LE COUP DE PROJO d’EDI-PHIL sur LES LETTRES FRANCOPHONES BELGES #42

Les Lectures d’Edi-Phil

Numéro 42 (septembre 2021)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones

sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…

Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Curarella)

A l’affiche :

cinq romans (Carino Bucciarelli, Armel Job 2x, Barbara Abel, Nicole Thiry), un récit (Véronique Bergen), une maxi-nouvelle (Claude Donnay), une revue, une biographie, deux recueils de poésies (Florence Noël, Françoise Lison-Leroy) ; les maisons d’édition MEO, Samsa, Belfond, Robert Laffont/Pocket, Murmure des soirs, Lamiroy, Les impressions nouvelles et Bleu d’encre.

(1)

Carino BUCCIARELLI, Nous et les oiseaux, roman, MEO, Bruxelles, 2021, 152 pages.

Le pitch ?

Éric Allard*, sur cette plateforme culturelle, l’a esquissé :

« Par une nuit d’un hiver rude comme on n’en connaît plus guère dans nos régions, après que son véhicule a été immobilisé le long d’une autoroute, Stéphane Delatour laisse son épouse, prénommée Olga, et ses deux jeunes enfants dans l’habitacle pour partir en quête d’une borne téléphonique. En route, il aperçoit sur un bas-côté un anorak rouge qui recouvre vraisemblablement un cadavre. Après avoir appelé les services d’un dépanneur, il ne retrouve plus son véhicule ni ses passagers. »

La scène initiale est remarquablement cinématographique. La campagne et la neige, la tâche de couleur et le no man’s land, la borne. La voiture à l’arrêt et les trois fragilisés en attente. Le héros, l’homme d’action bravant les éléments, s’insinuant progressivement Over the Rainbow, comme s’il glissait dans un autre monde. Par touches menues. De légères distorsions assénées au réel, à la normalité.

Comme dans cet extrait mis en ligne par l’éditeur :

« Une tache noire dans les branchages nus des arbres attira mon attention. C’était une corneille. Elle me regardait. Du moins j’eus cette impression. Une corneille regarde-t-elle les hommes dans les yeux ? Tout en progressant, je lui jetai des coups d’œil furtifs. Elle semblait toujours, elle aussi, me suivre du regard. Au moment où elle allait sortir de mon champ de vision, elle prit son envol pour venir se poser sur un arbre situé plus en avant, comme si elle voulait volontairement rester visible à mes yeux. 

(…) 

Manifestement la corneille s’obstinait à me suivre. J’entendais le bruit régulier de ma respiration inquiète. Des panaches de vapeurs sortaient de ma bouche dans l’air glacé à chaque expiration. Le froid provoquait une sensation de brûlure dans mes cavités nasales. J’aurais aimé ramasser une pierre et la jeter au volatile, mais on n’en trouvait aucune sur cet accotement bien entretenu. Et d’ailleurs, si une pierre s’était présentée, j’aurais dû me baisser pour la prendre. La corneille ne risquait-elle pas de percevoir ce geste comme de la soumission ou de la fuite, et dès lors de véritablement attaquer ? Je m’immobilisai et lui fis face. Prêt à la lutte. (…). »

Une langue fluide et des mots simples. Le mystère, le suspense, la peur ou le fantastique font irruption en douceur mais l’étreinte, d’un coup, est là. De nombreux thrillers ou romans policiers commencent par deux ou trois pages bien plantées qui déboulent, dans la foulée, sur un récit de plus en plus creux, poussif ou prévisible. Rien de tout cela ici ! Les pages tombent mais l’attention du lecteur ne se relâche pas, un vertige le saisit, qui grandit, grandit, grandit… Devant les signes ou les indices (mais de quoi ?) : les traces laissées par la voiture semblent indiquer un ramassage par un dépanneur mais celui-ci se trouve au côté du père de famille ; ce dernier, lors de la déclaration de la disparition, tombe nez à nez avec une photo de corneille sur le bureau de l’inspecteur ; la police se retourne contre notre héros (ou anti-héros) qui, selon leur banque de données, ne possède pas de permis de conduire ni de femme, ni d’enfants ; etc.

La suite ? Le lecteur poursuit sa quête du sens avec appétit, sinon frénésie. De plus en plus hébété. Car les chapitres ouvrent de nouvelles perspectives sur l’affaire. Et si Stéphane Delatour avait rêvé la scène initiale au sortir d’un traumatisme ? Et s’il y avait décomposition et recomposition d’un réel insoutenable, mise en fiction pour résoudre les impasses d’une vie ? On croit commencer à saisir le sens de l’intrigue, le fil nous glisse entre les doigts. Quand apparaît la sœur de Stéphane, qui pourrait s’appeler Pierre. Ou une automobiliste témoin, qui porte le même prénom que la femme disparue. Olga ? Mais la commissaire en charge de l’affaire s’appelle aussi Olga. Et ne voilà-t-il pas qu’elle tombe amoureuse de celui qu’elle soupçonne et traque ? Les doubles se multiplient, une ronde infernale s’esquisse…

Je lève la tête et songe à un roman de Rossani Rosi, De gré de force, où la réalité, là aussi, progressivement, se défilait. Ou à ce film américain, Un jour sans fin (Harold Ramis, 1993), où un homme (joué par Bill Murray) revit sans cesse la même journée mais différemment. Que lit-on ? Un thriller fantastique halluciné ? Un jeu littéraire moderniste, où un auteur essaie de nouveaux assemblages narratifs à partir d’une poignée d’ingrédients ? Quel fil narratif ou quel personnage charrie la réalité, une bouée plongée dans la tempête et qui nous passe sous le nez, entre deux vagues, insaisissable ? Je rêve du Cabinet du docteur Caligari à présent, à ses récits emboîtés comme des matriochkas, à son final renversant.

