
LA QUESTION HUMAINE de François EMMANUEL (Stock,2000)
Un psychologue industriel, « affecté au département dit des ressources humaines » est chargé par le directeur adjoint de son entreprise, un dénommé Karl Rose, de rédiger un rapport sur l’état mental, jugé préoccupant, de Mathias Jüst, gérant de la filiale française d’une entreprise allemande. Très vite le narrateur apprend de Mathias Jüst des choses bouleversantes qui l’amènent à délaisser son travail pour démêler le vrai du faux, faire la vérité et savoir qui manipule qui dans cette affaire de prise de pouvoir. Le dispositif narratif amène le lecteur à se replonger dans l’histoire tragique du demi-siècle où des hommes ont été projetés sans garde-fous et ont commis, au-delà des dommages proprement guerriers, des torts considérables sur leur descendance.
François Emmanuel a écrit avec La Question humaine son livre le plus noir, mais c’est un livre éclairant une question au centre de notre société post-industrielle, celle du langage réduit à une fonction de communication, d’auxiliaire du pouvoir, celle du langage quand il s’applique à l’homme pour réglementer sa vie, ordonner ses actes, surveiller son comportement, assigner sa place au sein de différents appareil, entreprises ou domaines d’activité qui vont du droit à la médecine en passant par la culture et toute la chaîne du secteur marchand.
François Emmanuel opère dans ce livre un saisissant rapprochement entre ce langage à destination du personnel au travail et un jargon technique employé par les nazis à des fins génocidaires.
Un petit volume sur une grande question. Un récit qui vous poursuit longtemps.
E.A.
L’ENTRETIEN
Il nous a semblé nécessaire de le rencontrer à cette occasion en lui demandant d’abord quelle place ce livre tient dans son œuvre et quelle en a été la genèse.
En fait, c’est une histoire curieuse. Je devais normalement faire paraître en mai 99 un livre qui s’appelle Lieux de fuite, un livre relativement léger, puis est venu le manuscrit de La Question humaine et Jean-Marc Roberts tenait beaucoup à ce livre. Il a dit quelque part que c’était le livre le plus important qu’il avait publié. Il a cru très fort en ce livre. Il a fait énormément pour que ce livre soit lu. Je crois qu’il a été lu par les Parisiens. Ce n’est pas mal car, vous savez, avant qu’un livre soit lu ! Précisément La Leçon de chant, un des livres auquel je suis le plus attaché, n’a été lu par presque personne. Pourtant j’ai signé au moins 200 services de presse. Maintenant, en septembre, il va y avoir 500-6OO livres, il y en a 100, 150 qui vont être vraiment lus. C’est difficile de passer outre cette barrière…
C’est un livre qui, pour moi, est tout à fait particulier. C’est pour cela que je l’ai appelé récit et non pas roman. Ce qui fut un choix pour lequel on a beaucoup hésité parce que récit peut faire penser à histoire vraie. Ce livre se distingue tout à fait des autres livres que j’ai écrit et qui sont des romans classiques. Sa particularité est d’être un objet à l’extrémité de la littérature puisque il y a peut-être fiction, mais c’est une fiction orientée, c’est comme une allégorie, comme une fable…
Il y a quelque chose dans le propos qui est tellement tendu que ça ne correspond pas tout à fait à la logique d’un roman, celle-ci consistant généralement en la mise en place d’un dispositif qui se déploie puis finit par arriver là où on ne s’attendait pas nécessairement. Pour ce livre-ci, c’est très différent.
Le projet du livre date d’une quinzaine d’années, au moment où j’ai pris connaissance de ce document technique qui est au centre du livre, document qui m’a horrifié et grâce auquel j’ai cru reconnaître quelque chose que je me suis toujours promis de pointer. L’histoire m’est très vite venue. Je l’ai racontée à plusieurs personnes mais j’ai mis longtemps à l’écrire, parce que je savais que ce serait une écriture austère, un peu noire. Je crois que c’est le livre le plus noir que j’ai écrit, que je n’écrirai rien de plus noir. Il semblait qu’il fallait – puisqu’il y a ce document au centre – une écriture très très épurée, très blanche, avec peu d’éléments accessoires, aucune digression, rien de trop. Presqu’aucune description, simplement quelqu’un qui raconte une histoire, c’est le ton de la confession. Je pensais aussi que pour accentuer la vigueur dénonciatrice, il fallait un texte court, qui soit vite lu. C’est un texte qui a été lu beaucoup – et souvent relu. On lit une première fois parce que c’est haletant, on veut savoir quelle est la fin de l’histoire, et puis on se dit : « oui, mais il y a quelque chose qui m’a échappé ». Et on y revient pour essayer de savoir un peu quel est le texte sous le texte. Cela m’intéressait beaucoup. J’ai d’ailleurs écrit ce livre fin 97-début 98, puis je l’ai retramé une année après et je n’ai pas modifié la longueur. J’ai seulement soigné certains éléments qu’il m’a semblé pouvoir éclaircir, rendre plus limpide…
D’où vient votre réaction horrifiée à la lecture de ce document technique ?
