VERS UNE DISCOTHÈQUE IDÉALE (1) / Jean-Pierre LEGRAND et Philippe REMY-WILKIN

VERS UNE DISCOTHEQUE CLASSIQUE IDEALE

Un feuilleton en 6 épisodes,

animé par  Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND,

le premier à la mise en place, le second au contrepoint et à l’approfondissement.

La discothèque idéale de “Télérama” en 200 albums essentiels

AVANT-PROPOS


Nous avons décidé de tenter de nous/vous offrir une synthèse des œuvres référentielles de l’Histoire musicale européenne, une synthèse assez large et éclectique, mais qui restera nécessairement approximative.

Elle débute avec le chant grégorien et s’achève avec la musique contemporaine. Elle insert des œuvres qui marquent une évolution de la musique, qui offrent une qualité intrinsèque supérieure ou qui ont acquis une reconnaissance populaire.

Prenons Debussy. Le grand public retiendra Arabesque n°1 ou Clair de lune, la critique pointera La mer, Pelléas et Mélisande ou L’après-midi d’un faune, nous nous intéresserons à TOUTES ces œuvres. Prenons Boccherini. Le grand public retiendra son Menuet, la critique pointera ses Quintettes pour instruments à cordes. Etc.

J’assumerai la partie plus encyclopédique, ne possédant nullement la finesse d’analyse de mon collègue Jean-Pierre Legrand, dont chaque contrepoint constituera un approfondissement. Ayant en sus la chance de vivre entouré de musiciens et d’experts, je vais recourir aux observations/contrepoints de plusieurs de ceux-ci.

(I)

MOYEN-AGE et RENAISSANCE

Avec la participation exceptionnelle de Christine BALLMAN,

musicienne (guitare, luth, vihuela), docteur en philosophie et lettres, musicologue spécialiste ès musiques anciennes.

Christine Ballman
Christine Ballman

Du VIIe au XIIe siècles

. Chants grégoriens.

Un choix, par le chœur des moines de l’abbaye de Ligugé :

Un autre, par le chœur de moines de l’abbaye de Solesmes :

Le chant grégorien a synthétisé les anciennes traditions européennes (poésies en vieux latin ; chants romano-franc, synagogal ou byzantin) et inspiré toute la musique occidentale, religieuse et profane. Il naît avec Grégoire Ier (pape dès 590), qui voulait purifier la liturgie, évacuer toutes les variations régionales, revenir au chant romain. Son œuvre sera poursuivie par des papes mais par Pépin le Bref ou Charlemagne aussi, avec une apogée au IXe siècle. La polyphonie signera son arrêt de mort.

Dans le chant grégorien, le texte occupe le premier rang, la musique est là pour décorer, faciliter l’imprégnation des mots/idées. Lucien Rebatet le confirme dans Une histoire de la musique (collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1969) :

« (Aujourd’hui) Le grégorien ne s’écoute pas de l’extérieur. Il doit être pratiqué, vécu, c’est-à-dire chanté dans le chœur. »

Des amis musiciens me confirment cette assertion, tout en évoquant des mélomanes qui y goûtent à domicile, cherchant une certaine sérénité chevillée à la simplicité : un peu qui apaiserait face à la submersion des sons et des bruits du monde moderne.

JEAN-PIERRE :

L’expression « chant grégorien », visant l’ensemble du répertoire monodique de l’Eglise latine médiévale, est trompeuse. Elle ne date guère, nous dit Marc Vignal (Dictionnaire de la musique Larousse, 2005), que du début du XXe siècle. Auparavant, on parlait de « plain-chant » ou de « chant ecclésiastique ».