Cette question encore, lancinante : que signifient les oiseaux ? Ils sont omniprésents, corneille ou faucon pèlerin, moineau ou mésange. Une métaphorisation du remords, de la conscience, du besoin d’adéquation, d’une âme envolée ? Mais n’y a-t-il là qu’une intrigue d’horloger fou ou faut-il entrevoir l’orchestration de thématiques graves ? Les limites de l’identité et la fragilité des vies, des positions. La difficulté à nouer des connexions et leur besoin viscéral. Avec l’autre et le monde. L’autre décliné à tous les temps : conjoint ou ami, frère ou enfant, supérieur hiérarchique, etc.

Je n’en dévoilerai pas davantage pour préserver le suspense. Si ce n’est que le voyage s’avère inventif, déstabilisant et captivant jusqu’à la dernière ligne. Autrement dit ? Nous et les oiseaux est une réussite éclatante qui couronne le retour de Carino Bucciarelli (six livres publiés depuis 2018 !) après une éclipse de dix-sept ans. Un retour qui arrime fermement l’auteur au courant qui fonde l’âme belge, si j’ose asséner ces mots (mais le grand Jacques De Decker m’a précédé et légitime donc la démarche) : le réalisme magique ou fantastique. Qui nous vient de loin, des peintres Bosch et Breughel jusqu’aux auteurs Thomas Owen, Jean Ray ou Jean Muno…

A noter !

La revue trimestrielle Le Non-Dit (animée par Michel Joiret) a consacré une bonne partie de son numéro d’été à l’auteur évoqué supra : Carino Bucciarelli et l’écriture de l’étrange. Il y est commenté ou interviewé par Michel Joiret lui-même, Antonio Moyano, Joseph Bodson ou Françoise Houdart. En sus d’être soumis au questionnaire de Proust. Ou de livrer des extraits de sa prochaine parution.

* L’article complet d’Éric Allard, paru en mars 2021 :

(2)

Véronique BERGEN, Ulrike Meinhof, récit, Samsa, Bruxelles, 2020, 348 pages.

Ulrike Meinhof ! Son nom a bercé ma jeunesse. « Bercé » ? Si je puis dire… Ces années (70) de plomb du terrorisme d’extrême-gauche. En Allemagne, en Italie. Avec le recul des décennies, il est aujourd’hui plus aisé d’analyser les faits, quitte à revoir la copie de nos impressions et conclusions, des clichés qui nous embourbent.

Véronique Bergen ! L’autrice nous est chère. Et nous avons précédemment évoqué avec passion son Kaspar Hauser ou son Barbarella, d’autres livres encore, seul ou en duo avec Jean-Pierre Legrand :

Jean-Pierre Legrand ! Sa remarquable recension d’Ulrike Meinhof me dispense de la mise en place et de la citation (nécessaire à la démonstration du talent étourdissant de notre autrice) :

« Inconfortable et dérangeant » !

Ces mots clés, assénés d’entrée par Jean-Pierre Legrand, me renvoient à ma perception. Il est question, tout au long des pages, d’idéal et d’idéalistes (et de leur confrontation avec le monde réel), or ces notions m’inspirent un double mouvement, entre aspiration et suspicion, empathie/complicité et mépris/haine. C’est qu’au-delà d’un certain cap, l’idéaliste, qui a le mérite de laisser la médiocrité sur place, se fait dogmatique, intolérant, fanatique. L’Inquisition brûlait les corps pour sauver les âmes, Robespierre coupait des têtes pour sauver une idée de la République, etc. Et je dois faire un effort sur moi-même pour m’intéresser aux états d’âme d’une extrémiste :

« Ceux qui désavouent la révolution seront, par nous, désavoués. Entre eux et nous, le divorce prendra la forme d’un pistolet-mitrailleur MP5 en travers d’une étoile rouge. »

De relire des fragments de déclarations d’Ulrike ou de ses partenaires de combat (idéologique et tout court) me téléporte vers des souvenirs de BD satirique. Lauzier, en son temps, a ridiculisé ces tirades absconses ou sulfureuses, qui se noient dans l’aveuglement, parfois, dans l’hypocrisie, souvent. Qui passent à mille coudées des « pauvres opprimés » censés être les premiers concernés. La figure du maire de Champignac me file sous le nez aussi.

Pourtant… Deux réactions positives me traversent. D’un côté, la juxtaposition des textes documentaires (des déclarations des protagonistes) et créatifs, tout en s’érigeant sur des terres communes (une volonté de dire/écrire haut et fort), souligne le talent supérieur de l’autrice : elle insuffle un supplément de sens et d’émotion que ne possèdent pas les vocalises idéologiques de ses personnages, elle transporte vers la vibration et l’inventivité.