Probablement de ma formation médicale. J’ai toujours été extrêmement touché, comme médecin, par la dérive technique de la médecine. Combien le langage technique recelait une certaine mise en coupe, un écrasement de la dimension humaine ! Depuis mes études de médecine, j’ai toujours détesté ces séances qu’on appelait cliniques où on voyait les gens un peu comme des choses. Il m’est apparu que cette prise de conscience-là était latente en moi depuis longtemps. Et puis j’ai décelé ce processus un peu partout, dans toute une série de vocabulaires ou d’appareils techniques, combien cette pensée de l’efficacité – qui est quand même le propre de la pensée occidentale – pouvait conduire à une réification, à une chosification de l’homme. J’ai alors pris ce document en l’y associant au monde du management mais j’aurais aussi bien pu prendre le monde de la médecine, le monde du droit. J’aurais pu prendre d’autres mondes où l’humain est confronté à un vocabulaire technique quel qu’il soit. Et la démonstration aurait été, je crois, la même.
Vous trouvez que le génocide nazi est l’aboutissement ou, en tout cas, une terrible illustration de cette pensée-là ?
C’est compliqué car ce livre met en perspective deux choses : d’une part, la machinerie industrielle du génocide perpétré par les nazis et, d’autre part, la culture de nos entreprises contemporaines. Ca ne veut pas dire nécessairement que les chefs d’entreprise sont des nazis ou que les nazis sont à la base de cette culture d’entreprise mais simplement que je me sers de cette mise en perspective pour dire : « Regardez ! A la faveur de ce qui s’est passé là, peut-être voit-on plus clair sur ce qui se passe maintenant ». D’où cette épigraphe de Théodore Roethke : « Dans une époque sombre, l’œil commence à voir ». C’est comme si ce génocide-là avait une fonction de loupe, de révélateur.
Cette logique s’applique aujourd’hui à tous les domaines d’activité de l’homme ?
J’espère que ça va pouvoir changer un jour mais aujourd’hui il n’y a pas d’événements qui me fassent penser le contraire. Et si de nos jours on fait si souvent appel à l’éthique, c’est précisément parce qu’il n’y a plus véritablement d’éthique. Toute l’économie consite à déposséder l’homme de sa position centrale. C’est devenu l’homme au service de l’économie, plus du tout l’économie au service de l’homme. Au service des actionnaires, oui, mais plus du tout en faveur des travailleurs. Quel sens y-a-til encore à travailler ainsi ? L’important, c’est de gagner un maximum d’argent. C’est totalement immoral.
A propos d’éthique justement, estimez-vous qu’il y a de bons et de mauvais psychologues ?
C’est-à-dire le narrateur est psychologue industriel et puis, il change, il se met en quelque sorte au service d’enfants autistes. C’est l’histoire du livre. Mais le psychologue industriel, par définition, me semble être quelqu’un qui est au service du patron. J’entendais quelqu’un me dire qu’auparavant on appelait ce secteur « politique du personnel » avant que ça devienne « direction des ressources humaines ». Il y a eu un glissement des termes pour faire accepter finalement la position du psychologue industriel. C’est quelqu’un qui, d’une certaine façon, même s’il est directeur des ressources humaines, n’a pour fonction que de faire croître la ressource humaine, pas en tant que singularité, mais en tant que pouvant être utile à l’entreprise, c’est-à-dire pouvant générer des profits. C’est donc une ressource humaine, mais dans un sens extrêmement réducteur. Psychologue industriel est une profession sujette à caution et il y en a beaucoup d’autres, malheureusement. Souvent on est engagés dans des systèmes qu’on désapprouve mais obligés d’y apporter un peu d’énergie, incapables de pouvoir s’en détacher.
