
Chronique historique, essai, roman, Brouillards de guerre transcende tous ces genres en nous invitant à une saisissante plongée dans le milieu éditorial français (et belge) sous l’Occupation. La liaison amoureuse entre la jeune Dominique Rolin et l’éditeur Robert Denoël qui publie son deuxième roman Les Marais en constitue le fil rouge. Denoël est un homme à bonne fortune : il ne tarde guère à devenir également l’amant de Jeanne Loviton, dite Jean Voilier , elle-même autrice et éditrice, maîtresse de Paul Valery , grande amoureuse des hommes aussi bien que des femmes… Autour de ce quatuor, gravite tout un fourmillement de personnages, intellectuels de tous bords, auteurs confirmés ou en devenir.
L’ouvrage de Maxime Benoît-Jeannin est remarquablement documenté et abonde de détails qui restituent magistralement le bouillonnement de cette époque contrastée.
L’auteur émaille son texte d’extraits de presse de l’époque et de circulaires promulguées par les autorités d’Occupation ou l’Etat français. Les dialogues semblent saisis sur le vif. Le tout est saisissant de vérité.
Denoël est très représentatif de ces temps troublés. Belge d’origine, il monte à Paris où il devient galeriste avant de se lancer dans l’édition. Grand lecteur, l’homme est un grand lecteur doué d’un flair redoutable. En 1929, il publie le roman d’un jeune peintre dont personne ne voulait : Hôtel du Nord d’Eugène Dabit . C’est un succès fracassant. Sa carrière est lancée. La guerre survient et avec elle l’Occupation. Le milieu éditorial français est placé sous la coupe allemande. Les éditeurs parisiens d’origine juive disparaissent ou sont aryanisés ; ceux qui subsistent sont soumis à un strict régime de censure. Mis à part la presse clandestine, qui veut publier un texte, une nouvelle, un article, doit se tourner vers la presse collaborationniste comme Je suis partout ou La Gerbe. La Gerbe est , à cet égard, très emblématique :fondé par le romancier régionaliste Alphonse de Chateaubriant, proche de Doriot et de Déat, cet hebdomadaire attire des signatures très en vue : Cocteau, Jean Giono, Paul Morand, Sacha Guitry, Camille Mauclair sont du nombre, ainsi que Marcel Aymé, ce dernier publiant aussi des nouvelles dans Je Suis Partout.
Trois grands éditeurs se disputent la place parisienne : le collaborateur Grasset, l’opportuniste Denoël et l’ « habile » Gaston Gallimard qui a sauvé sa Maison en acceptant de remplacer Paulhan par Drieu La Rochelle à la tête de la NRF.
Comme peu d’autres périodes de l’histoire, celle-ci oblige tout artiste à se déterminer. Le dilemme est redoutable : faut-il rejeter toute compromission et se résoudre au silence ou, au contraire, accepter le joug de la censure ou pire encore abonder dans l’ignominie ambiante ? Certains, comme René Char prennent les armes et se refusent à toute publication. D’autres, tels Céline, Rebatet, Brasillach et dans une moindre mesure Drieu la Rochelle, se déshonorent. Beaucoup empruntent une voie moyenne : ils continuent de publier mais rien dans leurs écrits ne constitue un soutien à l’occupant, loin de là, si on les lit entre les lignes. Céline et Rebatet mis à part, Maxime Benoît-Jeannin s’abstient de juger : il tente de comprendre et s’étonne par exemple du procès fait systématiquement à Sartre dont la pièce Les Mouches est jouée en 43 : « Sartre n’a pas été le seul écrivain joué à Paris durant cette période qui fut l’âge d’or du théâtre français au XXeme siècle. Il suffit de citer les noms de Giraudoux et d’Anouilh. Mais c’est à lui seul que le reproche est fait. Or le critique André Castelot avait réclamé l’interdiction des Mouches dans la Gerbe, preuve que la pièce avait déplu aux collaborateurs ». A la réflexion, l’attitude de Sartre apparaît salutaire : pourquoi en effet «laisser le champ libre à Drieu, à Montherlant, Chateaubriant, Chardonne, Céline et consorts » ? Une