DE LA PERPLEXITÉ de HENRY-PIERRE JEUDY (La Lettre volée) / Une lecture de Jean-Pierre LEGRAND

La Lettre Volée : De la perplexité

J’aime les plats relevés mais pas au point d’avaler une assiette de poivre et de gros sel. C’est pareil avec l’humour : condiment indispensable dont l’absence affadit tout, son omniprésence importune et finit par lasser. Ainsi ces chroniques humoristiques souvent quotidiennes dont on farcit aujourd’hui l’actualité : ils sont 24 humoristes à se relayer sur France Inter, faisant de la dérision salvatrice une obligation pesante.

Dans l’un des chapitres de son dernier essai l’écrivain, philosophe et sociologue Henri-Pierre JEUDY déplore que notre regard sur le monde se voile désormais d’un principe de dérision généralisée (« Tout le monde s’en fout ») incarné à son plus haut point par la cohorte des humoristes de l’information. Adeptes d’une expression mécanique de l’ironie, ceux-ci « se sont appropriés les modes de manifestation de l’ironie du monde ; de cette ironie qui nous traverse l’esprit, ils en ont fait un fief à partir duquel ils règnent en déterminant les règles du jeu et en faisant de l’humour à notre place ». A notre manière de voir les choses de la vie, ils ont imposé la forme stérile du ricanement.

Semblable dérive devrait rendre perplexe. Il n’en est rien.
Mais, au fait, en quoi la perplexité pourrait-elle bien enrichir notre regard au monde ? Tel est précisément le sujet de ce court mais vigoureux essai qu’édite l’excellente maison La Lettre volée aux publications toujours extrêmement soignées.

Henri-Pierre Jeudy se revendique de la tradition philosophique héraclitéenne qui a posé le problème du changement et de la durée, de l’éphémère et du permanent. Pour Héraclite le changement est l’être même des choses et, tout ce qui est, n’existe que grâce aux contraires, dont la tension, moins sans doute que l’alliance, engendre la réalité.

L’impératif de rationalité et la sécurité apparente des certitudes nous conduisent le plus suivant à nous complaire dans un sentiment rassurant d’unité et de permanence où tout fait sens. La perplexité apparaît précisément à chaque « moment où se déstabilise les constructions de nos représentations et de leur interprétation possible ». L’ordre apparent du monde se lézarde tandis que s’installe le vertige des incertitudes. L’image qu’avait arrêtée la raison se brouille de l’incessant mouvement de la vie. Selon la jolie formule que l’auteur emprunte à Jankélévitch, la perplexité ne naît pas de la mort du sens, mais bien au contraire de la répétition ad infinitum de sa possibilité « d’apparition disparaissante ». Autre manière héraclitéenne de nous dire que l’être des choses n’est rien d’autre que le changement lui-même.

Le regard perplexe est à l’opposé de la pensée dialectique qui donne l’illusion d’un progrès, d’un mouvement ascensionnel dans le dépassement des contraires. Le don de perplexité nourrit la pensée interrogative et suscite l’étonnement philosophique dans notre confrontation à l’ambivalent. Il ouvre la raison au mouvement polyphonique de la vie là où la pensée dialectique l’aveugle de ses certitudes.

A titre personnel, je me demande si la désaffection grandissante à l’égard du politique n’est pas précisément le signe de la faillite de la pensée dialectique dans une de ses manifestations les plus simplistes : l’esprit de parti. Comment croire une seconde aux solutions toutes faites telles qu’elles sont proposées majorité contre opposition ; comment admettre que l’affiliation à un parti ou à un courant politique vous assigne de facto à l’ensemble de son corpus idéologique, économique et éthique? N’est-il pas sain de se libérer de « l’opinion que l’on aurait d’avance » et de larguer les amarres de cet univers parodique des certitudes?

Les passages à mes yeux les plus intéressants du livre sont ceux évoquant Borges dont l’œuvre elle-même est une illustration d’une forme de métaphysique de la perplexité. Ses nouvelles excellent à juxtaposer des éléments en soi étrangers les uns aux autres  et, comme l’exprime finement Ivan Almeida, à créer un espace nouveau d’intellection, qui au lieu de décrire ou démontrer un monde, le relaye ». On retrouve assez largement de cet esprit dans les nouvelles dont l’auteur accompagne très originalement son essai à titre d’illustration.

Tout comme le relativisme dont elle est proche, la pensée perplexe peut aussi se figer en une philosophie du non-agir : tel serait le cas si au lieu de demeurer un regard, la perplexité se coagulait en un « état ». En revanche, à la fois suspens et immersion, la pensée perplexe ouvre à une présence heureuse au monde « quand elle stimule l’interrogation sur les choses, et surtout parce qu’elle contient la surprise, l’étonnement, parce qu’elle nait du charme de l’inattendu ou de l’incongru ». Surprise, étonnement, mouvement : saisir le monde dans sa continuelle mutation en un processus continu de différentiation ; l’essai d’Henri-Pierre Jeudy m’évoque irrésistiblement Montaigne qu’il ne cite pourtant à aucun moment. Lui aussi, par sa constante déstabilisation de la représentation, est un précieux antidote contre « l’assujettissement au totalitarisme de la réflexivité ». Tiens, et si, posant là cet essai, nous relisions les Essais ?

Le livre sur le site de La Lettre volée

AU REVOIR LISA de FRANCOISE HOUDART (M.E.O.) / Une lecture d’Éric ALLARD

Au revoir Lisa

Ce 21ème roman de Françoise Houdart débute par un orage et s’achève sur la vue d’un père retrouvé. Une histoire de regard, donc, où le sensible et l’affectif l’emportent sur les dérèglements de la raison et l’épreuve des faits. L’orage qui foudroie un vieux tilleul porteur de sens pour toute une famille va éclairer Lisa sur les relations tumultueuses que ses parents ont entretenues jusqu’à ses dix ans, l’âge qu’elle avait quand son père a quitté précipitamment le foyer familial suite à un scandale…

On assiste à une quête des origines menée par une fille qui démêle  le nœud des mensonges et du non-dit, duquel elle est issue. Même si elle ira de déception en surprise, elle parviendra à s’émanciper et à relier les inconciliables, à faire prévaloir l’entente contre les conflits.
L’histoire récente de l’Allemagne, coupée en deux puis réunifiée au bout de trente ans, résonne fort avec le parcours personnel de Lisa et montre que la Grande histoire se reflète dans les histoires personnelles.

