BROUILLARDS DE GUERRE de Maxime BENOÎT-JEANNIN (Samsa) / Une lecture de Jean-Pierre LEGRAND

Chronique historique, essai, roman, Brouillards de guerre transcende tous ces genres en nous invitant à une saisissante plongée dans le milieu éditorial français (et belge)  sous l’Occupation. La liaison amoureuse entre la jeune Dominique Rolin et l’éditeur Robert Denoël qui publie son deuxième roman Les Marais en constitue le fil rouge. Denoël est un homme à bonne fortune : il ne tarde guère à devenir également l’amant de Jeanne Loviton, dite Jean Voilier , elle-même autrice et éditrice, maîtresse de Paul Valery , grande amoureuse des hommes aussi bien que des femmes… Autour de ce quatuor, gravite tout un fourmillement de personnages, intellectuels de tous bords, auteurs confirmés ou en devenir.

L’ouvrage de Maxime Benoît-Jeannin est remarquablement documenté et abonde de détails qui restituent magistralement le bouillonnement de cette époque contrastée.
L’auteur émaille son texte d’extraits de presse de l’époque et de circulaires promulguées par les autorités d’Occupation ou l’Etat français. Les dialogues semblent saisis sur le vif. Le tout est saisissant de vérité.

Denoël est très représentatif de ces temps troublés. Belge d’origine, il monte à Paris où il devient galeriste  avant de se lancer dans l’édition. Grand lecteur, l’homme est un grand lecteur doué d’un flair redoutable. En 1929, il publie le roman d’un jeune peintre dont personne ne voulait : Hôtel du Nord d’Eugène Dabit . C’est un succès fracassant. Sa carrière est lancée. La guerre survient et avec elle l’Occupation. Le milieu éditorial français est placé sous la coupe allemande. Les éditeurs parisiens d’origine juive disparaissent ou sont aryanisés ; ceux qui subsistent sont soumis à un strict régime de censure. Mis à part la presse clandestine, qui veut publier un texte, une nouvelle, un article, doit se tourner vers la presse collaborationniste comme  Je suis partout ou La Gerbe. La Gerbe est , à cet égard, très emblématique :fondé par le romancier régionaliste Alphonse de Chateaubriant, proche de Doriot et de Déat, cet hebdomadaire attire des signatures très en vue : Cocteau, Jean Giono, Paul Morand, Sacha Guitry, Camille Mauclair sont du nombre, ainsi que Marcel Aymé, ce dernier publiant aussi des nouvelles dans Je Suis Partout.

Trois grands éditeurs se disputent la place parisienne : le collaborateur Grasset, l’opportuniste Denoël et l’ « habile » Gaston Gallimard qui a sauvé sa Maison en acceptant de remplacer Paulhan par Drieu La Rochelle à la tête de la NRF.

Comme peu d’autres périodes de l’histoire, celle-ci oblige tout artiste à se déterminer. Le dilemme est redoutable : faut-il rejeter toute compromission et se résoudre au silence ou, au contraire, accepter le joug de la censure ou pire encore abonder dans l’ignominie ambiante ? Certains, comme René Char prennent les armes et se refusent à toute publication. D’autres, tels Céline, Rebatet, Brasillach et dans une moindre mesure Drieu la Rochelle, se déshonorent. Beaucoup empruntent une voie moyenne : ils continuent de publier mais rien dans leurs écrits ne constitue un soutien à l’occupant, loin de là, si on les lit entre les lignes. Céline et Rebatet mis à part, Maxime Benoît-Jeannin s’abstient de juger : il tente de comprendre et s’étonne par exemple du procès fait systématiquement à Sartre dont la pièce Les Mouches est jouée en 43 : « Sartre n’a pas été le seul écrivain joué à Paris durant cette période  qui fut l’âge d’or du théâtre français  au XXeme siècle. Il suffit de citer les noms de Giraudoux et d’Anouilh. Mais c’est à lui seul que le reproche est fait. Or le critique André Castelot avait réclamé l’interdiction des Mouches dans la Gerbe, preuve que la pièce avait déplu aux collaborateurs ». A la réflexion, l’attitude de Sartre apparaît salutaire : pourquoi en effet «laisser le champ libre à Drieu, à Montherlant, Chateaubriant, Chardonne, Céline et consorts » ? Une autre figure retient l’attention : Robert Desnos. De septembre 1940 à son arrestation en février 44, Desnos écrit dans le journal collaborationniste Aujourd’hui. Ceci pour des raisons financières mais également pour recueillir des informations qu’il transmet au réseau Agir avec lequel il est entré en contact après la rafle du Vel d’hiver. Il y tient une rubrique littéraire et publie des articles sur des sujets d’actualité. Lui non plus n’a pas à rougir : il fustige les travers de l’occupation dans sa rubrique La Revanche des médiocres et s’en prend de manière très caustique à Céline dont « les colères sentent le bistrot et les fureurs grotesques des ivrognes ». Maxime Benoît-Jeannin évoque Desnos avec tendresse : « esprit libre et vieux « montparno » Desnos connaissait des gens de tous bords. Il faisait la jonction entre la « collaboration civilisée », voire attentiste, et les « résistants clandestins de la presse » soucieux de tous les frémissements de l’opinion et des ondulations de l’histoire en train de se faire. (…) Jusqu’à son arrestation, Desnos fut cruellement jugé par les jeunes poètes de La main à plume ( Groupe surréaliste clandestin) (…) .« Evoluant dans un autre milieu ; ils ignoraient tout des activités de Desnos dans la Résistance et s’offusquaient de sa  complaisance. A vingt ans, on est volontiers procureurs ».

Un couple mythique de la littérature incarne plus que tout autre l’ambigüité de Denoël mais aussi les compromissions de Gaston Gallimard : il s’agit de Louis Aragon et d’Elsa Triolet dont les figures attachantes surgissent en maints passages du roman.

Elsa Triolet fait partie des meilleurs auteurs de Denoël dont il publie Le Cheval blanc en 43 et Le Premier Accroc coûte deux cents francs en 44 pour lequel l’autrice obtiendra le prix Goncourt. Aragon sera publié par Denoël de 34 à 36. Juste après son Renaudot pour Les Beaux Quartiers, Aragon offrira la suite à Gallimard qui mettra trois ans à publier Les Voyageurs de l’Impériale. Grand découvreur de talents, Denoël apparaît au final comme un furieux opportuniste, ivre d’un air du temps qui fait voisiner dans son catalogue des chefs d’œuvre de la littérature avec les ordures antisémites.

Les ombres de l’époque ne permettent cependant pas de juger les choses en blanc ou en noir. Le cas particulier des Voyageurs de l’Impériale me donne l’occasion d’ajouter une pièce au puzzle de l’édition sous l’Occupation. Début 41, Gaston Gallimard est en possession d’un jeu d’épreuves corrigé par Aragon. L’armistice ayant été signé, deux censures doivent être franchies : l’allemande et la française.

