100 films à voir absolument…
…des débuts du cinéma aux années 2010
(5/100) Le cabinet du docteur Caligari,
film muet de Robert Wiene, Allemagne, 1920, 71 minutes.
Ciné-Phil RW à la mise en place, Nausicaa DEWEZ et Adolphe NYSENHOLC au contrepoint.
RAPPEL
Introduction du projet :
Préhistoire du cinéma :
Années 1910 :
Années 1920 :
Années 1930 :
Feuilleton complémentaire d’Adolphe NYSENHOLC sur le premier top 12, en 1958 :
Caligari ou le graal cinématographique.
Caligari ! Le nom, musical et énigmatique, se faufile au gré des lectures sur l’histoire du 7e art, parfois associé aux figures diaboliques de Fu Man Chu, Fantômas ou Mabuse. Mais le réalisateur n’est pas passé à la postérité, on préfère entreprendre Murnau ou Pabst. Il s’agit pourtant d’un chef-d’œuvre absolu du cinéma muet et de l’expressionnisme germanique.

Le pitch
Phil :
Vers 1830, la quiétude de la petite ville allemande de Holstenwall est troublée par une vague de crimes nocturnes. Or des forains se sont installés récemment pour délivrer leurs spectacles. Or l’un d’eux, l’impressionnant docteur Caligari, présente un numéro centré sur les prédictions d’un somnambule, Cesare. Or le médium, consulté par deux amis, les jeunes Francis et Alan, annonce que ce dernier ne verra pas le jour suivant. Mais… Qui est Cesare ? Quels liens entretiennent Caligari et celui-ci ?
Le récit
Phil :
Il est palpitant, angoissant, émouvant. Enlèvement d’une belle jeune fille, créature diabolique, rivalité amoureuse, faux coupables, poursuites. Pourtant. Malgré l’impact du thriller ou la distribution, qui réunit deux acteurs fétiches du grand Fritz Lang, Conrad Veidt (Cesare) et Rudof Kleine-Rogge (qui immortalisera Mabuse en 1922), Caligari est cultissime pour de tout autres raisons.
Avant Mabuse (et plus nettement), Caligari anticipe la manipulation hypnotique qui précipitera la population allemande dans les bras d’Hitler et dans le crime absolu ? Oui. Aussi. Mais la métaphore du nazisme est une qualité extrinsèque. Et il faut s’appesantir sur deux grandes trouvailles intrinsèques.
Un temple de la créativité expressionniste
Phil :
Au-delà du jeu des comédiens ou de la partition musicale (notes d’orgue saturées), nous découvrons une extraordinaire fête de l’image, un show graphique. Quatre-vingt ans avant Dogville (Lars von Trier, 2003) et ses décors réalisés à la craie, nous ne sortirons jamais des studios, tout est fait maison, peint sur du papier (colline et château, rues de la ville, intérieurs). C’est encore peu dire. Nous sommes déstabilisés (et admiratifs) devant les perspectives ahurissantes, les formes géométriques, les distorsions, les contrastes exacerbés (rôle de l’éclairage).
Nausicaa :
Le film est teinté, ce qui ajoute à l’effet d’ensemble. La couleur dominante change quasi d’un plan à l’autre, comme aléatoirement, comme si la logique avait disparu.
Adolphe :
La caméra n’enregistre pas ce qui existe dans la vie courante. Tout est recréé. C’est un univers de peintres (Hermann Warm, Walter Reimann, Walter Röhrig), de décorateurs de théâtre, d’artistes de la mouvance expressionniste… Celle-ci exprime l’angoisse existentielle, le choc post-traumatique subi par l’effondrement de la civilisation qu’a entraîné le conflit mondial récent.
Phil :
Mais, dans ce cas-ci, il y a autre chose, car on atteint un paroxysme.
Adolphe :
Décors plantés de travers, portes obliques, espaces confinés… Les couloirs, les rues labyrinthiques semblent des tunnels sans issue, pour ne pas dire des boyaux de mine en clair-obscur. Comme si on était toujours à l’intérieur.
Phil :
A l’intérieur ? De quoi ? De qui ? Spoiler ! On en reparle plus bas.