autre figure retient l’attention : Robert Desnos. De septembre 1940 à son arrestation en février 44, Desnos écrit dans le journal collaborationniste Aujourd’hui. Ceci pour des raisons financières mais également pour recueillir des informations qu’il transmet au réseau Agir avec lequel il est entré en contact après la rafle du Vel d’hiver. Il y tient une rubrique littéraire et publie des articles sur des sujets d’actualité. Lui non plus n’a pas à rougir : il fustige les travers de l’occupation dans sa rubrique La Revanche des médiocres et s’en prend de manière très caustique à Céline dont « les colères sentent le bistrot et les fureurs grotesques des ivrognes ». Maxime Benoît-Jeannin évoque Desnos avec tendresse : « esprit libre et vieux « montparno » Desnos connaissait des gens de tous bords. Il faisait la jonction entre la « collaboration civilisée », voire attentiste, et les « résistants clandestins de la presse » soucieux de tous les frémissements de l’opinion et des ondulations de l’histoire en train de se faire. (…) Jusqu’à son arrestation, Desnos fut cruellement jugé par les jeunes poètes de La main à plume ( Groupe surréaliste clandestin) (…) .« Evoluant dans un autre milieu ; ils ignoraient tout des activités de Desnos dans la Résistance et s’offusquaient de sa complaisance. A vingt ans, on est volontiers procureurs ».
Un couple mythique de la littérature incarne plus que tout autre l’ambigüité de Denoël mais aussi les compromissions de Gaston Gallimard : il s’agit de Louis Aragon et d’Elsa Triolet dont les figures attachantes surgissent en maints passages du roman.
Elsa Triolet fait partie des meilleurs auteurs de Denoël dont il publie Le Cheval blanc en 43 et Le Premier Accroc coûte deux cents francs en 44 pour lequel l’autrice obtiendra le prix Goncourt. Aragon sera publié par Denoël de 34 à 36. Juste après son Renaudot pour Les Beaux Quartiers, Aragon offrira la suite à Gallimard qui mettra trois ans à publier Les Voyageurs de l’Impériale. Grand découvreur de talents, Denoël apparaît au final comme un furieux opportuniste, ivre d’un air du temps qui fait voisiner dans son catalogue des chefs d’œuvre de la littérature avec les ordures antisémites.
Les ombres de l’époque ne permettent cependant pas de juger les choses en blanc ou en noir. Le cas particulier des Voyageurs de l’Impériale me donne l’occasion d’ajouter une pièce au puzzle de l’édition sous l’Occupation. Début 41, Gaston Gallimard est en possession d’un jeu d’épreuves corrigé par Aragon. L’armistice ayant été signé, deux censures doivent être franchies : l’allemande et la française.
Gaston Gallimard informe Aragon qu’il connait « quelqu’un » capable de le guider dans les modifications à apporter afin de passer la censure allemande et avise son auteur que de petits changements (« hollandisation » de noms propres allemands) pourraient suffire. Aragon accepte le principe. Il y voit une manière de « contrebande ». Entré dans la clandestinité, il semble bien qu’il n’ait jamais reçu l’exemplaire adapté avant parution.
La première édition de l’œuvre qui paraît en 43 est consternante : non seulement certains noms ont été omis ou « convertis » mais certains passages ont été supprimés, essentiellement ceux concernant l’affaire Dreyfus, le disculpant en prouvant la culpabilité d’Estherazy. Voici Aragon précipité à son corps défendant dans le camp des antisémites par ses éditeurs trop zélés. Au-delà des controverses quant à la date à laquelle Aragon put prendre connaissance de l’édition tronquée, tout ceci démontre les aléas de l’édition sous l’Occupation et l’éventail très large des comportements qu’elle a suscité. Je remercie au passage mon ami Philippe Lesplingart de m’avoir communiqué l’intéressant article de M. Appel-Muller consacré à ce sujet dans le premier numéro des Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet.