« Moi, c’est vers l’Allemagne que je me sentais attirée, en intime parenté. L’Allemagne divisée entre Est et Ouest comme je l’ai été toute ma vie entre ma mère et toi. Toi, forcément à l’Ouest dans ta liberté secouée d’amertume, ta liberté amputée d’une partie de toi-même. Maman, restée à l’Est, incapable de franchir le mur qui a traversé notre maison de part en part. À l’Est où elle n’en finit pas de guetter par les fissures de la muraille de son mensonge. Est-ce pour cette raison, inconsciente sans doute, que j’ai choisi d’étudier l’allemand ? Pour être entendue et comprise de chaque côté du Mur ? Etre comprise et entendue dans l’Allemagne aujourd’hui réunifiée ? Quel symbole ! »

Un très beau roman alliant charme et puissance qui se termine par la réconciliation d’une femme avec les deux blocs intérieurs qui l’empêchaient de se réaliser, d’affronter librement le futur.

Le roman est traversé tout du long d’une énergie positive, tournée vers l’avenir, qui privilégie la grâce à la gravité, et empreinte d’une charge existentielle s’alimentant des contraires. Il dépasse les haines et incompréhensions ordinaires qui sont le lot de nos vie voire de nos fictions pour puiser dans l’empathie comme dans la foudre salvatrice la lumière de l’espoir et l’élan vital.

Le roman sur le site de M.E.O. (commande, extrait, ce qu’on en a dit)

SPECIAL PATRIMOINE (4) : JACQUELINE HARPMAN et son roman LA PLAGE D’OSTENDE / Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

Jean-Pierre LEGRAND + Philippe REMY-WILKIN

Au fil des pages et Les Lectures d’Edi-Phil fusionnent en juillet 2021 pour offrir un…

Spécial PATRIMOINE (4)

Un feuilleton consacré aux perles de la littérature francophone de Belgique

Jacqueline HARPMAN et son roman La plage d’Ostende

Jacqueline HARPMAN, La plage d’Ostende, roman, Le livre de poche (d’après une édition originale chez Stock, 1991), Paris, 317 pages.

La Plage d'Ostende

JACQUELINE HARPMAN (1929-2012)

Phil :

Elle était l’un des grands écrivains belges de ma jeunesse. Ma voisine aussi, aux environs du bois de la Cambre, en ces temps où je m’avisais soudain (on me l’enseignait à l’université et ma future épouse, qui était déjà ma meilleure amie, lisait Rolin, Muno, Feyder, etc. avant de consacrer son mémoire à Ghelderode) qu’il existait une littérature belge… à côté de la BD (Hergé, Franquin, Jacobs, Peyo, Vandersteen sont de grands romanciers) et de Bob Morane (le mentor occulte – mais pas si occulte que cela – de tant de grands écrivains actuels).

Jean-Pierre :

Nous sommes de la même génération. Durant mes études secondaires, la littérature belge était totalement passée sous silence. C’est bien plus tard que j’ai découvert des auteurs comme Alexis Curvers, Madeleine Bourdouxhe ou encore Dominique Rolin, dont je savourai Trente Ans d’amour fou après avoir lu, début des années 2000, un très bel article de Josiane Savigneau dans Le monde des livres. Ce sont mes filles qui, bien après, m’ont amené à la lecture de Jacqueline Harpman.

UNE OEUVRE

Phil :

Des dizaines de romans pour celle qui exerçait comme psychanalyste (une profession ou un rapport au réel qui irrigue son œuvre de romancière). Plusieurs ont reçu des prix, tels Brève Arcadie (Rossel en 1959), La plage d’Ostende (Point de mire en 1992) ou Orlanda (Médicis en 2006).

Jean-Pierre :

L’expérience psychanalytique imprègne en effet l’œuvre d’Harpman et parfois aussi l’encombre : j’ai notamment ressenti cette gêne à la lecture de son roman Le bonheur est dans le crime,dont les personnages m’ont paru empesés dans une surabondance de références freudiennes. J’ai ressenti une réticence semblable à la lecture de certains textes d’Henry Bauchau que, par ailleurs, j’apprécie beaucoup, davantage néanmoins dans son journal que dans ses romans.

Dans La plage d’Ostende, nous sommes plus proches de Jung que de Freud : Emilienne et Léopold expérimentent, chez l’un et l’autre, la rencontre en principe chimérique, l’une de son animus, l’autre de son anima. L’histoire amoureuse qui nous est contée rejoint le mythe de la complétude parfaite.

LA PRESENTATION OFFICIELLLE DU ROMAN

Phil :

Que lit-on sur la 4e de couverture ?

Des mots soulignés intuitivement lors de ma lecture, les premiers du livre mais d’autres encore, qui prolongent une phrase éclatée sur plusieurs pages :

« Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbek m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq… je lus ma vie sur son visage et, d’un instant à l’autre, je devins une femme à l’expérience millénaire. »

Puis une sorte de résumé :

« Prise ainsi par une passion que rien n’éteindra, Émilienne devra attendre son heure. Talentueux, beau, aimé des femmes, Léopold fait un mariage d’argent pour pouvoir se consacrer à la peinture. La jeune fille va lentement tisser sa toile, ne reculant devant rien, sacrifiant au passage quelques existences. Des années plus tard, après la mort de son amant, Émilienne, désespérée mais sans remords, demeurera certaine que c’était le prix à payer pour vivre sa passion. »       

Jean-Pierre :

Tout autant que la 4e de couverture, l’épigraphe choisie par l’autrice résume et élucide excellemment le contenu du roman. Elle est tirée de la fin de la deuxième scène du deuxième acte de l’opéra Tristan & Isolde :

« Tristan :       Tristan du,
ich Isolde
nicht mehr Tristan !

Isolde :            Du Isolde,

Tristan ich,
nicht mehr Isolde ! »

            Tout au long du roman, les allusions au chef-d’œuvre de Wagner se multiplieront, de sorte que j’ai lu La plage d’Ostende comme une transposition très libre de cet opéra. « Tristan enchaîne Yseult en apparaissant et la dépossède de soi. Je n’ai rien décidé : une fois vouée, je me suis rendue à l’appel de la vocation, et Léopold n’a pas choisi ».

SIDERATION

Phil :

Dès les premiers mots, les premières pages, une évidence : Jacqueline Harpman est une écrivaine de grand talent. Elle écrit divinement et nul étonnement à découvrir son engouement pour les écritures et façons des XVIIIe et XIXe siècles. Nous sommes loin ici du Nouveau roman, une narratrice clairement définie nous raconte sa vie, qui est celle de ses amours ou, plutôt, de sa passion dévorante, tout en livrant des chroniques sur un petit monde, la haute bourgeoisie belge d’après-guerre, et une observation aussi du génie artistique. Impossible de ne pas songer à Proust, tant il y a une confrontation de la narratrice, âgée, avec le temps et la perte. Impossible de ne pas songer à Choderlos de Laclos et à ses Liaisons dangereuses, tant Emilienne possède un petit air de Merteuil, ou son entourage de victimes/pions.

