LE CUISINIER SE POILE d’ETIENNE PICHAULT, illustré par PIERRE KROLL (Cactus Inébranlable) / Une lecture de Gaëtan FAUCER

L’amateur de bonne chère que je suis n’a pas résisté à l’envie de mâcher ses mots… Je veux parler de ceux de Pichault Etienne et de ses délicieux aphorismes.

L’auteur publié pour la première fois aux Editions du Cactus Inébranlable.

Il propose un florilège de mots/mets tout droit, tout chaud, sorti des fourneaux ! Accompagnez le tout d’un pichet…euh… d’un Pichault de rouge ou de blanc, c’est selon ; et laissez-vous aller à la douceur des belles phrases. Un régal ! Comme tout bon mets, mangez-le bien…et surtout, dégustez-le ! Et finissez votre assiette…

Voici un aperçu de la carte :

En entrée :  « J’ai horreur des hors-d’œuvres avariés.

En plat consistant : « Le poisson appâté a fini en pâté de poisson. »

En dessert : « Victor hésite entre un misérable et une gozette. »

La suite est à découvrir dans le recueil. Sans oublier, les illustrations de Pierre Kroll.

L’ouvrage sur le site du Cactus Inébranlable

Articles d’Etienne Pichault pour le magazine C4

LE COUP DE PROJO d’EDI-PHIL SUR LE MONDE DES LETTRES BELGES FRANCOPHONES #41

Les Lectures d’Edi-Phil

Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

Numéro 41 (juin 2021)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones

sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…

A l’affiche :

Six romans (Kenan Görgün, Marie-Pierre Jadin, Arnaud Nihoul, Benoît Roels, Francisco Palomar Custance, Maxime Benoît-Jeannin), des recueils de nouvelles (Véronique Bergen, Ralph Vendôme) ou de poésies (Luc Dellisse, Yves Namur), deux récits (Foulek Ringelheim, Adrien Roselaer) ; les maisons d’édition Les arènes et Arfuyen (France), Genèse (France/Belgique), Ker, 180°, Diagonale, Academia, Le scalde, Samsa et Le cormier (Belgique).

Un coup d’œil dans le rétroviseur et un autre en direction de l’horizon…

J’ai entamé la critique au sens large (recensions, analyses, brèves, dossiers, reportages, interviews, tops 3/5/10 annuels) en 2001 dans la revue Indications (devenue Karoo en 2014). , il y a donc 20 ans. En 2017, j’ai intégré Les Belles Phrases ; en 2018, Le Carnet et les instants; en 2019, les rencontres littéraires de Radio Air-Libre (mes duos avec Jean-Pierre Legrand ont été momentanément suspendus pour cause de pandémie).

Dès 2018, j’ai eu l’idée de cette mini-revue, qui présente bien des avantages par rapport à des recensions séparées, dont une orchestration signifiante. Sur l’édition belge, son actualité principalement mais en osant quelques entorses.

Mais…

La médiation culturelle ne constitue qu’une de mes trois vies.

Mais…

La médiation culturelle me voit travailler sur divers supports.

Mais…

La médiation culturelle, sur la seule plateforme d’Éric Allard, me voit juxtaposer (seul, en duo, en trio, en sextuor même) des feuilletons sur l’histoire du cinéma, celle de la musique occidentale ou celle des Lettres belges… en sus du feuilleton initial évoqué supra et où nous nous trouvons.

Du coup, ne voulant pas être submergé, ou désirant échapper à la pression des auteurs et éditeurs, qui, je l’ai noté, érode quelques enthousiasmes de collègues, j’ai décidé d’espacer et donc réduire Les lectures d’Edi-Phil, qui devraient désormais paraître trois fois par an.  Il n’est pas question non plus de proposer des mini-revues plus longues, je veux rester fidèle à un gabarit, ne pas assommer le lecteur ou le gestionnaire du site. Je vais dès lors essayer d’être plus concis, utiliser à l’occasion des présentations extérieures (sites éditoriaux, lectures de collègues estimés), me réservant pour des considérations personnelles.  

(1)

Kenan GÖRGÜN, Le second disciple, roman/thriller, Les arènes/collection Equinox, Paris, 2019, 395 pages.

Le second disciple | Kenan Görgün | Thrillers | 9782711201112 | Club

Ce livre détonne par une puissance de feu (fond, forme) inusitée en nos Lettres. Ou, à tout le moins, fort rare. Plusieurs personnalités du microcosme m’avaient alerté. Pour Luc Dellisse, Daniel Simon ou David Giannoni, Kenan Görgün méritait d’obtenir le prix Rossel, le plus prestigieux en FWB (il a décroché la finale 2020). Claude Donnay renchérissait :

« Puissant est le mot adéquat. Ce roman m’a pris aux tripes et emporté. KG est un écrivain majeur et incontournable aujourd’hui. »

De quoi est-il question ?

La présentation officielle du livre (par son éditeur) :

« Xavier Brulein, ancien militaire de retour du Moyen-Orient, est écroué après une rixe sanglante dans un bar. En prison, il rencontre Abu Brahim, prédicateur islamiste, l’un des cerveaux du terrible attentat de la Grand-Place. Seul membre de son réseau capturé, Brahim est convaincu d’avoir été sacrifié. Converti avant sa remise en liberté, Xavier devient Abu Kassem, adoptant l’un des noms du Prophète de l’islam. Il infiltre une cellule terroriste pour démasquer ceux qui ont trahi Brahim, devenant l’instrument de sa vengeance, un homme-machine que rien ne saurait faire dévier de sa mission : En comparaison, le 11 septembre sera l’enfance de l’art. »

Dans Le carnet, Joseph Duhamel élargit la perspective :

« L’histoire se déroule à Bruxelles, après les attentats qui ont profondément marqué la Belgique. De jeunes hommes envisagent la suite à leur donner (…) Chacun de ces militants a suivi un trajet de vie différent. Certains peuvent avoir subi l’exclusion, tandis que d’autres peuvent se targuer d’une réelle réussite sociale. Pour tous, la vie a basculé (…) une rencontre qui les marque, celle d’un imam autoproclamé, dont les moyens de persuasion sont finement décrits. (…) Chacun a des raisons différentes de s’engager, des buts différents poursuivis avec des moyens différents. C’est cela que Kenan Görgün décrit : un panel varié de militants, la vie de chacun d’eux et celle d’une cellule terroriste, avec ses tensions. »

Une lecture en trois temps

J’entre aisément dans le livre, impressionné par ses allures de thriller au souffle anglo-saxon (un parfum de James Ellroy), sa tonalité originale, la plongée dans un Bruxelles « de l’autre côté du Canal », aux alentours de Molenbeek ou Koekelberg, au nord-ouest de la capitale, à mille coudées du Pentagone historique, artistique et touristique, ou des banlieues méridionales, verdoyantes et résidentielles. Un cadavre immergé remonte à la surface, des attentats se préparent, le fil narratif se tend. Mais, très vite, les réflexions des protagonistes, Xavier/Abu Kassem et Abu Brahim, prennent le devant du texte. Le flux de leurs pensées, de leurs passés, de leurs errances, de leurs déviances, l’insinuation du doute, la quête d’une identité insaisissable :

« Il faut être fait différemment pour faire la différence. (…) Que puis-je manger de moi sans en mourir ? (…) La première fois qu’il accomplit une chose, l’homme n’est jamais ordinaire. Il met son cœur à l’ouvrage. Il veut vivre la chose à fond. Il se hisse au sommet de sa volonté. Il accomplit l’acte comme si personne ne l’avait fait avant lui. Il agit comme s’il inventait l’acte. (…) il est conscient de la portée de ses gestes. Il sait que chaque geste jette des fondations. Il les veut solides. Sur ces fondations, le pionnier construit l’avenir. » 

Je cale après une centaine de pages. Les sillons psychologique, sociologique voire philosophique donnent son épaisseur et sa touffeur au récit, mais embourbent son volet narratif ; des procédés littéraires tiennent à distance : le fil Abu Brahim se déploie sous la bannière d’une deuxième personne du singulier (« Tu as mis dix minutes pour y aller »), bien des épisodes sont restitués plutôt que vécus en live. Le livre possède une gangue de thriller mais son noyau dur est littéraire, l’action, les rebondissements sont rares, les perceptions et les cogitations luxuriantes. « Trop ! me dis-je. » Je doute de ma lecture, comme les protagonistes Xavier/Abu Kassem et Abu Brahim doutent de leurs trajectoires :

 « J’ai besoin d’ordre pour recoller les morceaux (…) De la mémoire imaginaire. Ça rafistole des faits pour les faire cadrer avec une thèse. (…) Certains soirs, le doute est un requin blanc jailli du canal. (…) Si on ne fait rien d’autre de notre foi, elle va périr. Elle sera détestée de tous. Même, un jour, de nos coreligionnaires. (…) Abu Kassem va tuer des personnages. Des rôles. Des rôles qui, comme le sien, bouffent le reste. (…) Ça veut dire que n’importe lequel d’entre nous peut mourir dans l’attentat d’une autre cellule alors qu’on est en pleins préparatifs ! »

Thèse, antithèse, synthèse

Passé un sas de réadaptation, l’ambition et les réussites du livre m’emportent comme un raz-de-marée. Mes réticences, attachées à des attentes formatées par les lois supposées d’un genre, sont balayées. L’action s’enclenche (différents plans se croisent, du réseau islamiste, de Xavier ou Brahim, en passant par la survenue d’une mystérieuse Fraternité aryenne) et on s’intéresse au destin des anti-héros (à leurs connexions possibles au réel via la famille, l’amour). Surtout, l’analyse, personnages et motivations, réactions des entourages ou accompagnement par la justice, conjugue subtilité et puissance. Une gageure ! L’auteur semble avoir infiltré une cellule, avoir vécu des années auprès de ses membres, en avoir perçu les mille et un tenants et aboutissants. Et son regard est réaliste, loin de toute posture idéologique. Il ne nous présente pas des monstres mais des êtres très humains dont il révèle, pourtant, la monstruosité. L’analyse est sans concession, cinglante et, consubstantiellement, humaniste :

 « Qu’est-ce qui nous a fait devenir ce qu’on est ? ».