Pour Denoël, la déroute allemande puis la libération annonce des heures difficiles. Mais la roue s’arrête : il est assassiné la veille de l’ouverture de son procès, en décembre 1945. Le crime reste non élucidé, ce qui relance la tension romanesque de notre ouvrage en permettant à Maxime Benoît-Jeannin d’échafauder une séduisante hypothèse…
Alors, Denoël fut-il un odieux collaborateur pétri d’antisémitisme ? L’auteur nuance : « Denoel était trop intelligent, trop versatile, trop opportuniste, trop divers pour être un antisémite idéologique et pathologique. Mais il fut l’éditeur de Bagatelles pour un massacre, de Décombres et d’une collection spécialisée dans la dénonciation des Juifs. Disons que ce fut un judéophobe modéré et un antisémite commercial. Aussi coupable que Renault : Renault, c’était des chars d’assaut, les camions. Denoël, le matériel idéologique ». Si l’on veut être de bon compte, ici encore, il convient de recontextualiser. On a du mal aujourd’hui à concevoir l’outrance et souvent la folie qui ont agité les meilleurs esprits dans les années 30 puis sous l’Occupation. Dans sa pénétrante étude Misère de la littérature, terreur de l’histoire, Philippe Roussin rappelle que sur la soixantaine d’articles consacrés en 1938 à Bagatelles pour un massacre, moins d’une dizaine se sont désolidarisés et ont pris position de manière nette contre son contenu. Pire, dans la tradition (trop) française du pamphlet, plus d’un, comme Gide choisirent de ne s’en tenir qu’à la forme et de couvrir Céline au nom de la liberté et des droits de la littérature. « Céline, écrivait-il, excelle dans l’invective. Il l’accroche à n’importe quoi. La juiverie n’est ici qu’un prétexte. (…) Il n’est jamais meilleur que lorsqu’il est le moins mesuré. C’est un créateur. Il parle des Juifs dans Bagatelles, tout comme il parlait, dans Mort à crédit, des asticots que sa force évocatrice venait de créer ». Rien n’est simple dans ce dossier… C’est une des grandes qualités de Maxime Benoît-Jeannin d’avoir évité les écueils du moralisme rétrospectif et d’avoir tenté de comprendre l’époque, sans complaisance ni jugement trop facile.
Brouillards de guerre est un roman ambitieux. La lecture de ses 500 pages n’est pas de tout repos mais elle est passionnante. Toutefois le souffle romanesque se perd par instant dans les méandres d’une chronique profuse, chaque personnage fut-il secondaire étant contextualisé avec une précision quelques fois excessive. Reconnaissons toutefois que ce souci du détail met admirablement en relief ce personnage en surplomb de tout le roman qu’est le Paris des intellectuels et des artistes.
Maxime Benoît-Jeannin a des mots très justes pour décrire le pouvoir d’attraction de la capitale et la cartographie de l’intelligence que dessinent tous ces salons où se retrouvent les esprits qui comptent.
« On y était venu de toutes les régions de France , de tous les pays d’Europe et de tous les continents. Un groupe de gens – hommes et femmes – vivait dans cette capitale merveilleuse. Paris était comparable à un archipel, des passeurs se rendaient d’iles en îles, et ainsi allaient-ils d’un groupe à l’autre. (…) Poètes et artistes vivaient leur liberté. Pourvu qu’on fût invité, on pouvait rencontrer en une soirée, des gens qui n’avaient pas la moindre idée de tous les fils qui les liaient les uns aux autres ». La justesse du ton et la fluidité du style sont une marque de ce roman, même si, sur le long cours, je regrette le manque relatif de cette couleur qui, pour Céline, était la marque d’un grand style.