Nausicaa :
Ne pas oublier l’écriture ! Le cinéma muet, en général, recourt aux cartons pour donner à lire certains dialogues que le public doit comprendre sans pouvoir, évidemment, les entendre. C’est le cas pour le film de Robert Wiene : les cartons y sont aussi utilisés pour introduire et conclure chaque partie (le film est segmenté en cinq « actes »). Mais la police utilisée, géométrique, anguleuse, très travaillée, offre un écho parfait à l’esthétique expressionniste du film.
Une astuce décuple l’impact du scénario sur notre imaginaire
Phil :
Captivés par le fil des évènements, nous oublions rapidement le court prologue : deux hommes sont assis sur un banc, dans un parc ; le plus jeune (Francis) narre l’étrange aventure qu’il lui est advenue. Le film, dans sa quasi globalité, est donc enchâssé dans un récit-cadre ; l’épilogue renoue avec la première scène et renverse notre appréhension du tout.
Nausicaa :
Le récit enchâssé enchâsse en outre lui-même un troisième récit… dont nous parlerons dans le SPOILER plus bas.
Un film orphelin ?
Phil :
Caligari est un fantastique film d’auteur… sans auteur. Du moins, clairement défini. Comment démêler l’écheveau ?
Au départ, le producteur Erich Pommer retient un scénario de Carl Mayer et Hans Janowitz. Ceux-ci, inspirés par un fait divers, tissent un récit à portée sociologique et politique, où seront dénoncés les dérives d’un excès de contrôle, d’autorité.
Les trois décorateurs retenus, et surtout Hermann Warm, proposent de tout élaborer en studio, initiant une plastique révolutionnaire, que Pommer cautionnera, y voyant une source d’économies (pas d’extérieurs !).
Reste à dénicher un réalisateur, et le producteur choisit Fritz Lang. Qui refuse mais conseille : le public sera rebuté par les décors, un récit-cadre pourrait incurver le sens du film et justifier sa nature graphique. Bref, quand Robert Wiene viendra assumer la mise en scène, la percussion mais la cohérence aussi, implacables, des innovations seront déjà en place. Et son rôle sera surtout celui d’un exécutant.
Nausicaa :
Paradoxalement, la suggestion de Fritz Lang (d’ajouter un récit-cadre) assagit le film sur le plan de l’esthétique – le cadre –, mais rend en même temps le scénario, l’histoire racontée plus troublants.
Adolphe :
Un mot sur Carl Mayer (1894-1944). Un scénariste dont nous devons retenir le nom. Après Caligari, il sera à la base d’autres chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma, de par sa collaboration étroite avec le grand Murnau. On retrouve sa signature dans 2 des 12 meilleurs films désignés en 1958. Dans Caligari, le script est si fort qu’il révolutionne le 7e art malgré un réalisateur moyen. Avec L’aurore/Sunrise, il remporte des Oscars.
Phil :
Voir le feuilleton d’Adolphe sur les 12 meilleurs films de tous les temps tels qu’élus en 1958 :
Un OVNI
Phil :
Le cabinet du docteur Caligari est un chef-d’œuvre collectif d’une originalité décapante, et il a inspiré… Fritz Lang, pour son Mabuse, mais aussi nombre de créateurs du cinéma allemand et mondial. L’épouvante, les zombies lui devront beaucoup. Et jusqu’à la plus célèbre BD réaliste de la scène franco-belge de l’Age d’or : La marque jaune. Car Cesare, à observer sa tenue et ses déambulations nocturnes, il n’y a aucun doute, c’est Guinea Pig/Olrik, cette créature surpuissante qui se double d’un pantin impuissant. Et, dans l’ombre, Caligari est déjà un savant fou, apprenti-sorcier comme le Septimus d’E.P. Jacobs.
SPOILER !
(A ne pas lire si on regarde le film dans la foulée de l’article ! Ou à lire après vision.)