Gaston Gallimard informe Aragon qu’il connait «  quelqu’un » capable de le guider dans les modifications à apporter afin de passer la censure allemande et avise son auteur que de petits changements (« hollandisation » de noms propres allemands) pourraient suffire. Aragon accepte le principe. Il y voit une manière de « contrebande ».  Entré dans la clandestinité, il semble bien qu’il n’ait jamais reçu l’exemplaire adapté avant parution.
La première édition de l’œuvre qui paraît en 43 est consternante : non seulement certains noms ont été omis ou « convertis » mais certains passages ont été supprimés, essentiellement ceux concernant l’affaire Dreyfus, le disculpant en prouvant la culpabilité d’Estherazy. Voici Aragon précipité à son corps défendant dans le camp des antisémites par ses éditeurs trop zélés. Au-delà des controverses quant à la date à laquelle Aragon put prendre connaissance de l’édition tronquée, tout ceci démontre les aléas de l’édition sous l’Occupation et l’éventail très large des comportements qu’elle a suscité. Je remercie au passage mon ami Philippe Lesplingart de m’avoir communiqué l’intéressant article de M. Appel-Muller consacré à ce sujet dans le premier numéro des Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet.

Pour Denoël, la déroute allemande puis la libération annonce des heures difficiles. Mais la roue s’arrête : il est assassiné la veille de l’ouverture de son procès, en décembre 1945. Le crime reste non élucidé, ce qui relance la tension romanesque de notre ouvrage en permettant à Maxime Benoît-Jeannin d’échafauder une séduisante hypothèse…

Alors, Denoël fut-il un odieux collaborateur pétri d’antisémitisme ?  L’auteur nuance : « Denoel était trop intelligent, trop versatile, trop opportuniste, trop divers pour être un antisémite idéologique et pathologique. Mais il fut l’éditeur de Bagatelles pour un massacre, de Décombres et d’une collection spécialisée dans la dénonciation des Juifs. Disons que ce fut un judéophobe modéré et un antisémite commercial. Aussi coupable que Renault : Renault, c’était des chars d’assaut, les camions. Denoël, le matériel idéologique ». Si l’on veut être de bon compte, ici encore, il convient de recontextualiser. On a du mal aujourd’hui à concevoir l’outrance et souvent la folie qui ont agité les meilleurs esprits dans les années 30 puis sous l’Occupation. Dans sa pénétrante étude Misère de la littérature, terreur de l’histoire, Philippe Roussin rappelle que sur la soixantaine d’articles consacrés en 1938 à Bagatelles pour un massacre, moins d’une dizaine se sont désolidarisés et ont pris position de manière nette contre son contenu. Pire, dans la tradition (trop) française du pamphlet, plus d’un, comme Gide choisirent de ne s’en tenir qu’à la forme et de couvrir Céline  au nom de la liberté et des droits de la littérature. « Céline, écrivait-il, excelle dans l’invective. Il l’accroche à n’importe quoi. La juiverie n’est ici qu’un prétexte. (…) Il n’est jamais meilleur que lorsqu’il est le moins mesuré. C’est un créateur. Il parle des Juifs dans Bagatelles, tout comme il parlait, dans Mort à crédit, des asticots que sa force évocatrice venait de créer ». Rien n’est simple dans ce dossier… C’est une des grandes qualités de Maxime Benoît-Jeannin d’avoir évité les écueils du moralisme rétrospectif et d’avoir tenté de comprendre l’époque, sans complaisance ni jugement trop facile.

Brouillards de guerre est un roman ambitieux. La lecture de ses 500 pages n’est pas de tout repos mais elle est passionnante. Toutefois le souffle romanesque se perd par instant dans les méandres d’une chronique profuse, chaque personnage fut-il secondaire étant contextualisé avec une précision quelques fois excessive. Reconnaissons toutefois que ce souci du détail met admirablement en relief ce personnage en surplomb de tout le roman qu’est le Paris des intellectuels et des artistes.
Maxime Benoît-Jeannin a des mots très justes pour décrire le pouvoir d’attraction de la capitale et la cartographie de l’intelligence que dessinent tous ces salons où se retrouvent les esprits qui comptent.

« On y était venu de toutes les régions de France , de tous les pays d’Europe et de tous les continents. Un groupe de gens – hommes et femmes – vivait dans cette capitale merveilleuse. Paris était comparable à un archipel, des passeurs se rendaient d’iles en îles, et ainsi allaient-ils d’un groupe à l’autre. (…) Poètes et artistes vivaient leur liberté. Pourvu qu’on fût invité, on pouvait rencontrer en une soirée, des gens qui n’avaient pas la moindre idée de tous les fils qui les liaient les uns aux autres ».  La justesse du ton et la fluidité du style sont une marque de ce roman, même si, sur le long cours, je regrette le manque relatif de cette couleur qui, pour Céline, était la marque d’un grand style.

Le livre sur le site de l’éditeur

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 83. ÉLEVEUR DE MARMOTTEMENTS

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Le marmottement est un gargouillis de langage né d’un défaut d’expectoration. Il vit dans la glaire de la glotte. Il se situe au croisement des systèmes pulmonaires et digestifs.

L’éleveur de marmottements devra posséder une bonne connaissance de la bioculture et du non verbalisable, il sera expert aussi bien en laryngologie qu’en dépression linguistique.

Pour l’oreille commune, le marmottement ne se distingue pas du marmonnement. Seule l’oreille fine reconnaît le marmonneur au fait qu’il produit des sons plus graves, issus d’une région inférieure de l’appareil phonatoire comme d’une région arriérée du cerveau.

Le marmottement, pour persévérer dans son être (comme Spinoza l’a expérimenté sur les verres de lunêtre), doit vivre dans un conduit suffisamment large que pour laisser passer l’air mais assez étroit que pour ne rien libérer d’audible.

Il doit sans cesse veiller à une constriction mesurée du conduit vocal par, éventuellement, l’envoi de muquosités ou autres expectorations, un afflux de salive ou d’émotions suffisamment fortes pour entraver le bon fonctionnement des organes élocuteurs. Faire Houhou! en montrant une photo de Houellebecq tirant la langue ne suffit pas. Il faut lui lire à haute voix un paragraphe d’un livre d’Edouard Louis pour lui faire ravaler sa superbe.   

L’éleveur de marmottements ne doit viser qu’un but : que la chose prédite ne soit jamais exprimée clairement, là où elle se libère sans nécessité et sans originalité, sauf pour débiter les lieux communs requis par le situationniste pour ses agissements. Elle ne doit jamais venir alimenter la somme du déjà redit mille fois.

Il doit viser l’étouffement du rire, maintenir le trait d’humour au fond de son non-rire. L’horreur serait qu’un phonème, pire, un vocable, soit compréhensible de l’extérieur et s’écoule dans le flux courant.