Un extrait ?

Je propose plutôt un collage d’extraits :

« Je suis un fantôme que sa présence incarne. Son regard seul me donne une forme (…) j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. (…) Je fis mon entrée en lui par effraction, je fus, au-dehors, dans ce que son regard captait, la réplique exacte d’une image qu’il portait en lui sans l’avoir jamais vue. (…) Je me répandis dans son âme, je me glissai partout, j’emplis chaque faille, chaque anfractuosité, j’inondai, je le submergeai, je le noyai. »

Jean-Pierre :

J’avoue être plus partagé quant au style de Jacqueline Harpman.  J’ai été gagné au premier abord par un même enthousiasme, mais le relâchement de certaines pages, des lourdeurs parfois et de fâcheuses successions de « que » m’ont troublé. Un exemple parmi quelques autres :

« Désormais je n’allais plus cesser d’affirmer que je lui appartenais. J’ai commencé mon récit en disant qu’en le voyant j’avais su qu’il m’appartiendrait ; c’est de cela que je parlais, de Léopold posant la main sur mon épaule et disant : « Elle est à moi » car c’est quand on est réclamé comme bien propre par quelqu’un qu’on sait qu’il est à soi ».

C’est dommage car ces scories déparent une écriture qui serait, sans cela, effectivement magnifique.

EMBOURBEMENT

Phil :

Après 70 ou 100 pages, je cale. A force de se focaliser sur une description de la passion, l’autrice accorde peu de place à la narration, la progression narrative est lente et peu attractive. D’autant que les personnages sont figés une fois pour toutes dans leurs attitudes, comme englués dans une « machine infernale ». Et qu’ils ne sont guère attachants. Indifférents au sort de leurs semblables, tout à leurs objectifs intimes, trop fermes (Léopold et Emilienne) ou trop inconsistants (les époux des deux héros ; tous ceux qui gravitent autour d’eux, en tombent amoureux). D’autant que le récit s’apparente à une restitution, opérée en fin de vie (relative, elle pense vivre encore très longtemps, comme dans un hiver sans fin) par la narratrice, les faits sont mis à distance, le lecteur n’est pas plongé de plain-pied dans l’action.

Jean-Pierre :

La recherche du beau style n’est pas exempte de froideur, une pudeur intellectualise à l’extrême une passion à laquelle les corps ne semblent pas avoir la part qui leur revient. Ce couple brise des tabous, fascine parfois mais exprime peu de sensualité.

Phil :

La passion connote flamme et embrasement, or ceux-ci apparaissent cérébralisés, poétisés quand le sexe est – pudiquement ? – évacué de l’écran (bien qu’on en devine l’omnipotence) ou les protagonistes frappés par une forme de glaciation (Laclos, sors de ce corps !). Il n’est qu’à observer comment, tout au long du livre, Emilienne commente tous ceux qui l’entourent.

Sa mère :

« Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait. »

Sa meilleure amie :

« Une ombre, déjà, un souvenir, une amie d’enfance oubliée avant la fin de l’enfance. Nous avions partagé tous nos jeux, je ne jouais plus. »

A part Léopold, ne résiste à l’analyse – mais avec quelle discrétion ! – que l’image du père, que l’on devine talentueux, que l’on observe à l’arrière-plan, extrêmement bienveillant et empathique, sans que sa fille ne lui offre grand-chose. Voire la solidité du couple des parents, un bouleversement en creux du récit, minoré.

Si Harpman est indubitablement une grande écrivaine, est-elle une grande romancière ? La plage d’Ostende, drapée dans son hommage à une tradition du roman, se situe à mille années-lumière des romans les plus percutants du temps, de ces structurations qui renouvellent et dynamisent l’appréhension d’un récit, etc. Chez Fowles, Peairs, Ellroy ou Palliser. La littérature francophone a-t-elle à cette époque raté le train de la modernité ? Retenant par trop Flaubert, n’a-t-elle pas oublié Dumas ? Quand les Anglo-Saxons n’ont jamais, eux, oublié le romanesque qui embrase Shakespeare, les Brontë, Dickens et Wilkie Collins.

Jean-Pierre :

Le meilleur du roman me semble également résider dans les 70 premières pages. Une fillette qui, en un jeune peintre prometteur, a reconnu l’amour de sa vie, s’insère par mille gestes ténus et imperceptibles dans le paysage mental de l’élu, puise sa propre image dans l’âme même de l’homme convoité, transmuant son désir en destin :

« J’étais debout devant la porte grise, je portais une jupe beige pâle et un chandail couleur de perle éteinte : j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. Il me vit ».

Cette longue attente, suivie de l’aveu des deux amants, se retrouve également dans le Tristan de Wagner et est magnifiquement suggérée dans un commentaire de Thomas Mann :

« Voici que le motif du désir, voix solitaire et errante, dans la nuit élève alors sa plainte. Le silence puis l’attente. Et voici qu’on lui répond : c’est la même voix hésitante et solitaire, mais plus claire et plus douce. (…) Le motif d’amour s’élève alors, pâmé d’extase jusqu’au tendre enlacement (…) ».

Cette magie opère chez Harpman. Le moment est magnifique. Mais l’enlisement guette. Dans Tristan et Yseult, l’amour se voit interdit toute possibilité de réalisation dans la vie ; il ne peut s’accomplir que dans la mort, ce qui en fait un drame romantique d’une tension quasi orgasmique. Les deux amants s’exilent en l’espace nocturne du désir. Dans cette vision, « le seul ennemi est l’amant attaché au jour ». Précisément, dans La plage d’Ostende, nos deux amants décident de pactiser avec l’ennemi et de composer avec les conventions sociales. L’un et l’autre contractent un mariage de convenance et poursuivent vaille que vaille leur relation (peu) passionnée.

Au-delà des sortilèges de l’écriture et du plaisant cynisme de la narratrice, tout cela est assez plan-plan et exhale un fumet délicatement bourgeois. On n’échappe pas à certaines scènes surprenantes, comme celle où l’amant, pris au dépourvu, fonce « à l’aéroport sans repasser par chez lui, en emportant dans un sac en papier le rasoir et les pantoufles qu’il gardait toujours à l’atelier ».