Phil :
A la fin, Francis poursuit Caligari, et celui-ci se réfugie dans un asile psychiatrique. Or il en est le directeur et possède de très anciens documents relatant des aventures semblables survenues quelques siècles plus tôt. A-t-il repris les recherches démoniaques d’un autre Caligari (ce qui renvoie encore aux futurs Mabuse !) ? Une quête de la prise de contrôle de l’esprit humain ? Un cas de possession ?
Nausicaa :
Un Caligari spécialisé dans le somnambulisme et contrôlant un somnambule ! Ce troisième récit n’est pas à proprement parler mis en images : on le découvre par le texte que lit Francis.
Phil :
Francis s’échine à démasquer le (faux ?) docteur, qui semblera sombrer à son tour dans la folie de ses (présumés) patients. Mais… Retour au prologue… avec l’épilogue. Francis s’éloigne du parc et gagne une aile de l’asile où il croise Cesare, sa fiancée, des malades. Il se jette sur Caligari, qui réapparaît comme directeur, et se fait empoigner par des infirmiers, mettre sous camisole.
Ainsi, hors du récit-cadre, le film serait-il le cauchemar d’un dément assimilant son médecin au héros d’une anecdote historique sulfureuse ? Ce qui justifierait l’onirisme des décors, l’irréalisme.
Adolphe :
Pour évoquer les tréfonds de l’âme humaine, les créateurs auraient reproduit l’intérieur de cavernes, sinon celui de l’anatomie humaine : murs courbes et veinés comme au-dedans des organes, espace-temps fermé comme une matrice où palpite l’âme à sa naissance. L’impression éprouvée par Jonas dans le ventre de la baleine ?
Phil :
Nous aurions passé plus d’une heure dans le cerveau d’un fou ? Le retournement est si brutal qu’un doute lancinant nous étreint bien après la projection. Au final, rêve ou réalité ? Francis est-il un patient ou une victime ?
Adolphe :
Eric Pommer, le producteur de la Decla, n’a pas voulu terminer sur une dénonciation de l’autorité et la mise en cause des responsables de la boucherie de 14-18. Aussi, il fait ajouter cette dernière scène, où, dans un retournement de situation spectaculaire, on voit le lendemain le directeur au naturel, sans maquillage, imposer la camisole de force à Francis : « Je connais à présent la cause de son mal et pourrai le guérir ». Ce qui signifierait du coup tout le contraire du message initial des auteurs : les responsables de la société vont prendre soin de leurs concitoyens. In cauda venenum. Le film se termine hors de toute intériorité, Francis est vu, – avec son délire refoulé dans son corps bâillonné. Était-ce une précaution oratoire de la firme allemande pour éviter la censure ?
Nausicaa :
Un mot encore sur l’usage extraordinaire de l’écriture dans le film, évoquée supra mais dont nous ne pouvions commenter (SPOILER) le cas le plus mémorable. Il se situe à la fin de l’acte IV. Le savant fou souhaite trouver le secret pour maîtriser les somnambules. Errant dans la nuit, son grimoire en main, il se retourne, tend les bras. Et, soudain, apparaît dans le plan une phrase unique, « Du musst Caligari werden »/« Tu dois devenir Caligari », qui se répète et se multiplie, horizontale, diagonale, verticale… Ces lignes pourraient être, à l’instar des cartons, une traduction visuelle, lisible, des voix intérieures qui hantent le personnage – destinée, donc, aux spectateurs. Or le jeu de l’acteur Werner Krauss indique que le personnage voit lui aussi cette phrase se dessiner sur le mur ou dans les airs, le poursuivre jusqu’à la folie. Visuellement éblouissant !
Adolphe :
La forme du film est à l’image même de son fond. C’est la marque du chef-d’œuvre. Unique en son genre. Un hapax. Ce film demeure la référence du fantastique effrayant, car les démons sont en nous. En notre for intérieur.
Nausicaa Dewez, Adolphe Nysenholc et Ciné-Phil RW.
Pour en savoir davantage…
. Le film, tombé dans le domaine public, peut être visionné depuis le site de téléchargement gratuit et légal Archive.org : Le cabinet du docteur Caligari.
. Le logo de notre feuilleton est tiré du visuel de Caligari !
. Adolphe NYSENHOLC a approfondi son analyse dans un article complémentaire :