Et puis…  

Une extraordinaire interpellation du genre humain !

Véronique Bergen ne cautionne pas la trajectoire de l’infortunée Ulrike mais la coudoie au plus près. Et, ce faisant, elle réussit la gageure de démontrer à la fois tout ce qui a justifié une révolte mais aussi tout ce qui pervertit celle-ci quasi inexorablement. A partir d’un cas concret, incarné, déployé, on plonge dans la matière la plus essentielle : ce qui fonde nos sociétés et nos aspirations, ce qui nous émancipe ou nous manipule, la place de l’individu dans la marche collective du monde, nos aptitudes à le changer ou pas, etc. In fine, quels sont nos devoirs de citoyen, voire d’être humain ? Quelles sont les limites de notre liberté, de nos choix ?

Fondamental. Véronique Bergen, au fil des pages, détricote deux engeances absolues : l’amalgame et le cliché. Elle ne se limite pas à rapporter le cri d’une condamnée (à la prison, à la mort odieuse, aux limbes de l’Histoire), elle informe, elle questionne, elle bouscule. Quel contexte a favorisé l’émergence de tous ces groupes d’extrême-gauche de la mi-60ies à la mi-70ies ? N’était-il pas inscrit dans la pure humanité et la lucidité généreuse de ne pas pourvoir supporter la guerre du Vietnam et ses déversements de napalm, les camps de réfugiés palestiniens ou la prolifération des anciens nazis dans les rouages de l’appareil politique ou économique allemand ?

Cette problématique est-elle inscrite dans une tranche d’Histoire bien particulière ou de tous temps, de nouvelles problématiques s’imposant sans cesse ? Les migrants et les bateaux qui coulent en Méditerranée, les Indiens d’Amazonie, l’exploitation des mines du Zaïre, les paquebots qui toisent et éliment Venise, etc. Un certain ultra-libéralisme (qui ne serait plus du libéralisme comme l’islamisme ne serait plus de l’islam ?) est-il une forme masquée de fascisme, un nazisme qui réussirait en douce ?

La mise à plat d’une tranche du réel conduit à une série de constats. On ne traite pas un problème par un remède mais par un faisceau de remèdes très contrastés. Qui vont de la fermeté absolue à l’égard des inciviques de tout bord (en amont et en aval, puissants et modestes) à la nécessité de la dignité ou d’une analyse, d’une prise en compte des sources. On peut abattre sans état d’âme un terroriste dans le feu de l’action, quand seul compte le résultat positif d’une intervention. Mais, ensuite, il y a des pratiques (la torture, l’isolement total ici décrit dans toute son abomination) qui retranchent du genre humain (ou humaniste plutôt, car l’humain n’est pas si bon naturellement), à la fois qui la subit mais qui la fait subir.

Loin de l’amalgame et du cliché…

Ulrike s’avère très différente de ses compagnons de lutte. Pour une raison très simple. Ce qui nous définit, ce n’est jamais l’idéologie pour laquelle on croit agir mais des mécanismes préexistants. On peut faire le bien ou le mal au nom de l’islam, du christianisme, du communisme, etc. Tout humain se fait une interprétation propre, qui est unique, de tout courant de pensée. En l’occurrence, il n’y a pas un archétype du terroriste mais une polyphonie de profils amenés au même carrefour par des voies bien différentes.

J’insiste. Qu’Ulrike soit si différente de Gudrun Ensslin ou d’Andreas Baader, ses coreligionnaires, est fondamental. Et Véronique Bergen, là, réussit l’inattendu : rendre toute son humanité, sa personnalité à quelqu’un qui s’est imposé une forme de lavage de cerveau au sortir d’une prise de conscience. Faux paradoxe ! Poser un état des lieux et le traiter sont des choses très différentes. Et, souvent, toutes les qualités étalées dans l’une des démarches, se diluent dans l’autre. Comme on l’a souvent mesuré lors de la pandémie Covid, quand il s’est agi de défendre un scientifique à contre-courant ou de combattre la vaccination dans une atroce contradiction logique (et donc éthique). Car oui, oui, oui, Véronique Bergen, en parlant de Meinhof, nous parle du monde d’aujourd’hui et de ses impasses, de la perte du sens, de la raison. Et des résistances qui, pour les unes, mènent au meilleur, pour les autres au pire.

Bouteille à la mer ou lancement d’alerte ?

Les deux ! En évoquant la tragédie d’une femme qui, dans une autre vie, aurait pu être une missionnaire ou une romancière, l’autrice nous interpelle brutalement sur ce qui nous attend. Si on ne parvient pas à sortir des clichés extrémistes, à aborder plus sereinement et plus ouvertement (au sens fort) les questions qui gangrènent nos sociétés. Il faut agir, prévenir, avant que nos sociétés n’implosent ou n’explosent.