Dans la très utile plaquette musicologique qui accompagne le coffret Sacred Music édité en 2009 par Harmonia Mundi, le commentateur affirme avec force que si saint Grégoire a bien réorganisé la liturgie, il n’est pour rien dans l’édification de ce chant. Certes, il a joué un rôle déterminant dans la fixation du répertoire mais aucun en qualité de technicien et moins encore de compositeur. Les nombreuses légendes qui courent sur Grégoire notant les neumes sous la dictée de l’Esprit-Saint incarné en une colombe, sont l’œuvre des carolingiens. Ce volatile aux dons multiples était déjà apparu lors du baptême de Clovis !

XIe siècle (et suivants)

. Chansons de troubadours.

Un choix : https://youtu.be/ZQwuRGnfmUQ

Le troubadour et la trobairitz sont des poètes/compositeurs musicaux de langue d’oc (Sud de la France) qui ont développé le chant courtois, entre la fin du XIe siècle et 1350. La Peste noire (si souvent évoquée en ces temps de pandémie), vers 1347-1352, donne le coup de grâce au mouvement.

Les troubadours interprétaient parfois leurs œuvres mais les déléguaient le plus souvent à des interprètes, les jongleurs ou ménestrels. C’est que cet art est né dans la haute noblesse avant de se répandre dans d’autres couches sociales, de gagner aussi l’Espagne ou le Nord de l’Italie.

Leurs thèmes de prédilection : la chevalerie, l’amour courtois.

Parmi les troubadours les plus connus : Jaufré Rudel, Marcabru, Bertrand de Born, Bernard de Ventadour…

XIIe siècle (et suivants)

. Chansons de trouvères.

Un choix ? Des œuvres du célèbre souverain Richard Cœur-de-Lion (en version de référence : Alla Francesca, 1996) :

Le trouvère et la trouveresse sont l’équivalent du troubadour côté langue d’oïl (Nord de la France). Ils adaptent le chant courtois du Sud vers la fin du XIIe siècle. Leur équivalent en Allemagne : les Minnesinger.

Trouvères célèbres : Adam de la Halle, Charles d’Orléans, Rutebeuf, Richard Cœur-de-Lion, Marie de France…

. PEROTIN (vers 1160-1230), Organum/Viderunt omnes :

par The Hilliard Ensemble.

Ce représentant de l’Ecole de Notre-Dame de Paris succède à son mentor Léonin et pousse son art plus loin, jusqu’à être l’un des fondateurs de la musique polyphonique en Occident. Il écrit pour trois ou quatre voix.

L’organum ? Le contrepoint, mais pas encore au sens moderne. On avait superposé au plain-chant un contrechant mais un nouvel art (qui sera ensuite nommé… Ars Antiqua !) impose le déchant à mouvement contraire (une voix monte, l’autre descend, et inversement).

Des musiciens contemporains (Steve Reich, Arvo Pärt) ont écrit des œuvres inspirées par la musique de Pérotin.

CHRISTINE :

En contrepoint, toutes les voix sont d’égale importance, l’exemple type étant le canon.

JEAN-PIERRE :

L’émergence de la polyphonie est un fait majeur. Elle va entraîner un enrichissement extraordinaire du langage musical et des progrès rapides dans le système de notation. Elle a une portée quasi philosophique dans la mesure où, avec elle, la musique s’approprie le temps comme l’un de ses matériaux constitutifs essentiels, jusqu’à presque se confondre avec lui. Plus question de s’abandonner au temps subjectif du chant grégorien. Les différentes voix s’entrelaçant, il faut contrôler les rencontres de notes. Les compositeurs en viennent très rapidement à classer les intervalles par famille.

XIIIe siècle

. Adam DE LA HALLE (vers 1240-1288), Rondeaux :

https://youtu.be/2VyhErO5Thw (Tant que je vivrai

ou https://www.youtube.com/watch?v=d8MbPkdIppc (Je meurs d’amour).

Le rondeau ? Une chanson à danser de forme simple, le chanteur et le chœur alternent sur le même air.

On doit aussi à Adam de la Halle Le jeu de Marion et Robin, l’ancêtre de l’opéra-comique ou de la comédie-ballet :

par l’Ensemble Perceval.