« Qu’en est-il d’Yseult si Tristan se détourne ? » écrit Harpman. Ajoutons : « Quid s’il ne remet pas la main sur ses charentaises ? »

La faiblesse du roman réside dans une dialectique manquée du mythe et du poids des conventions qui, a priori, ne manquait pas d’intérêt mais précipite ici les personnages dans une impasse romanesque. Celle-ci survient page 157 à l’occasion de l’un des plus beaux passages de l’œuvre. Pour la première fois depuis le début de leur liaison, les deux amants peuvent passer trois journées ensemble à Reykjavik. Dans un style dont les voiles se gonflent (c’est, je crois, la plus longue phrase du livre), l’autrice rend admirablement ce temps en suspens, le chuchotement des amoureux, les corps qui se cherchent. Le temps s’étire et le cœur bat plus vite. Puis, plus rien. Pour parler comme Nougaro, « chacun rentre chez son automobile ».  Ceci dit, cette sorte de cul-de-sac narratif réserve encore quelques plaisirs : le texte (sous les réserves que j’ai énoncées) mais aussi des personnages secondaires, en gravitation autour de nos deux amants, rendus attachants par la plume altière de Jacqueline Harpman.

UN CLASSIQUE EMBLEMATIQUE

Phil :

La littérature est une immense galaxie, qui renferme de nombreux systèmes astraux, le roman lui-même est un système qui renferme de nombreuses planètes où les conditions de vie sont infiniment différentes et évoluent tout autrement. Il faut donc admettre et même se réjouir de voir se confronter des rapports au genre si contrastés. Qui juge inlassablement en fonction de ses paramètres de prédilection glisse vers l’arbitraire et l’amenuisement fanatique des sens.

In fine, j’aurai conservé un plaisir du mot, de la phrase durant toute ma lecture. En ces temps où tant de livres penchent vers le degré 0 de l’écriture pour se braquer sur les contenus, retrouver ce plaisir de gourmet est délicieux. Ce livre doit s’appréhender dans une forme d’apesanteur, il est hors mode, penche vers les grands classiques des temps jadis. Mais il possède aussi des allures de « roman-poème », ce concept que Jean-Pierre et moi évoquerons dans quelques mois dans la revue Que faire ?*1 lors d’une analyse patrimoniale dévolue au Bruges-la-Morte de Rodenbach.

« Un grand roman d’amour et de mœurs dans la pure tradition du roman d’analyse français », comme le dit et l’explicite Marie Baurins sur Objectif plumes*2, le site dévolu à nos Lettres ? Oui ! Et c’est même dans cette direction qu’il faut creuser en vue d’une réévaluation.

La plage d’Ostende est un superbe témoignage sur un état de l’évolution du féminisme, de l’émancipation de la femme. Emilienne, des allures de Dominique Rolin dans la « vraie vie », quitte tout (mari, enfant) pour se réaliser. Et elle le fait sans remords, mais avec des regrets. Hum… cette réalisation n’est pas celle qu’on souhaiterait à une fille d’aujourd’hui. Et ne me paraît pas si glamour. Toutes ses forces tendent vers un but unique : être avec un homme adoré, participer de sa réussite, de son bonheur. Tout le reste, pour l’héroïne, est accessoire, qu’elle tienne un salon ou une galerie, ou enseigne l’histoire à l’université, ce ne sont que des outils appréhendés sans passion.

Les deux héros ne sont guère sympathiques, empathiques. Quoiqu’ils ne souhaitent guère faire le mal. Emilienne prévient ceux qu’elle fera souffrir. Ils n’ont qu’à réagir. Comme Blandine, la femme de Léopold. Ces personnages secondaires fossoient leurs vies. Je songe aux excès de la Révolution et me demande s’il ne faut pas en passer par une telle phase violente après le règne si long de l’arbitraire et de l’écrasement du désir féminin.…

Si l’on décontextualise et surplombe le roman, peut-être celui-ci assène-t-il la formidable démonstration d’une nécessité ontologique : le fléchage. La vie est le plus souvent vaine, nos actes, nos pensées seraient éparpillés et sans poids si nous ne pouvions accoler un sens à nos parcours. Une passion confère un supplément d’âme, un fléchage à tout ce que nous projetons. Là se trouve la clé du bonheur pour tout être humain. Echapper à l’absurde, au centrifuge pour se couler dans le centripète, l’appétit, l’objectif à atteindre.

Alors, La plage d’Ostende, contingentement roman d’amour et de mœurs, mais, essentiellement, roman philosophique et métaphysique ?

A l’appui de ma théorie, les dernières pages du livre. Où la narratrice se débat contre l’atroce tentation du vide absolu. Ne pouvant plus s’agripper à rien. Rien ! Le vertige est abyssal, le malaise asphyxie. Et je me souviens soudain de la manière lumineuse dont la grande Marie Gevers*3 avait, elle, géré la perte des êtres aimés (mari et fils), réussi à rester chevillée au Sens jusqu’au bout.

Jean-Pierre :

Le livre de Jacqueline Harpman témoigne d’une époque qui n’est heureusement plus la nôtre et, à ce titre, constitue un document sociologique perturbant. Emilienne a l’âge de ma mère. Ai-je donc bien vécu ce temps où une femme non mariée suscitait méfiance et dénigrement ? Eh bien, oui ! Je me souviens encore du vocabulaire ordurier qui désignait les couples non mariés ainsi que de la rumeur qui entourait les femmes seules (et jolies) suspectes d’être entretenues.

Sur ce plan, si Emilienne et Léopold ne sont guère empathiques, c’est qu’ils se battent avec la seule arme qu’une société patriarcale leur abandonne : l’hypocrisie des conventions. Mais notre regard sur la passion a changé et, sans doute, entre-t-il trop de soumission dans la dévotion amoureuse d’Emilienne pour que nous puissions ressentir une véritable empathie fictionnelle.

Au final, on l’aura compris, je ne suis pas convaincu par le courant psychologisant et fortement marqué de psychanalyse qu’incarnent des auteurs comme Harpman ou même Bauchau. A leur lecture, je ressens toujours une espèce de rigidité dans le destin des personnages, comme si le bagage psychanalytique les lestait d’un poids trop grand pour leur laisser toute la liberté de mouvement du roman.

  • Voir cette nouvelle et superbe revue lancée par les éditions Samsa :

https://www.samsa.be/livres.php?id=2

Nous serons, Jean-Pierre et moi, de la troisième levée, avec une nouvelle rubrique créée en hommage à Jacques De Decker.