Conclusions

Comme le note Joseph Duhamel, l’auteur est « un observateur fin » et « bien documenté des phénomènes sociaux » à l’œuvre en nos pays (et, notamment, à Bruxelles), il décrypte « les marges et le risque que celles-ci font peser sur le vivre ensemble », il « extrapole » et « imagine une évolution vers un futur possible, non sans une inquiète lucidité », affichant une « volonté de faire comprendre, par le biais d’une fiction efficacement menée, des phénomènes mal perçus, si pas franchement caricaturés ». Cette capacité à anticiper, ou du moins à oser une vision prospective, filigrane des lectures prégnantes, comme Soumission (Michel Houellebecq, Flammarion) ou Les vieux ne parlent plus (Vincent Engel, Ker). La description d’un Bruxelles alternatif, mais ô combien réel, interroge l’identité du Tout et sa survivance.

Des questions m’ont paru s’égarer en cours de route (la trahison du réseau à l’égard d’Abu Brahim, la vengeance orchestrée via Abu Kassem), des interactions avec des personnages secondaires adroitement esquissés (L. ou Jean-Christophe) en restent au pointillé, mais ce ne sont là que détails. La fin du livre vous explose l’esprit entre interrogations sur notre avenir (une guerre des fanatismes, un « Brux-Hell » ?) et interpellations sur la manière dont une société doit être reconstruite.

Ce roman, comme le Kipjiru de Jean-Marc Rigaux, va bouger in extremis les lignes de mon Top 10 de la décennie :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/05/03/le-top-des-annees-2010-de-philippe-remy-wilkin/

NB. Voir l’article complet de Joseph Duhamel dans Le carnet :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2019/11/06/gorgun-le-second-disciple/

(2)

Véronique BERGEN, Belgiques, recueil de nouvelles, Ker, Hévillers, 2020, 98 pages.

Véronique Bergen

Près de 100 pages et 10 textes courts sur la Belgique, revisitée spatialement (les cantons de l’Est ; Saint-Idesbald et la Côte ; Bruxelles et sa Grand-Place, son abbaye de la Cambre, ses Marolles, son hôtel Métropole, ses châteaux néo-Renaissance, ses hôtels de maître, sa forêt de Soignes) et temporellement (la Deuxième Guerre mondiale, un attentat contre le roi Léopold II, les travaux de la jonction Nord-Midi, etc.). Les thèmes de prédilection de l’autrice (l’écologie, l’agonie de la planète, la préservation du patrimoine, mais la musique aussi, avec Martha Argerich) se faufilent entre les textes, comme le chat mélomane de La rue des pianistes.

« Un ouvrage mineur de notre autrice belge préférée, loin des sublimes Kaspar Hauser ou Barbarella ? » ai-je pensé un instant, ayant butiné à droite et à gauche, lisant les textes dans le désordre. Puis j’ai remis « de l’ordre dans la ronde », comme aurait dit Jacques De Decker, et repris en commençant par le premier texte, Une forme, une mesure, un chiffre. Et là, au débotté, comme Lagardère trucidant tel ou tel spadassin, l’autrice m’a inscrit sa botte de Nevers en plein front, c’est-à-dire au fond de la tête, là où ça pense et perçoit.

Une forme, une mesure, un chiffre ! Derrière un trompe-l’œil de formules tirées d’un cerveau de génie mathématique, un apport incantatoire scandant le texte, se tend la voile d’une perle littéraire, mise en abyme d’un art et d’une pensée. Et je confesse l’impossibilité de rendre compte de ce qui est lu, on ne peut qu’en effleurer une part de richesse, de mystère, d’intensité.

Dès la première page s’ouvre une distorsion vertigineuse entre la théorie et la vie authentique, les préoccupations qui tissent un destin individuel (la passion des mathématiques, leurs révélations) et l’imbrication dans le Grand Tout du monde, de la Terre, du cosmos. Une distorsion qui renvoie à la perte d’adéquation entre l’humain et la matrice naturelle, qu’il n’a de cesse de meurtrir mais qui le domine de sa puissance assoupie, prête à l’engloutir. Une distorsion d’autant plus tsumamiesque que l’humain confronté n’est pas banal, quand l’orage auquel il fait face l’est… tout en renvoyant à l’insaisissabilité et à la démesure de Dame Nature. Fascinant ! Le texte est lui-même orage. Et le phénomène de croître, de se déployer.  En réalité et en idées. La distorsion initiale devient magistrale dès la deuxième page où se faufile un nouveau leitmotiv, celui des racines du génie et d’un drame originel : Auschwitz. La Shoah et la mort du père, anarchiste. L’interrogation fulminante du Sens. Les immenses possibilités de l’esprit humain se fracassent à l’aune des tragédies de l’Histoire ou des explosions de Gaïa, notre planète nourricière.

Le médiateur/lecteur, semblable au protagoniste du récit, s’avance au cœur du phénomène, serti d’émotions et de réflexions mais submergé, amenuisé, dirigé vers un lâcher-prise qui ne correspond pas à la nature humaine, rupture et angoisse, un retour à l’adéquation primordiale, amniotique. Le secret de notre condition et de notre spécificité ? De notre monstruosité ?

Il faut lire et relire ce texte. Comme une poésie de Mallarmé, une nouvelle de Villiers, une aventure du Gordon Pym des jumeaux Poe et Baudelaire. Ressentir la collusion de l’espace et du temps, des temps. Distinguer les invariants bergeniens qui traversent la foudre et les « crises de nerf du ciel ». Qu’ils soient lexicaux (les listes de mots : « Oursins, tourelles, coquillages, poissons, crabes, méduses » ; les expressions associatives : « les voix miradors »)  ou thématiques (le respect de la gent animale mène à user d’un chien comme interlocuteur privilégié ou de divers chats comme témoins et narrateurs ; la présence juive en Belgique et son assassinat ; plus largement, une lutte de l’autrice contre l’amnésie, sous toutes ses formes, qui renvoie, une fois encore, à notre ami commun Jacques De Decker, qui en avait fait un credo de vie et d’œuvre). Jusqu’à buter sur l’énigme originelle :

« J’ai beau calculer l’abscisse et l’ordonnée des yeux qui nous observent, le corps de leur propriétaire me demeure inconnu. »

Ou sur la nostalgie la plus déchirante :

« Mes mains gardent le souvenir des châteaux de mon enfance. Quels châteaux de sable, élève Alexandre, quelle enfance ? Vous savez bien que vous n’avez pas eu d’enfance, que dans les cendres de votre père, vous n’avez construit aucun château-fort. »

 La percussion de ce texte inclinerait à ne pas commenter le recueil plus avant, mais une poignée d’indices s’imposent. Ainsi, dans Le sourcier des Marolles, l’autrice pourrait, consciemment ou pas, commenter son propre travail, son œuvre :

« Ma mission ? Récupérer les choses mises au rebut, leur redonner vie, créer des espaces de rêve, assembler des familles d’objets qui relient la terre et le ciel. »

Une lecture idéale glisserait peut-être en contrepoint du premier texte, halluciné, le troisième, Le château de Watermael-Boitsfort, tout en douceur amère, ravinée. Une mise en abyme, encore ! De la destruction du patrimoine et de la perte d’âme bulldozérisée par des criminels en col blanc. J’ai moi-même longtemps et « soventes fois » erré à l’ombre des ruines du château « cousin », dans le parc Tournay-Solvay, embrumé par des salves oniriques. Et ces pages seront relues sur un banc, au coin du potager ou, un peu plus loin, en bordure des Etangs.

PS

Notre collègue Jean-Pierre LEGRAND partage notre admiration pour une autrice frisant souvent la combustion. Dans une analyse récente, il s’attarde sur d’autres nouvelles ou aspects du recueil, mais il nous rejoint sur le premier texte, ô joie de l’empathie et de la confirmation, y apporte un éclairage complémentaire, ose des noms qui sarabandent avec les miens : Shakespeare, Wagner.

Lisons-le :  

(3)

Ralph VENDÔME, La théorie du parapluie, recueil de nouvelles, Le scalde, Bruxelles, 2020, 199 pages.

LA THEORIE DU PARAPLUIE VENDOME RALPH LE SCALDE 9782930988160 LITTERATURE  LITTERATURE BELGE - Librairie Filigranes

Un premier livre publié ! Et par un éditeur encore assez neuf, Le scalde a été fondé par Eric Fagny en 2017 :

https://www.editionslescalde.be/

Mystère et suspense, donc. Mon entrée dans le livre est distraite un moment par quelques détails : la couverture dessinée et naïve, les photos d’auteur et l’inversion des codes de présentation livre/écrivain. A contrario, la plongée dans le recueil est très agréable : la mise en page est aérée et en parfaite adéquation avec le contenu des seize textes proposés.

Faux paradoxe ! Seize textes évoquent ces âges inquiétants des extrêmes, enfance/jeunesse et vieillesse, abordent des thématiques teintées de gravité, qui ont à voir avec la marginalisation, l’amenuisement ou l’humiliation, le deuil, etc., mais, ô surprise, ô plaisir, ils se déclinent dans une langue fluide et gouleyante, traversée par des pointes d’humour, d’humanisme. En clair ? Un charme opère ! Qui aboutit à une lecture agréable et enjouée, du début à la fin. Un charme ! Insistons. L’appréhension globale transcende les contenus et les analyses, et renvoie à ce qui fonde un talent littéraire. A ce qui distingue un écrivant neutre ou malhabile d’un véritable écrivain.

Allons y voir de plus près.

Une première réussite : l’orchestration du recueil

Les premier et dernier textes offrent une mise en abyme du travail de Ralph Vendôme. Dans Messi, un garçonnet joue au football mais tout seul, dans la rue, son ballon lui échappe, dévale jusqu’à un camion poubelle, jusque sous la plante du pied d’un éboueur. Menaçant. Très :

« Une sorte de défenseur central intraitable, infranchissable, qui n’hésite pas à jouer de sa stature et de ses bras pour empêcher l’attaquant adverse, le numéro « 10 », de poursuivre sa course vers le but. Un type capable » de mettre le pied pour le faire trébucher, de lui donner un coup de coude, d’essuyer ses crampons sur sa cuisse. »

Dans Une évasion, un prisonnier, lors d’un déplacement en fourgon, est libéré par ses complices et s’envole dans la nature… en embarquant involontairement un vieillard, qui a confondu la voiture des gangsters avec un taxi. Les deux textes, vifs et mouvementés, dégagent suspense et tension, inquiétude quant à l’avenir de nos deux protagonistes (junior et senior). Pourtant, sans déflorer suites et chutes, admirons l’art de la feinte de notre auteur, il dribble nos attentes et incurve le sens des deux trames.

