
Nous avons décidé de tenter de nous/vous offrir une synthèse des œuvres référentielles de l’Histoire musicale européenne, une synthèse assez large et éclectique, mais qui restera nécessairement approximative.
Elle débute avec le chant grégorien et s’achève avec la musique contemporaine. Elle insert des œuvres qui marquent une évolution de la musique, qui offrent une qualité intrinsèque supérieure ou qui ont acquis une reconnaissance populaire.
Prenons Debussy. Le grand public retiendra Arabesque n°1 ou Clair de lune, la critique pointera La mer, Pelléas et Mélisande ou L’après-midi d’un faune, nous nous intéresserons à TOUTES ces œuvres. Prenons Boccherini. Le grand public retiendra son Menuet, la critique pointera ses Quintettes pour instruments à cordes. Etc.
J’assumerai la partie plus encyclopédique, ne possédant nullement la finesse d’analyse de mon collègue Jean-Pierre Legrand, dont chaque contrepoint constituera un approfondissement. Ayant en sus la chance de vivre entouré de musiciens et d’experts, je vais recourir aux observations/contrepoints de plusieurs de ceux-ci.
(II)
BAROQUE
Avec la participation exceptionnelle de
Judith ADLER DE OLIVEIRA

Compositrice, musicologue et pédagogue, elle répond à nos questions sur cette ère musicale à la fin du dossier et offre un tableau très remarquable, clair et puissamment instructif, qui soulève en sus de nouveaux appétits de lectures et d’écoutes.
XVIIe siècle
. Claudio MONTEVERDI (1567-1643), Orfeo :
par Gabriel Garrido/Coro Antonio il Verso/Ensemble Elyma, une version de 1996 qui compte parmi les plus réputées.
Orfeo, sans doute l’œuvre la plus citée de Monteverdi, est considéré comme un moment-clé dans l’Histoire de la musique, un tournant entre musiques de la Renaissance et baroque, bien qu’un Euridice de Jacopo PERI, joué en 1600, le précède. Plus globalement, les opéras de Monteverdi sont souvent définis comme prébaroques et on évoque à son propos l’émergence d’un nouveau style, une « monodie accompagnée » de « dramma per musica ».
Un critique comme Lucien Rebatet (écrivain sulfureux mais mélomane averti), dans Une histoire de la musique (collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1969), se montre plus circonspect, tout en admirant Monteverdi : Orfeo serait une œuvre de jeunesse, l’art du maître se développerait dans ses madrigaux avant d’exploser dans les œuvres ci-dessous :
. Le combat de Tancrède et de Clorinde
. Lamento d’Arianna, la seule pièce, ô combien célèbre, qui ait survécu de l’opéra du même nom
. Les vêpres de la Vierge
. Le couronnement de Poppée, le dernier opéra de Monteverdi, créé l’année de sa mort… qui pourrait être une œuvre collective, selon plusieurs experts, sur le modèle des ateliers de peinture, le maître supervisant le travail de ses disciples.
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Je trouve Rebatet un peu sévère pour l’Orfeo. Ainsi, tout particulièrement dans la prière à Charon (« Esprit puissant et divinité redoutable »), Monteverdi parvient, comme personne avant lui, à se couler musicalement dans le personnage d’Orphée, son désarroi et ses émotions.
La version de Garrido est en effet splendide : le baryton Victor Torres donne une présence extraordinaire à Orphée.
Monteverdi est considéré comme l’un des inventeurs de l’opéra. Il Ritorno d’Ulisse in patria est l’un de ses plus grands chefs d’œuvre :
La version de René Jacobs, splendide comme presque tous ses enregistrements, se signale par l’interprétation de Bernarda Fink, sa complice régulière. Le talent de la mezzo-soprano irradie dès le lamento du 1er acte : en un chant au pouvoir extraordinairement expressif, elle rend quasiment charnelle la douleur de Pénélope se désespérant de ne revoir jamais son époux. L’artiste fait montre ici d’un véritable talent de tragédienne. A chaque écoute me revient le souvenir de L’Odyssée, cette série mémorable des années 70 (RW : en effet, magnifique série !). La voix de Bernarda Fink prend alors un autre visage, celui de la sublime Irène Papas (RW : inoubliable dans Zorba le Grec aussi !).
JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :
J’aime beaucoup Le combat de Tancrède et de Clorinde, pour sa teneur dramatique, atteinte avec une grande économie de moyens. On trouve cette pièce dans le Huitième Livre : madrigaux guerriers et amoureux. Elle est conçue pour trois voix, cordes et basse continue, sur un texte tiré de la Jérusalem délivrée du Tasse.
Trois personnages : Clorinde, fille secrète du roi d’Espagne, exilée et élevée dans la foi païenne ; Tancrède, chevalier, qui est tombé amoureux d’elle pour avoir entr’aperçu son front ; le narrateur. L’action ? Tancrède provoque en duel Clorinde, cachée par son armure. Il ne reconnaîtra son aimée qu’après l’avoir blessée mortellement. L’écriture pour cordes, très descriptive, soutient merveilleusement la narration.
. Girolama FRESCOBALDI (1583-1643), Fiori musicali :
par Tagliavini.
. Heinrich SCHÜTZ (1585-1672), Sinfoniae sacrae (I, de préférence à II et III) :
Extrait, par Les Saqueboutiers de Toulouse/Véronique Dietschy, John Elwes, etc., 1986.
J’adore. Depuis des décennies. Le premier pape de la musique allemande ?
A découvrir aussi : Motets, Histoire de la Nativité, Magnificat allemand, Petits concerts spirituels.
. Etienne MOULINIE (vers 1600-1669), Cantique de Moïse :
. Giacomo CARISSIMI (1605-1674), Jephté:
A sa mort, il était vu comme le plus grand compositeur du XVIIe, le plus grand compositeur jamais produit par l’Italie.
. Jean-Baptiste LULLY (1632-1687), Armide :
par Collegium Vocale Ghent/La Chapelle Royale/Philippe Herreweghe.
Lully est un Italien d’origine, né Lulli à Florence, mais il symbolise la musique française (sous Louis XIV). Il influence Purcell, Haendel, Bach et Rameau.
D’autres tragédies lyriques sont à découvrir : Alceste, Le bourgeois gentilhomme (pour son menuet).
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Herreweghe a eu un différend sérieux avec William Christie. Ce dernier se révélait un défenseur acharné de la musique française, que le premier estime abîmée dans une rhétorique aride, que seul le génie de Bach était parvenu à transcender.
J’avoue goûter assez peu les opéras de Lully et de Rameau, leurs interminables récitatifs et leurs ballets. Dans la querelle qui opposa Rameau à Rousseau, mon cœur penche en faveur du « Citoyen de Genève ».