(2) Voir : https://objectifplumes.be/doc/la-plage-dostende/

(3) Jean-Pierre et moi avons évoqué Marie Gevers dans notre feuilleton sur les perles du patrimoine belge :

2021 – LECTURES DÉCONFINÉES : VOYAGES EN FRANCE / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

La télévision n’est pas le seul média qui vante régulièrement les trésors, naturels ou construits de la main de l’homme, nichés aux détours de nombre de chemins, sentes ou routes qui sillonnent la France. Déjà au XIX° siècle, Robert Louis STEVENSON, un Ecossais accompagné de son ânesse, a parcouru les Cévennes en écrivant chaque jour son voyage. Le Dilettante, a, lui, publié un ouvrage de Francis NAVARRE qui raconte quelques-unes des ses escapades à pied ou à moto dans des coins reculés de France où il a trouvé, lui aussi, quelques petits trésors. Deux ouvrages qui prouvent qu’Il n’est pas toujours nécessaire de partir loin pour découvrir de véritables chefs d’œuvre ou des paysages exceptionnels.

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Voyage avec un âne dans les Cévennes

Robert Louis Stevenson

Editions de Borée

« Avec l’avènement de la randonnée pédestre et le retour à la nature, l’épopée de Robert Louis Stevenson a fait l’objet, ces dernières années, de très nombreuses publications ». Les Editions de Borée en proposent une nouvelle mais pas une de plus, une autre, une différente, un magnifique ouvrage grand format illustré de plus de deux cents documents d’époque : photographies, cartes postales, notamment, choisis et commentés par Jean-Marie Gazagne et Marius Gibelin. Un magnifique ouvrage, un vrai beau livre !

Cet itinéraire est devenu l’un des chemins de randonnée fétiche de la Fédération française de randonnée pédestre, il est parcouru par de très nombreux marcheurs, à tel point que cette fédération a édité un guide spécifique à l’intention de ceux qui souhaitent l’emprunter. Récemment, j’ai aussi lu un recueil de récits de voyages de Francis Navarre (De l’Hexagone considéré comme un exotisme) parmi lesquels figure son périple sur les pas de l’écrivain marcheur.

Stevenson n’est pas un aventurier chevronné, l’auteur du propos introductif le présente comme « un jeune homme très « spleen », souffreteux, beau parleur, un peu hâbleur mais surtout quelqu’un qui semble assez mal dans sa peau ».  Il m’est surtout apparu comme un grand novice en matière de randonnée pédestre, il connaît mal l’itinéraire qu’il souhaite emprunter, il ne connaît rien aux ânes et encore moins à leur conduite, il ne sait pas charger sa monture, il ne sait pas préparer un paquetage nécessaire mais pas trop encombrant. Alors, évidemment le démarrage est laborieux. Le chargement de l’ânesse s’écroule ou blesse la bête qui traîne les pattes. Il s’égare, fait des détours inutiles mais il est courageux et obstiné, il ne recule pas devant la difficulté et finit, grâce aux conseils de braves gens rencontrés au cours de son périple, par trouver un rythme de croisière compatible avec ses prévisions. Malgré ses faiblesses pulmonaires, il n’hésite pas à dormir au clair de lune, même sous la pluie battante, affrontant le risque de rencontres avec des animaux ou des vagabonds pas tous toujours bien intentionnés. Il lui fallait une certaine détermination pour affronter ces sentiers pas toujours très carrossables, les rencontres hasardeuses, les intempéries, …

Il démarre son périple dans le Velay à Le Monastier sur Gazeille pour cheminer en direction du sud entre le Gévaudan et le Vivarais et rejoindre les Cévennes et Alès. Douze jours de marche au rythme de Modestine, l’ânesse qu’il a achetée juste avant de partir. Il arrêtera son parcours un peu avant son terme à Saint-Jean-du-Gard, l’ânesse étant trop fatiguée pour terminer le parcours dans les délais impartis par son compagnon de route.

Chaque jour, Stevenson écrit son parcours : les paysages qui l’enchantent particulièrement, les rencontres plus moins conviviales qu’il fait, les aléas du voyage, les nuits en plein air ou à l’auberge, les petites villes et villages qu’il traverse, la faune et la flore, les légendes, les faits historiques, les personnages plus ou moins célèbres qui ont laissé une trace dans la mémoire collective. Il laisse une place importante à la religion, notamment au contraste qu’il discerne entre le pays catholique du nord et le protestantisme en pays camisard. « D’un seul coup son récit devient plus descriptif, il y met tout son cœur et narre les épopées des Camisards avec une certaine emphase ». Le protestant écossais ne comprend pas très bien les catholiques, il se sent plus proche de ses coreligionnaires protestants. Le vocabulaire de l’époque s’harmonise bien avec les descriptions de l’auteur et leur confère une certaine saveur.

« Les filles deviennent belles, le paysage lumineux, bref, il revit et il lui tarde de rejoindre ses amis ». Ce périple semble avoir eu de réelles vertus thérapeutiques sur Stevenson, il semble repartir plein d’enthousiasme vers d’autres cieux après avoir oublié un amour inaccessible sur les chemins cévenols. Cette nouvelle édition toute en images est un belle réussite, plus qu’une lecture, une plongée au coeur de ce voyage, des paysages, des villes et villages que l’auteur a traversés, une rencontre avec des personnes qu’il a peut-être croisées.

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De l’Hexagone considéré comme un exotisme

Francis Navarre

Le Dilettante

« L’on ne peut voyager loin si on ne sait voyager près. Il y a cent expéditions à entreprendre à proximité ». Cet aphorisme qui introduit le dernier recueil de Jean-Pierre Otte, La bonne vie, pourrait parfaitement figurer en incipit du dernier livre de Francis Navarre dans lequel il démontre qu’on peut accomplir de très beaux voyages et de très belles balades sans avoir recours à des moyens de transports surpuissants et gloutons en énergie. La France recèle des merveilles naturelles et des édifices plus ou moins importants et même prestigieux qui enchanteraient le plus exigeant des promeneurs. Alors, suivons Francis Navarre dans les routes et sentes de France qu’il a parcourues pour découvrir des coins et recoins de l’Hexagone qu’on peut visiter sans rien dépenser ou presque… juste un peu de sueur.

Que ce soit à pied, à moto – sur sa vieille Guzi -, ou même avec un van que j’ai cru apercevoir sur un parking des Vosges, qu’il pleuve à seau, qu’il vente, que le soleil cogne, Francis Navarre parcourt la France que les touristes délaissent, celle des monts et vallées que les grandes voies de circulation boudent depuis des siècles. Les différents périples qu’il raconte et qu’il nous invite à accomplir se déroulent sur plusieurs décennies. Ils commencent par une ancienne randonnée à moto partant de l’Aubrac pour traverser le Rhône, remonter les Alpes, retraverser le Rhône dans l’autre sens et parcourir le Massif Central jusqu’à la Corrèze qu’il affectionne tant. Il enchaîne par un périple en Lorraine en démarrant de Champagne, à Langres, puis en passant par Domrémy-la-Pucelle, Nancy, plusieurs villes minières avant de revenir vers le sud à Contrexéville.