Mais attention aux indignés qui demeurent dans un binaire aussi mensonger que dévastateur, incapables d’appréhender le monde dans sa globalité, sa complexité. Ce qui est le cas d’Ulrike. D’où l’ambiguïté de sentences comme celles-ci :

« La protestation, c’est lorsque je dis que ceci ou cela ne me convient pas. La résistance apparaît lorsque je me soucie de ce que les choses qui ne m’agréent pas ne se produisent plus. »

Bien sûr, Ulrike s’indigne souvent à juste titre. Dresde ou Hiroshima, le Vietnam, etc. font écho aux abominables forfaits japonais et allemands. Le même Mal est à l’œuvre, dans tous les camps. Il n’est qu’à se souvenir du (vrai) complot de Katyn, quand les Alliés ont jugé bon attribuer aux nazis un massacre des élites polonaises accompli par les hordes de Staline. Mais justement. Staline ! Ou les Khmers rouges ! Le sang coule à droite comme à gauche. Et Meinhof ne va pas au bout de la démarche de la pleine lucidité. Car non, l’Etat ne doit pas périr ! Seul l’Etat peut sauver face à la pandémie, attribuer une pension, protéger les invalides et les handicapés, etc. Comme une banque permet aussi l’achat d’une maison. Ce sont les dérives des Etats (et des banques) qu’il faut dénoncer et combattre : l’Italie masque les attentats d’extrême-droite pour les attribuer à l’extrême-gauche, la France laisse le génocide rwandais se perpétrer, etc. Mais un Etat est comme un citoyen, il n’est jamais parfait, jamais tout blanc ou tout noir. Et sa valeur varie selon les gouvernements, les époques, le poids moral des sociétés qui les portent.

L’éthique se noie

Peut-on accepter les regrets de Meinhof face aux morts innocentes (même des ouvriers, un comble, sont touchés) ? Ou les attribuer à un collatéral qui exonère ? Selon moi, pas une seconde et pas une miette. Car le dérapage est inscrit dans les gênes de ce type d’entreprise, tout groupe possédant nécessairement ses maillons faibles. Et l’irréparable surviendra. Non, un braqueur n’est jamais innocent du sang versé par un complice. Jamais ! Et la révolution, comme une blague, on ne devrait la raconter qu’à des auditeurs avertis. Il n’est qu’à étudier l’Histoire. Bien des soulèvements ont engendré des marasmes (en Libye !), mais d’autres ont abouti pacifiquement (les Œillets au Portugal, la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud).

Mais… Peut-on accepter ce qui s’est passé dans les prisons allemandes ? La manière dont a été solutionné le problème de la Rote Armee Fraktion ? Pas une seconde et pas une miette. Car le refus d’ouvrir les yeux sur les dérapages d’une société et l’incapacité à conjuguer sanction et éducation, critique, autocritique et affirmation responsable d’un socle de valeurs poursuit le gavage des monstres Gog et Magog.

En conclusion…

Ulrike Meinhof est à lire les yeux et l’esprit grand ouverts. Comme un repoussoir sublime. De tout ce dont il faut nous éloigner. Et comme une incitation sublime, tout autant. Car changer le monde est l’œuvre de chacun et de chacune. Et nul ne sert de chercher des boucs-émissaires. En haut ou en bas. Le Mal est partout et en nous, mais nous pouvons en incurver la course. Il suffit de si peu de choses. Tenter d’apporter, le plus souvent possible mais sans se négliger, une petite parcelle de mieux-être, de soutien, d’attention, de compréhension, de rédemption à cet Autre qui passe.

Pour en savoir davantage…

… sur le rapport de Véronique Bergen avec la bio-fiction, un registre qu’elle manie avec un talent rare, lire un article de Jeannine Paque, long et fouillé, paru une première fois en 2016 dans Le carnet :

PS

Scoop intime. Qui a à voir avec les synchronicités chères à Jung ?

Ulrike Meinhof déclare qu’elle est née véritablement un 14 mai (1970, avec la libération de Baader) et, il y a peu, Maxime Benoît-Jeannin faisait lui aussi tourner son roman autour d’un 14 mai. Or ce 14 mai se retrouve axial dans deux livres publiés par l’éditeur référentiel de ma carrière au moment où je fête… un 14 mai (1981), qui m’a vu renaître et donc naître véritablement ! Deux livres que je lis, l’un juste avant, l’autre juste après, comme s’il s’agissait d’aligner des planètes…

(3)

Barbara ABEL, Et les vivants autour, roman/thriller, Belfond, Paris, 2020, 444 pages.

Barbara Abel est la figure emblématique du thriller en Belgique francophone, elle jouit d’une reconnaissance publique rare, qui la place dans la foulée d’Amélie Nothomb ou d’Adeline Dieudonné. Primée, adaptée en télévision ou au cinéma (Duelles), elle pourrait bientôt passer un cap, boostée par… Hollywood.

