VERS UNE CINETHEQUE IDEALE
100 films à voir absolument…
…des débuts du cinéma aux années 2010
(23/100)
La grande illusion
film de Jean Renoir, France, 1937, 114 minutes

polyphonie où se répondent les voix d’Adolphe NYSENHOLC, Daniel MANGANO et Ciné-Phil RW.
ADOLPHE :
Le film a été classé 5e meilleur film de tous les temps par un comité réunissant 117 experts mondiaux lors du Top 12 organisé par la Cinémathèque royale de Belgique en 1958, à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles.
NDLR :
Voir la présentation/introduction du feuilleton consacré à ce Top 12 de 1958 par notre ami Adolphe Nysenholc (qui intègre des liens permettant d’en savoir davantage sur lui) :
Ce feuilleton intégrera bientôt un dossier complémentaire d’Adolphe sur La grande illusion.
PHIL :
J’ai souvent lu que les deux plus grands films de l’histoire du cinéma français étaient Les enfants du paradis et La grande illusion, les deux géants hexagonaux Marcel Carné et Jean Renoir. J’avalise l’opinion critique la plus commune, en glissant Clouzot dans la foulée des deux susdits. Mais je vais être plus polémique. Quand j’entends dire que Truffaut, Godart, Chabrol, Rohmer, etc. représentent la French Touch, je sursaute toujours, non que je leur dénie une importance évidente, ils me semblent simplement à des années-lumière du génie des susdits.
PHIL :
Le synopsis détaillé se trouve sur Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Grande_Illusion#Synopsis
Ce film amène plusieurs fois les larmes aux yeux, tant il exhale un humanisme profond, conjuguant pudeur, solidarité et questionnements sur l’identité. Pourtant, mon rapport au film, passé à la loupe, est plus complexe. Ainsi, la première partie, à la deuxième vision, m’avait paru assez faible. A la troisième vision, toute récente, mon regard se modifie, nuance dans la nuance. Cette première partie est très moderne dans son montage. Une suite de micro-scènes. Qui permettent d’économiser plusieurs films. Qui racontent la guerre et un premier camp, l’internement en quelques coups de pinceau (Jean Renoir n’est pas pour rien le fils d’Auguste !). La perception est plus cérébrale et contraste avec l’unité, la densité de la deuxième partie, qui se situe dans le second camp d’internement de Maréchal, de Boëldieu et Rosenthal. La présence de von Stroheim est si puissante que le film véritable naît avec sa réapparition. Mais le décor, ce formidable château (du Haut-Koenigsbourg), un Wintersborn labyrinthique inscrit sur un escarpement, joue indubitablement sur la prégnation. On pourra ergoter sur la troisième partie, l’errance de Maréchal et Rosenthal (un autre film ?) à travers l’Allemagne, jusqu’à l’arrivée en Suisse, ou leur arrêt bucolique chez l’habitante. Ou regretter la quatrième envisagée mais évacuée (voir le synopsis), qui aurait définitivement mué le film en un ensemble de tableaux, l’équilibrant davantage.
ADOLPHE :
La première partie est brillante, pleine de temps forts, avec l’apparition, – égal à lui-même, – de von Stroheim, qui a abattu l’avion de Maréchal et de Boëldieu, la chanson de Carette (on ne peut plus expressif), le French Cancan cocasse des Anglais devant les Allemands, la Marseillaise entonnée avec émotion à la reprise de Douaumont, Gabin touchant en cellule… Sans cette partie, la deuxième, qui la retourne, n’aurait pas été, me semble-t-il, aussi forte. Dans la troisième partie, l’évasion tant rêvée est totale, après l’enfermement dans l’amitié des lager. Sans l’ouverture sur le monde et l’amour dans la liberté (Gabin-Dita Parlo), le film n’aurait pas porté l’illusion et l’espoir à son comble. Quant à la suppression de la quatrième partie (les retrouvailles après la guerre), celle-ci aurait fait retomber à plat l’épopée dans le quotidien. Le choix de la supprimer sauvait le film, la vibration de son titre.
PHIL :
Un mot sur la seule femme du film. Elsa est jouée par Dita Parlo, une Allemande, comme von Stroheim. Elle a joué dans un autre chef-d’œuvre du cinéma français : L’Atalante (Jean Vigo, 1934).
