ADOLPHE NYSENHOLC analyse les 12 MEILLEURS FILMS classés en 1958 – 8/ LA TERRE d’A. DOVJENKO

8.

Zemlja (La Terre,1930)

de

Alexander Dovjenko

par

Adolphe Nysenholc

La Terre (1930) | Un film, un jour

La Terre est un hymne à l’Ukraine profonde. Né de cette terre, Dovjenko la regarde avec l’émerveillement de l’enfant qu’il fut et la célèbre avec l’enthousiasme du jeune homme qu’il est devenu. Ses parents étaient de pauvres paysans. Et La Terre chante la Révolution agraire. Le film témoigne avec lyrisme de l’éternel conflit entre l’ancien et le nouveau. Les koulaks, propriétaires terriens, ne veulent pas du kolkhoze avec la mise en commun des terres. Un de leurs fils, Vasyl, qui s’oppose à son père, a foi dans le nouvel avenir. Il revient dans son village triomphant avec un tracteur. Son cheval-vapeur fait à lui seul le travail de tant de chevaux de trait.[1] C’est là son premier chant, qui glorifie la machine. Comme un poète trace un vers qui rime, Vasyl laboure en profonds sillons les champs à travers leurs frontières séculaires. Le soc fend la terre à la vitesse d’un voilier sur la mer. Les mains sur le volant, le sourire au vent. Il lance à son père un appel d’abandonner la faux, que ce dernier manie avec un geste ancestral majestueux. Et Vasyl d’enchaîner avec la récolte au moyen d’une moissonneuse-batteuse dont les lames de coupe tournent au rythme du siècle de la vitesse. L’engin mécanique libère de la servitude. Le travail n’est plus une torture. Il crée l’homme nouveau. Les travaux agricoles mécanisés sont magnifiés par un montage fugué. Dovjenko chante la terre de son enfance. Il montre une jeune fille radieuse, à côté d’une haute fleur de soleil éclatante, le symbole de l’Ukraine.

Dovjenko est peintre. Il a appris à Berlin. Et homme moderne, lui aussi adopte avec enthousiasme une machine pour créer de l’image. Mais, il pose sa caméra comme un chevalet. Il présente d’abord longuement les visages et les paysages en plans fixes dans une contemplation intense. La Terre commence avec un tableau de la terre : la campagne à perte de vue sous un haut ciel. Puis, le plan s’anime alors qu’on voit en plongée son champ de blés mûrs ondulé comme par une houle. Le décor est planté. 

Les personnages sont montrés face caméra, quasi immobiles, tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change : portraits figés, ils acquièrent par la durée une densité sculpturale [2]. C’est peut-être ainsi qu’enfant il voyait les adultes comme des énigmes dans leur silence. Il capte au fond en eux le temps lent de la vie séculaire des paysans. Dovjenko a avoué qu’ils sont des incarnations inspirées de sa famille. « Qui sont mes héros ? Mon père, ma mère, mon grand-père et moi » [3]. Et la photo qu’il en donne dégage une fascination comparable à celle qui émane d’un souvenir ou d’une rêverie. Il sait animer d’imaginaire le réel qu’il recrée. Il est un poète de l’image. Ses héros sont au premier abord des icônes.  Il crée comme des images d’Epinal. Son style, c’est la simplicité biblique.

On se souvient de ce verset : Dieu appelle « Abraham ! » Et Abraham répond : « Je suis là. » C’est tout.

Et Dovjenko fait apparaître ses personnages avec la même immédiateté et la même puissance, sans jeu superflu. Il met la foi de ses pères au service de la nouvelle reliance.

Certes, il chante au cœur de sa patrie la terre Mère. Il se montre en communion avec la nature. On le sent en extase devant le réel. Son image rayonne d’une lumière quasi mystique. De fait, La Terre annonce la bonne nouvelle, celle d’une Nouvelle Alliance. Les hommes de toute la terre seront reliés par une foi révolutionnaire née de la terre, de sa terre natale.

Dès le commencement, c’est : Et la terre fut. Puis l’Eden : un jardin rempli de pommes qui jonchent le sol, parmi lesquelles un vieillard couché, l’aïeul, meurt heureux. Il figure la mort de l’Ancien monde. Et la relève se fera avec son petit-fils, qui mourra en plein bonheur, mais en martyr de la nouvelle religion. Tué par un fils de koulak réactionnaire, il entraînera tout un peuple derrière son cercueil, uni dans la nouvelle vie. Il est la résurrection. Le progrès. La renaissance. 

Le film de Dovjenko est une ode au bolchevisme si lyrique qu’un Barthélémy Amengual le déclare « probablement le plus beau film du monde ». Le sous-titre était à propos : « Chant de la vie nouvelle ».

Dans la filiation de la Ligne générale d’Eisenstein, Dovjenko filme la lutte des classes à la campagne lors de la collectivisation du sol. Il choisit un village ukrainien en 1929 où se produisaient les transformations économiques et sociales. Mais il veut raconter avec « émotion ». « Pour bouleverser, il faut être bouleversé. » Et il opte, – comme Poudovkine dans la Mère et sa famille d’ouvriers d’usine, – de raconter l’Histoire à travers le vécu d’une famille de fermiers tout aussi prolétaires, débouchant sur la même tragédie du fils, mort à l’avant-garde du combat pour son idéal. Ce qui touche c’est un certain retour à une candeur originelle. « Je décidai de n’utiliser aucun trucage, aucune technique acrobatique, mais seulement des moyens simples. » Il évoquera l’histoire de « gens simples ». Il cherche ses acteurs souvent parmi eux. « Chaque homme peut au moins une fois interpréter parfaitement son propre rôle à l’écran ». Et il ajoute : « Si notre pays est un grand pays, c’est que les petites gens y sont grands. » Ses cadrages réduisent en outre les sujets à l’essentiel avec une grande efficacité expressive, et notamment l’un de ses plus célèbres qui, représentant le point de vue de quelqu’un couché sur le dos, montre gens et bêtes en contre-plongée « statufiés vivants sur fond d’azur » et qui remonte à son enfance où il rêvassait allongé dans l’herbe d’un tertre. Quant à l’éclairage, il veille à donner une lumière transfigurante, prise à la fois au quotidien et au rêve, « à la limite de la surexposition. » [4]

Ainsi, le charme de son œuvre relève d’un art poétique.

