cautionnera, y voyant une source d’économies (pas d’extérieurs !).
Reste à dénicher un réalisateur, et le producteur choisit Fritz Lang. Qui refuse mais conseille : le public sera rebuté par les décors, un récit-cadre pourrait incurver le sens du film et justifier sa nature graphique. Bref, quand Robert Wiene viendra assumer la mise en scène, la percussion mais la cohérence aussi, implacables, des innovations seront déjà en place. Et son rôle sera surtout celui d’un exécutant.

Un OVNI
Le cabinet du docteur Caligari est un chef-d’œuvre collectif d’une originalité décapante, et il a inspiré… Fritz Lang, pour son Mabuse, mais aussi nombre de créateurs du cinéma allemand et mondial. L’épouvante, les zombies lui devront beaucoup. Et jusqu’à la plus célèbre BD réaliste de la scène franco-belge de l’Age d’or : La marque jaune. Car Cesare, à observer sa tenue et ses déambulations nocturnes, il n’y a aucun doute, c’est Guinea Pig/Olrik, cette créature surpuissante qui se double d’un pantin impuissant. Et, dans l’ombre, Caligari est déjà un savant fou, apprenti-sorcier comme le Septimus d’E.P. Jacobs.
SPOILER !
A ne pas lire si on regarde le film dans la foulée de l’article ! Ou à lire après vision.
A la fin, Francis poursuit Caligari, et celui-ci se réfugie dans un asile psychiatrique. Or il en est le directeur et possède de très anciens documents relatant des aventures semblables survenues quelques siècles plus tôt. A-t-il repris les recherches démoniaques d’un autre Caligari (ce qui renvoie encore aux futurs Mabuse !) ? Une quête de la prise de contrôle de l’esprit humain ? Un cas de possession ?
Francis s’échine à démasquer le (faux ?) docteur, qui semblera sombrer à son tour dans la folie de ses (présumés) patients. Mais… Retour au prologue… avec l’épilogue. Francis s’éloigne du parc et gagne une aile de l’asile où il croise Cesare, sa fiancée, des malades. Il se jette sur Caligari, qui réapparaît comme directeur, et se fait empoigner par des infirmiers, mettre sous camisole.
Ainsi, hors du récit-cadre, le film serait-il le cauchemar d’un dément assimilant son médecin au héros d’une anecdote historique sulfureuse ? Ce qui justifierait l’onirisme des décors, l’irréalisme. Car nous aurions passé plus d’une heure dans le cerveau d’un fou. Le retournement est si brutal qu’un doute lancinant nous étreint bien après la projection. Au final, rêve ou réalité ? Francis est-il un patient ou une victime ?
Le film, tombé dans le domaine public, peut être visionné depuis le site de téléchargement gratuit et légal Archive.org : Le cabinet du docteur Caligari.
Ciné-Phil RW.