DANIEL :
La grande illusion est essentiellement un film d’hommes, hormis l’épisode de la rencontre avec Elsa. Pourtant, dans ce milieu militaire, si la femme est exclue, toujours hors champ, elle stimule l’imagination érotique masculine. Dès le début du film, Gabin est séduit par la voix d’une chanteuse s’échappant d’un disque pour susurrer Frou-Frou, allusion aux murmures des affriolants jupons. Ce pouvoir évocateur, on le retrouve lors de l’arrivée de vêtements féminins destinés au spectacle des soldats. Tous sont émus en les touchant et en les caressant, jusqu’à ce qu’un soldat d’allure moins virile s’habille en femme et crée, sans s’en rendre compte, un trouble exprimé par un silence général éloquent. L’art d’évoquer le charme féminin par l’absence, avec pudeur et discrétion.
PHIL :
Le fantasme féminin irrigue l’ensemble du film. Je l’ai relu à la lumière de ton intervention, Daniel. Dès la première scène, chez les aviateurs français, il y a les allusions distillées à Maréchal sur une mystérieuse Joséphine qu’il court retrouver dès que possible. Dès la première scène chez les aviateurs allemands, il y a ce pan de mur avec des affiches du Moulin-Rouge, des danseuses de French Cancan et autres vamps.
DANIEL :
Chez Renoir, c’est d’ailleurs souvent quand le discours cesse que la tendresse peut s’exprimer. Idem dans la scène où le geôlier console Gabin dans sa cellule. Quand le gardien sort et entend le son de l’harmonica (Gabin étant lui aussi hors champ), l’émotion gagne la partie.
PHIL :
Très belle scène ! Une de mes préférées. Mais, au sommet de l’émotion, je place celle où von Stroheim veille de Boëldieu… après lui avoir tiré dessus, sollicite son pardon puis, ayant constaté sa mort, va couper le géranium qu’il entretenait avec un soin amoureux.
DANIEL :
D’accord avec toi. Le cadrage joue ici un rôle majeur. Alors que Fresnay et von Stoheim font souvent l’objet d’un jeu champ/contre-champ (lorsqu’ils conversent aimablement ou sont séparés – épisodes qui opposent Français et Allemands), ils sont réunis dans un même plan lors de cette scène poignante, à l’heure ultime où il n’y a plus ni vainqueur, ni vaincu.
ADOLPHE :
Le génie de Jean Renoir est la générosité. Son film raconte la fraternisation d’ennemis durant la Grande guerre, pour essayer de prévenir la Seconde Guerre mondiale qui s’annonçait. Il n’y a pas de raison de se battre si on s’entend bien par-dessus les frontières. On a le lieutenant Maréchal (Jean Gabin), évadé parisien d’un camp de prisonniers…
PHIL :
… avec son langage de titi : « Je suis frigo ! Faut que je bouge ! »…
ADOLPHE :
…qui aime d’amour Elsa (Dita Parlo), la femme allemande auprès de laquelle il a trouvé refuge. Et il y a aussi deux officiers des camps adverses qui développent une grande amitié : le capitaine de Boëldieu (Pierre Fresnay) et son geôlier teuton, le commandant von Rauffenstein (Erich von Stroheim).
DANIEL :
Oui, la générositéest le mot-clé. Dans mon souvenir, aucun personnage ne fait preuve de bassesse. Pas de traîtres, ni de manifestations outrancières d’égoïsme ou d’abus de pouvoir. La bienveillance du film m’émeut, d’autant plus à une époque (la nôtre) où la notion de « genre » donne lieu à des affrontements agressifs ou à des réactions hostiles de part et d’autre. Renoir nous rappelle qu’un genre transcende tous les autres : le genre humain.
PHIL :
Je me demande si tout grand cinéma ne possède pas nécessairement une dimension humaniste. Mais il y a des contre-exemples. Du moins suis-je pour ma part, dans mes prédilections, réticent quand une expression artistique ne renvoie pas à notre condition humaine.
DANIEL :
Le trio qui domine La grande illusion est extraordinaire (ainsi que les seconds rôles : Dalio, Carette, etc.), mais Erich von Stroheim (qui éprouvait des difficultés à mémoriser les répliques en allemand !) confère à son personnage une silhouette inoubliable. Il a eu lui-même l’idée de la minerve qui le raidit encore davantage et accentue le contraste avec son côté humain. Hergé avouera s’en être souvenu pour créer le personnage du colonel Sponsz de L’affaire Tournesol.
ADOLPHE :
Erich Von Stroheim dans son rôle favori : « l’homme que vous aimeriez haïr ». Celui-ci porte une minerve : son avion a été descendu en flammes et il a la nuque brisée. Cela permet à son personnage de demeurer un militaire digne et droit. Mais c’est comme si von Stroheim (cinéaste cassé) portait au vu de tous sa blessure intérieure.