Cet artiste, un pré-Belge dans un sens élargi mais légitime (voir la note en bas de chapitre), vu qu’il est d’Arras, se situe au tournant entre la monodie et la polyphonie. Il est souvent perçu comme le dernier trouvère.

XIVe siècle

. Auteurs inconnus, La messe de Tournai :

Elle comporte six mouvements polyphoniques à trois voix : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei et Ite Missa est. Dans ce dernier mouvement, chaque voix dit un texte différent.

CHRISTINE :

« Différent » ! Comme quoi, ce n’est pas l’intelligibilité du texte qui primait dans ce type de musique.

. Guillaume de MACHAUT (vers 1300-1377), Messe de Notre-Dame :

https://youtu.be/mvIEA2dBKGA (à quatre voix)

par The Oxford Camerata

Machaut est le plus célèbre compositeur/écrivain français du XIVe siècle, il domine l’Ars Nova comme Pérotin a dominé l’Ars Antiqua. C’est un Champenois, partagé entre les mondes laïc (mécènes, Couronne de France) et ecclésiastique (comme chanoine de Reims).

Sont aussi à découvrir ses Ballades et Motets.

PS

Durant ce XIVe siècle, un théoricien, Philippe de Vitry, définit l’Ars Nova, qui voit « d’innombrables combinaisons rythmiques, quelquefois si audacieuses que l’on n’en reverra plus l’équivalent avant le milieu du XXe siècle » (L. Rebatet, op.cit.). Le mot contrepoint apparaît pour désigner « l’art de faire chanter simultanément deux ou plusieurs mélodies différentes » (idem).

XVe siècle

. Guillaume DUFAY (1397-1474), Messe de l’homme armé :

par The Oxford Camerata.

Un Bourguignon, sans doute né à Beersel ou Chimay, souvent associé à Cambrai. L’un des 4 ou 5 Grands de la Renaissance ?

. Johannes OCKEGHEM (vers 1420-1497), Chansons :

par Romanesque (Katelijne Van Laethem, etc.).

Né à Saint-Ghislain, en Hainaut, il semble avoir étudié à Anvers, il a vécu à Tours et Paris, il fut peut-être le professeur de la future étoile Josquin. Il y a chez lui un côté performance : un Deo Gratias à 36 voix, une messe à 2 canons différents chantés par 4 voix « deux par deux ».

A découvrir aussi ses 15 messes, dont 1 Requiem (le premier qui nous soit parvenu, celui de Dufay étant perdu).

. JOSQUIN DES PRES (vers 1450-1521), Miserere :

par The Hilliard Ensemble.

Le Miserere à 5 voix est un sommet de la musique religieuse.

Josquin, « Hennuyer de nation », est né du côté de Condé ou de Saint-Quentin, à l’actuelle frontière franco-belge. Plus célèbre compositeur européen du temps, entre Dufay et Palestrina, grand maître de la polyphonie vocale des débuts de la Renaissance, il a connu une gloire sans précédent, prolongée. Il n’a pas inventé de formes nouvelles mais élargi/enrichi celles qui existaient, comme personne. Ce qu’on dira un jour d’un Mozart.

A découvrir aussi…

Ses messes et ses grands motets.

Messe pange lingua (Tallis Scholars) :

L’homme armé (Tallis Scholars) :

Un motet ? Un petit texte = motetus en latin. Un genre où des paroles sont apposées sur les vocalises de l’organum.

JEAN-PIERRE :

Nous avons déjà rencontré une Messe de l’homme armé chez Guillaume Dufay. Même si certains lui attribuent une origine française, la source la plus ancienne de cette mélodie pourrait être un manuscrit napolitain du XVe siècle (Christine : la question reste ouverte !). Plus de trente messes y trouvent leur source, dont les plus célèbres, outre les deux composées par Josquin, sont celles de d’Ockegem et de Palestrina. A noter qu’en 1999, le compositeur gallois Karl Jenkins a produit L’homme armé, une messe pour la paix, à la mémoire des victimes de la crise du Kosovo.