Mise en abyme ! L’ensemble des textes nous balade entre des vécus d’enfants et de personnes âgées. Des nouvelles ? Plutôt que de petites histoires dénouées, on a la plupart du temps des tranches de vie. Modulées. Certaines s’apparentent à des constats mais la plupart sont des points d’inflexion, elles placent un personnage face à un moment de bascule. Et un étendard se hisse, celui d’une foi en la vie, en l’espoir. Très jeune ou très vieux, il n’est pas toujours trop tôt ou tard pour décider de son destin, de sa trajectoire, en changer le cours.

Une deuxième réussite : le ton

Une saine fraîcheur domine la lecture, côté fond et forme :

« Un ballon comme une planète d’enfant, sans frontières, sans hémisphères, sans mers (…). »

Une fraîcheur dans l’appréhension du réel, la perspective du lecteur se renouvelant en embrassant celle des protagonistes, car la vie n’est pas perçue identiquement, ni même l’horizon, selon que l’on ait sept ans ou nonante ans, que l’on soit aveugle ou veuf, etc.

Une fraîcheur dans l’appréhension de l’auteur lui-même. Dont on devine le plaisir à écrire et à raconter.

Une troisième réussite : l’équilibre du recueil

La qualité ne faiblit guère durant les 200 pages : L’éclipse de Charles, L’amant de Tantine (et la leçon de résistance qui pointe le nez quand on ne l’attend plus), Les jardins secrets, L’ambassadeur, Devoirs inachevés

Une quatrième réussite : un parfum poétique

Une écriture primesautière et une narration claire n’entravent nullement l’insinuation de la littérarité. Des texticules poétiques viennent entrecouper les nouvelles et assènent un supplément de sens, d’empathie :

« L’homme d’aujourd’hui est lourd des hommes successifs qu’il a été, depuis que l’enfant s’est terré. » ;

« On ne comprend pas toujours les poèmes qu’on récite sans faute. »

Il y a aussi de discrètes insinuations d’un background culturel (qui épanouit la complicité avec le gourmet littéraire) : « Sappho et Vanzetti », etc. Et le naturel des images, le plaisir d’un délié du mot, de la phrase.

Conclusions ?

Plongez vite dans ce recueil ! Il ne peut guère décevoir, tant l’émotion, l’invention et donc la surprise guettent à chaque coin de page et ce sans le recours factice à la surenchère.

(4)

Marie-Pierre JADIN, Brasiers, roman policier, Ker, Hévillers, 2020, 153 pages.

Brasiers

Ce roman, le premier publié par Marie-Pierre Jadin, a obtenu le prix Fintro en 2019. Un prix attribué à des récits policiers dus à des auteurs qui n’ont pas encore été publiés à compte d’éditeur. Avant d’attaquer, on notera la couverture en noir/sépia d’Eva Mizeqari, que nous avons déjà louée en ces pages (son travail sur la collection Belgiques du même Ker est remarquable) : le lecteur est illico précipité dans une atmosphère sombre, des mystères irradiant une propriété, une ferme reculées.

L’article de Michel Torrekens, dans Le carnet, était très complet, excellent, et je préfère y renvoyer pour la mise en situation, l’extrait (j’aurais choisi les mêmes lignes) et l’analyse globale :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/03/08/brasiers-prix-fintro-ecritures-noires/

Mes observations personnelles ?

C’est un roman en demi-teintes, feutré. A tous points de vue. L’écriture ou la narration ne bousculent pas (la première page thriller citée par mon collègue supra n’aura pas d’équivalent dans la suite du livre) il n’y a pas pléthore de rebondissements ou d’analyses, on n’est pas emporté par des sentiments puissants d’angoisse, de peur, d’empathie, etc. Mais, dès le début et jusqu’à la dernière page, on lit avec facilité et plaisir, au gré d’une écriture sobre, d’un récit équilibré qui n’a de cesse de nous intriguer, de poser de petits questionnements qui, tous, nous alertent. Le tracteur disparu : qui, pourquoi ? Le cadavre dans la niche de la maison d’Antonio et Cécile. Le comportement erratique du premier et le désarroi de sa compagne. Les motivations du disparu. Le drame familial vécu par l’un des deux héros du livre, le jeune policier Delcourt.  Etc.

Un paradoxe de détail : les personnages ne sont pas décrits physiquement, ou si peu, alors qu’ils sont habilement esquissés quant à leurs personnalités (la policière Ruth, le fermier Willocq, Madame Lefebvre, etc.). Un choix ?

De nombreux éléments sont posés calmement, pour asseoir le plaisir de lire, de comprendre. Judicieusement. Par exemple, les malles qui débarquent chez Cécile, la deuxième protagoniste du récit. Qui entrouvrent une enquête parallèle. Distillent naturellement la perception du sous-texte énigmatique.

Brasiers, de par son économie d’effets et de moyens, son aspect sautillant et abouti pourtant, serait un très intéressant objet d’études dans un milieu scolaire (secondaire) ou un atelier d’écriture. Comment planter un décor, un suspense ? Comment ensuite le nourrir ? Etc.

(5)

Arnaud NIHOUL, Claymore, roman policier, Genèse, Paris/Bruxelles, 2020, 272 pages.

Claymore - Arnaud Nihoul

J’ai attaqué avec appétit. Le premier roman de cet architecte namurois, Caitlin, avait recueilli les faveurs du public (Prix Saga Café) et de l’establishment (Prix Sabam Littérature), l’auteur possède l’originalité de planter ses décors dans des réalités exotiques.

Pour l’intrigue ou les ingrédients qui m’ont poussé vers la lecture, je vous renvoie à l’article de l’excellent Ghislain Cotton et à sa touche d’humour :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/04/15/nihoul-claymore/

Je partage le sous-texte de mon collègue, qu’il faut pouvoir lire entre les lignes : il insinue une appréhension en deux temps. Et je vais décliner ma lecture en trois temps.

Premier temps

Arnaud Nihoul dépose sur la table du lecteur une série d’ingrédients de qualité : les décors écossais (Hébrides, une île isolée battue par les vents, une distillerie de whiskey, un manoir), la volonté de tisser une trame narrative nourrie (près de 300 pages et des mannes de détails finissant par révéler leur utilité), des esquisses de vie pour chacun de ses personnages, une langue classique, des scènes marquantes (le cadavre dans le tonneau, la poursuite en bateau, le tourbillon et ses secrets, etc.), un écho des réalités du monde (des investisseurs prêts à tout). Le lecteur francophone, indubitablement, trouve ici une ambition rare, une volonté de raconter une histoire avec des personnages bien campés.

Deuxième temps

Un manque, une frustration viennent interférer et brouiller l’élan du lecteur. Sans doute en rapport avec un académisme omniprésent. Dans le fond et la forme. Côté écriture, la phrase est fluide et sans aspérité, mais, maniaque du crayon, je n’ai guère coché, ce qui indique la rareté de saillies poétiques ou dialectiques, tout en pointant des passages initiant à un univers (la distillerie), une pratique (le goût).

Côté récit, il y a un grand paradoxe : les ingrédients narratifs sont supérieurs à la moyenne, largement même (les personnages ont un background consistant, il y a des idées originales, des moments significatifs feraient de belles scènes de cinéma), mais leur mise en œuvre nous tient à distance : telle scène palpitante nous est décrite quand on connaît déjà son épilogue, telle autre nous est restituée mais on ne la vit pas de l’intérieur.

Curieusement, je quitte le roman sur une belle réussite, une surprise toute en subtilité et émotion, jusque dans les mots :

« Dans sa paume, cette plume était lourde comme le poids d’une âme qu’on ne veut pas laisser partir. »

Au débotté, je me rappelle avoir adoré l’entrée dans le livre, un mini-thriller vif et décapant. Entre les deux ? Cette impression que l’auteur a troqué la complexité contre la complication. Alors qu’il aurait dû dégager le terrain pour ses lignes de force.

Troisième temps

Comme des effluves entre deux tonneaux, un charme entêtant persévère au-delà de la dernière page. Et je comprends soudain ce qui constitue la vraie réussite du livre. L’auteur a dressé un beau portrait de héros avec son maître assembleur Erwyn et tissé tout autour de celui-ci, via une série de personnages-relais, une philosophie humaniste qui confine à l’utopie (au sens le plus noble, l’esquisse d’un monde idéal rendu possible par l’élévation de pensée de ses participants), une utopie blottie sur une île isolée et sauvage mais contre laquelle viennent se fracasser la violence et l’immoralité du monde globalisé.

Et si l’ouvrage relevait de la mise en abyme ? Qu’il ne fallait pas s’arrêter à ses apparences et se tromper d’attentes ? Si, tel un vin ou un whiskey de qualité, il fallait laisser filer la première salve de perceptions (voire les premières) pour s’ouvrir patiemment à une infiltration plus profonde ?

(6)

Benoît ROELS, Les pantins innocents, roman, Academia/collection Evasion, Louvain-la-Neuve, 366 pages.

Couverture Les Pantins innocents

Qu’annonce l’éditeur sur son site ?

« Deux jeunes femmes gagnent une croisière dans le Pacifique mais le séjour est ponctué d’incidents inquiétants : qui joue avec les nerfs des participants ?

