Jean-Pierre LEGRAND + Philippe REMY-WILKIN
Au fil des pages et Les Lectures d’Edi-Phil fusionnent en juillet 2021 pour offrir un…
Spécial PATRIMOINE (4)
Un feuilleton consacré aux perles de la littérature francophone de Belgique
Jacqueline HARPMAN et son roman La plage d’Ostende

JACQUELINE HARPMAN (1929-2012)
Phil :
Elle était l’un des grands écrivains belges de ma jeunesse. Ma voisine aussi, aux environs du bois de la Cambre, en ces temps où je m’avisais soudain (on me l’enseignait à l’université et ma future épouse, qui était déjà ma meilleure amie, lisait Rolin, Muno, Feyder, etc. avant de consacrer son mémoire à Ghelderode) qu’il existait une littérature belge… à côté de la BD (Hergé, Franquin, Jacobs, Peyo, Vandersteen sont de grands romanciers) et de Bob Morane (le mentor occulte – mais pas si occulte que cela – de tant de grands écrivains actuels).
Jean-Pierre :
Nous sommes de la même génération. Durant mes études secondaires, la littérature belge était totalement passée sous silence. C’est bien plus tard que j’ai découvert des auteurs comme Alexis Curvers, Madeleine Bourdouxhe ou encore Dominique Rolin, dont je savourai Trente Ans d’amour fou après avoir lu, début des années 2000, un très bel article de Josiane Savigneau dans Le monde des livres. Ce sont mes filles qui, bien après, m’ont amené à la lecture de Jacqueline Harpman.
UNE OEUVRE
Phil :
Des dizaines de romans pour celle qui exerçait comme psychanalyste (une profession ou un rapport au réel qui irrigue son œuvre de romancière). Plusieurs ont reçu des prix, tels Brève Arcadie (Rossel en 1959), La plage d’Ostende (Point de mire en 1992) ou Orlanda (Médicis en 2006).
Jean-Pierre :
L’expérience psychanalytique imprègne en effet l’œuvre d’Harpman et parfois aussi l’encombre : j’ai notamment ressenti cette gêne à la lecture de son roman Le bonheur est dans le crime,dont les personnages m’ont paru empesés dans une surabondance de références freudiennes. J’ai ressenti une réticence semblable à la lecture de certains textes d’Henry Bauchau que, par ailleurs, j’apprécie beaucoup, davantage néanmoins dans son journal que dans ses romans.
Dans La plage d’Ostende, nous sommes plus proches de Jung que de Freud : Emilienne et Léopold expérimentent, chez l’un et l’autre, la rencontre en principe chimérique, l’une de son animus, l’autre de son anima. L’histoire amoureuse qui nous est contée rejoint le mythe de la complétude parfaite.
LA PRESENTATION OFFICIELLLE DU ROMAN
Phil :
Que lit-on sur la 4e de couverture ?
Des mots soulignés intuitivement lors de ma lecture, les premiers du livre mais d’autres encore, qui prolongent une phrase éclatée sur plusieurs pages :
« Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbek m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq… je lus ma vie sur son visage et, d’un instant à l’autre, je devins une femme à l’expérience millénaire. »
Puis une sorte de résumé :
« Prise ainsi par une passion que rien n’éteindra, Émilienne devra attendre son heure. Talentueux, beau, aimé des femmes, Léopold fait un mariage d’argent pour pouvoir se consacrer à la peinture. La jeune fille va lentement tisser sa toile, ne reculant devant rien, sacrifiant au passage quelques existences. Des années plus tard, après la mort de son amant, Émilienne, désespérée mais sans remords, demeurera certaine que c’était le prix à payer pour vivre sa passion. »
Jean-Pierre :
Tout autant que la 4e de couverture, l’épigraphe choisie par l’autrice résume et élucide excellemment le contenu du roman. Elle est tirée de la fin de la deuxième scène du deuxième acte de l’opéra Tristan & Isolde :
« Tristan : Tristan du,
ich Isolde
nicht mehr Tristan !
Isolde : Du Isolde,
Tristan ich,
nicht mehr Isolde ! »
Tout au long du roman, les allusions au chef-d’œuvre de Wagner se multiplieront, de sorte que j’ai lu La plage d’Ostende comme une transposition très libre de cet opéra. « Tristan enchaîne Yseult en apparaissant et la dépossède de soi. Je n’ai rien décidé : une fois vouée, je me suis rendue à l’appel de la vocation, et Léopold n’a pas choisi ».