Ma préférence va à la Missa « L’homme armé » sexti toni de Josquin, dans la version du Tallis Scholars déjà citée par Philippe. L’Agnus dei est particulièrement beau et le placement très savant des voix crée un climat étrange que certains ont rapproché de compositions minimalistes, comme celles de Philip Glass. Par moments, les voix se rapprochent de sonorités instrumentales et se fondent en un phénomène ondulatoire qui m’emporte bien au-delà de moi-même. A l’écoute de cette musique, on peut comprendre cette forme de fascination mêlée de méfiance qu’a toujours suscité la musique et que Rilke exprime si bien dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge

« Moi qui, depuis l’enfance, était si méfiant envers la musique (non parce qu’elle me soulevait plus fortement que tout hors de moi-même, mais parce que j’avais remarqué qu’elle ne me déposait plus là où elle m’avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l’inachevé), je supportais cette musique sur laquelle on prenait tout droit son essor, toujours plus haut, jusqu’à penser qu’on devait depuis un moment avoir à peu près atteint le ciel. »

Une grande école musicale flamande ?

On évoque l’école flamande de peinture comme une fierté nationale mais,de la Messe de Tournai à Josquin, en passant par Adam de la Halle, Guillaume Dufay ou Johannes Ockeghem (et l’on en passe assurément, comme ce Pierre de la Rue sans doute né à Tournai, ou Binchois, qui comme son nom l’indique est né dans la patrie des Gilles), que dire des arts musicaux dans la pré-Belgique ?Et l’on n’a pas encore évoqué Roland de Lassus (XVIe siècle) !

Clarifions ! J’entends par pré-Belgique et pré-Belge tout ce qui précède l’émergence d’un Etat belge appelé Belgique, après la révolution de 1830, tout en concernant nos territoires, parfois élargis quand une identité s’étendait jadis des deux côtés d’une frontière actuelle (cas des Hennuyers, des Limbourgeois, des Brabançons, etc.).

Ma fascination ne relève pas d’un délire nationaliste ou d’un anachronisme puéril. Non. La construction d’une identité, au sein d’une communauté (et une identité forte est ouverte, généreuse, elle protège des « identités meurtrières » évoquées par Amin Maalouf), devrait interpeller nos auteurs et nos politiques, les mener à une mise en valeur de ces génies. D’autant qu’ils ont tous vécu comme des Européens !

Ce cocorico est à prendre au second degré, en contrepoint de nos complexes (belge ou wallon), de notre identité délavée.

A contrario, un nom se détache, John DUNSTABLE, un Anglais (vers 1380-1453) ou Ecossais, plébiscité par le grand théoricien du XVe Tinctoris : il aurait été le mentor d’Ockeghem et de Dufay, entre autres, somme toute de notre vague dite franco-flamande, bourguignonne ou nordique. Des termes approximatifs. Si approximatifs que les Allemands la désignent comme l’école néerlandaise (écho aux anciens Pays-Bas d’avant la scission Nord/Sud, Grands Pays-Bas/Grande Belgique bourguignons puis espagnols dans le prolongement du duché de Basse-Lotharingie).

Emile Haraszti, un musicographe hongrois, considérait les musiciens dits flamands comme quasi tous wallons et sujets bourguignons. Lucien Rebatet (op.cit.) a quant à lui inventorié 70 compositeurs fameux des deux siècles renaissants : 19 Français (du royaume de France), 27 Wallons/Picards/Valenciennois/Cambrésiens (il reconnaît donc leur proximité identitaire et parle d’une « même terre »), 13 Flamands, 3 Hollandais. Il bute encore sur 8 cas mal définis… qu’il estime appartenir au même groupe belgo-nordique des 27 (qui seraient alors 35).