Loin de ce voyage tumultueux, un couple atypique a pour mission de visiter les grands musées et poser pour un selfie insolite devant chacun des chefs-d’œuvre de l’Histoire de l’Art. Et si tous ces acteurs étaient les pions d’une même volonté artistique effroyable ? La dernière œuvre d’un malade ou d’un fou ? »

Des éléments attractifs

Il y en a beaucoup. Une immersion dans le monde de l’art, un parfum de thriller, un voyage au bout du monde (Vietnam, Mongolie, Chine, Sibérie, Venise, etc.) et un jeu énigmatique, un groupe de voyageurs aussi ou de participants aux divers pans du Plan, qui mêlent les profils (ethniques, sexuels, sociaux, intellectuels, générationnels). Du coup, on songe à ces films tirés des romans d’Agatha Christie (Mort sur le Nil, Le crime de l’Orient-Express, etc.), où un microcosme s’agite sous nos yeux, dévoilant progressivement ses petits secrets.

A charge et à décharge

Passé un prologue vif et mystérieux, mon appétit fond : les personnages manquent de définition (physique et psychique), le récit de consistance, la langue de charme. L’auteur offre pourtant des saillies bienvenues (« Le silence embruma la pièce »), divers passages, surtout, des allures d’encarts prolongés, méritent une lecture attentive et relancent l’intérêt. Il s’agit d’explications sur les œuvres observées, l’histoire de la peinture, jusqu’à sa mutation obligée face à la photographie, l’irruption et les métamorphoses de l’art moderne.

Avec un tout autre dosage et des aménagements, Benoît Roels aurait-il pu nous délivrer un Monde de Sophie de l’Art ou de la peinture ? Il en reste une fragrance.

In fine

Les pantins innocents n’est pas un roman destiné aux gourmets littéraires mais l’écriture et la narration sont fluides, au service d’un récit qui peut trouver son public, oscillant entre des fantasmes de télé-réalité et des interrogations sur la création, la vie des artistes, leur positionnement face à leur pratique ou à la société. On peut parler d’élan pédagogique : Benoît Roels prend un lecteur par la main depuis ce qui attire celui-ci trop aisément pour le mener vers une information et un questionnement.

(7)

Francisco PALOMAR CUSTANCE, Le fils du matador, Diagonale, Namur, 233 pages.

Un premier roman de qualité, évoqué dans Le carnet :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2021/02/24/palomar-custance-le-fils-du-matador/

(8)

Foulek RINGELHEIM, Boule de Juif, Genèse, Bruxelles/Paris, 2021, 134 pages.

Un beau récit de vie. Les heurs et malheurs d’un enfant juif, à Liège, avant, pendant et juste après la Deuxième Guerre mondiale. J’en ai parlé dans Le carnet :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2021/03/10/ringelheim-boule-de-juif/

Cette lecture est à mettre en correspondance avec les beaux livres d’Adolphe Nysenholc (Bubelè, l’enfant à l’ombre, réédité par Espace Nord) et d’Alain Berenboom (Monsieur Optimiste, Genèse éditions).

(9)

Adrien ROSELAER, D’Artagnan, obscur ou illustre ?, biographie historique, 180° éditions, Bruxelles, 2021, 108 pages.

Ebook: D'Artagnan. Obscur ou illustre ?, Obscur ou illustre ?, Adrien  Roselaer, 180° éditions, 2910183575142 - Leslibraires.fr

Quel plaisir de découvrir sous toutes ses coutures un personnage lové depuis toujours dans mon imaginaire !

Ma recension dans Le carnet :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2021/04/19/roselaer-dartagnan-obscur-ou-illustre/

(10)

Maxime BENOÎT-JEANNIN, On dira que j’ai rêvé, roman, Samsa/AAM, 183 pages.

Dans Le carnet, ce roman a eu droit à mon « Coup de cœur » :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2021/05/20/benoit-jeannin-on-dira-que-j-ai-reve/

Il mérite un bonus, sous forme de confidences inter nos

J’ai vécu un glissement inattendu : les souvenirs du narrateur, c’est-à-dire ceux de l’auteur, sont aussi, très souvent, les miens. Tout ce qu’il écrit résonne et m’engourdit. Qu’il décrive sa relation (particulière) à son épouse ou ses balades, emploie des mots rares comme « phalanstère » ou « épiphanie », évoque Saint-Dié ou Lyon (et le parc de la Tête d’or, la Cité internationale et son hôtel, etc.), un livre et un auteur oubliés comme Manouche et Peyreffite, l’Œdipe-Roi de Pasolini, etc. En fait, j’ai lu en ayant l’impression que le livre m’était adressé, qu’il était une sorte de machine à remonter le temps, à exhumer l’or du temps, de MON temps. Sensation unique ! Et je dois figer cette interaction. Pour Maxime, pour moi, pour le lecteur curieux. C’est qu’elle renvoie à l’objet même de la quête de l’auteur et prolonge sa réflexion, son questionnement.

L’art, ici, percute les soubassements de l’invisible, nous ne pouvons qu’enregistrer des faits que tout esprit ouvert estimera interpellants. J’ose ? J’ose. En distinguant trois catégories de signes.

1.

Beaucoup sont anecdotiques, logiques entre personnes vouées à la culture…

. Hergé est le personnage d’un de mes romans, l’ami de mon héros récurrent. Le Lotus bleu est sans doute l’album qui m’a le plus marqué au niveau sensibilité.

. Sartre et Le diable et le bon dieu, mes plus grands sujets de réflexion en fin d’humanités.

. Le Satiricon, retrouvé en version originale à l’université, m’a précipité dès l’adolescence dans une passion pour Fellini et le cinéma italien.

. Wallenberg, une aventure et un mystère qui m’ont passionné.

. Le chagrin et la pitié m’a révélé la véritable France de l’Occupation. Ce film documentaire, longtemps censuré, est dû à Marcel Ophüls, le fils d’une de mes icônes, Max Ophüls.

. Kerouac.

. Etc.

2.

D’autres sont plus troublants…

. Mon premier travail rémunéré comme écrivain (comme écrivant, alors) était consacré à un phalanstère.

. Le film de Pasolini et Œdipe étaient le cœur de mon mémoire de romaniste.

. Saint-Dié me ramène à une révélation-phare de mon étude sur Colomb (mon travail le plus long, étalé sur 20 ans).

. Lyon est ma ville de cœur à l’étranger, celle où je me suis le plus construit, y voyageant seul puis avec mes parents, mon meilleur ami, ma future épouse, etc. Ma marraine y avait épousé un architecte dont le bureau était situé place Bellecour. J’ai vécu une expérience mystique dans le parc de la Tête d’or, etc.

. Manouche ! Une des plus grandes audaces de mon adolescence. Aller dérober un des livres de mon père, qui avait des goûts si opposés à ceux (classiques) de ma mère, pour m’ouvrir d’autres horizons, alors que nous vivions hors du monde, sans voisins, au milieu de terres expropriées.

. Nerval ? Il a changé définitivement mon rapport à la fiction et à l’écriture quand, en fin de primaires, je lus les Filles du feu et me retrouvai partagé entre deux passions : Nerval et… Bob Morane. Qui allaient trouver dans la foulée, à l’entrée dans le secondaire, une forme de symbiose dans le roman inachevé et méconnu de Poe/Baudelaire Gordon Pym. Dont le secret consiste à raconter de l’aventure avec de l’écriture.

. Im Lauf der Zeit ! Un film emblématique, auquel j’ai consacré une longue analyse dans un feuilleton sur l’histoire du cinéma. Dans mon Top 100 de tous les temps et mon Top 10 des années 70. Le meilleur Wenders ! Un repère de ma construction.

. Lawrence d’Arabie ! Mon héros historique, et sa photo surplombe mon clavier d’écrivain.  Accaparé comme personnage de roman et ami (lui aussi !) de mon héros fétiche. Objet d’études approfondies. Peter O’Toole et le film de David Lean au sommet de mes prédilections cinéphiliques !

. J’ai croisé un personnage fort semblable à Christian Didier dans le microcosme littéraire belge, il s’est collé à mes basques, il était très inquiétant et j’ai réussi à m’en écarter.

. le « Serge » ami d’enfance de l’auteur semble parallèle d’un « Sergio » (pseudonyme), qui fut mon modèle entre 12 et 15 ans.

. Maxime évoque un « Quique » quand mon frère cadet, dont je fus longtemps inséparable, était surnommé « Kik ».

. « Christian », le prénom qui traverse tout le roman, est aussi le prénom de l’éditeur que je partage avec Maxime depuis de longues années.

3.

La dernière salve réunit les cas les plus déstabilisants…

. Le « 14 mai ». La date scande le roman et sa révélation, or c’est ma date fétiche, celle de la naissance de mon couple, que je vois comme ma vraie naissance, à vingt ans.

. « Epiphanie ». Le titre d’une pièce de Jacques De Decker, l’un des mots-clés de cet auteur auquel je consacre un essai, achevé juste avant ma lecture de Maxime. Et le titre d’un feuilleton proposé à l’éditeur de Maxime, il y a quelques mois, en hommage au même JDD.

. Le phénomène en marche ! Ma première soirée en compagnie dudit JDD nous a vus discuter des convergences, des signes et synchronicités. Intensément. Or ma mère est morte cette nuit-là en tombant ; j’avais rendu le matin même, et un mois à l’avance, une critique de livre intitulée Balance ta mère ! ; quelques heures plus tard, je décrochai mon premier prix littéraire pour le premier livre où apparaissait clairement celle qui venait de décéder.

. Le phénomène revisité ! Durant l’été 2020, entre deux confinements liés à la pandémie, j’ai réussi à revoir mes deux amis d’enfance et abordé la thématique précédente avec l’un d’eux, ma référence intellectuelle majeure, qui l’a mise en relation avec les synchronicités chères à Jung. Or celui qui m’a éclairé s’appelle Etienne quand son équivalent, pour Maxime Benoît-Jeannin, se nomme Stéphane. Stéphane et Etienne sont des variantes du même nom latin !

Quel lien, dès lors, m’unit à Maxime Benoît-Jeannin ? Je ne lui ai adressé que quelques mots de visu, notre premier échange remonte à une finale de prix littéraire dans le centre-ville mais ce Français venu des Vosges vit à cinq minutes à pied de chez moi.

Et pour terminer…

…selon mon habitude, loin de toute analyse, dans le plaisir pur de la perception…

…des extraits de deux recueils de poésies, livrés par deux figures référentielles de nos Lettres …

(11)

Luc DELLISSE, Le cercle des îles, Le cormier, Bruxelles, 2020, 98 pages.