Expliquons-nous ! L’élocuteur empêché, sujet au bredouillement, doit rester incompréhensible de façon à ce que ses actes demeurent interprétables à loisir pour les besoins du pouvoir en place et des présidents de parti assis sur leur siège éjectable.

Car où irait la société du spectacle et du dépaysement si tout le monde sans exception libérait sans contrainte ses sécrétions verbales, ses déjections de pensée ?

À ce stade du vade-mecum, ne confondons pas escargot et marmottement.

Si l’escargot, une fois cuit, et relevé d’un beurre à l’ail, s’extrait de sa coquille avec une fourchette à deux dents, le marmottement n’a pas vocation à être retiré de son lieu d’élevage, même avec un abaisse-langue imbibé d’ail.   

Contrairement à l’héliculture, donc, la marmottologie est une science qui possède ses règles et ses praticiens.

D’ailleurs, peu de formateurs sont à la hauteur de cette formation car, par essence, le formateur ne pense qu’à exprimer clairement des choses que tout le monde sait depuis sa naissance (ou connaîtra avant sa mort). Le formateur zêta n’ajoute rien au savoir, il le perpétue. Il ne délivre rien de neuf, il ressasse de l’ancien jusqu’au rejet de tous les apprentissages. Mais nul n’a l’intention ici de dénigrer le saint enseignant, que cela soit aussi peu clair que confus – comme le veut cette neuve science que ces phrases narrent navrement.

Bref et pour conclure (avant qu’il soit très tard), l’éleveur de marmottements est plus proche du gardien du silence que du défenseur de la liberté d’expression. Il est un des rares métiers essentiels au bon dysfonctionnement de notre indigeste démocratie.

STACCATO de LEÏLA ZERHOUNI (Lamiroy) / Une lecture d’Éric ALLARD

« Il faut imaginer Elisa heureuse »

Leïla Zerhouni raconte la naissance d’une passion s’inscrivant dans le cours d’une vie.

A sept ans, Elisa tombe sous le charme du violon, son odeur, ses sons, sa douceur, assimilable, comme elle l’écrit, à du lait chaud.

L’histoire suit son cours jusqu’à ce qu’un stupide accident remette, trente ans plus tard, l’objet de sa passion en question. Ce sera l’occasion pour elle de revoir moins les fondamentaux de sa vie que ce qui fait obstacle à leur accomplissement. Elle remet ainsi en cause son rapport aux autres et à soi, à l’amitié, à l’amour… Elle comprend que son bonheur n’était pas complet et l’accident, même s’il est le fruit d’une distraction, va se révéler propice à un renouveau.

 « Elle avait toujours essayé de faire de son mieux pour parcourir les méandres de la vie (d’ailleurs ce serait son épitaphe : « A toujours essayé de faire de son mieux »). Sans jamais faire de mal à personne.

Alors, pourquoi ? Et si son violon, pendant toutes ces années avait eu pour unique fonction de lui faire supporter sa propre fragilité, sa propre condition humaine ? On a tous besoin d’une passion qui nous guide, d’une étoile au bout d’un chemin. » 

Comme dans Abysse paru chez Bleu d’Encre, Zerhouni découpe son récit en variant les tonalités et colorations des chapitres, incluant des parties en vers, qui donnent du rythme à l’action, au nœud fictionnel, sans l’éventer, bien au contraire. Cela ajoute de la grâce à ce qu’elle raconte : des épreuves de vie qui, surmontées, augmentent l’assise de la passion et la capacité d’existence des protagonistes.

L’Opuscule sur le site des Editions Lamiroy

2021 – ANNÉE DU RENOUVEAU : POESIE EN BLEU D’ENCRE / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Claude DONNAY et sa maison d’édition BLEU d’ENCRE ont été particulièrement actifs au cours de cette période de crise sanitaire, ils ont publié plusieurs recueils dont les deux que je présente dans cette chronique : un de Philippe LEUCKX et un autre de Françoise LISON-LEROY. Deux recueils pleins de finesse, deux belles éditions, des poèmes comme Claude nous en offre régulièrement, il a un réel talent pour découvrir les meilleurs textes et plus talentueux poètes.

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Nuit close

Philippe Leuckx

Bleu d’encre

Nuit close : Sizains

Philippe, je le connais depuis quelques années maintenant, ce sont plutôt nos mots qui se croisent, les miens s’inclinant avec respect, ils n’ont ni le prestige ni l’élégance des siens, sur le blog de notre ami commun. Ainsi, je sais que Philippe a traversé des épreuves difficiles dont une au moins fut très douloureuse. Si je l’évoque aujourd’hui, alors que la pudeur me demanderait plutôt de la taire, c’est parce que j’en ai retrouvé la marque, la trace, l’odeur et d’autres stigmates dans ce recueil où Philippe rassemble uniquement des sizains, ce qui pour moi est rare, c’est la première fois que je lis un recueil composé exclusivement de cette forme de vers.

Cette « Nuit close » fait-elle référence à cette longue période d’attente angoissante et à cette toute aussi longue maladie qui a emporté une personne qui lui était particulièrement chère ? Les stigmates incrustés dans le texte semblent bien l’indiquer. On y retrouve, le souvenir des nuits d’angoisse qu’il a fallu affronter :

« On se rempare / comme on peut / on taille dans le noir / la limite du cri / l‘offrande à peine sûre / de ses poumons blessés ».

Et les doutes qui ne laissent pas espérer des jours plus sereins que les nuits d’angoisse : « On ne sait presque rien / des promesses de l’aube / … ».

Ce recueil est ainsi marqué des angoisses et des peurs de son auteur mais aussi de l’issue et de la fatalité dont il craint l’inéluctabilité. C’est de la poésie à l’état pur, écrue, sans aucun artifice. Le son, le rythme, les mots, les vers, tout est talent à l’état brut. Comment ne pas rester sous le charme quand on lit des vers comme celui-ci : « Laisse encore / l’empreinte / sur l’aube de tes jours / … ».

Au fil de ces sizains, on suit Philippe dans ce qui fut son calvaire à travers de qu’il a vécu, ce qu’il a vu, ce qu’il a senti, ressenti, ce qu’il a craint, ce qui pouvait advenir, ce qui est advenu… tout est émotion à l’état pur, originel, mais aussi beauté jusque dans la douleur !