Rebatet offre d’autres clés de réflexion : Cambrai (en Picardie) et Dijon (en Bourgogne) étaient les centres musicaux du temps, loin devant Anvers, Louvain ou Malines ; la langue de tous ces musiciens était le français ; ils étaient « cosmopolites dans l’âme ».

JEAN-PIERRE :

Il faut bien admettre que le débat autour de l’Ecole musicale flamande est aujourd’hui quelque peu pollué. La notion d’Ecole néerlandaise (RW : « néerlandais » au sens ancien du terme, dans une acception très élargie donc) permet de mieux englober l’ensemble des musiciens originaires tant de Belgique et de Hollande, que du Nord-Ouest de la France. Si on tient compte des Français parmi eux et de la langue généralement utilisée par ces artistes, je préfère pour ma part la notion de musique ou d’école franco-flamande.

XVIe siècle

. Clément JANEQUIN (vers 1485-1558), Chansons polyphoniques :

par l’Ensemble polyphonique de France.

. Adrien WILLAERT (vers 1490 à Bruges ou Rumbeke-1562), Missa Christus resurgens :

par The Oxford Camerata/Jeremy Summerly.

Un cas édifiant ! Ce Flamand de l’école franco-flamande fera une glorieuse carrière en Italie, maître de chapelle de la basilique Saint-Marc à Venise, mentor d’Andrea Gabrieli, dont le neveu sera lui-même le professeur de Monteverdi. Un pré-Belge fondateur de l’école vénitienne !

A découvrir aussi : des motets, des messes, des madrigaux.

. Claude GOUDIMEL (vers 1505/1520-1572), Psaumes :

https://youtu.be/b1Qj3hvGA5s (un exemple).

. Antonio de CABEZON (1510-1566), Œuvres d’orgue :

par Sebastiano Bernochi.

. Philippe DE MONTE (1521-1603), Messe sine nomine (extraits) :

https://youtu.be/6sPFEhB95FU (Benedictus)

Né à Malines et mort à Prague. Une situation retrouvée pour de nombreux musiciens flamands, qui vont répandre la Bonne Parole musicale aux quatre coins de l’Europe durant des siècles.

. Giovanni Pierluigi da PALESTRINA (vers 1525-1594), Stabat Mater :

par The Tallis Scholars.

A découvrir aussi…

Messe Assumpta est (Tallis Scholars) :

Messe Papae Marcelli (Tallis Scholars) :

. Claude LE JEUNE (vers 1530-1600), Psaumes et motets :

https://youtu.be/XMpuksUkRmU (choix

par Les Pages et les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles/dir. Olivier Schneebeli.

Né à Valenciennes, Le Jeune est un Hennuyer.

A découvrir aussi : ses Chansons.

. Guillaume COSTELEY (1531-1606), Chansons polyphoniques :

https://youtu.be/yypxmK62RGk?list=OLAK5uy_m_NvnhBSvdNYiXLj4aiZlHGRGt_D_BFPE (Mignonne, allon voir si la roze).

. Roland DE LASSUS (1532-1594), Requiem à cinq voix :

par le Collegium Regale/Stephen Cleobury.

Parfois appelé Roland Delattre, Roland de Lassus est né à Mons. L’école franco-flamande a donc brillé du XIIIe au XVIe siècles ! Je suis fasciné par la vie européenne de nos musiciens durant quatre siècles, on les voit naître en Hainaut ou à Malines, etc., mais ils meurent en Allemagne, en Angleterre ou en Italie. La culture et l’art ont toujours une avance incommensurable sur les politiques.

Roland de Lassus a été vu comme « le prince des musiciens », un « Orphée belge », etc. Sans doute était-il encore considéré, peu après sa disparition, comme le plus grand musicien de tous les temps. En football, il en alla ainsi de Stanley Mathews, de Puskas ou di Stefano, délavés par une mémoire collective oublieuse qui semble désormais commencer son histoire avec Pelé ou Maradona selon les générations, écrasant ce qui précède. En cinéma, qui pour se souvenir qu’il fut une époque où Griffith était le plus grand cinéaste de tous les temps, un génie révolutionnaire ? 