Luc Dellisse : La poésie lectrice de l'île (Le cercle des îles)

Une deuxième salve, après celle de décembre 2020. J’ai choisi cette fois le texte 3 de Retour dans l’île, Une mémoire sicilienne (page 72) :

« Les matins écrasés dans le poing de la vigne

Ont laissé un pollen transparent dans l’air

Vertige remontant les créneaux de la

Paresse et gagnant le large

Et je reprends l’oiseau, le sillage des nerfs

J’appuie mes yeux sur le hublot

Je touche avec mon sang

Les trois pointes du regard. »

NB. Pour en savoir plus sur ce recueil, la recension de Frédéric Saenen :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/12/01/dellisse-le-cercle-des-iles/

(12)

Yves NAMUR, Dis-moi quelque chose, Arfuyen, Paris-Orbey, 2021, 140 pages.

Une suite, 115 fragments, des sizains. J’en prélève trois (1, 8 et 11) dans la première partie, L’automne :

« Dis-moi quelque chose

Qui comblerait le manque

Ferait de nos yeux vides

Une forêt de cœurs orageux

Une pluie étoilée

Un poème entrouvert 

(…)

Dis-moi quelque chose

Qui soit un murmure dans nos têtes

Et ferait de nous

Ce léger tremblement qu’on devine

Lorsque le matin s’invite

Sur la rosée

( …)

Dis-moi quelque chose

Qu’on pourrait remonter du puits

Un geste ancien

Une parole incertaine

Ou un seau de regrets

Tous ces riens abandonnés au temps »

Ces mots, découverts quelques jours après la date anniversaire de la disparition de Jacques De Decker, résonnent particulièrement et tissent un lien filigrané entre Yves Namur, qui lui a succédé à la tête de l’Académie Royale, Luc Delisse et moi, tous trois très attachés au disparu.

NB. Pour en savoir plus sur ce recueil, la recension de Charline Lambert :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2021/05/04/namur-dois-moi-quelque-chose/

Philippe Remy-Wilkin.

LES COULEURS DE LA PEUR d’ISABELLE FABLE (M.E.O.) / Une lecture d’Éric ALLARD

meo-actualites

Dans ce nouvel ouvrage, Isabelle Fable nous embarque dans des nouvelles contrastées qui tirent vers le conte, cruel ou bien drôle, en tout cas jamais mièvre, toujours piquant.

Au fil des dix histoires, on trouve des Barbe bleue, des belles captives, une sorcière ou l’autre, un papillon sans ailes, un chien empaillé et des chats. Mais aussi des traquenards et des malentendus sur des noms, des variations sur le thème du double, une structure de conte classique souvent dévoyée, ce qui donne tout son sel au recueil.

Plus d’un personnage féminin se joue du rôle qu’on lui attribue pour prendre sa revanche, d’une manière vive ou plaisante.

Ainsi, dans Figlia della luna, Paola, une plasticienne en vacances, est emprisonnée, accusée de sorcellerie, ce dont elle se défend. Elle réussira à s’évader et rendre à son ravisseur la monnaie de sa pièce en le prenant au mot.

Dans une des plus savoureuses nouvelles, Drame au château des Dames, un comte organise un jeu galant où des dames affublées d’un bandeau sur les yeux doivent trouver la sortie la première pour devenir son épouse. Mais le vicomte chargé d’organiser le concours y introduit une souillon affectée d’un handicap…

Dans Plume, un jeune homme du nom de Plume est, dans le cadre de la foire du midi, confronté à une multiplication de doubles de sa fiancée…

Enfin dans, Rouge amour, la terrible nouvelle qui clôt le recueil, on ne rit plus, on sort de la pure fiction ; Isabelle Fable raconte une excision doublée d’une infibulation…

Comme le titre de l’ouvrage l’indique, le thème de la peur est décliné différemment dans chaque nouvelle ; cela va de la peur bleue ou verte à la peur blanche en passant par tout le spectre des frayeurs ou appréhensions. Peurs se fondant sur un leurre, peurs paniques ou peurs primitives, on sait que ce sentiment fait partie prenante du monde du conte et Isabelle Fable en fait dans ses récits le meilleur usage possible.

On en redemande.

Le livre sur le site des Editions M.E.O.

Le site d’Isabelle FABLE

LA FABRIQUE DES MÉTIERS : 85. TERRASSONAUTE (et HORECAILLE)

Wee Blue Coo Vincent Van Gogh Cafe Terrace Place du Forum Arles 1888 Wall  Art Print Mur Décor 30 x 41 cm: Amazon.fr: Cuisine & Maison

Dans toutes les contrées de notre petite planète chaude (sauf en mai), le terrassonaute n’a de cesse de trouver le même environnement, constitué de tables et de chaises avec parasols et serveurs se déplaçant d’une tablée à l’autre pour se rejoindre dans un lieu couvert et ombragé, dissimulant un comptoir et une cuisine.

Dès qu’il a trouvé une place libre, le terrassonaute y établit ses quartiers où il se fait servir à boire et manger (dans cet ordre-là). Il faut dire que l’ancêtre du terrassonaute n’a pas toujours mangé à sa faim ; pour sa pitance, il est allé jusqu’à descendre sous terre et sillonné les mers… Une fois servi, le terrassonaute glougloute, mastique, complote, hume et fume, prend l’air et les toxines qu’il renferme.

Là, il se cultive, au son d’un air de guitare ou d’un poème psalmodié (et parfois écrit) avec les pieds. Si, de plus, il lui est offert de la musique, planante ou exotique, offerte par des artistes costumés et animés, comme pour un carnaval, il est au bord de l’extase.
Il a une obsession : il se croit suivi à la trace alors qu’il occupe une place permanente en terrasse, au sein de sa bulle, qu’il ne pense qu’à éclater, ce grand enfant.

Des milliers d’années d’affrontements et de rassemblements divers, de haines dispersées pour si peu d’amour, ont abouti à l’Homo terrassus… qui succède dans l’ordre des primates à l’Homo festivus. C’est le terminus, le stade terminal de l’Homme : au-delà, son ticket n’est plus valable.

L’Âge d’or de l’humanité était atteint depuis cinquante ans et on n’en avait rien su. Sauf si le système laissait le commensal récriminer, comme pour noyer le poisson, afin de lui laisser croire qu’il possédait toujours son quant-à-soi, son esprit logicomplotiste, plus soralien et dieudonesque que wittgensteinien.

L’intensité des guerres passées, l’ardeur des relations passionnelles, l’acuité des luttes sociales se sont concentréees sur l’aire de la terrasse. La Terrasse est le nouveau panopticon d’où voir le monde. Au nord de la Terrasse, il y a le monde des affaires. À l’est, le monde des tour-operateurs ; à l’ouest, le monde culturel. Au sud, les parcs d’attractions et l’Événementiel. La Terrasse est au cœur du système. Elle a l’œil de l’horecaille.

Car l’emblème de l’Homo terrassus, son animal fétiche élevé au rang d’animal sacré, est l’horecaille, un gallinacé contrasté et difforme, guère appétissant – sinon on le boufferait -, souvent geignard, qui glousse et caquète et ronchonne quand on menace de fermer ou restreindre l’accès au cadre de vie qu’il partage avec l’Homo terrassus. 

L’horecaille fait tellement pitié qu’il donne envie d’en avoir un chez soi en remplacement de son chat Gribouille, trop indépendant, ou de son chien Max, trop servile.

Ses prises de paroles ont plus de poids que celle d’un ministre-président ou d’un président de conseil régional. Elles attirent caméras & micros et sont relayées en boucle sur les réseaux sociaux qui se nourrissent des plaintes de la terrassophilie.

L’horecaille est ainsi devenue la mascotte des lieux culturels et sportifs, le totem de la société de consolation. Chaque organisme culturel, chaque club sportif possède son horecaille, sans quoi la culture de masse et le sport d’élite se flétriraient, iraient à vau-l’eau. Qui souhaiterait encore fréquenter un centre culturel, un stade qui ne posséderait pas son horecaille pour entendre, à la mi-temps et après le spectacle, son cancanement criard comme une crécelle qui rappelle la folie des matches ou les applaudissements et sifflets de fins de concert de Francis Lalanne?  

Nul besoin d’étudier longuement pour devenir terrassonaute, c’est un état de fête. Les plus grands terrassonautes de l’histoire contemporaine préfèrent ignorer ce qu’il y a à savoir ; ce qui ne ferait que contrecarrer leur vision d’un monde contrôlé et dirigé par des mains sales et cependant invisibles.

Alertons enfin le public pressé de le rejoindre qu’il ne faut jamais contredire un terrassonaute sur le point de se sustenter lorsqu’il pérore sur l’état du monde ou comment celui-ci aurait dû tourner si les rêves de ses ascendants n’avaient pas ranci car il peut avoir l’alcool mauvais ou la digestion difficile! Si des drames peuvent être évités, des échauffourées échaudées, des rixes arrêtées, des grabuges dégradés (en chamailles), cela désengorgera les Urgences des dévoiements commis par les excès des terrassonautes, sous l’œil goguenard et rapace de son attachant oiseau de compagnie.  

NINON DE LENCLOS ou La manière jolie de faire l’amour de ROGER DUCHÊNE (Fayard) / La lecture de Jean-Pierre LEGRAND

Ninon de Lenclos

Tous ont parlé d’elle…
Madame de Sévigné pour s’inquiéter que  vingt ans après son père, le fils de la maison passe à son tour « sous les lois de Ninon » ; Saint-Simon pour déplorer, dans la surprenante réussite de Melle de Lenclos, « un exemple nouveau du triomphe du vice conduit avec esprit et réparé de quelque vertu » ; Tallemant des Réaux par goût de l’anecdote salace et enfin, Voltaire pour saluer en elle une nouvelle Aspasie.

Dans l’intéressante biographie qu’il consacre à Ninon de l’Enclos, Roger Duchêne prend le contre-pied de l’idéalisation voltairienne et, à sa suite, de Bret et Douxmesnil, ses premiers biographes : l’image de la « courtisane philosophe » chère aux hommes des Lumières, ne serait qu’une vue de l’esprit travestissant en itinéraire philosophique, le cheminement chaotique d’une professionnelle du sexe vers la respectabilité.