Nuit Close sur le site d’Objectif Plumes

Les recueils de Philippe Leuckx sur le site des Editeurs singuliers

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Sauvageon

Françoise Lison-Leroy

Bleu d’encre

Sauvageon

C’est un tout petit recueil de poésie en prose, ou alors en vers longs, une trentaine de pages, deux paragraphes ou deux strophes par pages selon l’option qu’on a choisi : prose ou vers, cinq ou six lignes, jamais plus. Rassemblés en quatre parties qui racontent la vie de Sauvageon. Sauvageon c’est petit Pierre : « Petit Pierre. Petite braise. Sauvageon. On te dirait enfant des bois et des ferrailles, fruit princier cueilli à même la falaise… ». Sauvageon qui vient de naître presque par hasard, apparemment, sans que ses parents le désirent réellement. « C’est un sauvageon. Ses parents n’ont pas eu le choix. Il était là, tout né, dans son berceau aux franges synthétiques… »

C’est peut-être pour ça qu’il reste mutique, qu’il demeure dans son coin à l’abri des regards. « Il gardera son gîte secret, une halte jamais répertoriée. Inscrite en lui, têtue, bâtie avec science et patience… ». Mais « Le silence est gourmand de mots… » et Sauvageon est devenu Petit Pierre, pétillant comme la braise, vif comme un feu-follet

Petit Pierre n’est plus un nourrisson, pas plus un minot, c’est un petit garçon très dégourdi qui sait déjà construire son monde, « Jouer. Fabriquer des outils, ériger des cabanons d’un jour, des mâts pour tout un siècle… ». Petit Pierre n’était peut-être pas attendu, il n’a pas lui non plus attendu que les autres l’aident. Il a construit son univers : « Sauvageon. Te voilà installé sur la rondeur du monde, sans savoir où t’emportera le dernier grain… ».

Dans un texte très, très épuré, Françoise Lison-Leroy a écrit l’histoire d’un enfant non désiré, c’est du moins ce que j’ai compris dans ce texte minimaliste, extrêmement poétique, d’une légèreté arachnéenne et même si « Les chagrins galopent entre les lignes… », l’élégance, la douceur, la tendresse constituent le monde où Sauvageon écoule ses jours dans une grande paix. Un monde comme celui qui existait avant quand les hommes étaient capables de satisfaire leurs besoins avec les seules forces et adresses de leurs mains.

Le recueil sur Objectif Plumes

Le site de Françoise Lison-Leroy

Le recueil présenté par l’autrice sur MUSIQ3

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2021 – LECTURES DU RENOUVEAU : EN ATTENDANT LE PRINTEMPS DES POÈTES / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Comme tous les citoyens, les poètes sont confinés mais ils ne restent pas pour autant muets, ils sont nombreux à publier et les éditeurs, très actifs, sont nombreux à leur accorder leur confiance. Dans cette chronique, j’ai cité un long recueil de Thierry RADIÈRE publié par La Table ronde, une très belle promotion pour lui, et un séduisant recueil d’Isolde KOVALITCHOUK, chez Le Chat polaire, qui raconte des histoires pleines de tendresse et d’émotions dans de bien jolis vers.

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Entre midi et minuit

Thierry Radière

La Table ronde

Entre midi et minuit

« Entre midi et minuit » annonce le titre mais, connaissant un peu l’auteur, je parierais que les poèmes qui composent ce recueil ont tous, ou la plupart, été écrits aux heures matutinales devant le premier café du jour qui point. Thierry, je le connais un peu mais je connais surtout son œuvre, j’ai lu presque tout ce qu’il a publié, dix-neuf titres dans ma liste de lecture, des titres qui en disent long sur le bonhomme, son talent, ses petites habitudes, sa manière d’écrire, ses sources d’inspiration, sa famille, son environnement, ses préoccupations, …

« Dans la nonchalance / du jour en train de se lever / j’y vois beaucoup de classe / de grâce et de pudeur / … »

Thierry a séduit de nombreux éditeurs, tous très exigeants, amoureux des beaux textes, convaincus de l’importance des belles lettres surtout de la poésie qui est sa forme d’expression littéraire préférée. Pour cette nouvelle publication, il a placé la barre encore plus haut, sans vouloir renier le talent de ses précédents éditeurs qui sont aussi pour certains des amis, il a réussi à faire publier un recueil plus de trois cents pages pour, à peu près, autant de poèmes dans une maison dont la qualité, la renommée, la richesse du catalogue ne sont plus à prouver. Ce recueil a en effet été publié par les célèbres Editions de la Table ronde.

C’est une anthologie comprenant trois recueils :

  • Poèmes totémiques (2017)
  • Je n’aurais pas pu voir (2018)
  • J’avais déjà dit un jour (2019)

Chacun des poèmes du premier recueil est dédicacé à un auteur, souvent un poète. C’est ainsi que j’ai pu constater en lisant la liste des destinataires de ces dédicaces que nous avons, apparemment, de nombreuses lectures communes : « … Serge Prioul, Frédérick Houdaer, Christophe Bregaint, Thomas Vinau, Fabien Sanchez, Francesco Pittau, Pierre Autin-Grenier, … ». la liste est longue, je me permets de l’écourter à son début.

Je connais bien l’univers littéraire de Thierry, il évoque souvent tout ce qui tourne autour de lui, sa famille, ses amis mais encore plus son environnement, les petites bêtes qui gravitent à proximité, les choses simples comme les événements moins anodins. Une sortie au marché peut faire l’objet de plusieurs textes tout comme une manifestation exceptionnelle ne peut être l’objet que d’un seul petit poèmes. J’ai remarqué dans ces trois recueils rassemblés dans cette anthologie que le cercle des préoccupations de l’auteur semblait s’élargir en passant d’un recueil à l’autre. Ainsi les derniers poèmes s’engagent plus profondément dans une réflexion littéraire, sociale, humaniste…

Thierry est amoureux des mots, il s’en nourrit, il en a besoin…

« Il n’y aura jamais / assez de mots pour dire / tout ce que je voudrais dire / … »

Mais, il les aime comme on aime la cuisine familiale, avec gourmandise et pas forcément modération.

« pas besoin d’employer les grands mots / La réalité s’impose d’elle-même / S’il faut en plus la compliquer / En étant maniéré /Les gens seront encore plus perdus / Non l’essentiel est d’être là / Sans se la péter / … »

A la seule question qui lui reste sous la plume :

« Que m’ont apporté / tous ces textes écrits / tôt le matin / … »

Nous ne pourrons jamais répondre mais nous savons nous ce que ces poèmes nous ont apporté, à nous, : un peu de quiétude, de sérénité, d’amour du prochain, de respect pour la nature et beaucoup d’empathie pour ceux qui nous entourent. Alors, Thierry, au petit matin, devant ton premier café du jour, écris encore tes doux poèmes puisque, comme tu l’écris, c’est ta vocation…

« Plus j’écris, plus je finis par accepter / de n’être surtout rien / qu’un homme uniquement fait pour ça ».

L’ouvrage sur le site de La Table Ronde

Le blog de Thierry RADIÈRE

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Papiers de soie

Isolde Kovalitchouk

Le Chat polaire

Isolde est une artiste de la matière et de la couleur, elle plisse et elle teint, mais surtout elle crée des vêtements pour le théâtre, les défilés, pour d’autres circonstances encore, elle dessine et coud aussi des vêtements de luxe mais, parfois, elle pose ciseaux, aiguilles et tout son attirail de couture et de teinture pour prendre la plume. Ecrire n’a pas été chose facile, elle le raconte dans ses vers :

« Ecrire puis lire son texte / Elle a le trac / La trouille / Les chocottes / Les copeaux / Les foies / les jetons / La traquette / … / Elle a plongé dans ses mots / Gribouillés / Raturés / Elle a trituré le coin de sa feuille / Sa voix éraillée est remontée du fond de ses entrailles / D’abord hésitante / A demi-mots / Puis elle s‘est lancée / Un jaillissement incontrôlé ».