A découvrir aussi…

Psaumes (Collegium Vocale Gent/Philippe Herreweghe) :

Motets, Lamentations de Job, Chansons polyphoniques

JEAN-PIERRE :

Le cosmopolitisme de ces grands artistes me fascine également.

La contrepartie était toutefois la sujétion à un grand protecteur, ce qui, souvent, n’allait pas sans heurts. Le cas de Roland de Lassus est assez exemplaire. Déjà très connu, il est engagé en 1556 par le duc Albert V de Munich. Les relations se tendent assez vite : le duc exige toujours plus d’œuvres nouvelles et surtout, il entend réserver ces œuvres exclusivement au répertoire de sa cour. Il interdit donc au compositeur de les publier, ce qui en restreint la diffusion de son vivant.

CHRISTINE :

N’allons pas croire pour autant que Roland de Lassus, une fois établi à Munich, n’est plus publié. Il le fut même encore après sa mort. Et il ne faut pas sous-estimer les publications des versions instrumentales de ses œuvres qui sont un formidable miroir de leur diffusion internationale (de même que pour ses collègues contemporains).

Concernant le « cosmopolitisme » de ces musiciens, je serais plus terre-à-terre : ils devaient trouver des employeurs ! Leurs choix étaient d’abord purement économiques.

. Andrea GABRIELI (vers 1533-1585), Œuvres pour orgue :

https://youtu.be/FLlQWVwlSjM (Toccata del nono tono).

Oncle de Giovanni et élève de Willaert.

. Marc Antonio INGEGNERI (1535-1592), Répons de la semaine sainte :

par les Chanteurs de Saint-Eustache.

Ingegneri est le maître de Monteverdi.

. Tomas Luis de VICTORIA (vers 1548-1611), Répons de la semaine sainte :

https://youtu.be/-1eBwKHr4_I?list=OLAK5uy_mmeU2eFMVddaZP_084Hwgdw6L-9ndajn8 (extraits) 

Le plus célèbre polyphoniste de la Renaissance espagnole.

. Emilio DE CAVALIERI (1550-1602), La rappresentazione di anima e di corpo :

par The Saint Peter’s Choir/Bach Collegium at Saint Peter’s/Dir. Balint Karos.

JEAN-PIERRE :

La Rappresentazione di anima e di corpo occupe une place à part dans l’histoire de la musique. Ni oratorio, ni opéra – ces deux genres n’existant pas encore, cette œuvre constitue la première tentative d’une telle ampleur de concilier action dramatique et musique.

J’aime particulièrement la version de René Jacobs parue en 2015. J’affectionne cet artiste : chacun de ses enregistrements est l’objet d’une recherche approfondie et surtout on ressent, par le placement des voix et la subtilité de l’interprétation, qu’il fut lui-même, dans une autre vie, un chanteur remarquable.

. Luca MARENZIO (1553-1599) : Madrigaux à 5 et 6 voix :

par le Concerto Vocale, avec le haute-contre René Jacobs, 1982 puis 1988.

. Giovanni GABRIELI (1557-1612), Œuvres d’orgue :

Avec son oncle, il représente l’école vénitienne.

. Jan Pieterszoon SWEELINCK (1562-1621), Œuvres d’orgue et de clavecin :

. Carlo GESUALDO (1566-1613), Madrigaux :

(Book 6, Ensemble Métamorphoses).

JEAN-PIERRE :

Herreweghe a récemment enregistré le Sixième livre de madrigaux à cinq voix de Carlo Gesualdo. Ce compositeur est un cas dans l’histoire de la musique : il est en effet l’auteur d’un double meurtre, celui de sa femme et de son amant.  Criminel mais aussi masochiste : il passa l’essentiel de sa vie en cruelles mortifications.