Ninon de l’Enclos est née en 1623. La doxa des Lumières lui attribue un père philosophe qui l’initie à Montaigne et une mère dévote. Duchêne ironise : « Il fallait, pour expliquer la destinée de la courtisane, un long combat autour de son intelligence et de son cœur. La lumière avait triomphé de l’obscurantisme ». La réalité est plus prosaïque. Son père Henri de l’Enclos est un officier de la toute petite noblesse. Excellent joueur de luth, il communique ce don à sa fille. C’est aussi un grand débauché, hâbleur et sanguin. A l’occasion bretteur, il tue en duel  le baron de Chaban, « d’une façon, nous dit Tallemant, que cela pouvait passer pour un assassinat ». Il fuit alors la France abandonnant sa famille. La mère et la fille subsistent avec l’aide des dames du Marais dont elles fréquentent les salons, la jeune Anne – elle n’a pas encore de nom de guerre – étant très recherchée pour sa grâce, son intelligence et ses talents de luthiste. Tout se met en place pour que la jeune l’Enclos trouve rapidement un mari. Las c’est un amant, le jeune et inconstant Claude de Beaumont de Saint-Etienne  qui, bientôt fait son éducation amoureuse. C’est fâcheux mais potentiellement lucratif : en cette époque confite dans l’eau bénite mais néanmoins réaliste quand il le faut, la virginité possède une valeur marchande. Celui qui a violenté une fille, nous explique le Père Bauny « devra l’épouser ou lui augmenter sa dot jusqu’à  concurrence de la somme nécessaire à ce qu’elle trouve un parti tel qu’elle en eût trouvé un si elle n’eût été déflorée ». En femme avisée, la mère s’arrange pour surprendre les amants et exiger réparation. Un montant de 7000 livres – une petite fortune – est convenu. L’intéressé, fat et panier percé, ne paiera jamais sa dette.

La perspective d’un mariage « honnête » s’éloigne donc. On se rabat alors sur un voisin « intéressé », un certain Pierre Coulon, conseiller au Parlement. Selon Tallemant, Madame de l’Enclos « traita » avec l’intéressé qui entretint désormais sa fille de 500 livres par mois. L’affaire s’ébruita, fit scandale : les hôtels du Marais se fermèrent ; celle qui se ferait désormais appeler Ninon était devenue une courtisane.

Entre Saint-Etienne et Coulon, Ninon a tout de même le temps de vivre une expérience qui va compter : son commerce galant avec Henri de Lancy, baron de Raray qui, nous dit Duchêne, se révéla « plus adroit à parler qu’à agir ». La belle prend goût aux discours d’amour ou d’amitié et attache désormais à « cette jolie façon de faire l’amour » autant de prix (mais pas plus) qu’aux gestes de la sexualité. Cela la distinguera des « vulgaires courtisanes » et comptera pour beaucoup dans la respectabilité qu’elle finira par se gagner dans la deuxième partie de sa vie.

Pour l’heure, Ninon affiche ses conquêtes qu’elle enchaîne avec méthode. Tallemant – à qui la biographie de Duchêne doit beaucoup – lache, perfide et amusé, qu’on a distingué trois classes parmi ses amants : « les payeurs, dont elle ne se souciait guère, et qu’elle n’a souffert que jusqu’à ce qu’elle ait eu de quoi s’en passer ; les martyrs et les favoris ». Ces catégories n’étant pas étanches, tout l’art de la courtisane est de tenir le soupirant en haleine dans l’espoir d’être du nombre des « caprices » que Ninon aura jusque très tard dans sa vie.

Les amants de notre courtisane se recrutent surtout dans les milieux libertins. Elle y croise également un ami cher : le sulfureux Scarron, occasion de sa rencontre avec la future marquise de Maintenon.

Le désordre de sa vie et plus encore son impiété affichée lui attirent les foudres du parti dévot qui, à ce moment gagne du terrain dans l’entourage d’Anne d’Autriche. Elle est internée aux Madelonnettes (sorte d’hôpital pour prostituées) puis, sur l’intervention de ses amis, transférée dans un couvent à Lagny. Elle y reçoit une visite remarquée : celle de Christine de Suède, « l’amazone suèdoise ». 

L’épisode des Madelonnettes est un coup de semonce : à 34 ans, Ninon quitte  le métier (au moins en apparence). Elle s’installe dans l’aisance mais sans tapage, rue des Tournelles, non loin de chez son ami Scarron, sur les relations duquel elle a l’intelligence de prendre appui pour s’en faire d’autres fort prestigieuses. Elle veut, écrit Duchêne « n’être désormais qu’une demoiselle de la petite bourgeoisie, vivant paisiblement de ses rentes. On savait qu’elle restait de mœurs libres mais seuls de mauvais esprits se plaisaient à rappeler l’origine de son capital ». Lentement mais sûrement, Ninon va conquérir une situation morale, sociale et financière dont elle était au départ fort éloignée et se métamorphoser en la respectable Melle de Lenclos. Déjà de son vivant, le mythe se met en place.

L’ouvrage de Roger Duchêne est intéressant à plus d’un titre. Très complet au plan biographique, il offre un point d’observation alternatif sur un siècle qui est sans doute parmi les plus outrancièrement idéalisés de l’histoire de France. Sous les apparences de la grandeur et du classicisme, l’époque est contrastée.  Face au raidissement moral hérité de la contre-réforme et opposés au dogmatisme désuet d’une Eglise cramponnée à sa vision aristotélicienne du monde, quelques hommes souhaitent s’affranchir de la tradition dans ce qu’elle a de trop rigide et redéfinir les rapports entre l’individu et la religion, la morale et la connaissance. Les dévots les baptisent d’un mot qui est aussi un chef d’accusation : ce sont les libertins. Ils font une bonne part de l’entourage de Ninon de l’Enclos.

Dans son souci de se démarquer de la légende trop belle d’une courtisane philosophe, Roger Duchêne en prend l’exact contre-pied. Il nous dépeint une Ninon à l’esprit barbouillé de principes philosophiques dont elle tire un alibi commode pour justifier après coup sa vie dissolue. Cet esprit aussi orné que délié, lui permet en outre de rehausser les plaisirs tarifés du sexe par les raffinements d’une conversation choisie qui lui acquiert un avantage concurrentiel indéniable. En somme, si on ne craint pas de caricaturer, à la philosophe courtisane par sens de la provocation, Duchêne oppose la courtisane philosophe par sens des affaires. Ce faisant, il range Ninon dans la catégorie des libertins de mœurs, bien moins prestigieuse que celle des « libertins érudits » et sacrifie à une distinction dont le résultat final est de discréditer une majorité des « libertins » au nom d’un vieux préjugé moral.

Des études plus récentes – celles de J.-P. Cavaillé et S. Houdard pour ne citer qu’elles – mettent davantage l’accent sur ce qui réunit tous les membres de la nébuleuse libertine : la lutte contre la « maladie des scrupules, l’esprit de faute, de culpabilité » et l’entrée en résistance face aux impostures de tous ordres, aux premiers rangs desquelles celle des tartuffes qui prospèrent dans le sillage du parti dévot. Surtout, l’opportunisme nimbé d’opportunisme attribué à Ninon minimise sa profonde amitié avec Saint-Evremont, grande figure libertine qui, du fond de son exil à Londres continua de lui écrire jusqu’à la fin de sa vie, la traitant (presque) d’égal à égal. En réalité, c’est se tromper que d’opposer la dimension « sensuelle » du libertinage à sa portée purement intellectuelle. Les deux se combinent et participent d’une même liberté de pensée. Ninon est un exemple alors inédit de syncrétisme masculin/féminin : selon la belle formule de S. Houdard, elle « offre aux hommes qu’elle fréquente ce fantasme de rencontrer dans une femme avec laquelle ils auraient les plaisirs du corps ceux que délivre une éthique masculine : Ninon est un autre masculin, en femme ». Dit plus crûment dans ce beau langage d’époque que l’on trouve trop rarement dans les anthologies :
« On ne verra de cent lustres
Ce que de nostre temps nous a fait voir Ninon,
Qui s’est mise en dépit du con,
Au nombre des hommes illustres ».

Le livre sur le site des Editions Fayard

LE SILENCE de DON DELILLO (Actes Sud) / Une lecture d’Éric ALLARD.

Mots, phrases, chiffres, temps restant

Au chapitre un, intitulé « Mots, phrases, chiffres, distante restante », on se trouve à bord d’un vol Paris New York en classe affaires en compagnie d’un couple qui tue le temps. L’homme relève sur un petit écran les coordonnées spatio-temporelles de l’appareil. Les chiffres affichés ne le renseignent pas précisément. L’heure de New York est-elle celle du matin ou du soir ? La femme s’interroge aussi. La température extérieure est-elle donnée en degrés Celsius ; qu’est-ce que ça veut dire, vitesse? Elle cherche à se rappeler le prénom du scientifique suédois sans consulter son portable. Elle note des détails dans un carnet, pour se souvenir.

« Qu’un fait marquant émerge sans le concours du numérique et on s’empresse de le dire à l’autre, le regard perdu au loin, dans les limbes des connaissances disparues. »

On laisse le couple quand l’atterrissage menace de se passer mal…

Dans le chapitre deux, un trio, cette fois, est mis en scène dans un appartement new yorkais. Il est constitué d’un couple formé d’une enseignante plus un ancien étudiant de celle-ci, un prof de physique qui ne cesse de citer Einstein et son Manuscrit de 1912 – qui a révolutionné la science -, « sa bible, son vade-mecum stratégique » dans lequel sont traités « les magnifiques et immatériels concepts de l’espace et du temps ». Ils attendent de regarder le match de la finale du Super Bowl de 2022. C’est le « tunnel de publicités » et le blabla d’avant match avant que l’écran devienne noir…
Le couple sorti indemne de l’atterrissage forcé retrouve le trio comme c’était prévu…

On comprend vite que la ville de New York connaît un shutdown qui prive New York d’électricité et de toute connexion numérique. L’hypothèse est avancée que c’est possiblement le début de la Troisième guerre mondiale annoncée par Einstein et après quoi, d’après lui, la « quatrième se fera à coups de bâtons et de pierres ».