Une anecdote amusante, rapportée en note dans l’édition Pléiade d’Histoire de ma vie de Casanova, éclairera cette opposition entre musiques française et italienne. Dans ses mémoires, Elizabeth Craven, margrave d’Anspach, se souvient :
« Un Vénitien (il s’agissait de Casanova !) qui assistait à une pièce intitulée Les Fêtes vénitiennes demanda à un Français vers la fin de l’opéra : « Monsieur, quand va-t-on chanter ? – Eh, mon Dieu ! répondit le Français en colère, n’entendez-vous pas chanter ? On chante depuis quatre heures ! »
. Dietrich BUXTEHUDE (1637-1707), Deutsche Barock Kantaten (II) :
par Ricercar Consort (Bernard Foccroule à l’orgue).
On retient surtout cet artiste (organiste) pour le fameux voyage de Bach à Lübeck, ce dernier l’admirait et voulait l’écouter. Mais c’est un compositeur référentiel, dont mon beau-père m’a transmis le goût, qui n’a cessé de s’intensifier.
. Marc-Antoine CHARPENTIER (1643-1704).
Parmi ses œuvres-phare : Médée, Te deum, Leçons de ténèbres, Messe assumpta est, Messe de minuit, Motets (Miserere, Salve regina).
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Un souvenir personnel montrera le chemin parcouru dans la redécouverte de toute cette musique. En 1986, j’ai acheté les Leçons de ténèbres de Charpentier dans le très bel enregistrement de Louis Devos chez Errato. C’était alors le premier enregistrement mondial de cette œuvre ! Depuis, les versions se sont succédé…
. Arcangelo CORELLI (1653-1713), Douze sonates opus V, a violiono et violone o cimbalo :
par Manze/Egarr.
A découvrir aussi :Sonates à trois, Concertos grossos opus 6, Sonate pour violon et basse continue opus 5.
. Johann PACHELBEL (1653-1706), Canon et gigue en ré majeur pour 3 violons et basse continue :
Immensément célèbre, mais je ne m’en lasse pas.
JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :
Pour le plaisir des yeux, cette partition graphique animée qui permet de visualiser chaque voix. Une excellente façon de comprendre la structure de la pièce :
. Marin MARAIS (1656-1728), Suites pour viole de gambe.
Ressuscité par Pascal Quignard et Tous les Matins du Monde, livre et film.
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Je voudrais mentionner/intercaler ici un père et son fils : Antoine (1672-1745) et Jean-Baptiste (1699-1782) FORQUERAY. Tous deux enfants prodiges, ils furent les protégés de Louis XIV et, à ce titre, musiciens permanents à Versailles.
Quinteux, mari volage et père indigne, Antoine Forqueray était un grand artiste. Virtuose de la viole de gambe il fut le rival de Marin Marais. Bien que créateur d’une multitude de compositions pour cet instrument, il n’en publia aucune. Cette particularité explique en partie l’oubli dans lequel il sombra jusque très récemment, au contraire de son très prolixe concurrent. On doit à son fils Jean-Baptiste d’avoir sauvé une trentaine de pièces (y compris ses propres compositions) tantôt pour clavecin seul tantôt pour clavecin, viole de gambe et basse continue.
Très représentatives du style français, auquel les Forqueray restent fort attachés, ces différences pièces témoignent également de l’éclat du style italien. Il en résulte une musique pleine de fougue, à laquelle Harmonia Mundi a consacré un très beau coffret en 2017 (Les Forqueray… ou les tourments de l’âme).
Parmi ces musiques, j’affectionne tout particulièrement La Clément, écrite par Jean-Baptiste. C’est unportait musical du compositeur Charles-François Clément. Emblématique de cet art du portrait que le XVIIe et le XVIIIe siècles ont cultivé aussi bien en littérature qu’en musique, cette pièce ressuscite un personnage un peu oublié aujourd’hui mais dont l’ombre traverse fugacement les Mémoires de Casanova : Clément était le fiancé de Manon Baletti, fille de Silvia Baletti, célèbre actrice de la Comédie italienne à Paris et maîtresse (parmi beaucoup d’autres) du séducteur vénitien. Lors d’un de ses passages à Paris, ce dernier enleva Manon, au grand désespoir de son malheureux rival. J’aime cette pièce qui, sans vraiment le vouloir, porte en elle tous ces destins.
. Michel-Richard DE LALANDE (1657-1726), Grands motets.
Le maître du grand motet français.
A découvrir aussi : Symphonies pour les soupers du Roy, Leçons de ténèbres.
. Giuseppe TORELLI (1658-1709), Concerto de trompette :
par Thomas Hammes à la trompette/Nicol Matt/European Chamber Soloïsts.
Le père du genre concerto !
JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :
En effet, ce compositeur et violoniste, très actif à Bologne, nous a laissé le premier concerto pour violon qui nous soit parvenu.
Son écriture pour violon, ainsi que pour trompette, est particulièrement appréciée.
Rappelons combien la maîtrise de la trompette naturelle était difficile : il n’y avait pas encore de piston ! Les meilleurs instrumentistes se spécialisaient dans le jeu du registre « clarino ». C’est le plus aigu, comportant le plus de possibilités mélodiques, puisque les harmoniques accessibles sont plus rapprochées les unes des autres. On retrouve beaucoup de notes répétées et de courts fragments de gamme.
A comparer avec la célébrissime Toccata d’ouverture de l’Orfeo de Monteverdi (1607) : chaque trompette reste cantonnée à son registre, et l’on entend clairement le registre du clarino se détacher du reste. Si cette pièce est d’une grande efficacité, l’écriture de Torelli est plus souple et expressive.
. Henry PURCELL (1659-1695), Didon et Enée :
Version de William Christie.
Purcell est l’un de mes compositeurs préférés. Que mon ami violoniste Michel Copin soit plus enthousiaste encore me rassure.
A découvrir aussi : King Arthur, Ode à Sainte Cécile, The Tempest, The Fairy Queen.
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Mon premier contact avec Purcell se fit à l’occasion de la sortie en 1978 du film Molière d’Ariane Mnouchkine. Sa musique accompagnait les derniers instants du dramaturge et m’avait bouleversé, alors tout jeune étudiant à l’ULB. Le Dernier journal de Bauchau, un ami proche de Mnouchkine, évoque cette scène poignante rendue plus belle encore par le chant de Purcell.
On se doit de rappeler le travail de pionnier d’Alfred Deller : à mes yeux, sa version du King Arthur reste l’une des plus belles.