Et y contribuent des métaphores fortes [5]. Il y a la pomme originelle dans laquelle croque l’aïeul : et, dans la Genèse on en meurt. Il est vrai qu’ici, Symon, l’agonisant paisible, s’en va souriant, sans regret, il a eu une belle vie sur terre. Sa tête toute ronde, ses joues, celles aussi rebondies de l’enfant qui joue à côté de lui, ressemblent au même fruit que produit cette terre. A la fin, alors que tout le village porte Vasyl, son petit-fils mort caressé par une branche de pommier au passage, il y a sa promise désespérée dans son isba, une Eve nue aux hanches rondes comme une Pomone de Maillol, bonne à croquer de tous les côtés, malheureuse d’être pour lui à jamais un fruit défendu. Et dans le deuil, il y a la pluie nocturne dans le verger sur les pommes dodues à la chair aussi charnue que celle de la belle fiancée mortifiée.

Mais cette explosion de sensualité était contenue, au dernier chant, dans les couples immobiles, à la tombée de la nuit, captés dans leur extase commune, comme s’ils posaient le jour de noces pour leur photo de mariage.  Et voilà qu’ayant quitté ivre de bonheur sa bien-aimée, Vasyl commence à danser le long du chemin du retour [6], un gopak, danse traditionnelle d’Ukraine, ses pieds soulevant la poussière qui le rend lui-même léger dans sa joie, quand Choma, fils koulak, dans l’ombre, d’un coup de fusil, l’abat. Il y aura une reprise solennelle de ce mouvement en avant dans le cortège funèbre qui draine au fur et à mesure de son passage quasi toute la population de la bourgade, comme le défilé en hommage à Vakoulintchouk dans le Potemkine, ou comme la manifestation-fleuve des grévistes dans le finale de la Mère. Ainsi, Dovjenko, en cinéaste de l’école soviétique, use du travelling pour exprimer le mouvement au sens idéologique, celui du progrès vers les lendemains qui chantent.

La mort bonhomme de l’aïeul qui accepte le cours naturel des choses va infuser tout le film de son humour qui exprime un optimisme confiant dans l’avenir. Symon, le grand-père, dans les pommes, dit : « Je meurs », avec un sourire qui réjouit ses pommettes, se recouchant lentement sur le dos pour s’en aller dormir pour toujours. Son vieil ami Petro à genoux au côté de la tombe se penche l’oreille collée à la terre pour écouter la réponse à sa question naïve : Symon, où es-tu ? Et ce sont des gamins frondeurs planqués derrière le tertre qui font entendre comme une voix d’outre-tombe pour moquer la superstition de l’ancien. Quand le tracteur tombe en panne, – la révolution risque de ne pas démarrer ! – Vasyl, le petit-fils moderne, en trouve aussitôt la cause : ce n’est pas la machine de l’Histoire qui s’enraie, il manque simplement de l’eau. Et voilà que les camarades debout sur le capot se dévouent pour emplir allègrement le radiateur en urinant dedans.

La coda offre la foule sur sa terre, au cimetière, vue d’en haut, toute en têtes rondes comme les pommes du verger au début, avec les yeux levés au ciel, car le cadre du Parti termine son éloge funèbre en y désignant avec fierté le vol d’un avion « soviétique », dit-il, –  un tracteur ailé, que l’on ne voit que dans le regard des nouveaux fidèles, ravis par la Révolution ayant pris son envol peut-être sur l’âme de Vasyl sacrifié pour la Cause.

La Terre, illustre la faucille, comme La Mère, le marteau. Mais le film ne lit pas dans l’avenir, car à peine deux ans plus tard, les Ukrainiens vont connaître par la faute de Staline, l’Holodomor, « l’extermination par la famine », en véritables damnés de la terre.


[1] C’est illustré, par un montage d’attraction peu appuyé : on voit des chevaux libérés galoper pour la simple joie de courir.

[2] Si chez Stroheim dans Greed, cette durée de prise de vue est cruelle, car la réalité qu’il y dénonce est sordide, avec Dovjenko elle permet de révéler en profondeur la noblesse des êtres et la splendeur de la nature. Il a probablement vu aussi l’effet que Dreyer a obtenu par ses gros plans dans La Passion de Jeanne d’Arc, et comment en tirer parti dans La Terre pour sa mystique laïque.

[3] Dovjenko. Carnets, 28/3/47.

[4] Barthélémy Amengual, Dovjenko, Seghers, p.63, 64.

[5] Le père, en mangeant du pain, broie sa bouchée comme s’il ruminait avec la lenteur dont se meut son bœuf au labour. La pâte de pain malaxée dans le pétrin rappelle les mottes de terre retournées par le socle de la charrue mécanique. Les gouttes de pluie dans l’orage sont lumineuses, comme les grains dans la minoterie.

[6] Marche en avant qui rappelle son cheminement avec le tracteur ramené de la ville, après un prologue aussi statique.

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