Le résultat a été à la hauteur de sa hantise, elle raconte avec une grande légèreté, une vibrante d’émotion, une certaine tendresse, beaucoup de délicatesse, sa vie, son monde, son univers, son métier, sa passion, son art. Ses longs poèmes en vers très libres sont comme de mini élégies. Elle y évoque les ruptures qui l’ont marquée : l’exil, le divorce et la mort qui rode partout.

Elle cisèle ses vers comme elle coupe et plie ses tissus, elle y glisse de la musique, y met du rythme mais surtout de la couleur :

« … / Les mots rouges coulent sur les murs noirs / Les murs noirs deviennent rouges de mots / Les mots rouges pleuvent et crépitent / Sur les murs sombres / … ».

« Moi je les aime ses mains de teinturière / Cuivrées écarlates parfois grenat ou pivoine / Pourpre ou rubis ».

Mais j’y ai surtout trouvé beaucoup d’âme et d’humanité notamment quand elle évoque la féminité, la fécondité, la maternité, l’art d’être parent en accompagnant ses enfants sur le chemin de la vie et encore plus l’art d’être la fille qui part à la recherche de son père égaré dans la montagne perdu dans son temps. Ce père qui pourrait être le sien …

« Prenez garde de ne pas l’effrayer / Il est dans son monde / En Russie / Caché/ Ne parle plus que sa langue / Parfois égaré / … / Je pense à cet étranger que je vais rencontrer / Mon père cet inconnu / Des années durant je l’ai cherché / Je viens entendre la vérité / … »

Née dans les tissus, elle a grandi dans l’art d’en fabriquer des œuvres d’art que désormais elle voudrait élaborer avec des mots pour dire son histoire, sa vie et ses passions mais aussi pour faire des choses belles avec la langue belle qu’elle travaille comme ses tissus.

Ce cadeau qu’elle nous fait !

L’ouvrage sur le site du Chat Polaire

LE PRINTEMPS DES BELLES PHRASES : LE REGARD DU JOUR de Christophe PINEAU-THIERRY (Ed. du Cygne) / Une lecture de Philippe LEUCKX

Editions du Cygne - Le regard du jour

Un premier livre de poèmes, sobre, aux textes brefs, une sorte de journal intérieur qui décrit minutieusement, sans trop d’images, le passage du temps et le regard qu’on peut en garder dans la « marche du crépuscule », « la fatigue de l’aube » ou encore lorsqu’il s’agit de « contempler l’étoile ». Les poèmes ne débordent pas de la page : ce sont entre huit et douze vers des fragments de vie, « ce regard de rose », « la lampe dans son refuge ».

On sent une grande attention à l’autre, à son visage ; une certaine tension sensuelle et partageable.

De beaux textes qui honorent « la lenteur du moment », « l’enchantement de l’âge » et qui ont comme qualités premières d’être bien écrits et de suggérer plus que de nommer.

« Visage qui regarde/ la pénombre du chemin », le poète sait inscrire sa langue et affûter son regard de promeneur « sur ce chemin blanc/ (qui) éclaire ta visite ».

Le poète a les mots doux, simples, prenants. D’une « évidence simple » comme il le dit lui-même, sobrement.

Le livre ainsi évite maniérisme et poncifs poétiques (hermétisme, afféterie).

Christophe PINEAU-THIERRY, Le regard du jour, éd. du Cygne, 2021, 62p., 10 euros.

Le recueil sur le site des Editions du Cygne

LE PRINTEMPS DES BELLES PHRASES : LA BONNE VIE de Jean-Pierre OTTE (Cactus Inébranlable)/ Une lecture de Philipe LEUCKX

Quelle bonne idée de publier cet excellent écrivain et dont notre souvenir de ses beaux livres des années 70/80 est toujours intact. Le lyrisme, le sens de la prose, l’éloge de la femme et de la nature, ah ! Ces bords de Lienne, à Bras !

Le voici de retour avec un choix de fragments qui forment livre, extraits par un ami de passage qui notait chaque bout de texte intéressant pour lui. L’ami est parti, les fragments alignés sur le cahier sont là, à lire, à dévorer.

Otte constitue ainsi un vrai livre de réflexion (grâce à Sergueï), d’aphorismes, de pensées, de citations, d’analyses brèves :

Personne n’est tout entier compris entre son chapeau et ses chaussures.

Nous portons un paradis perdu dans l’attirance du sang.

Nous sommes non seulement d’un  point de la planète et d’un moment particulier, mais de tous les continents et de tous les temps, contemporains de tout.

Il a son mot – juste, précis, bien écrit – sur tout : l’individualité, la communication, la mort, le nouvel âge, l’étudiant, la révolution, le sport, l’internaute etc.

Ce philosophe lettré et stylé nous donne ainsi rendez-vous avec ses pensées les plus secrètes, qui, associées ainsi les unes aux autres, jouent le tremplin de la réflexion, par un intertexte qui souffle le feu, la raison, le bon sens, la dérision aussi.

Otte célèbre les « buveurs de vent, ivrognes de la fluidité, partisans inconditionnels du prodige ordinaire qui avive et vivifie le sang, aiguise les sens… » : tout Otte est là, sensuel, vrai, humaniste en diable.

Jean-Pierre OTTE, La bonne vie, Cactus Inébranlable, 2021, 72p., 10 euros.

Le recueil sur le site du Cactus Inébranlable

2021 – ANNÉE DU RENOUVEAU : AVENTURES LATINOS / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Il y a bien longtemps que mes déambulations littéraires ne m’avaient pas conduit vers l’Amérique du Sud, c’est donc un très grand plaisir pour moi de vous offrir une chronique dédiée à deux auteurs qui racontent des histoires qui se déroulent dans ces contrées. Juliana LEITE, Brésilienne pur jus, raconte la mésaventure d’une jeune carioca renversée par un bus et Paul VANDERSTAPPEN, vrai Belge connaissant bien le Chili, rapporte les aventures d’un compatriote ayant épousé une Chilienne et peut-être encore plus son pays et sa culture.