Dans un livre d’entretien avec Camille De Rijck, Herreweghe relativise, avec un délicieux détachement, la folie dont il est tentant d’accabler Gesualdo. Son comportement répondrait aux codes de l’époque, voire à des états psychiques alors très courants : noble d’ascendance espagnole, Gesualdo se devait de laver l’affront ; dans un contexte très religieux, son homosexualité explique ses tourments existentiels et leur apaisement par de longues séances de mortification. Original mais pas fou, Gesualdo nous rappelle la relativité de nos jugements et le danger d’interpréter le passé avec nos yeux d’aujourd’hui. Cela vaut pour l’histoire, qu’elle soit générale ou musicale, et, en filigrane, pour l’interprétation des œuvres anciennes, sur laquelle nous reviendrons.

. Les virginalistes anglais (fin du XVIe-début du XVIIe),

par Lionel Rogg (adaptation sur clavecin et orgue de table).

William Tisdale, William Byrd, John Bull, Orlando Gibbons, etc. sont des compositeurs de musique pour clavier (le virginal). Hors de l’Angleterre, le Hollandais Sweelinck et l’Allemand Scheidt ont été associés au mouvement.

. L’école anglaise de madrigaux (vers 1588-1627) : un choix :

par The Cambridge Singers.

Les madrigaux anglais sont a capella et souvent pour 3 à 6 voix. Beaucoup ont été composés par des virginalistes évoqués supra (Bull, Gibbons, Byrd).

Interview de Christine BALLMAN

RW :

Ta thèse de doctorat, à l’ULB, portait sur Roland de Lassus, dont nous avons parlé supra. A quand remonte ton inclination pour cette musique, cette époque, ce musicien ?

CHRISTINE :

Dès avant mes études de guitare au Conservatoire de Bruxelles, j’ai collaboré régulièrement avec la Monnaie. J’y ai rencontré Monteverdi, Cavalli… et fait connaissance avec des luthistes, dont Michael Schaeffer, professeur en Allemagne. L’étude du luth, à Cologne, m’a mise en contact avec la musique ancienne et les divers problèmes musicologiques liés à l’instrument (lecture de textes en vieux français et autres langues, lecture des manuscrits, travail de recherche en bibliothèque pour retrouver les sources originales, divers types de notation, etc.). Ce qui m’a amenée à étudier en parallèle la musicologie.

Lors de mes choix de mémoire puis de doctorat, je me suis tournée logiquement vers la musique de luth. Son répertoire est tripartite : musique vocale retranscrite pour l’instrument (avec ajouts ornementaux et transformation plus ou moins importantes), musique de danse et musique dite « abstraite » (comme les fantaisies).

Mon intérêt pour la polyphonie m’a fait travailler principalement sur le rapport entre le vocal et l’instrumental et sur le rôle de cette musique vocale dans le développement d’une véritable musique instrumentale. Et la figure de notre compatriote Lassus s’est imposée.

J’avais cependant déjà un goût pour la musique du XVIe siècle dès l’académie alors que je jouais de la musique pour luth transcrite à la guitare.

Ces travaux de recherche m’ont fait découvrir de l’intérieur toute la richesse de ce répertoire et son importance cruciale dans le développement de la musique classique occidentale jusqu’à aujourd’hui.

RW :

Penses-tu qu’on puisse apprécier ces musiques sans avoir été élevé dans le sérail ? Peut-on écouter des chants grégoriens sans rencontre in situ ? Peut-on appartenir au grand public et percevoir les subtilités des Pérotin, Dufay et autres Josquin ? Quel mode d’approche préconises-tu ?

CHRISTINE :

Oui, assurément. Je pense qu’on a aujourd’hui grandement tort de compartimenter les différents types de musique. Être obligé d’écouter Musiq3 pour entendre du classique fait que certaines personnes n’ont aucune idée de ce genre de musique et ont tendance à la repousser par simple méconnaissance.