La musique de Purcell transcende les époques et a même séduit les icônes de la New Wave. Il y a quelques années, Arte diffusa un de ces documentaires dont elle a le secret. Il était consacré à Klaus Nomi qui, en 1982, connut un succès planétaire avec Cold Song, sa version d’un extrait (What Power Art Thou) de King Arthur. En 2010, le célèbre contre-ténor Andreas Scholl enregistra l’album O Solitude tout entier centré sur Purcell. A cette occasion, il tint à rendre hommage à Klaus Nomi dont il admirait la créativité. Ce très beau chant fait aussi partie de mon panthéon personnel. Je me souviens très bien des passages de l’artiste New Wave à la télévision.
. André CAMPRA (1660-1744), Requiem :
par Christophe Rousset et Talens lyrique.
A découvrir aussi : Tancrède(une tragédie lyrique qui marque le renouveau de l’opéra français).
. Alessandro SCARLATTI (1660-1725), Cantates.
A découvrir aussi : Motets, Ariettes.
. François COUPERIN (1668-1733), Leçons de ténèbres :
par The Deller Consort (trois Leçons couplées avec des œuvres de Jeremiah Clarke et Henry Purcell). Mais je préfère ma version CD : Concerto Vocale/Direction et haute-contre René Jacobs, 1982/1984.
J’adore !
A découvrir aussi :
Les nations (sonates et suites de symphonies en trio)
Ordres pour clavecin (et autres œuvres pour clavecin)
L’apothéose de Corelli
Concerts royaux
Concerts des goûts réunis
Pièces de violes
. Tomaso Giovanni ALBINONI (1671-1751), Adagio :
Si célèbre ! Une scie ? A mettre en parallèle avec le Canon de Pachelbel ? J’assume ne guère m’en lasser. Mais ce succès populaire masque une carrière indépendante, de qualité, forte, surtout, de ses concertos (pour hautbois, violon).
JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :
Je te rejoins sur la qualité et l’intérêt des œuvres d’Albinoni, trop souvent éclipsées par la renommée de ce fameux Adagio. Il faut néanmoins s’arrêter sur l’étonnant parcours de cette pièce si séduisante…
Cet Adagio (« ad agio » : lent, « à l’aise » en italien) fut attribué à Tomaso Albinoni par le musicologue Remo Giazotto (1910-1998). Ce dernier a prétendu avoir retrouvé des fragments d’un mouvement lent de sonate dans les ruines du bombardement de la bibliothèque de Saxe à Dresde. Il aurait ensuite complété les parties manquantes. Le titre complet est d’ailleurs « Adagio en sol mineur pour cordes et orgue, sur deux idées thématiques et une basse continue de Tomaso Albinoni ». Mais où donc se trouve ce manuscrit d’Albinoni ? Il n’a pas encore été retrouvé, et ne figure pas au catalogue de la bibliothèque de Saxe. On est en droit de se demander si Giazzotto, désespéré de voir tant d’œuvres d’Albinoni partir en fumée pendant les bombardements des Alliés de 1945, n’a pas été tenté de préserver la mémoire du maître en… composant cet Adagio ! Le mystère n’est toujours pas dissipé !
. Nicolas DE GRIGNY (1672-1703), Hymnes pour orgue.
. Antonio VIVALDI (1678-1742), Stabat Mater :
par Christopher Hogwood/The Academy of Ancient Music/James Bowman (magnifique haute-contre).
J’aime beaucoup ce motet et la musique sacrée de Vivaldi en général, moins connue du grand public.
A découvrir aussi, en musique sacrée…
Nisi dominus : https://youtu.be/CXRtnZydQrI
Dixit dominus (motet) : https://youtu.be/jN8MJAVGNuk
Gloria, une œuvre qu’on a écoutée à Londres, à Saint-Martin-in-The Fields, vers la Noël, il y a quelques années : https://youtu.be/X84F4HyZsf8 (version du cru)
Magnificat (motet, version Jordi Savall) : https://youtu.be/kGJYPSSJM7k?t=2
Judith triomphans, oratorio
mais encore…
Concerto en sol mineur : https://youtu.be/3YmXvj4b9fA
Les quatre saisons (L’hiver, surtout), concerto pour violon : https://youtu.be/p1qNOfdMyGA
L’estro harmonico (12 concertos pour 1, 2, 3 ou 4 violons)
Concerto pour deux violoncelles
Orlando furioso (opéra)
JEAN-PIERRE LEGRAND :
J’adore James Bowman. Mais il y a aussi Carlos Mena. Il tourne avec le Ricercar Consort que j’ai eu le plaisir d’écouter à maintes reprises aux Beaux-arts. Je conseille leurs versions des Stabat Mater de Vivaldi et de Pergolesi, magnifiques. Mena fait penser au Jacobs de la grande époque. Il a dans la voix un charnu que n’a pas, par exemple, un Jaroussky. Ma discothèque comprend plusieurs CD de ce dernier et je lui reconnais beaucoup de talent, mais il est trop porté sur les aigus.
Dans un de ses nombreux commentaires sur l’esthétique baroque, René Jacobs cite Stefano Artega qui, en fin de XVIIIe, décrit le style de chant de Farinelli et des meilleurs castrats. Ce bel canto, écrit-il, était fondé sur une voix à « la sonorité ample et puissante dans les basses, réservée dans le medium, et de plus en plus douce dans les registres aigus ». C’est cette douceur dans les aigus que je ne retrouve pas chez Jaroussky et qui me semble plus présente chez Carlos Mena ou Bejun Mehta. Il est très difficile pourtant pour un contre-ténor d’aujourd’hui d’approcher ce qu’a pu être l’art des grands castrats. C’est pourquoi certains chefs préfèrent de temps à autre faire appel à des chanteuses contralto (comme Sara Mingardo) ou même mezzo soprano (comme Vivica Genaux).
Les ascenseurs ont fait beaucoup de mal à Vivaldi ! On aurait tort pourtant de ne voir en son œuvre qu’une succession de compositions trop faciles et peu profondes. Il est pour moi à la fois l’inventeur de la joie en musique et le poète délicat d’une infime et précieuse nostalgie. La magie de l’instant qu’on retrouve dans toute sa musique est subtilement poétisée par la conscience du temps qui la traverse de manière presque imperceptible, comme l’ombre dans un regard. A mon estime, sa musique illustre à merveille ce commentaire de Jankélévitch :
« Le présent est passéifié par le milligramme de nostalgie, par le regret infinitésimal qui fait de toute perception un souvenir-du-présent, un présent imperceptiblement révolu, un présent presque passé. »
. Georg-Philipp TELEMANN (1681-1767), Concertos pour instruments à vent :
https://youtu.be/59yKXi23olc?list=TLPQMTAwMzIwMjDTgAZAnaCf3Q (extrait).
par Camerata Köln (1991 pour ma version en CD).
De son vivant, il était mieux considéré que Bach ou Haendel ! C’est dire. Un peu comme Schütz… Des monstres qui sont tombés de leur piédestal. Pourtant, ses œuvres pour instruments à vent, que mon ami flûtiste Pierre Coulon m’a aidé à approfondir, enchantent.