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Entre les mains

Juliana Leite

Editions de l’Aube

Cette lecture me rappelle celle de « Fado Alexandrino » d’Antonio Lobo Antunes, que j’ai faite il y a bien longtemps, j’ai retrouvé cette même façon de déstructurer le texte en racontant simultanément, par bribes, plusieurs histoires qui se mêlent, se mélangent, se rejoignent pour façonner l’intrigue principale du roman en laissant le soin aux lecteurs d’assembler ces parcelles d’histoires. Juliana Leite va peut-être moins loin qu’Antonio Lobo Antunes qui peut changer de sujet ou de narrateur à l’intérieur d’une même phrase, elle, elle reste au moins quelques lignes sur le même événement, la même description, le même personnage… Mais, en contrepartie, elle va plus loin dans l’anonymisation du texte, les personnages ont très rarement un nom, ils sont définis par une caractéristique ou une fonction, elle ne nomme jamais les lieux, seuls les bus sont bien identifiés par le numéro de leur ligne, le lecteur sait seulement qu’il s‘agit du marché, de l’hôpital, du logement quitté, du chalet loué pour les vacances… 

C’est ainsi qu’elle reconstitue, en mêlant les époques, en naviguant d’un lieu à l’autre, en évoquant un personnage et puis un autre, la vie de Magdalena, une jeune créatrice de tapisseries qui se retrouve dans le coma à l’hôpital après avoir été renversée par un autobus. Elle insère dans son texte, en italique, des petits passages qui évoquent le séjour de l’accidentée à l’hôpital, elle raconte les traitements subis pars la patiente, sa convalescence, sa vie avant l’accident, le retour à la maison, la rééducation, l’avenir qui s‘offre à elle. Ce texte, c’est le long chemin emprunté par les victimes d’un accident grave avec tout son lot de souffrances, d’espoir, de bonnes nouvelles, de doute et de séquelles à surmonter, à oublier ou peut-être à accepter pour vivre avec. Il évoque aussi l’énorme élan de solidarité déployé par l’entourage de la jeune fille : les tantes (les trois sœurs), Rai du matin, Rai du soir, le meilleur ami, l’employé de banque, les amis, …, toute une petite société évocatrice des classes populaires brésiliennes qui conjuguent très bien débrouille générosité.

Ce roman c’est une histoire simple comme en naissent de nouvelles, hélas, chaque matin mais aucune n’est racontée avec une telle empathie dans un tel style. Juliana est une grande écrivaine, elle possède un art très affûté de la narration en interprétant son texte par bribes – « Mais tu aimais bien, tu aimes toujours, les histoires racontées par petits bouts… » – en ne le consacrant qu’aux impressions, aux ressentis, les personnages, les lieux, tout le reste n’est qu’accessoire. Le lecteur ne ressent que ce que la malade éprouve, que ce son entourage ressent et craint. Tous ces petits faits mis bout à bout constituent un tableau à la fois sensuel et réaliste de la société brésilienne de notre époque.

Accident, incident, suicide ? Le sujet n’est que sous-jacent dans ce texte en couleur où l’orange apporte régulièrement son chatoiement au fil des pages et même une odeur quand il s’étale au marché sur les fruits du marchand voisin de stand de la jeune tapissière. Bleu aussi dans la collection de scarabées bleus de la jeune fille. Un texte chatoyant comme les couleurs d’un défilé carioca un jour de carnaval. Une histoire de reconquête des mains, les mains qui servent aussi bien à tisser qu’à écrire, « Tisser et écrie, deux choses qui se font avec les mains ». Magdalena devra donc « Utiliser ses mains pour survivre ».

Le livre sur le site de l’éditeur

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El curandero

Paul Vanderstappen

M.E.O.

La malédiction des mots

Au Chili, Pablo un Belge marié à une Chilienne, a assisté au transfert des cendres de son amie Gloria décédée beaucoup trop jeune. Il était l’un des témoins de son mariage. De retour en Belgique, il voudrait écrire sa vie pour lui rendre hommage, mais il n’y arrive pas, les mots se défilent comme s’ils étaient bloqués derrière une lourde porte restant obstinément coincée par une pierre aussi pesante que celle qui lui écrase l’estomac. Il consulte un psychologue qui essaie de le sortir de l’ornière le ramenant sans cesse vers ses chers disparus, trop tôt eux aussi comme s’il l’avait abandonné. Le praticien lui demande de faire revivre ses morts pour qu’il puisse évacuer les cauchemars qui l’assaillent régulièrement et le paralysent devant sa page blanche. « Ne pensez-vous pas qu’il serait-il pas temps de déterrer tous ces morts ? ».

En retrouvant le souvenir de ses morts, il fait son deuil et libère son esprit du poids qui le paralysait, il sait qu’il peut écrire son hommage mais il reçoit un mot de son psychologue lui dévoilant que sa thérapie n’est pas complète. « Vos aventures au Chili ne sont pas terminées : ce pays vous est redevable de quelque chose … ». Il doit boucler la boucle qu’il a ouverte à Vina del Mar quand il prenait des notes, sur le petit carnet qu’il a égaré, dans un café sous le regard de la caissière.

Là-bas, il retrouve la caissière, Luisa, et le petit carnet oublié, elle l’envoie vers Gabriel, le gardien du musée et de la mémoire de Pablo Neruda, qui lui fait comprendre comment retrouver la confiance en lui et l’art de domestiquer les mots. Il doit devenir El curandero, celui qui soigne. Il lui montre le chemin du maître : « … Je vois, peut-être cherchez-vous trop à les contrôler, à vouloir leur faire dire ce que vous n’arrivez pas à retrouver. Pablo Neruda expliquait qu’il faut laisser venir les mots ; simplement être là pour les accueillir… ». Avec Luisa, Gabriel et Pablo Neruda, il retrouve la confiance perdue depuis trop longtemps, devient le curandero de ses maux et il sait désormais qu’il peut écrire l’histoire de son amie Gloria.

Ce roman est écrit avec un grande justesse, on voit que l’auteur a exercé un métier en rapport avec les mots et le langage, il choisit les uns toujours avec une grand attention pour les glisser avec soin dans l’autre. Il mène son texte comme une véritable analyse psychologique, suivant son patient au fil des séances pour l’amener vers la résilience qui lui ouvrira les portes de l’écriture, le sortant du cruel dilemme dans lequel il était coincé : « Entre deux mondes, celui des morts et celui des vivants. Je me sens piégé… ».

Quand Gabriel a ouvert les portes du musée dédié à Pablo Neruda, j’ai vu « Le facteur », employé éponyme du film dédié à Pablo Neruda alors qu’il était en exil en Italie et j’ai entendu cette musique que l’auteur semble énormément apprécier et que j’ai écouté des centaines de fois quand j’étais encore étudiant : « El condor pasa … ».

Le roman sur le site de M.E.O.