Et les vivants autour… est déjà le 13e roman de notre autrice en près de vingt ans. Le titre est à la fois simple, quand on connaît le pitch, et remarquable : il évoque le tournoiement d’une meute de vautours autour d’une proie. Et justement…

« Cela fait quatre ans que la vie de la famille Mercier est en suspens. Quatre ans que l’existence de chacun ne tourne plus qu’autour du corps de Jeanne, vingt-neuf ans. Un corps allongé sur un lit d’hôpital, qui ne donne aucun signe de vie, mais qui est néanmoins bien vivant. Les médecins appellent cela un coma, un état d’éveil non répondant et préconisent, depuis plusieurs mois déjà, l’arrêt des soins. C’est pourquoi, lorsque le professeur Goossens convoque les parents et l’époux de Jeanne pour un entretien, tous redoutent ce qu’ils vont entendre. Ils sont pourtant bien loin d’imaginer ce qui les attend. L’impensable est arrivé. Le dilemme auquel ils sont confrontés est totalement insensé et la famille de Jeanne, en apparence si soudée, commence à se déchirer autour du corps de la jeune femme… »

La quatrième de couverture copiée ci-dessus plonge dans l’appétit, on aura un page-turner, avec des secrets et des rebondissements. Pourtant, après une entrée aisée dans le récit (narration et écriture fermes et fluides, esquisse réussie des personnages), je cale un moment, ne retrouvant pas la dynamique des précédents Abel (Je sais pas, L’innocence des bourreaux), avant de m’adapter à un thriller moins spectaculaire mais plus subtil, qui creuse les personnalités de ses protagonistes (père et mère de Jeanne, sa sœur, son compagnon, etc.), leurs relations d’antan avec la jeune femme plongée dans le coma. Le malaise croît, les enjeux, rapidement, interpellent.

Barbara Abel n’est pas la Mary Higgins Clark belge. Sa vision sociale est plus sombre et balaie toute mièvrerie. Elle est plus littéraire aussi. Conteuse, elle privilégie le plus souvent l’efficacité mais elle ose distiller une information scientifique (sur le coma, les déviances sexuelles, la génétique, etc.), des épigraphes (Giraudoux, Churchill, Hugo, Gide, Chaplin, etc.) ou des fragments plus écrits :

« Du tréfonds de son passé, une vague d’amertume déferle en elle et lui retourne les entrailles, là où c’est vide, et ce néant prend soudain une ampleur qui l’étouffe.

Même plongée dans le coma, Jeanne réussit là où elle échoue.

Parce qu’il en a toujours été ainsi. Jeanne, la cadette, la petite, celle que l’on protège, celle que l’on chérit. Celle qui, soudain, s’est posée là comme une fleur en prenant toute la place, pousse-toi de là que je m’y mette. »

PS

J’ai déjà évoqué Barbara Abel sur cette plateforme, à l’occasion de son 11e roman :

(4)

Armel JOB, En son absence, roman/thriller, Robert Laffont/Pocket, Paris, 2018, 297 pages.

Le quatorzième roman de notre ancien professeur (de grec et de latin) et directeur d’établissement, déjà ! Tous publiés chez Robert Laffont, un Grand parisien. De quoi est-il question ? Le site de l’édition poche (Pocket) offre un résumé qui projette bien dans le récit :

« Jeudi 17 mars 2005 à 6h45 à Montange au cœur des Ardennes belges. Bénédicte ouvre la porte de la maison et se met en route pour le lycée. Mais trouve dehors une douceur à laquelle elle ne s’attendait pas. Surprise, elle hésite, fait demi-tour, troque la parka trop chaude qu’elle avait enfilée contre un blouson plus léger. Celui en velours que l’on verra bientôt sur les avis de recherche. Car Bénédicte n’arrivera jamais jusqu’à l’arrêt de bus. Ses parents et les habitants du paisible village entament alors des jours d’angoisse qui vont dévorer l’équilibre de ce monde où jusqu’ici il ne se passait rien. Entre inquiétude, soupçons, rumeurs, reproches, mensonges et dissimulation, la disparition de Bénédicte pulvérise les apparences. »

La suite ?

Le récit va se déployer, longeant divers fils narratifs, posant face caméra des protagonistes issus des deux sexes mais de générations contrastées : les parents séparés de Bénédicte, Mehdi et Marie-Louise ; le conducteur du bus scolaire et son épouse, Julien et Lisbeth ; le bûcheron et sa moitié acariâtre et paranoïaque, Walter et Julie ; le frère de Bénédicte ou la fille de Walter ; la vieille Maca et ses allures de corbeau, etc. Nous ne déflorerons pas l’intrigue mais pouvons assurer qu’elle nous tiendra en haleine jusqu’à la dernière page. Sans une manne de rebondissements, d’actions et d’indices. Non. Nous sommes ici dans un thriller soft, psychologique, qui faufile autour d’une intrigue policière les paramètres du roman de mœurs : personnages excellement esquissés (si secondaires) ou approfondis (si principaux), plongée dans la vie d’un petit village reculé, dans son refoulé, ses tabous et ses fantasmes. Oui, on l’a dit ailleurs et c’est vrai, il y a du Simenon dans Job. Avec une dimension d’histoire contemporaine, car l’affaire Dutroux a changé la perception citoyenne, engendré une ère du soupçon, qui génère le meilleur (prudence et prévoyance) comme le pire (rumeurs, dénonciations, vendettas, etc.).