Un de mes élèves, avancé et doué, jouait du Villa-Lobos, un morceau entendu le matin même à la radio. Je lui en fis la remarque, pensant que cela l’encouragerait, et sa réponse fut : « Musiq3 ! Mais personne n’écoute ça ! ». Il avait neuf ans d’académie derrièrelui !

Je me souviens d’une époque où passaient du Vivaldi, du Mozart ou du Bach entre les chansons sur la première chaîne de la radio. Époque de Robert Wangermée, qui estimait que le service public (qu’il dirigeait à ce moment-là) se devait d’informer pour un tiers, d’amuser pour un autre tiers, le reste étant d’« éduquer ». Si le classique ne vous plaisait pas, cela ne durait pas longtemps mais, en attendant, cela permettait à tout un chacun de faire connaissance avec ce répertoire et de créer peut-être l’envie d’aller plus loin. Nous vivons dans un monde compartimenté à tous niveaux, qui divise la société au lieu de la rassembler, qui provoque des ghettos socio-culturels.

RW :

Comme je partage ton analyse ! Je tente, d’ailleurs, dans mes romans ou comme médiateur, de me conformer au cahier de charges du grand Wangermée (que j’ai revu récemment, en exhumant des archives de la Sonuma).

Ce que tu dis est fondamental : cette création de niches est une horreur pour le mieux-vivre citoyen. Chacun cultive sa vérité dans son coin sans se confronter, ce qui est pourtant le mode d’accès au savoir, au développement. Où est le temps où la télévision (il reste Arte, soit !) jouait un rôle pédagogique, citoyen majeur ? Tout le monde ou presque, fin 60/début 70, écoutait de la chanson française, du rock, du jazz ou de la musique classique, allait peu ou prou au théâtre, au cinéma ou à l’opéra, découvrait la vie dans les pays lointains ou les mœurs des animaux, suivait un débat sur tel ou tel thème politique ou sociologique, etc. Les partisans de Trump, qui vivent dans une réalité parallèle, arc-boutés à des médias underground complotistes, extrémistes, constituent l’ultime (en attendant pire) démonstration de l’atroce dérive.

CHRISTINE :

Ceci étant dit, il suffit souvent de se laisser porter par la musique sans a priori pour arriver à en profiter, à la savourer quel que soit le niveau culturel de départ. Si le chant grégorien prend une dimension peut-être plus complète quand il est écouté dans une église, il est toutefois aussi écoutable et appréciable chez soi. Et il en va ainsi de toutes les musiques. Nous vivons dans un monde de l’image, du cinéma, et il est difficile peut-être pour certaines personnes de ne pas avoir toute la panoplie – image, son et récit – pour les aider à ressentir la seule musique.

En parlant de cinéma, avez-vous déjà remarqué que, dans les films qui se passent au Moyen Âge, on entend généralement de la musique baroque (tout à fait anachronique) ? Cela non plus n’aide pas la culture. Il faut aussi savoir prendre le temps, ce qui n’est pas le fort de nos contemporains, même si c’est à la mode !

RW :

Le peu d’intérêt porté dans nos programmes scolaires mais dans nos créations aussi (films, séries, romans, etc.) à tant de musiciens brillants appartenant à notre pré-histoire (l’histoire belge commence en 1830, je le répète) me laisse sans voix. En est-il de même chez nos voisins européens ?

CHRISTINE :

Je crains que la mondialisation soit passée par là. Mais, dans certains pays comme la Grande Bretagne ou l’Allemagne, cette culture reste sans doute plus actuelle.

RW :

Un commentaire sur notre dossier ?

CHRISTINE :

Il est très difficile guider les personnes vers tel ou tel type de musique, vers telle ou telle interprétation, de résumer en quelques lignes le foisonnement de questionnements, d’expériences et d’aléas de la vie des compositeurs ; le choix même des compositeurs et des interprètes peut être plus ou moins subjectif. Il n’en reste pas moins qu’il faut commencer quelque part. En ce sens, ce dossier est un bon début qui, je l’espère, mènera ses lecteurs à une saine curiosité.

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