LA DISPARITION DU PAYSAGE de JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT (Minuit) / Une lecture d’Éric ALLARD

La Disparition du paysage

« Je passe ma convalescence à Ostende. Une aide-soignante, qui ne parle pas français (peut-être ne parle-t-elle que néerlandais), vient tous les jours, qui me couche le soir et m’assiste pour mon lever. J’ai le sentiment qu’il n’y a pas de discontinuité dans ma vie, que cela fait des mois maintenant que je suis immobilisé ici dans un fauteuil roulant et que les journées se succèdent, identiques, devant la fenêtre de cet appartement. Combien de temps va durer ma convalescence, je l’ignore. »

Le narrateur de ce court récit qui se présente comme un double de Jean-Philippe Toussaint est immobilisé dans sa chambre qui donne sur le casino d’Ostende. Il n’a plus accès à ses souvenirs, il est non seulement isolé dans l’espace mais aussi dans le temps, voué à un présent étiré à l’infini

« Pourtant, ma conscience du présent n’est pas altérée, elle est même particulièrement aiguë, comme si la mise à l’arrêt forcée de l’ensemble de mes autres facultés me faisait soudain percevoir, avec une attention décuplée, affûtée, acérée, l’instant visible.« 

C’est un épais brouillard qui lui brouille d’abord la vue, à l’image de celui qui encombre son esprit.

« Je regarde l’épais brouillard à travers la vitre, et il me semble que le monde extérieur  a la même consistance que ma mémoire. »

Dans ce passé indistinct, une image lui revient comme un phare. Il se revoit de plus en plus en distinctement en train d’attendre quelqu’un à l’Hôtel Métropole à Bruxelles…

Un mur infranchissable l’isole de son passé, donc de son histoire, mais surtout de son futur, à tout jamais barré. Un autre mur justifiera le titre de l’ouvrage.

Il y a chez Toussaint, depuis La Salle de Bain en 1985, cette propension à isoler les narrateurs de ses romans et récits dans des lieux clos qui contiennent « toute l’étendue de l’immobilité ».

En 1990, j’écrivais : « Le narrateur de Toussaint est mis dans une position qu’il n’a pas voulue, dont les coordonnées spatiales lui échappent momentanément et avec lesquelles il va bientôt jouer. »

Ces lieux fermés sont des matérialisations de son monde intérieur où le narrateur peut laisser libre cours à son imaginaire, généralement plus riche que son quotidien. Dans l’univers romanesque de Toussaint, il y a aussi une impossibilité de se fuir comme de témoigner du présent, du passage du temps, autrement que par l’écriture, toutes contraintes qui conduisent ses personnages à ruser pour rester dans le game, dans le je, en prise directe avec le paysage qui demeure l’ultime preuve qu’on est ici et maintenant, présent à soi-même et au monde.

Ce texte qui se veut un hommage aux victimes des attentats du 22 Mars 2016 à Bruxelles sera normalement joué du 17 au 27 novembre 2021 par Denis Podalydès au Théâtre des Bouffes du Nord dans une mise en scène d’Aurélien Bory

Le livre sur le site de Minuit

Aurélien Bory parle de sa mise en scène sur France Culture

Les Dossiers de Remue-Méninges : Jean-Philippe Toussaint

Le site de Jean-Philippe TOUSSAINT

La disparition du paysage - La Saison - Théâtre des Bouffes du Nord

2021 – LECTURES DU RENOUVEAU : AIMER, PROCRÉER, AIMER ENCORE / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Le hasard de mes lectures m’a conduit à construire cette rubrique qui évoque le cycle de la vie : l’amour, même s’il s’en va, le désir de procréation et enfin l’amour encore pour ne pas succomber trop vite sous les affres de l’âge. C’est Francis HUSTER qui écrit à une femme qu’il a aimée et qui ne l’aime plus, c’est Maud JAN-AILLERET qui, elle-même, s’est longuement battue pour avoir des enfants et c’est enfin Philippe B. GRIMBERT qui évoque le jeunisme qui affecte notre société à travers la vie d’un cadre encore jeune et séduisant selon ses critères personnels mais beaucoup moins selon ceux des filles et de ses supérieurs hiérarchiques.

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Pourquoi je t’aime

Francis Huster

Mon poche

Pourquoi je t'aime - Poche - Francis Huster - Achat Livre | fnac

Après la rupture de son couple, Francis Huster s’interroge sur la séparation qui, finalement, brise toutes les unions quelle que soit leur nature. Tous les couples se séparent un jour sauf quand les deux personnes qui le constituent décèdent simultanément. Pour que tout soit bien clair, je tiens à préciser que tout ce que j’écris ici n’est que le fruit de ma compréhension de ce texte et du ressenti après ma lecture, rien n’est vérité démontrée, tout est très subjectif.

Dans ce texte, Francis Huster dissèque l’amour qu’il a partagé avec une femme, un amour qui s’est effiloché, défait, anéanti dans le désert de l’incompréhension mutuelle. Ils n’avaient pas les mêmes attentes, les mêmes aspirations, ils n’avaient pas le même statut, la même expérience de la vie, ils voulaient explorer des chemins différents. Lui, dans une démarche progressive, cherche à comprendre ce qu’est l’amour, se comprendre lui-même, à comprendre l’autre, à se faire comprendre à l’autre, aux autres, à se justifier, à expliquer pourquoi il a raison, à vider son sac d’un reste rancœur, à dire comment il s’est sacrifié comme pour se donner raison.

Sa réflexion commence par essayer de répondre à la question : qu’est-ce qu’aimer ? Elle évolue ensuite par un exposé sur ce qui peut influencer la réponse à cette question : la force naturelle qui pousse l’homme à aller de l’avant, à aimer pour se reproduire, à assurer la pérennité de l’espèce ; l’éducation reçue – « J’accuse à la fois les parents, l’éducation – qu’elle soit civile ou religieuse -, de ne pas avoir su, dans la majorité des cas, nous apprendre à bien nous conduire » ; le rôle du destin qui fait se rencontrer deux êtres qui vont s’aimer pour toujours ou pour un bout de temps. Aimer c’est cette alchimie qui résulte de la rencontre de deux êtres qui trouvent, chacun dans l’autre, ce qui leur donne envie de vivre ensemble et de participer à la pérennité de l’espèce.  « Oui, aimer, c’est faire croire à l’autre que notre jardin secret, lui seul aura le droit de le connaître ».

Dans une écriture enfiévrée qui suinte encore de la souffrance de la rupture, Francis Huster explique ce qu’il pense de l’amour en général et de son amour en particulier. Il pose en préalable qu’aimer c’est d’abord s’aimer soi-même, qu’il est impossible d’aimer sans s’aimer soi-même. Il rapporte ensuite ce qu’il a compris, ce qui change entre deux êtres qui s’aiment et pourquoi l’amour fait changer. En passant du « vous » au « il », au « vous » pour accuser, au « il » pour prendre à témoin, prévenir, avertir, généraliser, Il dissèque l’échec qu’il partage avec son autre, en précisant que les lecteurs pourront en tirer quelque enseignement : « J’écris ce livre pour que les gens qui s‘aiment puissent réussir ce que je n’ai pas su réussir, moi : savoir aimer ».