Lire Armel Job offre un plaisir double. Il raconte bien et écrit bien, de manière classique mais ferme, se coulant dans une observation méticuleuse :

« Une nouvelle trahison. Elle avait espéré que sa mère resterait seule et désespérée. Un coupable suffisait. Pour que Mehdi endosse vraiment le mauvais rôle, Marie-Louise devait vivre en ermite, quitte à sécher sur pied. »

Il y a chez Job ce que je distingue chez un Dellisse dans le registre de l’essai et d’une littérarité plus affirmée : une force tranquille mais affûtée, tendue, un naturel aussi, rien ne vient endolorir le flux des sensations, des interrogations. Cette sensation de lire un… classique, au sens le plus noble du terme. Qui explique l’entrée (ô méritée !) de notre auteur de romans noirs à l’Académie !

Les hasards de mes lectures et programmations ont juxtaposé mes recensions de livres récents de Barbara Abel et d’Armel Job, deux de nos trois* mousquetaires du thriller/policier belge francophone. Ce qui permet de mieux mesurer leurs contrastes. Barbara multiplie les rebondissements et complexifie ses intrigues, les rendant à la fois plus palpitantes et/ou plus artificielles, selon l’appréhension des divers types de lecteurs. Ce qui lui offre un statut unique sinon prodigieux : être l’autrice belge francophone la plus adaptée : en télévision, au cinéma. Armel Job, fidèle à un registre plus simenonien, rallie davantage les suffrages du microcosme et se retrouve académisé. Leur vision de l’humain est elle aussi fort différente. Chez Barbara, il n’y a quasi personne à sauver, un noir profond colorie cœurs et âmes, les pulsions les plus sombres n’attendent qu’à déferler, ce qui génère une certaine mécanicité. Chez Armel, les personnages sont plus réalistes et émouvants, leur tonalité varie en général du gris clair au gris foncé, ils ont à se définir pour un cap en cours de récit, leur sort nous importe, la rédemption existe.

* Le troisième mousquetaire du thriller/policier belge francophone est Patrick Delperdange, mais sa trajectoire est fort différente. De loin le plus éclectique des trois, le plus polyvalent, il explore de nombreux registres (BD, théâtre, conte, critique, etc.) et creuse moins régulièrement le registre du thriller, change d’éditeur (passant de la Série noire aux Arènes, etc.). On lui doit l’un des meilleurs romans de ces vingt dernières années : Le chant des gorges, prix Rossel et réédité dans la collection patrimoniale Espace Nord.

(5)

Armel JOB, La disparue de l’île Monsin, roman/thriller, Robert Laffont, Paris, 2020, 291 pages.

J’ai enchaîné ! Lu le 17e roman publié par Armel chez Robert Laffont dans la foulée du 14e. Pour rappel, j’avais lu précédemment son 4e (Le conseiller du roi, 2003) et son 10e (Le bon coupable), rubriqué dans Karoo en 2013 déjà : https://karoo.me/livres/philippe-remy-wilkin-un-parfum-de-simenon-et-de-chabrol

Michel Torrekens a très bien évoqué le roman dans Le Carnet :

… ce qui me permet de me concentrer sur des réflexions en surplomb…

. L’île Monsin projette dans un imaginaire teinté d’exotisme, on rêve déjà Bretagne ou Normandie, phare et tempête… mais il s’agit d’un trompe-l’œil : l’île en question n’est qu’un îlot minuscule situé à Liège.

. Au-delà d’un plaisir de lecture confirmé (narration et écriture de qualité mais sans fioriture, d’un classicisme éprouvé), j’ai été décontenancé par les nombreuses similitudes entre mes deux récentes lectures, soit les 14e et 17e romans d’Armel. Deux disparues, une jeune fille, précédemment, et une jeune femme, ici, soit. Mais il y a bien d’autres convergences. Dans les deux cas, on ignore si la disparue a fugué ou a été victime d’une agression. Elle entretient une relation compliquée avec une mère qui l’élève ou l’a élevée seule. En compagnie d’un frère dont elle a été très proche. Le père a à chaque fois mis les voiles. On retrouve le témoignage d’un chauffeur de bus. Les relations borderline avec des voisins masculins. Entre empathie humaine et pulsions sexuelles. Etc. Etc. Armel Job flanche-t-il côté imagination ? Ou creuse-t-il des variations sur un même thème, utilisant différemment une même poignée d’ingrédients ?

. Ces deux romans osent se situer sur une ligne très sensible, en écho à une ère du soupçon post-Dutroux : la fragilité des hommes et la manière dont ils ont à gérer des pulsions transmises par la nature. Comme homme, je suis diversement touché. Emu par les souffrances et les doutes de plusieurs protagonistes, mal à l’aise aussi et souvent devant leurs dérives. Poussé à l’introspection. Comme tout lecteur masculin. Que peut-on ressentir légitimement à l’égard d’une femme ou d’une fille plus jeune ? Comment doit-on contrôler, écarter ?

Somme toute, beaucoup plus intéressantes que l’intrigue, se faufilent des interrogations sur les relations humaines, la difficulté à gérer la vie partagée, le long terme, les rencontres et inclinations qui ouvrent de nouveaux sillons, comme si d’autres romans de nos vies roulaient en marge, bons ou mauvais, naturels ou pervers. Armel Job, je rejoins Michel Torrekens ou mon regard d’il y a près de dix ans, est bien l’héritier de Simenon et un auteur interpellant, qui conte à deux niveaux.