Comment, justement, réagir par rapport à cette dévaluation du langage par les idiomes technique ?
Le travail avec les enfants autistes, c’est un travail sur le sens. C’est essayer de mettre du sens là où il y a de l’insensé, du répétitif, de l’innommable, du trauma… Mettre du sens là. Même si ça patine, même si l’enfant n’y comprend rien du tout ou presque. Le narrateur accomplit un acte tout à fait héroïque et, par opposition à son travail d’avant, à sa brillante carrière d’avant, il a cette phrase : « Ca m’a bien plus apporté ». Le narrateur, lui, fait un virage complet. Je crois que c’est un livre qui pose des questions. Je n’ambitionne évidemment pas d’y répondre parce que ce qui est en cause là, c’est toute une culture, celle de l’efficacité, une pensée qui s’appuie sur la science, qui vient de la science – la science qui est l’illusion du sujet de l’énonciation -, une pensée qui s’appuie également sur la révolution industrielle. Quelque chose de très occidental, qui est en train de contaminer le reste du monde…
Salah Stétié écrit que ce sont les sociétés les plus démunies, les plus faibles économiquement, les plus périphériques par rapport à la civilisation technique, qui continuent de faire le plus confiance à la poésie et au poète. Il écrit aussi : « Nous appartenons de plus en plus, dans le monde développé, à des sociétés de divertissement au sens pascalien du terme : or le poète est, dit-il, l’homme de l’avertissement. »
Le poète tel que le définit Salah Stétié peut-il encore être entendu ?
Le livre a été entendu. Il a eu énormément de presse en France. Il est traduit en allemand, il va l’être en anglais, en portugais. C’est un livre qui choque, qui soulève une émotion parce que – c’est très curieux – les gens sentent confusément qu’il y a quelque chose, et ça les fait réagir. C’est dans la façon dont la question est posée, ils se sentent soit en adhésion totale, soit interdits. Parfois ils rejettent le livre parce que ce récit joue évidemment sur la Shoah et ceux qui la sacralisent peuvent penser qu’il y a une utilisation de la Shoah pour une démonstration. Je ne le pense pas du tout car il y a une mise à distance qui est opérée. Il n’y a pas fictionnalisation de cela, la fiction est actuelle. Cela dit, j’ai été très choqué par La Liste de Schindler, La Vie est belle… Je suis particulièrement sensible à ce point de vue. Mon livre n’est pas ça.
C’est un livre qui m’a posé des problèmes comme romancier parce que je ne suis pas précisément un romancier de l’avertissement ; je suis plutôt un romancier qui traite des thématiques comme la mémoire, la quête, la question : pourquoi l’on vit ? si tant est qu’un roman a une question. Un roman a toujours une série de questions qu’on ne peut résumer ainsi. Donc le prochain livre va me poser problème parce que, en Belgique, je pense que les gens connaissent en général mon travail – j’ai un petit lectorat de 4 à 5000 lecteurs . Mais en France je vais être surtout identifié comme l’auteur de La Question humaine. Donc le prochain livre va être lu avec ce regard-là.
Les personnages de votre récit ont une image absente ou confuse du père. Pierre Legendre écrit dans La Fabrique de l’homme occidental : « La fabrique des fils est fragile comme est fragile le lien qui relie chacun à l’humanité, comme est fragile le lien à la parole. »
La parole a-t-elle partie liée avec l’image du père ?