A découvrir aussi : Symphonie ; Ouvertures à la française ; Suite pour flûte à bec, 2 violons alto et basse continue.
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Telemann a exploré toutes les formes musicales de son temps. Longtemps décrié pour sa fécondité hors du commun, trop vite assimilée à une stérile superficialité, il est aujourd’hui davantage remis à sa place véritable. Bien plus novateur qu’il n’y paraît, il est le point de départ « des grandes évolutions modernes dans tous les domaines de la musique ».
J’aime particulièrement sa musique de chambre pour flûte à bec et divers instruments, si emblématique de son style, véritable alchimie d’éléments français, italiens et allemands.
A l’occasion du 250e anniversaire de sa mort, plusieurs coffrets ont été édités : celui de Brillant est assez inégal, celui de Ricercar excellent ; celui d’Harmonia Mundi regroupe de magnifiques enregistrements de René Jacobs dans les domaines lyriques, religieux et orchestraux, tous brillamment explorés par Telemann.
. Jean-Philippe RAMEAU (1683-1764), Les Indes galantes (opéra-ballet, extraits).
Mais aussi…
Œuvres de clavecin (les 6 doubles)
Psaume In convertendo
Hippolyte et Aricie
. Georg Friedrich HÄNDEL (1685-1759) : Le Messie (oratorio) :
par Nikolaus Harnoncourt/Stockholm Kammerkören/Concentus Musicus Wien (ma version CD).
Une œuvre globale magnifique et tonique ! Et un homme, un parcours qui mériteraient un biopic.
Quelques repères…
Israël en Egypte (oratorio, version Christie) :
Xerxès (opéra)
Sarabande (Barry Lyndon !)
Fireworks (qui me poursuit depuis mes vingt ans)
Ode à Sainte Cécile (souvent écoutée avec mon beau-père)
Water Musik (ah, mes premiers emprunts à la médiathèque du Passage 44, il y a 150 ans !)
12 concerti grossi
Concertos pour orgue et orchestre
Suites de clavecin
Sonates en trio
Cantates italiennes
Dixit dominus
Te deum
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Haendel est un géant de l’opéra et on le joue trop peu souvent. J’ai eu l’occasion d’applaudir René Jacob et son Orlando à la Monnaie voici déjà quelques années. Le livret explore les méandres de la folie tandis que la musique fait entendre quelques innovations qui annoncent le renouvellement à venir de l’opera seria. Dans ce genre, Haendel est bien malgré lui demeuré prisonnier des conventions de l’époque, comme l’aria da capo mais aussi l’aria de sortie, où le chanteur sortait de scène après avoir chanté son air. Tout ceci avait pour but de mettre chanteurs et chanteuses en valeur mais nuisait grandement à la progression dramatique. Sacrifier ces conventions pesantes exposait le compositeur à l’ire de chanteurs tout puissants.
C’est en partie pour échapper aux exigences oppressantes et contraignantes de ces derniers que Haendel s’est détourné de l’opéra pour se consacrer à l’oratorio, qui était moins la chasse gardée des vedettes de l’époque. Parmi les nombreux oratorios de Haendel, j’ai un petit faible pour Israël en Egypte, Salomon et aussi Hercule (que l’on classe aussi dans l’opéra), dans la très belle version de Marc Minkowski.
. Domenico SCARLATTI (1685-1757), Sonates pour clavecin.
Mais aussi…
Magnificat.
. Jean-Sébastien BACH (1685-1750), Les quatre toccatas et fugues :
par André Isoir (dans une version différente de celle que je possède en CD : Orgue de Saint-Lambert, chez Calliope, 1975).
A découvrir aussi…
Messe en si mineur
Passion selon Saint-Jean
Passion selon Saint-Mathieu
Oratorio de Noël
Cantates 140/Wachet auf (si célèbre), 147/Herz und Mund, 21/Ich hatte viel Bekümmernis, 4/Christ lag in Todesbanden, 80/Ein Feste Burg mais encore numéros 12, 33, 51, 54, 56, 67, 82, 91, 101, 126, 131, 137, 143, 170, 178, 211 et 212.
Concertos brandebourgeois (le 5e est magistral)
Concerto italien (Kenneth Gilbert dans ma version au clavecin de 1988)
Suites pour orchestre en ut et en ré majeur
Suites française et anglaise pour clavier
Clavecin bien tempéré (le coffret Glen Gould !)
Pièces d’orgue (Chorals)
Magnificat
Variations Goldberg pour clavecin (qui tendent la main à Beethoven par-dessus Mozart, dixit Lucien Rebatet, op.cit.) mais qu’on peut écouter au piano (Glen Gould encore, 1982/1993).
Offrande musicale
L’art de la fugue
Suites pour violoncelle seul (ascétiques), dont la célèbre n° 1 en sol majeur
JEAN-PIERRE LEGRAND :
La musique de Bach m’accompagne depuis ma jeunesse. C’est le compositeur auquel je reviens le plus souvent. Il a abordé tous les genres musicaux de son époque sauf l’opéra. S’il n’a créé aucune forme nouvelle, il a porté les formes existantes à un extraordinaire degré de développement et de perfection.
Conquis très tôt par son œuvre instrumentale, j’ai découvert plus tard le vaste massif des cantates : environ 200 conservées sur plus de 300 composées. Bach en écrivit cinq séries pour tous les dimanches et fêtes de l’année liturgique. C’est aujourd’hui la partie de son œuvre que je préfère.
RW :
Je suis en train de basculer aussi vers les cantates, et Bach devient progressivement mon compositeur préféré.
JPL :
C’est à mon sens dans ses cantates (mais aussi dans ses passions) que Bach tire le meilleur parti de la rhétorique musicale de son temps. Il y fait appel à un symbolisme sonore très subtil dans le jeu des tonalités, des voix et des instruments. L’effet est parfois saisissant. Ainsi, dans la cantate BWV 198 (Tombeau de Sa Majesté la Reine de Pologne), Bach stylise le tintement du glas de la cloche des morts par deux petites notes répétées de deux flûtes accompagnées du pizzicati des cordes. Ce procédé sera réutilisé dans d’autres cantates.
Commentant cette cantate BWV 198, Gilles Cantagrel nous révèle une audace inattendue de Bach. La reine de Pologne fut particulièrement malheureuse en mariage. Dans la fugue, qui le jour des obsèques suivit directement la cantate, Bach choisit pour sujet le thème d’une triste chanson de mal mariée que devait connaître la triste princesse : l’allusion est claire et devait être comprise de tous à l’époque. Le même procédé est souvent utilisé à des fins liturgiques : Bach reprend la mélodie d’un choral de Luther sans en adopter le texte : tous les auditeurs familiers de ces chorals comprenaient immédiatement la catéchèse sous-tendue par la musique.