(6)

Claude Donnay, Rose, Marie, Madeleine et moi, maxi-nouvelle, Lamiroy/collection Opuscule, Bruxelles, 32 pages.

Opuscule.

Une collection audacieuse, qui s’ingénie à publier une nouvelle par semaine, d’auteurs connus ou moins connus voire inconnus. Qui permet donc, à travers de jolis petits objets, très bien édités (avec un correcteur affiché, à l’ancienne… dans le bon sens de l’expression !), de parcourir l’état des Lettres belges. Pour 4 eur l’exemplaire. Ou en s’abonnant. Aux versions papier ou numérique.

Bravo, donc ! Et j’ai déjà évoqué des opuscules réussis d’Evelyne Wilwerth ou Éric Allard :

Le texte de Claude Donnay ?

J’ai aimé dès la première page et dès les premières lignes :

« Je ne serai pas Voltaire, ni Rimbaud, ni Apollinaire. Je n’ai pas les ailes, encore moins le souffle. »

 Le suspense s’infiltre dans la foulée :

« D’ailleurs, je ne parle pas, alors écrire… »

Puis l’émotion, avec la mort de la mère, avancée comme un axe de vie, un point de rupture.

La suite ? Une tranche de vie, entre avenir et passé, qui précipite vers un destin. Un petit texte à la texture très littéraire, qui se lit aisément et agréablement, infiltré par la sensibilité mais l’humour noir aussi, voire une note de surréalisme. Qui se conclut par une chute astucieuse.

Ce qui m’a frappé ?

Le plaisir pur de la lecture. La force tranquille d’un écrivain en pleine possession de son art, qui n’en fait jamais trop, distille juste ce qu’il faut de narration ou d’écriture.

Quelques exemples ?

« Je me souviens de ce vide versé en moi (…) Le soleil roulait dans ma tête. (…) j’écoutais un sac de larmes se former dans mon ventre, puis remonter lentement dans ma gorge jusqu’à noyer mon regard. (…). »

 Pour tout dire, j’ai songé à L’homme de septembre, un court récit de Francis Dannemark découvert il y a un peu plus de quinze ans et qui avait incurvé mon rapport à la lecture.

(7)

Que faire ?, numéro 2, périodique (quadrimestriel) publié par les éditions Samsa, Bruxelles, janvier 2021, 168 pages.

Je vous ai parlé en février de cette nouvelle revue lancée par Christian Lutz, le fondateur des éditions Le Cri et actuel directeur des éditions Samsa :

Une audace à rebours de la morosité ambiante.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’esthétique du projet

La couverture est très belle (un portrait de jeune fille, dit « de Sapho », datant du 1er siècle après JC et émergé des ruines de Pompéi), mais le grain du papier, la mise en page, l’iconographie ne sont pas en reste.

Côté fond…

Après Maxime Benoît-Jeannin dans le numéro initial, trois autres pointures du catalogue Samsa interviennent ici : Yves-William Delzenne, Véronique Bergen et Annie Massacry. Le premier offre La vie d’artiste, un extrait de son livre Un aussi long voyage ; la deuxième, grande spécialiste de la bio-fiction, un micro-essai sur Bonnie et Clide, les célèbres gangsters popularisés par le cinéma, Gainsbourg, etc. ; la troisième Tandis que j’agonise, un fragment de chantier romanesque.

Ces cas illustrent deux apports de la revue : ouvrir un espace de réalisation pour des projets hors normes éditoriales, mettre en appétit pour des œuvres publiées. Mais le contenu est plus varié encore.

Un poème de Roger Bodart (poète, essayiste et académicien) à sa femme Marie-Thérèse (romancière), mis en situation, rappelle une belle aventure familiale : ces deux écrivains ont donné le jour à Anne Richter, qui elle-même a enfanté Florence Richter. Quatre écrivains et trois générations. La famille littéraire emblématique du microcosme ?

Il y a encore des dessins d’humour de Wilhelm Busch ou des textes de Wilhelm Waiblinger (traduit de l’allemand par Alain Préaux), Georges Chapouthier, Albert Ayguesparse, Max Elskamp ou Robert Verdussen. Et si mon cher beau-père était encore en vie ! Lui qui adulait Marcel Proust et La recherche du temps perdu ! J’eusse été si heureux de lui présenter L’indifférent, un texte oublié, publié en revue en 1896, que l’auteur majeur aurait sans doute écrit vers ses vingt-deux ans. Où on retrouve déjà la vie des salons et les frémissements amoureux parasités par un excès d’analyse.

Si vous voulez découvrir cette revue, commander un numéro, etc., voir :

https://www.samsa.be/livres.php?id=2

PS

Une réflexion plus intime.

Jean-Pierre Legrand et moi nous sommes connus sur cette plateforme, grâce à Éric Allard, et y menons en duo divers feuilletons. Or, dès cette rentrée et le numéro 3 de la revue, nous intégrons Que faire ? pour une rubrique régulière, Epiphanies, créée en hommage à Jacques De Decker. Il y sera question, tous les quatre mois, d’une perle de notre patrimoine littéraire. Nous entamons avec Georges Rodenbach et Bruges-la-morte.