Toutes les hypothèses sont subtilement avancées sur l’origine de ce black-out sans qu’aucune ne soit privilégiée car ce qui intéresse DeLillo, c’est en quoi, déjà avant que la panne se produise, le recours à la vie numérique et aux nouvelles technologies, la multiplication des écrans ont modifié à la fois notre position (physique et mentale) et les relations interpersonnelles de même qu’ils ont transformé le rendu des sensations et nos rapports à l’art, à l’amour, au langage, au passé (comment et de quoi se souvenir ?), au spirituel ou au silence.

« Et si nous n’étions pas ce que nous croyons être ? Et si le monde que nous connaissons était en train d’être complètement remaniés pendant que nous sommes à regarder ou assis à discuter ? »

Un court roman qui concentre les obsessions et interrogations d’un des plus grands écrivains d’aujourd’hui. 

Le roman sur le site d’Actes Sud

Les livres de DELILLO chez Actes Sud

Deux entretiens avec Don DELILLO

En 2017, avec Steven Sampson sur En attendant Nadeau

En 2014, avec Philippe Azoury pour L’Obs

AU REVOIR LISA de Françoise HOUDART (M.E.O.) / Une lecture de Philippe LEUCKX

Au revoir Lisa

Le dernier livre de Françoise Houdart respire l’air des familles brouillées, le grand air des voyages.

Lisa veille sa mère à l’hôpital, qu’un AVC a laissée désemparée. Elle revient sur ses années d’enfance, ses territoires, le vieux tilleul du village borain, et le départ de son père Auguste, qu’Eugénie sa mère ne lui a jamais expliqué, alors qu’elle avait dix ans.

Le roman alterne les points de vue et recueille une matière affective de premier ordre. En 1966, Auguste part en France pour toujours et les deux femmes de sa vie ne le verront plus.

Dans une langue précise, simple, assez poétique, Françoise nous livre un roman aigu, tendu et âpre.

Les relations familiales, leurs secrets, les rumeurs, les sous-entendus forment un paravent à l’étude romanesque entreprise.

Le Borinage, entre autres, sert de décor.

Arras, Florence sont d’autres paysages traversés.

Si le temps est le grand ordonnateur romanesque, il distribue les non-dits, les mensonges, les oublis. Toute vie en comporte, et la romancière sait que cette matière est de premier plan pour aiguiser les fervents de son roman. Qu’on y voyage, qu’on y change de domicile, n’est qu’une partie du puzzle psychologique qui s’y joue.

Eugénie, grabataire, épanche quelques regrets.

Lisa, aidée de la voisine Yvette, va rassembler les bribes de trois vies bousculées.

De 1955 à 1998, que d’eau a coulé. La fille, férue d’Allemagne, a vu heureusement le Mur de Berlin écroulé. Auguste a poursuivi sa vie, caché, au fond pas si loin.

Le livre est poignant comme toutes les histoires intimes de nos vies.

Fidèle à ses terroirs, la romancière les connaît avec le coeur de celle qui aime raconter des histoires. De ces récits de vie qui arrivent à tous les seuils des maisons, quand ils se propagent si vite, et parfois si mal, pour le destin des personnages.

A ce propos, évoquons la construction de l’histoire, fortement charpentée en cinq parties signifiantes. La narration en retire un gain d’authenticité et de plausibilité.

On ne révélera pas bien sûr l’épilogue, émouvant, logique. Des ruines d’une histoire familiale, on peut reconstruire un pan neuf. Comme pour Berlin.

Un très beau roman.

Le roman sur le site des Editions M.E.O.

LE TEMPS APPRIS de Patrick DEVAUX (Le Coudrier)/ Une lecture de Jean-Michel AUBEVERT

Photo

D’entrée de jeu, les aquarelles de Catherine Berael entrent en correspondance avec le ton émotionnel, pastel, du recueil. Rien de figuratif dans ces illustrations diffuses. Au reste, le premier abord du poème est graphique. Il est colonnaire. Une ligne tient d’aventure à un article, à une préposition. Ce sont de courts poèmes, de petites phrases inscrites dans une grande continuité.

Leur disposition m’évoque le « Nu descendant l’escalier » de Marcel Duchamp. Chaque marche serait une ligne qu’on aborderait de haut en bas dans le sens de la lecture en même temps qu’on en visualiserait l’ensemble dans la suite du mouvement, en quelque sorte la saisie d’un temps dans la continuité d’un moment.

Si l’auteur nous tend un miroir dont nous devrions « percer les phrases », ce sera pudiquement, derrière le paravent des mots, sur « la tendre grimace des non-dits ». Ce n’est pas au dévoilement mais à l’évocation que ce « temps appris » convie le lecteur sur les pas de l’auteur.

Ce temps n’est pas un temps compté dans l’assiette d’un chrono. D’appris, il serait alors mal appris. Ce n’est pas le temps d’une consommation. L’apprivoiser serait son maître mot, l’inscrivant dans la durée d’une maturation affective. Il faut qu’à la table des jours –et des nuits– il prenne comme un ciment qui réconcilie avec l’état de vivant dont le créateur lui-même en tant qu’Eternel n’a pas voulu, qu’il s’inscrive dans l’amour durable au risque de la perte, du « petit gravier des noms » où se taisent les tombes.

Plus que la finitude inscrite dans la continuité des jours, le deuil est le déchirement, la disparition d’un temps dont la durée fut acquise par-delà les moments, à l’image d’un film que l’œil apprivoise dans le cours d’un défilé d’instantanés.

L’auteur me permettra de coucher les mots qu’il a échelonnés en colonnes verticales comme pour y asseoir, stylite, son propos à la hauteur des sidérations.

Page 54 : « l’amour n’apprend rien du temps mais il continuera son œuvre jusqu’à ce que cendres éparpillées aux lèvres la parole soit transmise ».

Par-delà le deuil, l’amour tient la promesse de son verbe. A ses yeux, même si « le destin a plus d’un tour dans son ressac », il peut se retourner, marée.

L’épreuve d’une mauvaise passe peut déboucher sur une bonne fortune, comme la nuit dans le matin que chantent les oiseaux sur la branche, comme sans doute après l’épreuve d’avoir été accouché, le nouveau-né s’inscrit dans le regard. C’est là l’intime conviction de l’auteur, son expérience de vie que traduit son inscription en poésie. Les fenêtres peuvent « guérir », la fatalité se démentir dans (page 56) « la précieuse seconde où avec un seul regard tout peut basculer », l’amour se rencontrer.

Au reste, florales sont les images dont le poète revendique la rose, butin d’étamines. Pas plus que la fleur, on ne sait où l’on va, d’où l’on vient, du moins solidairement à l’univers. La « cosmologie d’un regard » à ses yeux nous ouvre au monde le plus présent comme une fresque paléolithique défie les ères, l’intérieur au for d’un cœur.

« Le temps appris » a néanmoins « la mémoire courte ». L’homme de paix ne peut que relever les atrocités, les faits de guerre et de cruauté qui à travers un temps non appris se perpétuent comme si, selon le mot de Talleyrand, du temps l’homme n’avait rien oublié et rien appris.

L’auteur évoque fréquemment la nuit, mais, à s’y pencher, il s’agit de plusieurs sortes de nuit. Il y a celle où cille le cœur au battement des paupières, celle de l’As de cœur à la loterie de l’existence, celle du repos où les mots se font silence, opèrent dans le sommeil, celle d’où lève le matin quand l’oiseau « paraphe le ciel », celle enfin d’Ouranos, l’étoilée, qui sidère le poète quand (page 43) dans « l’idée d’effleurer l’éternité » il associe son firmament à l’espace d’un cimetière (page 46) : « me reste l’image lointaine de cet éternel petit gravier constellé d’étoiles ».

Dans la nuit cosmique s’ouvre « un trou noir ». Rien ne répare la disparition d’un être cher « sauf de rappeler le premier regard échangé » (page 47).

L’âme dont rend compte l’écrit est au berceau des yeux. Quant à l’au-delà, dont je tiens personnellement l’existence aussi aléatoire qu’insondables les voies de la Providence, puisque la question est posée, je citerai la page 17 : « pour quelques poètes à l’au-delà facile, combien ne battent-ils pas des ailes devant l’ange qui les trie ? ».

Le poète esquisse. Esquive-t-il ? Il suggère pour mieux interpeller notre sensibilité et notre imaginaire. Il met debout son poème.

Page 74 : « pas de doute, le ciel peut attendre, il a tant menti… »

Le temps appris est d’en jouir ici même. Paradoxalement, vivre pleinement le présent, pour l’auteur dont l’enfance fut endolorie, s’apprend avec le temps.

Patrick Devaux, Le temps appris, aquarelles et préface : Catherine Berael, Le Coudrier, 2021, 67 p.

Le recueil sur le site du Coudrier

Les ouvrages de Patrick DEVAUX sur le site du Coudrier

DEUX OUVRAGES de PHILIPPE COLMANT, parus chez Demdel, lus par PHILIPPE LEUCKX

Philippe COLMANT, Ciel et terre remués, Demdel, 2020, 60p., 12 euros; très belles aquarelles de l’auteur, des masques comme des encres.

Ciel et terre remués

Philippe Colmant a tenu le journal poétique des jours de confinement, quand la vie est « précaire » et l’attente longue, entre ciel immobile et terre que seule l’espérance remue. Comme ce souvenir d’île, comme cette attente de caresses de l’amour.

Pour qui aime amoureusement les paysages, il s’agit d’une période morte, « j’habite tout au fond/ De mon canapé gris », dit le poète au « coeur exproprié ».

Les cinquante-deux poèmes réussissent à nous emporter : « nous vivons de mémoire », « la lame de désir » ou « je me rêve vivant » connotent une volonté de survivre, de dépasser cette vie de « résident intranquille ».

Le poète saisit les moments forts d’un « ennui » qui « confine à la folie ». En images simples, avec une prosodie qui donne musique par ses hexamètres, Philippe « fait le tour du coeur », alors que « nos vies abstruses » défilent sans témoins ni acteurs.