Il poursuit par une très longue randonnée pédestre à travers le Massif Central en empruntant pour commencer, un itinéraire proche de celui que Stevenson a parcouru avec son âne. Je découvrirai prochainement cet itinéraire en lisant une nouvelle édition magnifiquement illustrée de ce voyage. Encore un hasard de lecture qui m’entraîne deux fois dans la même quinzaine dans des aventures similaires. Au cours de cette randonnée, Francis Navarre nous raconte, des morceaux de l’histoire de France, celle des régions, celle des habitants. Il nous rapporte des us et coutumes toujours respectés. Il décrit, les villes (Langogne, Le Puy, …), des bourgs, des villages, des monts (Aigoual, …), des vallées, des causses (Méjean, …). Il évoque aussi les personnages nés dans ces régions, comme Lafayette, et tout ce qui a fait leur fortune au siècles passés et tout ce qui a provoqué leur déclin depuis la dernière guerre mondiale.

Dans son langage pétaradant comme sa vieille moto, riche de mots rares et goûteux, Francis Navarre nous convie à une balade le long de la fameuse diagonale du vide qui coupe désormais la France en deux en suivant une ligne qui relierait Strasbourg à Biarritz. Une balade pleine de charme et de nostalgie à la rencontre de la France de nos aïeux, la France authentique et rurale qui ignorait tous les artifices factices qui encombrent actuellement nos paysages pour essayer de les vendre à des touristes nourris au lait frelaté des médias à la somme des gens de marketing. « Il est facile aujourd’hui d’être himalayesque ou sibérien, mais comment peut-on être Mussipontain ». Qui peut se vanter aujourd’hui sans risquer le ridicule, de passer ses vacances dans le Quercy, la Vôge, le Dauphiné, … et bien d’autres belles régions au nom qui sonne bien la France de notre histoire, la France rurale et authentique qui recèle encore tant de merveilles que j’aime moi aussi découvrir au cours de virées … en voiture, c’est ma concession à la civilisation actuelle. Mon penchant à la mollesse voltairienne !

Le livre sur le site du Dilettante

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 87. FACTEUR HOLLYWOODIEN

Boîte aux lettres américaine

L’acteur hollywoodien délivre un message ; le facteur hollywoodien distribue les rôles aux acteurs.

On n’imagine pas un film hollywoodien sans message, même blanc, que le critique de cinéma français se hâtera d’interpréter. Il se trouvera toujours bien un gogo ou un Godard pour interpréter les signes vides, une intention larvée du cinéaste comme un désir explicite, élever au panthéon du ciné-club un block buster ordinaire, une daube au rang de chef d’œuvre du septième nanar.  

Si toutefois un acteur hollywoodien joue un facteur, il interprétera un facteur de Caracas ou Miami voire d’un Paris de carte postale, tatiesque ou améliepoulainesque en diable (même s’il est à vélo), mais non un postier du cru croulant sous le poids du courrier local ou bien gravissant malaisément une colline de Santa Monica sur un poussif scooter.

Si le facteur joue, lui, un rôle, que ce soit à Los Angeles ou à Brugelette*, c’est qu’il n’est pas par essence ni électricité un fonctionnaire de la poste et qu’il exerce ce métier en attendant de décrocher un emploi dans un film produit par une major.

Si le facteur est une factrice, elle devra éviter de livrer les colis recommandés aux gros producteurs ayant échappé à la purge #Metoo

Au final cut du film, le facteur hollywoodien tombera le masque et révélera qu’il n’est rien de tout cela : ni facteur ni acteur mais tout simplement comédien à la poste : un facteur des belles lettres au service du cinéma d’auteur.

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*entité hennuyère connue mondialement pour son parc zozologique où le courrier international** est distribué à pattes par un panda.

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** à ne pas confondre avec Le Courrier picard

ZIZANIE DANS LE MÉTRONOME de PASCAL WEBER (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’Éric ALLARD

Pour son premier ouvrage au Cactus Inébranlable, Pascal WEBER propose une riche moisson d’aphorismes, poétiques percutants, pertinents et impertinents, de la plus belle eau. Qui connectent, comme son titre, en référence au roman de Queneau, l’indique, les deux pôles du moteur weberien : le débridement verbal et une rigueur mâtinée d’une bonne dose de fantasque. On comprend que, chez Weber, la règle, comme dans l’Oulipo, est ce qui permet de sortir des sentiers battus pour explorer des voies littéraires neuves tout en bousculant le monde, jusqu’à le changer, selon le précepte majeur du premier manifeste du surréalisme. Mélange heureux qui donne les fruits qu’il nous est donné de goûter au long de l’octantaine de pages denses du présent recueil.

Après une auto-présentation originale, Weber délivre ses apophtegmes qui traitent d’une pluralité de thèmes sur un mode singulier parmi lesquels on trouve, en leitmotiv, la non-pipe de Magritte, l’adresse de l’assassin de Steeman ou l’aphorisme lui-même. Des propos habilement formulés qui égratignent notamment les institutions étatiques et leurs serviteurs ainsi que le non-respect de l’environnement par l’espèce humaine.

La poudre à canon fut inventée bien avant le Big Bang

La vie du grain de café ne tient qu’à un filtre.

Le Surréalisme court encore, il faut lancer un Man Dada Ray.

L’enfer, c’est les auteurs.

L’inventeur va enfiler son bleu de trouvaille.

Le nez coule de source au milieu de la rivière.

La forêt, c’est fatal, va manquer à l’appel.

Les étoiles filantes forment l’éphémère alphabet de la nuit.

Pour percer dans la vie, il faut une baïonnette.

On trouve aussi des phrases plus brèves qui possdent la beauté marmoréenne des vers mallarméens ou perecquiens.

L’art, méduse, est une œuvre d’eau.

Là-bas, laborieuse, bosse une baleine.

La mer en silence redore son écume.

Bref, un recueil qui combat la conformité de pensée et la platitude sous toutes ses formes par le moyen de l’aphorisme pour battre en brèche nos idées reçues, aiguiser notre regard et donner du relief et du goût à la langue.

Le photomontage de couverture est l’oeuvre de Frédérique Longrée.