A tout qui souhaite se plonger dans le monde des cantates, je conseille vivement de s’en procurer le texte s’il n’est pas déjà repris dans le livret d’accompagnement du CD. Leur lecture est extrêmement instructive quant à la piété luthérienne, afin de mieux goûter l’extraordinaire illustration musicale qu’en fait Bach. Dans son monumental Les cantates de J.-S. Bach, Gilles Cantagreldonne une belle traduction de toutes ces œuvres. C’est un ouvrage indispensable pour tout amoureux de cette musique.
La discographie est très fournie. Outre les excellents enregistrements isolés de Philippe Herreweghe, René Jacobs ou Philippe Pierlot, trois intégrales (ou quasi-intégrales) se détachent. D’abord, celle des pionniers Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt : quelques partis-pris, tels les chœurs d’enfants, rendent aujourd’hui pénibles certains des enregistrements, mais cette somme recèle des sommets et témoigne d’une belle ferveur, qui rend justice à l’esprit de catéchèse. Bien plus récentes et splendidement enregistrées, les intégrales de John Eliot Gardiner (ensemble instrumental et choristes extraordinaires mais solistes inégaux, surtout sur les derniers CD) et de Masaaki Suzuki (splendide sur la distance mais manquant peut-être de grands sommets). Je possède les trois coffrets. Si je devais n’en garder qu’un, ce serait celui de Gardiner.
. Giuseppe TARTINI (1692-1770), Sonate des trilles du diable :
par Anne-Sophie Mutter/Wiener Philh./Dir. James Levine.
Une découverte réalisée grâce à mes collègues écrivains Patrick Delperdange et Arnaud de la Croix.
. Jean-Marie LECLAIR (1697-1764), Douze concertos pour violon et orchestre (opus 7 et opus 10) :
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Pour la bonne bouche : Jean-Marie Leclair est au cœur de Confiteor, le très beau roman de Jaume Cabré. Au centre de ce thriller se trouve un violon, un fameux Storioni, dont a joué Jean-Marie Leclair et qui serait à l’origine de son assassinat.
. Giovanni Battista PERGOLESI (1710-1736), Stabat mater :
Version Les Talens lyriques/Sabina Puertolas et Vivica Genaux.
A découvrir aussi : La serva padrona.
JEAN-PIERRE LEGRAND :
Pour terminer, un petit mot sur l’interprétation des œuvres baroques.
Un de mes premiers coffrets de musique baroque fut celui de Jean-Pierre Rampal, consacré aux concertos pour flûte de Vivaldi. Il est peu de dire que ce merveilleux musicien, muni de sa flûte traversière en or, ne portait pas dans son cœur les besogneux baroqueux, encore minoritaires à l’époque. Je me souviens d’une interview à la RTB dans laquelle Rampal se moquait allègrement de la flûte à bec dont le « pouet pouet » offusquait gravement son sens de la musicalité. Un peu plus tard, Karajan faisait un tabac avec les Quatre saisons de Vivaldi.
Aujourd’hui, « l’interprétation historiquement informée » sur instruments anciens est devenue la règle et a presque totalement supplanté les anciennes interprétations symphoniques aux relents romantiques, dont plusieurs sont devenues inécoutables.
Le sentiment qu’une interprétation sur instruments « modernes » trahit l’essence de la musique baroque remonte à bien plus loin qu’Harnoncourt et Leonhardt, auxquels pourtant nous devons tant. En 1905, dans J.S. Bach le musicien-poète, Albert Schweitzer (le célèbre docteur était aussi un remarquable musicologue et un très bon musicien) écrivait déjà :
« On ne trouve plus dans nos orchestres (modernes) le hautbois d’amour, la viole de gambe, la flûte à bec, la petite trompette qu’exigent les partitions du maître. (…) Pour bien mettre en valeur la beauté des œuvres de Bach, force est donc de revenir aux anciens instruments dont le timbre est si éloigné de nos instruments modernes. »
L’éminent savant ajoutait encore :
« Ce n’est point tout, il s’agit encore de bien établir les proportions entre les différents groupes d’instruments. »
En quelques mots est résumée de manière prophétique une esthétique dont la mise en œuvre attendra bien des décennies.
Jouer sur des instruments « anciens » au sein d’effectifs ramenés aux proportions de l’époque est une chose. Reste encore à retrouver la manière de jouer de ces instruments ou de faire sonner un orchestre. Dans son livre Le discours musical, Harnoncourt en souligne la gageure : quand bien même on dispose de méthodes rédigées par des contemporains de Bach, voire d’écrits théoriques de la main de Telemann, toutes ces sources présupposent des connaissances et des prérequis familiers de leurs contemporains mais qui se sont perdus. L’interprétation dite « authentique » est donc toujours une approximation, un compromis. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait, nous dit le musicologue Gilles Cantagrel, « avoir le cerveau, la culture et la sensibilité d’un Saxon luthérien de la première moitié du XVIIIe siècle ».
Aujourd’hui, des musiciens comme Herreweghe sont revenus de l’idée d’authenticité à tout prix, par exemple en matière d’effectifs. Si d’aucuns, comme Sigiswald Kuijken, soutiennent qu’il faut aborder les cantates de Bach avec un chanteur par voix, Herreweghe s’en tient à l’adéquation des effectifs avec l’espace donné. Mettre un chœur gigantesque dans une sacristie et casser les oreilles du public n’a pas plus de sens que d’installer six chanteurs dans une grande salle de deux mille personnes.
Ces deux dernières décennies on assiste avec bonheur à la réappropriation du répertoire baroque par d’immenses musiciens qui s’écartent du carcan des instruments d’époque. Je songe aux pianistes Alexandre Tharaud (Baroque,son coffret de trois CD) et Anne Quéfélec (trois CD consacrés à Bach, Haendel et Scarlatti, tous nés en l’année 1685), mais ma prédilection va à l’interprétation peu connue des Six suites pour violoncelle que nous a donnée Gérard Caussé jouant sur son alto. Pas de quoi s’offusquer : si ces œuvres n’ont été écrites ni pour le piano, ni pour l’alto, Bach lui-même était un adepte de la transcription. De plus, non content de donner à ces œuvres une exceptionnelle fluidité, Caussé a eu l’excellente idée de demander à son ami Laurent Terzieff de faire précéder chaque suite d’un texte de Rilke : un pur bonheur.
Interview de Judith ADLER DE OLIVEIRA
REMY-WILKIN :
Le terme baroque viendrait du portugais barroco (« perle de forme irrégulière »). Il est attribué (péjorativement) à une mode architecturale issue de l’Italie et ne sera adossé à une ère musicale, cette fois sans connotation négative, que très tardivement, dans les années 1950 (1951 voit la création de l’Ensemble baroque de Paris).
JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :
« Baroque » ! Le terme reste longtemps péjoratif :
« Une musique baroque est celle dont l’harmonie est confuse, chargée de modulations et dissonances, le chant dur et peu naturel, l’intonation difficile, et le mouvement contraint. » (Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de la musique, 1768) ;
« On appelle musique baroque celle dont le chant et les modulations excentriques, pour s’élever trop haut, tombent dans le ridicule, et, pour vouloir sortir de l’ornière, se fourvoient dans le gâchis. » (Charles Soullier, Dictionnaire de musique, 1880).
Le baroque, en effet, est d’abord un style architectural.
Les courbes, et particulièrement l’ovale, y supplantent la ligne droite. Le terme désigne une ligne tourmentée, irrégulière à l’image de la perle « barroca », dont la complexité et l’intrication exercent une fascination sur le spectateur. La diffusion de ce style architectural doit beaucoup à la Contre-Réforme, qui s’oppose à l’austérité de la Réforme au moyen d’un apparat exubérant aux formes opulentes.
Quant à la musique baroque…
Elle présente les mêmes traits généraux : fluidité, mouvement, exaltation des sentiments. Notez cependant que les compositeurs baroques s’envisageaient eux-mêmes comme des « classiques », dans la mesure où ils ont puisé leur inspiration dans les modèles de l’antiquité gréco-romaine (réels ou fantasmés). Ce genre de paradoxe démontre la difficulté de construire une narration qui rende justice aux mouvements artistiques.
Le répertoire baroque subit une éclipse à partir de 1750 et fera l’objet d’une redécouverte en plusieurs étapes. Les œuvres qui présentaient une écriture fortement contrapuntique furent plus volontiers reléguées au purgatoire, à commencer par celles de Jean-Sébastien Bach. La revalorisation de ce dernier constitue une première étape de la redécouverte : Félix Mendelssohn fait jouer la Passion selon saint Matthieu en 1829. Ce répertoire est exhumé avec appréhension par le soliste Philipp Devrient :
« Cette fois, il s’agirait d’écouter uniquement, et pendant toute une soirée, de la musique de Jean-Sébastien Bach considérée par le grand public comme peu mélodieuse, mathématique, sèche et incompréhensible ».
Resté assez confidentiel jusqu’en 1950, le répertoire baroque va connaître ensuite un véritable essor. Musiciens et musicologues se confrontent sur d’épineuses questions de tempérament, de diapason, de facture instrumentale, d’ornementation, d’effectifs. Les enregistrements, jusqu’aux années 1980, présentent de nombreuses aberrations historiques et, peu à peu, émerge la notion d’interprétation « historiquement informée », parfois accompagnée d’excès inverses, qui ont valu à certains le surnom, à nouveau péjoratif, de « baroqueux ».
RW :
Le vocable baroque recouvre des réalités fort différentes. Quelles sont les caractéristiques majeures du courant, de l’époque ?
JUDITH A.D.O. :
Le terme reste polémique. Il couvre une immense période (environ 1600-1750) extrêmement féconde, qualifiée par certains d’« ère du style concertant », ou d’« ère de la basse continue ». Cette période est traversée par deux grands axes : elle renouvelle les rapports entre texte et musique, et signe la véritable naissance de la musique instrumentale.
A ses débuts, le baroque se caractérise par la coexistence de deux styles, décrits en 1605 par Claudio Monteverdi dans sa préface au 5ème livre de madrigaux. D’une part, la « prima prattica », qui correspond au style polyphonique de la Renaissance, et d’autre part, la « seconda prattica », dont Monteverdi jette les principes de base : intelligibilité du texte et exaltation de ses potentialités expressives par tous les moyens musicaux.
Deux styles également chez Vicenzo Galilei, auteur du Dialogo della musica antica e della moderna (1581), qui estime que l’écriture polyphonique convient mieux au domaine instrumental, tandis que la musique vocale doit être monodique, soutenue par un accompagnement discret.
Dans le domaine vocal, le postulat de départ est celui de la primauté du texte sur la musique, d’où vont découler les autres caractéristiques majeures du courant baroque. L’apparition du récitatif permet de prolonger les expérimentations visant à composer une musique qui épouse tous les reliefs de la prosodie. La musique se met au service du mot, ce qui exclut le savant contrepoint de la Renaissance : désormais, la mélodie se détache nettement d’un accompagnement instrumental sobre et épuré. C’est le style de la monodie accompagnée que l’on retrouvera dans l’opéra baroque.
Les compositeurs expérimentent, se permettent des audaces inédites pour mieux servir le texte, et développent une ornementation codifiée. Les ornements peuvent être brefs ou développés, ces derniers relevant de la paraphrase et n’étant pas nécessairement notés. A l’interprète d’orner avec goût et adresse le discours mélodique.
Quant à l’accompagnement, il se réduit à une ligne de basse assortie de chiffrages indiquant les accords et leur disposition. Il s’agit de la basse continue, cette trame harmonique qui permet à la ligne musicale de se déployer. La basse est jouée par une viole de gambe ou un violoncelle, tandis que les accords sont réalisés à l’orgue ou au clavecin.
Ce mode opératoire semi-improvisé est finalement très évocateur du jazz ! A l’époque, l’improvisation comptait parmi les compétences de base des musiciens. Cette dimension a progressivement disparu de l’apprentissage musical au XXe alors qu’elle peut si bien nourrir l’intelligence musicale. Heureusement, les académies et conservatoires renouent avec la pratique de l’improvisation depuis quelques décennies.
Dans le domaine de la musique instrumentale, les compositeurs de l’époque baroque affinent leur écriture, qui se fait de plus en plus idiomatique – par contraste avec la Renaissance, durant laquelle voix et instruments étaient généralement interchangeables. L’évolution de la facture instrumentale (le perfectionnement du violon, plus virtuose que la viole) ne sera pas étrangère à ce raffinement de l’écriture instrumentale. Les formes de la sonate, de la symphonie, du concerto de soliste émergent et connaissent de multiples mutations, tandis que la recherche de variété conduit les musiciens à explorer et alterner sans cesse tempi, caractères, métriques, nuances et styles d’écriture.
Enfin, l’époque baroque se caractérise par la production d’un grand nombre de traités dans lesquels les principes de base de la musique tonale seront enfin explicités. C’est une étape cruciale ! D’autres sujets seront explorés comme celui de la rhétorique musicale.
RW :
Pourrais-tu nous en dire plus sur les débuts de l’opéra ? Quel lien avec la rhétorique musicale que tu viens de mentionner ?
JUDITH A.D.O. :
L’événement incontournable du début du XVIIe, c’est l’avènement de l’opéra.