NDLR :
Voir l’analyse de Daniel sur les mésaventures de von Stroheim comme cinéaste, dans notre article sur Greed :
Voir aussi la conférence de Daniel sur Greed (avec une première partie dévolue au livre de Frank Norris qui a inspiré le film) :
PHIL :
Comme acteur, dans les films français du temps, Erich von Stroheim est en effet bouleversant d’humanisme, ce qui est un comble quand on voit la noirceur de ses films américains (comme réalisateur). Il a creusé une empreinte très forte dans mon imaginaire dès l’enfance, avec un autre rôle mémorable : le professeur d’allemand des Disparus de Saint-Agil. A propos de Carette, je note une maladresse du film. Il est omniprésent dans la première partie, a pour ainsi dire droit à un one man show (il danse, chante pour amuser les prisonniers) mais disparaît complètement dès l’ouverture de la deuxième partie.
ADOLPHE :
Le spectacle est sacrifice. Il y a celui de Boëldieu par lui-même et celui de Carette par le réalisateur (qui ne le fait plus réapparaître), mais, dans les deux cas, le sacrifice sert à rendre l’évasion possible, elle ne pouvait réussir qu’à deux…
PHIL :
Dalio, quant à lui, me renvoie au formidable auteur de comédies Gérard Oury. Celui-ci lui a confié des décennies plus tard un rôle de rabbin dans Rabbi Jacob, où il interroge le regard franchouillard sur l’identité juive Je ne puis m’empêcher d’y voir le prolongement d’une connexion entre La grande illusion et… La grande vadrouille. L’errance des lieutenants Maréchal et Rosenthal (Gabin et Dalio), à la fin, m’a renvoyé celle de Bourvil/De Funès. Il y a le même signe éthique adressé aux spectateurs : deux personnes que beaucoup sépare (classe sociale, voire confession ou racines dans le film de Renoir) mais qui sont réunies par une fraternité humaine. La proximité des titres interpelle.

ADOLPHE :
On peut lire La grande vadrouille comme un hommage à La grande illusion. Et La grande évasion/The Great Escape (de John Sturges, E.U., 1963, avec Steve McQueen, Charles Bronson, etc.) comme un remake de La grande illusion.
PHIL :
Une convergence évidente, en effet. Qui projette dans une… grande illusion : le film américain est l’adaptation d’un livre de Paul Brickhill paru en 1950 et relate des faits authentiques survenus durant la Deuxième Guerre mondiale.
DANIEL :
La grande évasion emprunte sans doute au film de Renoir l’épisode de la terre qu’on ramène du tunnel pour la mêler à celle du camp en vidant ses poches. Deux autres films de Renoir se situent dans le cadre de l’armée. Le premier, Tire-au-flanc (1926) est une satire courtelinesque du monde militaire, tirée d’une pièce assez médiocre. L’autre, son dernier film, Le caporal épinglé (1962), évoque, lui aussi, un camp de prisonniers (mais pendant la Seconde Guerre mondiale). S’il est injustement méconnu, il présente une belle brochette d’acteurs débutants (Jean-Pierre Cassel, Claude Rich, Claude Brasseur, Guy Bedos) mais n’atteint pas au sublime de La grande illusion : son message est moins humaniste, les personnages sont moins complexes. Il me semble en fait plus proche du film de Sturges par son côté fonctionnel, axé sur la débrouillardise.
PHIL :
Le film est tellement profond côté fond, humanisme, qu’on en oublierait ses qualités techniques ou esthétiques. Les décors, du premier camp aux paysages alpins finaux, en passant par le château de Wintersborn, sont magnifiques, mais il y a de nombreux plans resserrés sur des détails matériels qui métaphorisent l’univers mental des personnages concernés. Adolphe et Daniel ont évoqué les parties musicales ou dansantes, mais Joseph Kosma est aux commandes de la bande-son, comme il sera de la partie lors de la plupart des chefs-d’œuvre de Carné (dont Les enfants du paradis) et Renoir. Enfin, participant de l’humanisme étendard, les dialogues sont souvent superbes, qu’ils soient cocasses, émouvants ou philosophiques :
« Au revoir, sale juif ! » (qui renverse les préjugés et sonne très chaleureusement) ; « Si je me retournais, je ne pourrais peut-être plus partir. » ; « Une frontière, ça ne se voit pas, c’est une invention des hommes, la nature s’en fout. » ; « Tant mieux pour eux ! » (d’un soldat allemand qui arrête le tir de son camarade, ayant observé que les fuyards sont en Suisse).