SIDERATION
Phil :
Dès les premiers mots, les premières pages, une évidence : Jacqueline Harpman est une écrivaine de grand talent. Elle écrit divinement et nul étonnement à découvrir son engouement pour les écritures et façons des XVIIIe et XIXe siècles. Nous sommes loin ici du Nouveau roman, une narratrice clairement définie nous raconte sa vie, qui est celle de ses amours ou, plutôt, de sa passion dévorante, tout en livrant des chroniques sur un petit monde, la haute bourgeoisie belge d’après-guerre, et une observation aussi du génie artistique. Impossible de ne pas songer à Proust, tant il y a une confrontation de la narratrice, âgée, avec le temps et la perte. Impossible de ne pas songer à Choderlos de Laclos et à ses Liaisons dangereuses, tant Emilienne possède un petit air de Merteuil, ou son entourage de victimes/pions.
Un extrait ?
Je propose plutôt un collage d’extraits :
« Je suis un fantôme que sa présence incarne. Son regard seul me donne une forme (…) j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. (…) Je fis mon entrée en lui par effraction, je fus, au-dehors, dans ce que son regard captait, la réplique exacte d’une image qu’il portait en lui sans l’avoir jamais vue. (…) Je me répandis dans son âme, je me glissai partout, j’emplis chaque faille, chaque anfractuosité, j’inondai, je le submergeai, je le noyai. »
Jean-Pierre :
J’avoue être plus partagé quant au style de Jacqueline Harpman. J’ai été gagné au premier abord par un même enthousiasme, mais le relâchement de certaines pages, des lourdeurs parfois et de fâcheuses successions de « que » m’ont troublé. Un exemple parmi quelques autres :
« Désormais je n’allais plus cesser d’affirmer que je lui appartenais. J’ai commencé mon récit en disant qu’en le voyant j’avais su qu’il m’appartiendrait ; c’est de cela que je parlais, de Léopold posant la main sur mon épaule et disant : « Elle est à moi » car c’est quand on est réclamé comme bien propre par quelqu’un qu’on sait qu’il est à soi ».
C’est dommage car ces scories déparent une écriture qui serait, sans cela, effectivement magnifique.
EMBOURBEMENT
Phil :
Après 70 ou 100 pages, je cale. A force de se focaliser sur une description de la passion, l’autrice accorde peu de place à la narration, la progression narrative est lente et peu attractive. D’autant que les personnages sont figés une fois pour toutes dans leurs attitudes, comme englués dans une « machine infernale ». Et qu’ils ne sont guère attachants. Indifférents au sort de leurs semblables, tout à leurs objectifs intimes, trop fermes (Léopold et Emilienne) ou trop inconsistants (les époux des deux héros ; tous ceux qui gravitent autour d’eux, en tombent amoureux). D’autant que le récit s’apparente à une restitution, opérée en fin de vie (relative, elle pense vivre encore très longtemps, comme dans un hiver sans fin) par la narratrice, les faits sont mis à distance, le lecteur n’est pas plongé de plain-pied dans l’action.
Jean-Pierre :
La recherche du beau style n’est pas exempte de froideur, une pudeur intellectualise à l’extrême une passion à laquelle les corps ne semblent pas avoir la part qui leur revient. Ce couple brise des tabous, fascine parfois mais exprime peu de sensualité.
Phil :
La passion connote flamme et embrasement, or ceux-ci apparaissent cérébralisés, poétisés quand le sexe est – pudiquement ? – évacué de l’écran (bien qu’on en devine l’omnipotence) ou les protagonistes frappés par une forme de glaciation (Laclos, sors de ce corps !). Il n’est qu’à observer comment, tout au long du livre, Emilienne commente tous ceux qui l’entourent.
Sa mère :
« Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait. »
Sa meilleure amie :
« Une ombre, déjà, un souvenir, une amie d’enfance oubliée avant la fin de l’enfance. Nous avions partagé tous nos jeux, je ne jouais plus. »
A part Léopold, ne résiste à l’analyse – mais avec quelle discrétion ! – que l’image du père, que l’on devine talentueux, que l’on observe à l’arrière-plan, extrêmement bienveillant et empathique, sans que sa fille ne lui offre grand-chose. Voire la solidité du couple des parents, un bouleversement en creux du récit, minoré.
Si Harpman est indubitablement une grande écrivaine, est-elle une grande romancière ? La plage d’Ostende, drapée dans son hommage à une tradition du roman, se situe à mille années-lumière des romans les plus percutants du temps, de ces structurations qui renouvellent et dynamisent l’appréhension d’un récit, etc. Chez Fowles, Peairs, Ellroy ou Palliser. La littérature francophone a-t-elle à cette époque raté le train de la modernité ? Retenant par trop Flaubert, n’a-t-elle pas oublié Dumas ? Quand les Anglo-Saxons n’ont jamais, eux, oublié le romanesque qui embrase Shakespeare, les Brontë, Dickens et Wilkie Collins.