Aux sources de celui-ci, il y a un intérêt pour l’Antiquité. On redécouvre la tragédie grecque et l’on extrapole, à partir des sources disponibles, une vision tronquée de la musique grecque antique. Les intellectuels de l’époque imaginent cette musique antique comme monodique, d’une puissance expressive quasi magique puisque capable de modifier les comportements humains (c’est la doctrine de l’éthos), et entièrement vocale. Ces conceptions nourriront les réflexions de la Camerata, groupe d’intellectuels florentins réunis par le comte de Bardi pour jeter les bases de l’opéra.
Le premier opéra qui nous soit parvenu dans son intégralité est l’Euridice de Jacopo Peri et Giulio Caccini, sur un livret d’Ottavio Rinuccini. Les deux compositeurs ont bataillé l’un contre l’autre pour remporter la commande, si bien que la création se fit sur une partition composite ! L’œuvre fut représentée au fastueux Palazzo Pitti de Florence à l’occasion du mariage de Marie de Médicis avec Henri IV.
Autre opéra clef : l’Orfeo de Claudio Monteverdi (1607, sur un livret d’Alessandro Striggio). L’argument de ces deux opéras s’inspire d’un même sujet : le pouvoir de la musique incarné par la figure mythique d’Orphée, à la différence que l’Euridice présente un dénouement heureux (plus approprié pour un mariage), tandis que Monteverdi conserve la fin tragique du mythe originel.
L’écriture opératique est aussi intimement liée à une discipline née en Allemagne : la rhétorique musicale. Celle-ci codifie tout un vocabulaire conventionnel dans lequel à chaque figure correspond un état d’âme. Cette théorie, aussi appelée Affektenlehre (« théorie des affects »), fut notamment diffusée par le théoricien allemand Jacob Burmeister, dans son Musica Poetica (1606). On y trouve toutes les figures de style littéraires transposées dans le domaine musical, ainsi que des émotions associées à chaque tonalité et à chaque intervalle.
Cette discipline irrigue l’écriture vocale et opératique des débuts du baroque, mais elle sera aussi extrêmement présente dans la musique sacrée de Bach (cantates et passions). J’en veux pour exemple les pièces de l’Orgelbüchlein, dont les lignes musicales convoquent tout un réseau symbolique d’inspiration religieuse. Les évocations de la sainte Trinité, du calvaire, de la résurrection, etc., sont cryptées de manière à porter le message religieux au fidèle sans la nécessité d’un recours au texte. Par exemple : des mouvements descendants suggéreront, selon le caractère et le registre, l’agonie (surtout lorsqu’ils sont chromatiques), la mise au tombeau, ou encore l’arrivée d’un ange. Ou encore : la coexistence de trois temporalités suggérera soit les mondes terrestre, humain et céleste, soit la trinité. Plus concrètement, dans la cantate BWV150, l’extrait « Leite mich in deiner Wahrheit » (« Conduis-moi dans ta vérité »), une longue phrase ascendante traverse toutes les tessitures pour aboutir à l’unisson sur le mot « Vérité ». Je recommande la lecture des travaux d’André Pirro, de Marie-Claire Alain et de Jacques Fischer pour en découvrir plus sur le sujet.
RW :
Une explication sur l’opposition entre la France et l’Italie ?
JUDITH A.D.O. :
Il faut d’abord dire un mot sur la position particulière de l’Italie. Immense foyer musical et artistique, elle est pour ainsi dire l’épicentre de la musique baroque. Le développement de certains genres musicaux est même associé à certaines villes italiennes. Ainsi en va-t-il de Naples et de l’opéra, de Venise et de la musique instrumentale, ou, sans surprise, de Rome et de la musique d’église. L’opéra et les madrigaux doivent beaucoup aux réflexions d’un cercle d’intellectuels florentins des années 1570-1580. Enfin, l’Italie devient rapidement un lieu d’apprentissage incontournable, lieu de passage obligé pour tout compositeur qui se respecte.
La France oppose une certaine résistance à cette influence italienne et entend créer un style national dont la paternité est attribuée à Lully. La France et l’Italie se sont affrontées sur des questions de « bon goût » relatives à la pratique d’ornementation, mais la polémique a également tourné autour des mérites respectifs des langues française et italienne pour le répertoire vocal. Ces questions de prosodie et de vocalisation sont au cœur de nombreux écrits : le traité de Bénigne de Bacillly Remarques sur l’art de bien chanter… le chant françois (1688) ouvre le bal et, bientôt, la polémique fait rage. François Raguenet (Parallèle des Italiens et de Français,1702) attaque la musique française, et Le Cerf de la Viéville (Comparaison de la musique italienne et de la française, 1704) se pose en défenseur.
Arrêtons-nous sur une petite forme musicale qui cristallise cette opposition entre la France et l’Italie : l’ouverture d’opéra. L’Italie privilégie un modèle tripartite, vif-lent-vif, tandis que la France adopte le modèle lent-vif-(lent). L’ouverture à l’italienne entraîne le spectateur dans l’action, avec un discours musical volubile et énergique. L’ouverture à la française adopte une entrée en matière toute en majesté, plus posée et laissant souvent place à un contrepoint plus élaboré. Le rythme pointé y est immanquable, et nous évoque tout de suite l’atmosphère de la cour de Louis XIV. En guise d’illustration, je vous recommande l’écoute comparée de deux ouvertures : d’une part, celle d’Alceste, de Jean-Baptiste Lully ; d’autre part, celle de l’Orlando furioso de Vivaldi.
Cette distinction entre Italie et France aboutira à la célèbre querelle des Lullystes et des Ramistes (aussi dite « des Anciens et des Modernes »), dont l’épicentre fut le Paris des années 1730. Cette controverse s’articule essentiellement autour du genre de la tragédie lyrique, dont Lully était maître, et dont les codes furent bouleversés par Rameau. La création d’Hippolyte et Aricie (1733) par ce dernier va polariser le tout-Paris et alimenter la controverse. Voici le genre de discours anti-ramiste que l’on peut entendre à l’époque :
« Je les [les opéras nouveaux] déteste, c’est un vacarme affreux, ce n’est que du bruit, on en est étourdi. Toutes les voix sont couvertes par l’orchestre ; et comment veut-on que je ne m’ennuie pas à un opéra dont je ne puis entendre un seul mot ».
La querelle perdurera et trouvera un second souffle avec la fameuse « Querelle des Bouffons ». On trouve dans les traités de l’époque un interminable florilège de citations hautes en couleurs où transparaissent ces divergences esthétiques. La lecture en est souvent aussi éclairante que divertissante.