À commander ici sur le site du Cactus Inébranlable

Une interview de Pascal WEBER à découvrir (sur le site de Vincent PESSAMA)

DIS, PETITE SALOPE, RACONTE-MOI TOUT… d’OLIVIER BAILLY (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’Éric ALLARD

Ce roman d’Olivier BAILLY est-il un drame de la jalousie quand elle devient obsessionnelle, rapport d’un dérèglement mental ou métaphore d’un monde où la femme érigée en statue de fiel, en mangeuse d’hommes, met le mâle à ses pieds, en position de n’être jamais rassasié par elle ? Même et forcément si le mâle est gros, affecté d’un féroce appétit de vivre et du souci d’en découdre avec l’existence, avec tout ce qu’elle offre – notamment en termes de rêves via la publicité et ses modes de consommation. Inévitablement on pense au Swann de Proust, à L’Enfer de Chabrol d’après un scénario de Henri-Georges Clouzot. Mais sur fond d’un monde déboussolé, abreuvé d’idées toutes faites.

Ce gros-là, jamais nommé, ne fait pas régime, il ingère tout, plus dans la vitesse que dans la profusion. S’il s’est piqué dès l’adolescence d’une femme enfant (le prénom à lui seul, Vanessa, est tout un programme lolitesque, avec références à Gainsbourg – dans le titre et l’épigraphe – et Paradis), elle va ensuite mordre à l’hameçon, au-delà de ses espérances, donner tout d’elle, jusqu’à un enfant. Mais ce ne sera pas assez, il ne voudra jamais le croire, croire en son étoile, car il est programmé pour le malheur (le bonheur est trop commun, trop partagé), d’où sa dépendance à elle comme objet transitionnel (le livre montre que la relation à ses parents n’a pas été satisfaisante), voué à disparaître.

Et cette addiction est au-delà du sexuel et du textuel, et bien loin de l’amour, du moins tel qu’on nous le rabâche, idéal et altruiste, tourné vers l’autre, le bien-être de l’autre… 

Sur le chemin impossible entre lui et Vanessa, il y aura une fillette qui ne pourra jamais combler l’espace pris par sa mère dans le mental de son père et qui devra dégager. Pour qu’il aille au bout de son délire, de sa propre histoire. D’où l’idée qui ressort du récit qu’on se choisirait très tôt un scénario de vie à tourner, à dérouler et que le fou serait le réalisateur tyrannique qu’aucun aléa de tournage ne ferait dévier de son projet.

Ce qu’il sait faire de mieux, notre homme c’est vendre, des histoires pour « refiler une quelconque camelote », que ce soit par téléphone ou de vive voix, se servant de tous les éléments susceptibles de favoriser l’opération, et sans état d’âme.

Dis, petite salope…, c’est une image fixe de femme prise à l’adolescence, innocente et salope en puissance, qui phagocyte toutes les histoires, les fait proliférer tel un cancer dans un organisme qui n’a plus d’autre raison d’être. Vanessa, elle, est privée de parole, tout ce qu’elle dit est tourné en mensonge, nié dans sa vérité par le film que se fait son mari.

C’est aussi, on l’aura compris, une métaphore du romancier. Qui, sur l’objet sacré de la littérature, produit des histoires sans fin. Qui ne valent que pour son amour des mots et qui ne demandent qu’à être jugées sur leur style, sur leur façon de raconter. Si le lecteur adhère, c’est vendu-gagné.

Tout alimente la parano du gars, et cela donne lieu à des scènes tragicomiques autant qu’épouvantables, auquel s’adresse un narrateur froid, distancié qui débiterait un acte d’accusation.

Le lecteur, pris à partie au même titre, est happé dans la chute de l’Asocial. Les faits sont relatés sans répit, tout nous est donné à lire : les produits et les marques, les opinions comme les actions des personnages, tout va vite chez cet homme pressé d’en finir.

Quand tout a été dit-perdu, quand on est à la rue avec l’inconscient, sans toit, sans toi, sans tu à qui s’adresser, on peut à nouveau parier sur un chiffre, une idée fixe. Tant qu’il y a de la vie, du verbe, de la folie…

 « Qu’on soit béni ou qu’on soit maudit, on ira

Toutes les bonnes sœurs et tous les voleurs

Toutes les brebis et tous les bandits

On ira tous au paradis, même moi »

C’est paru dans la collection des Cactus Poche à petit prix du Cactus Inébranlable avec une photo de couverture de Massimo Bortolini.

À découvrir et à commander sur le site du Cactus Inébranlable

2021 – LECTURES DÉCONFINÉES : NOUVELLES D’ICI ET D’AILLEURS / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

La nouvelle, un genre littéraire difficile à maîtriser mais qui est très agréable à lire quand l’auteur a su raconter une belle histoire en ménageant une chute inattendue, surprenante, étonnante, …, mais surtout pas convenue. Les éditions de l’AUBE ont eu la belle idée de rassembler des grands auteurs classiques dans un recueil qui évoque l’amour de la mère et que je vous présente ci-dessous avec une nouvelle de Claude DONNAY, homme de lettres au talent protéiforme.

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L’amour d’une mère

Recueil de nouvelles choisies par Julie Maillard

Editions de L’Aube

A l’approche de la Fête des Mères, les Editions de l’Aube édite ce très joli recueil de nouvelles sélectionnées avec beaucoup de finesse et de goût par Julie Maillard. « Tendre et doux ou âpre et violent, l’amour d’une mère est une force qui peut tout emporter sur son passage ». Au travers des neuf textes qu’elle a sélectionnés, Julie Maillard nous le démontre. J’ai choisi de nommer les auteurs et leur texte afin que chaque lecteur puisse rechercher l’original et éventuellement le situer dans son contexte éditorial ou dans l’œuvre de l’auteur.

Hans Christian Andersen – Histoire d’une mère – Un conte radieux comme Andersen en a beaucoup écrit, plein de poésie et de romantisme mais du romantisme comme on en écrivait au XIX° siècle. « Comment as-tu pu trouver ta route jusqu’ici ? demanda la Mort, et comment as-tu fait pour t’y être rendue plus vite que moi ? ».

Jules Renard – L’enfant gras et l’enfant maigre – Une très courte nouvelle comme une réplique, une excuse, une politesse qui ne sert qu’à masquer une cruelle réalité. « Chère Madame, je ne dis point cela parce que vous êtes sa mère, mais savez-vous que je le trouve très bien aussi, le vôtre, dans son genre ! ».

Alphonse Daudet – Les mères – Un amour maternel surdimensionné rempli d’une foi inébranlable en son pouvoir qu’une mère éprouve pour son fils soldat. « Quand il parut, la façade du fort en fut toute illuminée ».

Marguerite Audoux – Mère et fille – Quand la mère qui a trop protégé sa fille devient sa rivale, l’affrontement devient inéluctable mais l’amour conduira l’une au sacrifice que seule une mère peut consentir pour son enfant. « Va, maman, épouse monsieur Tardi, afin que de nous deux il y en ait au moins une qui ait nu peu de bonheur ».