DANIEL :
Essentiel aussi, le rôle du théâtre. Renoir, passionné, fait de celui-ci un usage très moderne par le renversement des rôles. Contrairement au théâtre filmé où la caméra est au service de la pièce, ici, comme dans La règle du jeu, le théâtre vient apporter au cinéma une touche à la fois réaliste et poétique. L’ensemble du film est d’ailleurs découpé comme une série d’actes et de scènes.
Et je voudrais revenir, insister sur un aspect remarquable : l’art d’évoquer des éléments essentiels par leur absence même. On a cité supra le cas de « la femme » ou la scène Maréchal/géôlier, mais que dire de la guerre ? Aucune scène de combat dans le film de Renoir ! Un exemple frappant de cette stratégie narrative : Douaumont, où l’alternance des annonces de victoire suffit pour témoigner de l’âpreté des combats. Renoir veut en quelque sorte tenir l’imagerie guerrière à distance, peut-être pour éviter l’exaltation qu’elle pourrait provoquer (le film de guerre est souvent aussi un divertissement) mais surtout pour mieux mettre en exergue le message pacifiste.
ADOLPHE :
Comme beaucoup d’autres hélas, La grande illusion est un « film martyr ». Même si, contrairement à un Greed (du von Stroheim cinéaste), il n’a pas été débité en tranches ni remonté par autrui. Mais, sa réception a connu des problèmes en cascade. En Allemagne, dès sa sortie, le film est déclaré, par Goebbels (qui n’a jamais pu produire un Potemkine, qu’il voulait dépasser), « ennemi public n°1 ». Evidemment : entre amis, on ne peut pas faire la guerre et l’Allemagne, toujours malade de sa défaite en 1918, rêve d’une implacable revanche. En 1940, au cours de la campagne de la « Drôle de guerre », ce film pacifiste paraît défaitiste au Ministère de la Défense et sa diffusion arrêtée. Durant l’occupation de l’Hexagone par le IIIe Reich nazi, le film est interdit. En 1945, en France, une polémique naît du côté communiste qui accuse le film d’antisémitisme. On épingle la scène où Jean Gabin se dispute avec Dalio, son camarade juif avec lequel il s’est évadé. Ils sont épuisés, et Dalio s’est foulé le pied. Gabin avec lui désespère de traîner un boulet. Il a des mots, qu’ensuite il regrette. On voit bien qu’ils restent les meilleurs camarades du monde. La critique, au lendemain de la Libération, était apparemment de la Résistance mal comprise.
DANIEL :
Pour des raisons diverses, la critique s’est déchaînée tous azimuts contre le film, atteignant parfois des sommets de virulence haineuse, comme dans l’ignoble pamphlet Bagatelles pour un massacre (1937),où Louis-Ferdinand Céline cible le personnage de Rosenthal. Cet auteur avait pourtant tellement fustigé la guerre 14-18 dans le Voyage au bout de la nuit…
PHIL :
Le film a posé problème dès avant sa réalisation. Renoir ne trouvait pas de financement et il lui a fallu l’aide de Gabin pour y arriver. Dans ce feuilleton, nous rappelons souvent à quel point il existe un décalage entre le succès immédiat et le succès à long terme, à quel point l’art véritable doit résister à mille tourments, accepter un purgatoire d’années ou décennies. Il n’est qu’à relire déjà ce qui se dit pour L’impossible monsieur Bébé ou Hitchcock avant Une femme disparaît. Mais ça vaut pour Griffith, Welles, Laughton, Tati, etc. Un cas Chaplin est très rare, soit une reconnaissance publique et critique sur le court et le long termes.
PHIL :
Jean Renoir ! Un génie ! Auquel on doit plusieurs chefs-d’œuvre : La règle du jeu (1939), Le crime de M. Lange (1935), Une partie de campagne (1936) ou La bête humaine (1938). Qui a parfois fait l’acteur aussi (un brillant et émouvant Octave dans La règle du jeu). Mais quelle famille ! Son père Auguste est un peintre majeur, son frère Pierre est un inoubliable comédien dans Les enfants du paradis de l’autre géant, Carné. Son autre frère, Claude, qui travaillera dans le cinéma à son côté, a été un expert de l’œuvre paternelle et un céramiste réputé. Ses sœurs sont moins connues, Jeanne et Lucienne, mais la deuxième (à la paternité polémique) sera peintre elle aussi.
Adolphe NYSENHOLC, Daniel MANGANO et Ciné-Phil RW.