RW :
Judith, si j’en crois mes lectures, l’ère baroque s’étendrait du début du XVIIe siècle aux années 1760. Une série de maîtres y achèvent alors des carrières fort longues (Bach, Haendel, Vivaldi, Rameau, Telemann) mais d’autres, plus jeunes, ont déjà ouvert une nouvelle ère.
JUDITH A.D.O. :
De façon conventionnelle et plutôt arbitraire, on considère que cette période s’achève avec la mort de Bach en 1750. Cependant, le glissement hors de l’ère baroque s’opère par un éclatement en plusieurs esthétiques qui, chacune, concourront à opérer cette transition.
Entre 1730 et 1780, des courants variés coexistent : le « style galant », le « rococo », l’« Empfindsamkeit » ou « style sensible », le « Sturm und Drang » (« Orage et passion »)… Tous ces courants irriguent le « style classique », à son apogée en 1780. Ces styles ont pour point commun de se désintéresser d’une écriture polyphonique trop complexe. Le « style galant », qui privilégie la grâce et la simplicité, est empreint d’une certaine superficialité en ce sens qu’il ne vise pas à émouvoir. L’accompagnement se réduit à une ligne simple ou à des figures répétitives comme la basse d’Alberti (un arpège répété), au profit de la mélodie dont la ligne claire autorise l’ajout de fioritures. Quant au « style sensible » ou « expressif », dont Carl Philip Emmanuel Bach est un merveilleux représentant, il est régi par l’expression de sentiments personnels. Les principaux moyens musicaux sont l’irrégularité, la surprise, et un usage généreux des modulations, des chromatismes et du mode mineur.
Cette transition est aussi géographique : si l’Europe baroque avait les yeux tournés vers l’Italie, l’époque classique va voir coexister plusieurs centres musicaux : Paris et Londres, mais surtout Vienne.
Je ne peux manquer de citer les noms de quelques-uns des compositeurs qui préparent le terrain aux trois grands maîtres viennois (Haydn, Mozart et Beethoven) : Carl Philip Emmanuel Bach (l’un des fils de l’illustre Jean-Sébastien), pour sa musique instrumentale, expressive et surprenante ; Luigi Boccherini, excellent violoncelliste, pour son rôle majeur dans l’avènement du quatuor à cordes ; Domenico Scarlatti, pour sa littérature pour clavier.
Sans vouloir empiéter sur le prochain épisode de ce feuilleton, nous pouvons glisser quelques mots clefs pour éclairer cette nouvelle période classique : beauté, vérité, mesure, clarté. L’emphase et le pathos baroques vont céder le pas au naturel et à la raison.
RW :
Judith, tu es compositrice et musicologue. Tu peux nous dire un mot sur ton parcours et tes prédilections ?
JUDITH A.D.O. :
Mon parcours se partage entre recherche et création. J’ai d’abord étudié les lettres modernes, ainsi que l’histoire de l’art et la musicologie. En musicologie, j’ai travaillé sur le Soundpainting, un langage gestuel de composition instantanée élaboré par Walter Thompson, que j’ai notamment comparé aux langages de programmation informatique. Durant ma spécialisation en littératures comparées, j’ai découvert la rhétorique, et c’est au prisme de cette discipline que j’ai abordé la mise en musique du poignant poème Babi Yar (Evgeny Evtouchenko) par Chostakovitch dans sa 13e symphonie. Ma curiosité pour la rhétorique musicale date de cette époque.
J’ai ensuite étudié la composition au Conservatoire royal de Liège. Toujours dans l’idée de mêler mot et musique, j’ai abordé le conte musical, le théâtre musical et mis en musique des poèmes. L’ethnomusicologie reste aussi une discipline qui me tient à cœur et j’ai un attachement particulier pour les compositeurs qui contribuèrent à préserver leur patrimoine musical : Bartok, Komitas, Kodaly, etc. D’ailleurs, je collabore en ce moment avec Akhtamar Quartet pour une pièce inspirée par des thèmes arméniens récoltés par Komitas.
Actuellement, je travaille aussi avec Qoutayba Neaimi, compositeur belgo-irakien, sur le projet Confluences, dont j’ai conçu le livret en six langues. A sa superbe Cantate, s’ajoute un Kaddish de ma composition, le tout étant conçu pour ensemble vocal et instrumental oriental et occidental.
RW :
Nous aborderons la musique contemporaine lors de notre 6e numéro, soit dans un an et demi (cf programmation quadrimestrielle de ce feuilleton, qui alterne avec trois autres) mais pourrais-tu nous dire si la musique contemporaine s’est inspirée du répertoire baroque ?
JUDITH A.D.O. :
La musique baroque a inspiré une foule de compositeurs. Je n’y ai pas dérogé : il y a quelques années, à l’occasion d’un concert du Festival de Stavelot mettant en regard musique ancienne et contemporaine, j’ai composé une pièce inspirée par une pavane pour quintet de cuivres.
Quelques pistes de découverte : au XIXe, on retrouve de très fortes réminiscences baroques dans la Suite Holberg, Op. 40, de Edvard Grieg (transcription pour cordes). Cette pièce a été composée en 1884 en hommage au dramaturge Ludvig Holberg, qui vécut à la fin du XVIIe siècle, et mêle avec une saveur particulière les danses baroques aux accents du folklore norvégien.
Les compositeurs du XXe se sont beaucoup inspirés de la forme du concerto grosso. En complément de la belle sélection discographique proposée dans cet article, je recommande de découvrir ce répertoire (d)étonnant qui mêle esthétique baroque et innovation musicale (utilisation de l’orgue Hammond, de la basse électrique, mélange des langages musicaux, etc.). Quelques exemples :
. Concerto grosso n°1 d’Alfred Schnittke :
Il en a composé 6, comme ses illustres prédécesseurs Corelli, Stradella et Bach ;
. Concerto grosso n°1d’Ernest Bloch, plus conservateur ;
. Concerto grosso pour trois violoncelles et orchestre (2001), très séduisant, de Krzysztof Penderecki :
. Kammerconzert pour 13 instruments de Gyorgy Ligeti, qui s’est inspiré des Concertos brandebourgeois de J.-S. Bach.
Voilà qui, je l’espère, piquera la curiosité du lecteur !
RW :
Pour en savoir plus sur Judith ADLER DE OLIVEIRA…
Un teaser.
Qowl Kaddish pour ensemble (extraits) :
Un concert à venir.
Concert d’ouverture du Festival des Musiques Sacrées, Arsonic, Mons (Belgique), reporté au 26 novembre 2021 :
Au programme :
. Qowl Kaddish de Judith Adler de Oliveira, pièce pour 8 chanteurs et ensemble instrumental oriental-occidental ;
. Confluences de Qoutayba Neaimi, cantate pour 9 chanteurs et ensemble instrumental oriental-occidental, avec un livret de Judith Adler de Oliveira.