Jean-Pierre :
Le meilleur du roman me semble également résider dans les 70 premières pages. Une fillette qui, en un jeune peintre prometteur, a reconnu l’amour de sa vie, s’insère par mille gestes ténus et imperceptibles dans le paysage mental de l’élu, puise sa propre image dans l’âme même de l’homme convoité, transmuant son désir en destin :
« J’étais debout devant la porte grise, je portais une jupe beige pâle et un chandail couleur de perle éteinte : j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. Il me vit ».
Cette longue attente, suivie de l’aveu des deux amants, se retrouve également dans le Tristan de Wagner et est magnifiquement suggérée dans un commentaire de Thomas Mann :
« Voici que le motif du désir, voix solitaire et errante, dans la nuit élève alors sa plainte. Le silence puis l’attente. Et voici qu’on lui répond : c’est la même voix hésitante et solitaire, mais plus claire et plus douce. (…) Le motif d’amour s’élève alors, pâmé d’extase jusqu’au tendre enlacement (…) ».
Cette magie opère chez Harpman. Le moment est magnifique. Mais l’enlisement guette. Dans Tristan et Yseult, l’amour se voit interdit toute possibilité de réalisation dans la vie ; il ne peut s’accomplir que dans la mort, ce qui en fait un drame romantique d’une tension quasi orgasmique. Les deux amants s’exilent en l’espace nocturne du désir. Dans cette vision, « le seul ennemi est l’amant attaché au jour ». Précisément, dans La plage d’Ostende, nos deux amants décident de pactiser avec l’ennemi et de composer avec les conventions sociales. L’un et l’autre contractent un mariage de convenance et poursuivent vaille que vaille leur relation (peu) passionnée.
Au-delà des sortilèges de l’écriture et du plaisant cynisme de la narratrice, tout cela est assez plan-plan et exhale un fumet délicatement bourgeois. On n’échappe pas à certaines scènes surprenantes, comme celle où l’amant, pris au dépourvu, fonce « à l’aéroport sans repasser par chez lui, en emportant dans un sac en papier le rasoir et les pantoufles qu’il gardait toujours à l’atelier ».
« Qu’en est-il d’Yseult si Tristan se détourne ? » écrit Harpman. Ajoutons : « Quid s’il ne remet pas la main sur ses charentaises ? »
La faiblesse du roman réside dans une dialectique manquée du mythe et du poids des conventions qui, a priori, ne manquait pas d’intérêt mais précipite ici les personnages dans une impasse romanesque. Celle-ci survient page 157 à l’occasion de l’un des plus beaux passages de l’œuvre. Pour la première fois depuis le début de leur liaison, les deux amants peuvent passer trois journées ensemble à Reykjavik. Dans un style dont les voiles se gonflent (c’est, je crois, la plus longue phrase du livre), l’autrice rend admirablement ce temps en suspens, le chuchotement des amoureux, les corps qui se cherchent. Le temps s’étire et le cœur bat plus vite. Puis, plus rien. Pour parler comme Nougaro, « chacun rentre chez son automobile ». Ceci dit, cette sorte de cul-de-sac narratif réserve encore quelques plaisirs : le texte (sous les réserves que j’ai énoncées) mais aussi des personnages secondaires, en gravitation autour de nos deux amants, rendus attachants par la plume altière de Jacqueline Harpman.
UN CLASSIQUE EMBLEMATIQUE
Phil :
La littérature est une immense galaxie, qui renferme de nombreux systèmes astraux, le roman lui-même est un système qui renferme de nombreuses planètes où les conditions de vie sont infiniment différentes et évoluent tout autrement. Il faut donc admettre et même se réjouir de voir se confronter des rapports au genre si contrastés. Qui juge inlassablement en fonction de ses paramètres de prédilection glisse vers l’arbitraire et l’amenuisement fanatique des sens.
In fine, j’aurai conservé un plaisir du mot, de la phrase durant toute ma lecture. En ces temps où tant de livres penchent vers le degré 0 de l’écriture pour se braquer sur les contenus, retrouver ce plaisir de gourmet est délicieux. Ce livre doit s’appréhender dans une forme d’apesanteur, il est hors mode, penche vers les grands classiques des temps jadis. Mais il possède aussi des allures de « roman-poème », ce concept que Jean-Pierre et moi évoquerons dans quelques mois dans la revue Que faire ?*1 lors d’une analyse patrimoniale dévolue au Bruges-la-Morte de Rodenbach.