Vous pensez au père de Jüst, c’est ça ? Oui, Jüst n’a pas de père. La question du père, mais de la mère aussi, est sans doute présente dans beaucoup de mes livres. C’est-à-dire qu’on vit une société où la place du père est devenue extrêmement problématique. Dans La Question humaine, il y a quelque chose d’assez particulier repris avec l’anecdote concernant Karl Kraus. C’est un lien analogique, car Jüst a un père – tout le monde ne l’a pas compris et beaucoup de critiques ont commis l’erreur – qui n’est pas évidemment l’auteur de la lettre. C’est une homonymie, c’est clairement dit dans le texte. Son père était en Biélorussie, c’est un commerçant, ce n’était pas un ingénieur et ce n’était donc pas possible que son père écrive la lettre. Mais l’expéditeur des lettres a joué sur l’homonymie. C’est tout le jeu sur l’ambiguïté, le doute. Je ne dis pas tout, je laisse des choses ouvertes. Ca ne me dérange pas que les gens doutent, parce que ce doute peut être générateur d’un petit travail personnel… Le personnage de Neumann dit à propos de cette homonymie: « Un jeu sur le nom, un mot pour un autre, une ressemblance, c’est à ce risque-là que peut apparaître le sens. » C’est une phrase qui restera énigmatique même pour moi. De toute façon le personnage de Neumann se doit d’être énigmatique puisque c’est une sorte de prophète. Il ne règle pas un compte avec Jüst, il règle un compte avec lui-même ; il invite le narrateur à réfléchir comme il invite le lecteur à réfléchir, et ceci est une des choses les plus troublantes de mon livre. Donc la filiation est brisée si tant est qu’on interroge le père. Il n’y a pas de filiation entre l’auteur des lettres et le personnage de Jüst. Il y a des analogies, et, ces analogies, l’auteur des lettres anonymes les utilise de manière formelle, avec énormément de savoir-faire et de plasticité quand il mêle des langages, d’une manière un peu machiavélique. De toutes manières le livre est écrit avec une espèce de logique machiavélique. Il est tendu, il présente des paliers narratifs pour susciter de la part du lecteur une prise de conscience.
La musique tient une place de choix dans vos livres. Nietzsche parle de souveraineté de la musique, art indépendant par excellence. Est-ce parce qu’elle exprime mieux que le langage commun ce qu’on pourrait appeler l’Etre de l’homme, parce qu’elle serait plus irréductible aux parasites, moins susceptible d’être instrumentalisée ?
Ici la musique est le fil narratif puisqu’on remonte l’enquête assez classiquement. C’est un quatuor d’entreprise. On abat les cartes, et c’est à la dernière qu’on a l’expéditeur anonyme. On tourne autour du secret de Mathias Jüst et puis on tourne autour du secret de Neumann ; on passe d’un secret à l’autre. Donc la musique a une nécessité narrative, rien d’autre. Bien sûr j’y ai pensé parce que les Allemands ont particulièrement perverti l’usage de la musique, notamment dans les camps à Terezin, à Auschwitz, où ils avaient des orchestres. Non seulement ils tuaient des gens mais ils les utilisaient dans les orchestres pour jouer de la musique, ce qui est le comble du cynisme. Alors la musique tient une place de choix dans mes livres. Je suis mélomane, je ne suis pas musicien. J’aurais peut-être voulu être musicien car c’est, en effet, la langue pure. Il me semble que chaque texte a aussi sa musique propre, je suis très sensible au style. On a dit que je suis plutôt styliste. Je suis de ce fait très attentif à la musique des phrases, aux gens qui ont une voix dans l’écriture, une musique. Il y a en effet toujours, d’une manière souvent anecdotique, une histoire de musique dans mes livres. Un livre dans lequel la musique est tout à fait centrale, c’est La Leçon de chant.
Questionné sur ses projets, François Emmanuel parle de trois manuscrits terminés et du problème qui va se poser pour décider de la publication de l’un d’entre eux à la suite de La Question humaine. Il annonce la parution d’un recueil de poésie et, à propos des rééditions prochaines de La Leçon de chant et de Retour à Satyah, il évoque les réécritures qui en ont découlé. Il dit que le principal travail de réécriture a consisté à resserrer, en soulignant que plus on avance, plus on devient attentif à ses propres complaisances, plus on a envie de couper. C’est l’exercice de la poésie qui l’a conduit à ce goût de la concision. « On a raison d’enlever, on n’enlève jamais assez ! »
Signalant le besoin dans lequel il a été de développer tout un appareil critique pour faire face aux questions des journalistes, des lecteurs impatients d’obtenir ses propres réponses à la vaste question posée dans son livre, il dit son scrupule : « Comment faire pour expliquer sans déflorer le livre, sans lui faire perdre son statut de fiction ? ». Sans nul doute que La Question humaine est un de ces récits assez forts que pour n’être pas ébranlé par les interprétations et les commentaires, une sorte de bateau-texte fendant la nuit des mots, précédés par ses feux.