J’ai lu ce livre comme le récit d’une débandade amoureuse écrit par l’un des membres du couple essayant d’évacuer sa souffrance en l’étalant largement, mais aussi en accusant l’autre de ne l’avoir pas compris, de n’avoir pas su le comprendre, mais avec la grandeur d’âme de dévoiler sa zone de culpabilité. Et pour conclure, je laisse cette citation qui ne manque pas de noblesse et d’abnégation : « La beauté de la vie, c’est de tout laisser derrière soi. Pour les autres. Par amour ». Que tous les amoureux en fassent bon usage !

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Donne-moi des fils ou je meurs

Maud Jan-Ailleret

Mon Poche

Livre: Donne-moi des fils ou je meurs, Maud Jan-Ailleret, Mon Poche, Poche,  9782379130878 - Leslibraires.fr

« Donne-moi des enfants, des fils, des filles, des mômes, des kids, des gosses. Donne-moi des enfants ou je vais finir par crever ». Laure implore son mari, et le ciel, elle veut un enfant à n’importe quel prix quitte à en crever. Laure est une femme encore jeune, elle n’a que trente-sept ans, mais elle n’arrive pas à procréer. Fille d’une famille aisée, belle et intelligente, elle a un métier valorisant, elle est mariée avec Antoine beau et riche garçon descendant lui aussi d’une famille aisée. Ils se sont connus à la faculté, ils sont nés tous les deux dans les beaux quartiers de la rive gauche parisienne. Ils se sont mariés très jeunes, ont construit chacun une belle carrière, se sont beaucoup amusé, ont beaucoup fait la fête et quand ils ont pensé à assurer leur descendance ils étaient déjà moins féconds.

Après trois fausses-couches inexpliquées, ils entreprennent le long cheminement des familles souhaitant ardemment peupler leur arbre généalogique et leurs vieux jours : analyses diverses, examens de plus en plus complexes, recours éventuels à l’adoption, … Mais les délais de réponse sont toujours très longs, il faut attendre, attendre et encore attendre… et les résultats sont toujours décevants. Laure n’en peut plus, elle est au bord du gouffre, Antoine s’enfonce dans son boulot et le couple vacille. Alors, elle change de vie en s’inscrivant dans un cours de théâtre, elle essaie de se reconstruire, de trouver une nouvelle raison de vivre, d’oublier son problème … Mais la vie, elle, ne se fie pas toujours au désir et au désespoir de ceux qu’elle habite…

Maud Jan-Ailleret a connu des problèmes similaires à ceux qu’elle décrit dans son récit, elle peut ainsi donner beaucoup de véracité à son texte, elle emporte le lecteur au plus profond de son désespoir et au plus fort de ses folles espérances. Elle projette son texte comme un cri, un hurlement de mère privée de son enfant, alors qu’elle voudrait le délivrer comme une mère qui donne naissance à son enfant. Ce texte m’a ému et même parfois fait vibrer tant il semble écrit dans l’urgence, la précipitation, car il faut toujours courir devant le temps pour ne pas dépasser les limites notamment celle de l’âge de la procréation.

Et, surtout, dans ce texte j’ai trouvé beaucoup, beaucoup, d’humanité, cette chose qui manque si souvent dans notre société actuelle. Tout ce que Maud raconte ne parait pas seulement vrai, mais est vrai : les grandes tablées à la campagne, la marmaille qui piaille sans cesse, l’envie de procréer, le désir d’enfant, les douleurs, les espoirs, les faux espoirs, le regard des autres, les remarques maladroites, la solitude et le parcours inhumain dans les laboratoires, cliniques et hôpitaux… Le lecteur reste en permanence aux côtés de Maud, il voudrait lui tenir la main, lui dire qu’un jour elle aura un enfant au moins…

Le livre sur le site de Grasset

Le site de Mon Poche

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39,4

Philippe B. Grimbert

Le Dilettante

Dans ce roman, Philippe B. Grimbert déambule avec son héros et ses lecteurs par les rues et dans les lieux parisiens où se rencontrent les bobos, il quitte peu la capitale qu’il parcourt à partir de la Butte aux Cailles où réside François son nouvel héros. François est un cadra « bien conservé » qui travaille dans une des grandes entreprises qui règnent sur le monde des nouvelles technologies de l’information. Le cap de la quarantaine émousse son désir pour sa femme qu’il finit par quitter. Il vogue alors de fille en fille jusqu’à ce qu’une petite jeunette lui jette à la figure qu’il est bien trop vieux pour qu’elle envisage une aventure sérieuse avec lui. L’âge devient alors un véritable problème pour lui, « il puait de l’âge comme d’autres puent du bec ». Il essaie toutes les combines existantes pour essayer de paraître plus jeune et surtout de s’affranchir de la dictature des ans très prégnante dans les entreprises issues des nouvelles technologies.

Après avoir perdu un procès pour faire changer son état civil, il tente avec son avocat et un cadre supérieur de son entreprise de créer un projet permettant de conserver l’apparence physique d’un jeune et de remplacer son âge civil par son âge biologique maintenu assez bas par des tripatouillages scientifiques plus ou moins scabreux. Il devient vite l’icône du programme mais la gloire ne l’effleure que peu de temps, il est un beau jour confronté à ce qui peut arriver à n’importe qui, n’importe quand, un accident. Alors sa vision du monde et de ceux qui l’occupent change radicalement, une autre vie commence pour lui…

Dans ce texte écrit dans un style fluide que la richesse du vocabulaire ne réussit pas à encombrer, l’auteur manie avec aisance l’ironie en usant abondamment de la terminologie branchée employée dans le monde des entreprises de pointe et dans l’univers des bobos. Il souligne ainsi l’artifice de la démarche de son héros qui s’intéresse beaucoup plus à son paraître qu’à son être comme il s’intéresse plus au paraître des filles qu’il drague plutôt qu’à leurs qualités. Une façon métaphorique de dénoncer la vacuité intellectuelle de notre société qui ne se réfère qu’à l’image et aux chiffres sans chercher à savoir ce que masquent les images ni d’où proviennent les chiffres que les médias assènent à longueur de journée.

Le programme « HumanProg » initié avec ses deux amis pour créer un être nouveau aux qualités esthétiques égalables à leur docilité et à leur efficience a ramené à ma mémoire la fameuse « Eve future » mise en scène par Villiers de l’Isle-Adam dans son célèbre roman ou encore à l’épouse morte inventée par Georges Rodenbach dans « Bruges-la-morte ». On pourrait croire que Philippe B. Grimbert a cherché à rejoindre les « Illusionnistes » par de-là les ans mais je suis plutôt convaincu qu’il essaie avec toute son ironie de mettre en garde les lecteurs contre les dérives de la société du chiffre et de l’image.

Chaque étape de la vie comporte ses joies et ses peines, ses angoisses et ses douleurs que d’autres aléas viennent encore perturber. Que chacun accepte son âge en profitant de tout ce qu’il peut apporter ! Le mien me permet de tirer une telle conclusion en prolongement de cette lecture.

Le livre sur le site du Dilettante