« Un grand roman d’amour et de mœurs dans la pure tradition du roman d’analyse français », comme le dit et l’explicite Marie Baurins sur Objectif plumes*2, le site dévolu à nos Lettres ? Oui ! Et c’est même dans cette direction qu’il faut creuser en vue d’une réévaluation.
La plage d’Ostende est un superbe témoignage sur un état de l’évolution du féminisme, de l’émancipation de la femme. Emilienne, des allures de Dominique Rolin dans la « vraie vie », quitte tout (mari, enfant) pour se réaliser. Et elle le fait sans remords, mais avec des regrets. Hum… cette réalisation n’est pas celle qu’on souhaiterait à une fille d’aujourd’hui. Et ne me paraît pas si glamour. Toutes ses forces tendent vers un but unique : être avec un homme adoré, participer de sa réussite, de son bonheur. Tout le reste, pour l’héroïne, est accessoire, qu’elle tienne un salon ou une galerie, ou enseigne l’histoire à l’université, ce ne sont que des outils appréhendés sans passion.
Les deux héros ne sont guère sympathiques, empathiques. Quoiqu’ils ne souhaitent guère faire le mal. Emilienne prévient ceux qu’elle fera souffrir. Ils n’ont qu’à réagir. Comme Blandine, la femme de Léopold. Ces personnages secondaires fossoient leurs vies. Je songe aux excès de la Révolution et me demande s’il ne faut pas en passer par une telle phase violente après le règne si long de l’arbitraire et de l’écrasement du désir féminin.…
Si l’on décontextualise et surplombe le roman, peut-être celui-ci assène-t-il la formidable démonstration d’une nécessité ontologique : le fléchage. La vie est le plus souvent vaine, nos actes, nos pensées seraient éparpillés et sans poids si nous ne pouvions accoler un sens à nos parcours. Une passion confère un supplément d’âme, un fléchage à tout ce que nous projetons. Là se trouve la clé du bonheur pour tout être humain. Echapper à l’absurde, au centrifuge pour se couler dans le centripète, l’appétit, l’objectif à atteindre.
Alors, La plage d’Ostende, contingentement roman d’amour et de mœurs, mais, essentiellement, roman philosophique et métaphysique ?
A l’appui de ma théorie, les dernières pages du livre. Où la narratrice se débat contre l’atroce tentation du vide absolu. Ne pouvant plus s’agripper à rien. Rien ! Le vertige est abyssal, le malaise asphyxie. Et je me souviens soudain de la manière lumineuse dont la grande Marie Gevers*3 avait, elle, géré la perte des êtres aimés (mari et fils), réussi à rester chevillée au Sens jusqu’au bout.
Jean-Pierre :
Le livre de Jacqueline Harpman témoigne d’une époque qui n’est heureusement plus la nôtre et, à ce titre, constitue un document sociologique perturbant. Emilienne a l’âge de ma mère. Ai-je donc bien vécu ce temps où une femme non mariée suscitait méfiance et dénigrement ? Eh bien, oui ! Je me souviens encore du vocabulaire ordurier qui désignait les couples non mariés ainsi que de la rumeur qui entourait les femmes seules (et jolies) suspectes d’être entretenues.
Sur ce plan, si Emilienne et Léopold ne sont guère empathiques, c’est qu’ils se battent avec la seule arme qu’une société patriarcale leur abandonne : l’hypocrisie des conventions. Mais notre regard sur la passion a changé et, sans doute, entre-t-il trop de soumission dans la dévotion amoureuse d’Emilienne pour que nous puissions ressentir une véritable empathie fictionnelle.
Au final, on l’aura compris, je ne suis pas convaincu par le courant psychologisant et fortement marqué de psychanalyse qu’incarnent des auteurs comme Harpman ou même Bauchau. A leur lecture, je ressens toujours une espèce de rigidité dans le destin des personnages, comme si le bagage psychanalytique les lestait d’un poids trop grand pour leur laisser toute la liberté de mouvement du roman.
- Voir cette nouvelle et superbe revue lancée par les éditions Samsa :
https://www.samsa.be/livres.php?id=2
Nous serons, Jean-Pierre et moi, de la troisième levée, avec une nouvelle rubrique créée en hommage à Jacques De Decker.
(2) Voir : https://objectifplumes.be/doc/la-plage-dostende/
(3) Jean-Pierre et moi avons évoqué Marie Gevers dans notre feuilleton sur les perles du patrimoine belge :