Guy de Maupassant – La Mère Sauvage – Une mère même éloignée de son fils ne l’oublie jamais, la Mère Sauvage vengera impitoyablement son fils tué à la guerre. « On trouva la femme assise sur un tronc d’arbre tranquille et satisfaite ».

George Sand – Les mères de famille dans le beau monde – Un texte très corrosif, amer et, en même, temps, acide qui dénonce le ridicule des femmes qui veulent encore paraître quand elle devrait se contenter d’être des modèle pour leur fille. « Jugez donc quelle révolution, quelle fureur chez les femmes, si on les obligeait d’accuser leur âge en prenant à cinquante ans le costume qui conviendrait aux octogénaires ».

Maxime Gorki – La mère du traître – L’histoire d’une mère qui voudrait se revêtir du déshonneur de son fils pour lui épargner la honte et la punition qu’il mérite. « Je suis sa mère, je l’aime et je me considère comme coupable de sa trahison ».

Léon Bloy – Jocaste sur le trottoir – Comme dans une tragédie grecque, un fils est manipulé par des forces supérieures qui l’amène à coucher avec sa mère. « Un jour le terrible drôle, qui savait ce qu’il faisait, me donna l’adresse – … – d’une femme « charmante, quoiqu’un peu mûre », qui me comblerait de délices ».

Charles Dickens – L’histoire de la mère Comme souvent dans les histoires de Dickens, cette mère est affligée par ce qu’on l’a privée de ses enfants qu’elle ne renoncera jamais à retrouver. « … cette femme simple et naïve, mais grande par l’amour et la foi, semblait déjà appartenir au ciel ».

J’ai choisi ces quelques copeaux de textes, à mon sens fort explicites, pour démontrer tous les personnages qu’une mère peut être pour ne pas perdre son ou ses enfant(s). Que les enfants se souviennent de tout ce que leur mère leur a donné et qu’ils n’ont qu’une seule mère aussi immense soit son amour, sa générosité et son abnégation.

J’ai trouvé ces textes admirables, comme il est agréable de lire la belle langue qu’était encore la nôtre au début de ce siècle et au précédent. Merci à l’éditeur et à Julie Maillard de nous avoir offert de si jolies phrases. Je rangerai ce recueil aux côtés de La Mère de Maxime Gorki, de La Mère de Pearl Buck et quelques autres livres qui évoquent la mère dans tout ce qu’elle représente pour nous tous.

Le recueil sur le site des Editions de l’Aube

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Rose, Marie, Madeleine et moi

Claude Donnay

Lamiroy

Rose, Marie, Madeleine et moi #184

Rose c’est la maman du narrateur qui raconte son histoire, comment il devenu muet après le décès brutal de sa mère à un âge où les mamans ne devraient pas mourir. Marie, c’est la Vierge Marie celle qu’on célèbre le 15 août, le jour où Rose a été frappée d’un accident vasculaire cérébral, celle qui n’a pas veillé sur la maman de l’enfant si dévasté qu’il en a perdu la parole. Madeleine, c’est la cliente qui apporte une montre à l’enfant devenu adulte et expert en horlogerie mécanique, pour la réparer, c’est la fille qui a séduit le jeune homme et s’est mise en ménage avec lui.

Cette histoire, c’est une histoire triste mais une histoire pleine de tendresse et d‘émotion, l’histoire d’un enfant qui n’a jamais pu admettre le décès brutal de sa mère et qui, toute sa vie, en a voulu à celle qui devait la protéger de ses pouvoirs divins. La haine qu’il développe alors est si violente qu’elle provoque une véritable fureur iconoclaste l’incitant à détruire toutes les statues de la Vierge qu’’il rencontre et à détester toutes celles qui portent le nom de Marie. Mais, tout le monde n’a pas pour prénom usuel le premier affiché à l’état civil…

Claude c’est un auteur d’une grande sensibilité qui écrit tout aussi bien des vers, des romans que des nouvelles comme celle-ci. C’est aussi un excellent dénicheur de talents littéraires, il découvre régulièrement d’excellentes et excellents poètes, j’en ai déjà lu un certain nombre, je peux en témoigner.

L’ouvrage sur le site des Editions Lamiroy

ARCHIE ET ANARCHIE de CLAUDE LUEZIOR

Archie et Anarchie

Il me faut vous l’expliquer derechef : le monde est divisé en deux sortes de personnes: les adeptes de l’archie et ceux de l’anarchie.

Les premiers sont adorateurs du dieu classeur et de son cousin contemporain, l’ordinateur. Ils vénèrent les tiroirs, les bibliothèques, Descartes, les neurones à l’aplomb, les buis taillés au cordeau, les allées, tout en se méfiant des bosquets. Ils sont archis, comme on dirait architectes. Ou archiprêtres, avec une Bible à la main, dix commandements, un codex, une règle monastique.

Les seconds sont baroques, voire rococos, tout saupoudrés d’angelots qui volètent à l’entour. Ils tiennent du cirque Barnum et du bazar oriental, avec des effluves poivrées, des chansons en pagaille, des graffitis arc-en-ciel, un drapeau aussi noir que paradoxal, des calicots couleur géranium, des gilets jaunes, des idées vertes, des herbes folles : ce sont les anarchistes.

Ma famille est divisée en deux clans apparemment irréconciliables : les archis qui classent de manière compulsive mais qui ont de la peine à se souvenir dans quel classeur tel ou tel document a bien pu trouver refuge. Les autres, d’un naturel résolument anarchiste, militent chez les poètes et vivent sous de vertigineuses piles de documents. Lesquels semblent sans foi ni loi mais puisent leur logique dans d’improbables racines. Toujours est-il qu’ils retrouvent, dans cet apparent dépeçage de la pensée, à peu près tout ce qu’il leur faut par une sorte d’intuition, de génie géographique, de boussole interne qui défie l’entendement.

De quelle race êtes-vous donc ? En vérité, il arrive parfois que les deux espèces cohabitent et filent un amour tendre.

Le site de Claude LUEZIOR

PRENDRE MOT de PHILIPPE LEUCKX (Dancot-Pinchart) / Une lecture de Gaëtan FAUCER

Chaque page est une ode au poème, à la rue, aux gens et à la vie.

Dans ce recueil de poésie, l’auteur nous embarque dans son univers bien à lui.

Une agréable sérénité s’installe au fil d’une lecture douce et apaisante.

On a l’impression que le silence parle.

Poèmes à lire dans le désordre ou dans l’ordre des pages… qu’importe, la furtive musique du silence est constante.

Philippe Leuckx est le premier auteur à être publié aux éditions Dancot-Pinchart. Longue vie à la poésie, hommage aux mots et bonne chance à cette nouvelle maison ! 

Les mots clés du recueil : Ville / Gens/ Poème

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