Des scènes simples donnent vie à des silhouettes, vues d’une fenêtre, en plongée vers un cimetière, en alerte de ciel.

Les poèmes assez brefs, le plus souvent entre six et douze vers, respirent le talent de quelqu’un qui aime vivre, fêter la vie, la repérer même au travers des espaces clos.

C’est l’occasion de brandir sa crainte de la mort, de se confier en ami, de se laisser aller dans les bras de l’amour.

Retenue, discrétion, profondeur, densité sont les marques du poète. Le sang qu’il innerve à ses mots est d’un beau rythme de feu.

J’aime surtout sa grâce d’écrire sans lourdeur aucune, avec une science des mots justes et de belles images discrètes mais prenantes :

« J’attends la nuit sans haine,

L’espace évaporé » (p.16)

« J’entrerai dans la nuit

Le visage gracié » (p.32)

« Je tente de comprendre

La tristesse du ciel » (p.41)

Le futur n’est pas clos et le poète se plaît à entrevoir derrière les miasmes, les murs, une nouvelle « lumière », « tourné vers mon retour », le poète sait, mieux que quiconque, héler l’espoir, « le pain de la mémoire ».

Un très beau livre où chaque lecteur puisera des ressources.

Le recueil sur le site des Editions Demdel

Les trois phrases de Philippe Colmant – Soutenir la famille Mgroyan
Philippe Colmant

Philippe Colmant, Cette vie insensée, chants et contre-chants, Demdel, 2020, 118p., 12 euros. Préface de Claude Donnay. Très belles aquarelles de l’auteur aux titres métaphysiques.

Amazon.fr - Cette vie insensée - Philippe Colmant - Livres

Ce beau livre de poésie vient d’obtenir le Prix Jean Kobs 2020. Il le mérite pour plusieurs raisons. La discrétion du travail de l’auteur lui vaut d’approfondir ses sentes poétiques : l’enfance, les parents, l’amour, l’amitié, le voyage entre les mots.

Rien ne pèse dans ces poèmes vrais, ressentis au plus juste de leur émotion, de leur sensibilité. Philippe Colmant procède ici à un retour dense à ses premières années et les retraverse, nourrissant notre lecture de ses perceptions subtiles, légères, âpres, toujours vécues en chair, en sève, en sang, en tendresse. J’aime ces effusions nobles d’une âme qui se livre, cherche sens dans « l’insensé » des récits de nos vies.

Les images très belles dessinent un univers où « il faut porter son ciel » : »La lumière s’essouffle/ En passant la buée » (p.37)

« J’aime quand tu me parles

Puisant au fond de toi

le coeur de la lumière »

Il faut beaucoup d’espérance pour secouer la torpeur, faire naître dans les mots, dans leur musique, tous ces jeux de lumière.

Philippe sait tutoyer le grave (« son sang d’encre » ou « son corps d’ombre ») et rameuter l’enfant que chaque poème porte.

Le « tu » si présent dans les textes, le « nous » convoqué montrent combien le poème s’ouvre à l’autre pour y gagner de force, de conviction, de pureté.

Ces très beaux poèmes qui découvrent « la vérité » sous « la fleur » réfléchissent les temps : personnel, du monde qui court, des horloges cruelles.

Le poète peut connaître des « soirs de solitude », mais il « porte haut le coeur » : symbole s’il en est de toute la tendresse qu’il peut exprimer vers le monde, vers « le fleuve du jour ».

Il peut rêver d’une « île sur la mer », d’une « étoile pure ».

On pourrait multiplier ces ouvertures que les mots, les beaux mots de Philippe, inscrivent dans les brèches de ses textes, tous ces sens attendus quand la vie n’en a plus.

L’écriture varie la longueur des textes : parfois, le quatrain, le huitain résonnent d’urgences; les poèmes plus longs maîtrisent le lyrisme et décrivent en belles variations les mouvements du coeur aimant, bouleversé, ajusté, reconnaissant (je pense à l’hommage au « père », par lui-même devenu père).

« L’enfance perdue », grâce à la rosée, peut sans cesse renaître et insuffler ici la grâce des images.

Et le temps d’un poème, parfois aussi, reviennent les beaux souvenirs caillouteux de jadis.

Un livre à lire, à relire : magnifiquement juste, admirablement écrit.

Le recueil sur le site des Editions Demdel

Tous les ouvrages de Philippe COLMANT chez Demdel

Ces deux articles sont à paraître dans Nos lettres, la revue littéraire de l’AEB

C’EST LÀ QUE JE VAIS de CLARICE LISPECTOR

Au-delà de l’oreille existe un son, à l’extrémité du regard un aspect des choses, au bout des doigts un objet – c’est là que je vais.

A la pointe du crayon, le trait.
Là où expire ne pensé il y a une idée, à la dernière bouffée de joie une autre joie, à la pointe de l’épée, la magie – c’est là que je vais.

A la pointe des pieds, le saut.

C’est un peu l’histoire de quelqu’un qui est parti et qui ne revint jamais – c’est là que je vais.

J’y vais ou je n’y vais pas ? Mais si, j’y vais. Et maintenant je reviens pour voir comment vont les choses. Si elles sont toujours aussi magiques. Réalité ? je t’attends. Là-bas où je vais.

A la pointe du mot il y a le mot. J’ai envie d’employer le mot « retrouvailles » mais je ne sais où ni quand. A l’orée des « retrouvailles » est la famille. A l’orée de la famille est le je.  A l’orée du je il y a moi. C’est vers moi que je vais. Et c’est de moi que je sors voir. Voir quoi ? Voir ce qui existe. Une fois morte c’est vers la réalité que je vais. Pour l’instant c’est un rêve. Rêve fatidique. Mais après – après tout est réel. Et l’âme libre cherche un coin où se lover. Moi est un je que je proclame. Je ne sais pas de quoi je parle. Je parle de rien. Je suis rien. Une fois morte je grandirai et je m’épandrai, et quelqu’un dira mon nom avec amour.

C’est vers mon pauvre nom que je vais.

Et de là, de lui, je reviens pour appeler le nom de l’être aimé, celui de mes enfants. Ils me répondront. J’aurai enfin une réponse. Quelle réponse ?  Celle de l’amour. Amour : je t’aime tant. Mes yeux sont verts. Mais d’un vert si sombre que sur les photos ils sont noirs. Mon secret c’est d’avoir les yeux verts et que personne ne le sache.

A l’extrémité de moi je suis-je. Je, implorante, je, celle qui a des besoins, celle qui demande, celle qui pleure, celle qui se lamente. Celle qui chante pourtant. Celle qui dit les mots. Mots emportés par le vent ? qu’importe, les vents les rapportent de nouveau et le les possède.

Je à l’orée du vent. Les hauts de hurle-vent m’appellent. J’y vais, sorcière je suis. Et je me transmue.

Oh, chien, qu’as-tu fait de ton âme ? Est-elle à l’orée de ton corps ? Moi je suis à l’orée de mon corps. Et lentement je dépéris.

Que dis-je ici ? Je dis l’amour. Et c’est à l’orée de l’amour que nous sommes.

Texte tiré de Où étais-tu pendant la nuit ? Nouvelles traduites du brésilien par Geneviève Leibrich et Nicola Biros (Ed. des Femmes)

Clarice Lispector recebe título de cidadã pernambucana pela Alepe

Clarice LISPECTOR (1920-1977) est « une figure majeure de la littérature brésilienne et l’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle. Née en Ukraine, elle est arrivée au Brésil avec sa famille, d’origine juive, qui fuyait les pogroms. Son œuvre, publiée presque entièrement en France par les éditions des femmes-Antoinette Fouque, est composée de fictions, de nouvelles, de chroniques, de contes et de correspondance qui font entendre une voix unique, que cerne une écriture d’une précision implacable. »

L’oeuvre de Clarice Lispector en français (20 ouvrages) est publiée aux Editions Des Femmes-Antoinette Fouque.

Sur Le Lorgnon mélancolique, le blog de Patrick Corneau, on peut lire plusieurs lectures de ses livres, comme celle des Chroniques 1946-1947 de Clarice Lispector dans laquelle il écrit:

« Une des revendications les plus fréquentes de Clarice Lispector, l’écrivaine brésilienne, est de ne pas comprendre, pour la raison que comprendre limite. Ou alors comprendre juste un peu, juste assez pour comprendre qu’on ne comprend pas, que l’on est gravement en décalage avec le monde, que l’on n’arrive pas à régler son pas sur lui. Et de se méfier de la raison, de la logique qui sait tout : « Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, dit-elle, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même ». En effet, la raison s’épuise dans ses tautologies et n’explique rien, elle est vide et elle est suffisante. Clarice Lispector ajoutait : « Être cohérent c’est se mutiler ». »

On peut aussi lire en pdf un remarquable texte de Clarice Lispector via ce lien: L’oeuf et la poule.

Le matin dans la cuisine sur la table je vois l’œuf.
Je regarde l’œuf d’un seul regard. Immédiatement je perçois qu’on ne peut pas voir un œuf.
Voir l’œuf ne se maintient jamais dans le présent : à peine vois-je l’œuf et aussitôt cela
devient avoir vu un œuf, le même, il y a trois millénaires. – Dans l’instant même de voir l’œuf,
il est le souvenir d’un œuf. – Seul voit l’œuf celui qui l’aura déjà vu. – Si l’on voit l’œuf, c’est
trop tard : œuf vu, œuf perdu. – Voir l’œuf est la promesse qu’un jour on verra de nouveau
l’œuf. – Regard bref et indivisible ; au cas où il y a une pensée; il n’y en a pas ; il y a l’œuf. –
Regarder est l’instrument nécessaire que je jetterai après usage. Je me retrouverai avec l’œuf. –
L’œuf n’a pas un soi-même. Individuellement il n’existe pas.
[…]

À écouter: Laurence Vielle lit « Il m’est arrivé de cacher un amour par peur de le perdre » de Clarice Lispector

Ci-dessous, un entretien de Clarice Lispector pour TV Cultura de 1977, quelque temps avant sa mort.