(8)

Nicole THIRY, Mea culpa, roman, Murmure des soirs, Esneux, 326 pages.  

J’ai parlé de ce roman policier au décor carolo dans Le Carnet :

(9)

Benoît MOUCHART et François RIVIERE, Edgar P. Jacobs, Un pacte avec Blake et Mortimer, Les impressions nouvelles, Bruxelles, 380 pages.

J’ai parlé de cette biographie dans Le Carnet et lui ai attribué un « coup de cœur », c’est dire assez son excellence :

Les gabarits dévolus aux articles du Carnet m’ont contraint à retrancher un sous-chapitre de mon analyse, que je dépose ici, tel un bonus :

« La distorsion qui ravine de nombreux créateurs

Gainsbourg triomphe dans la chanson mais regrette un échec artistique (partitions plus ambitieuses, peinture). Cuvelier méprise la BD et préfère les pinceaux. Hergé et Jacobs traînent leurs personnages comme des boulets durant des décennies. Voltaire s’extasie devant ses pièces et son épopée, plus personne ne les lit, ne les monte. Diana Rigg abandonne les « bottes de cuir » d’Emma Peel pour le théâtre. Etc. Elle est désespérante, cette reconnaissance insaisissable ou qui arrive souvent trop tard. Et on pleure devant Schubert ou Van Gogh, devant les films martyrs devenus indiscutables : Citizen Kane, La nuit du chasseur, etc.

Dans le cas de Jacobs, la malédiction paraît complète et paradoxale : Hergé (ou Casterman) lui refuse de co-signer Tintin, il est sous-payé toute sa carrière, ses albums sont négligés par leur éditeur, etc. Pis encore : une posture victimaire et une tendance à la paranoïa (et une épouse trop possessive) l’éloignent de l’animation bruxelloise, il peine à saisir les indices de sa starification future alors qu’ils affleurent depuis le début (Le secret de l’espadon éclipse le héros d’Hergé lors du lancement du journal Tintin et suscite bien des vocations). »

Encore un mot, plus intime…

On me l’avait dit à mes débuts créatifs, ce qui m’avait à la fois ravi et embarrassé : flotte en moi un air de Jacobs. Qui a été, il est vrai, l’idole de mon enfance. Mais j’ai découvert dans cette biographie plusieurs points communs dans la naissance du rapport à l’imaginaire, la création : des parents qui nous coupent quasi de tout contact avec les enfants de notre âge, de premières histoires lues par fragments (dont on ne connaît ni le début ni la fin), la naissance tardive d’un frère cadet, la prédilection précoce pour les créations anglo-saxonnes, la passion pour les films de Griffith et Cecil B. De Mille, le cinéma expressionniste allemand, etc. Troublant ! Ou, simplement, émouvant.

Et pour terminer…

…selon mon habitude, loin de toute analyse, dans le plaisir pur de la perception, des extraits de deux recueils de poésies édités en 2021 par Claude Donnay…

(10)

Florence NOËL, Assise dans la chute immobile des heures, Bleu d’encre, Yvoir, 117 pages (avec des illustrations de Gwen Guégan).

J’aime, dès l’entrée du recueil, dès le titre de la première partie :

« 1.

en ton jardin dormir

est un acte frémissant »

Et retiens ce texte :

« voici l’horizon

entaillé

par tant de certitudes

la mer fendue

en son milieu

par tant de rectitude

et moi entre deux eaux

entre deux sels

semée sur des terres vieillies

de doutes

moi heureuse quand la brume

cueille sur ma bouche

le tremblement

fragile

de l’insolence »

Pour en savoir plus sur cette autrice

sur le portail référentiel Objectif plumes animé par Marie Baurins

. un bel article de Rony Demaeseneer paru dans Le Carnet :

. un entretien au Grenier Jane Tony mené par Patrick Devaux :

(11)

Françoise LISON-LEROY, Sauvageon, Bleu d’encre, Yvoir, 37 pages (avec des illustrations de Gwen Guégan).

Sauvageon

A la page 24 :

« Petit Pierre. Petite braise. Sauvageon. On te

dirait enfant des bois et des ferrailles, fruit

princier cueilli à même la falaise. Elfe ou

gavroche, qu’importe la parure quand seule

une trace s’impose. La forêt conjuguée

héberge ton empreinte. L’astre lointain

l’éclaire. »

Philippe REMY-WILKIN

CENDRES d’Anne DUVIVIER (M.E.O.) / Une lecture de Philippe LEUCKX

Le quatrième roman d’Anne Duvivier est un pur bonheur de lecture de vacances, une divertissante commedia all’italiana, puisque l’intrigue se déroule surtout à Ischia, dans le bourg de Sant’Angelo.

L’auteure a imaginé une histoire assez rocambolesque où deux soeurs, Lila et Violette, et leur cousine Hélène partent en baie de Naples pour exaucer le voeu de Robert Lepage d’y voir ses cendres dispersées.

Robert est l’oncle qui s’est bien occupé de ses deux nièces, après la mort de leur père Jacques, brûlé vif dans l’incendie de l’Innovation à Bruxelles.

Sur place, rien ne se passe comme souhaité mais les trois femmes ne sont pas au bout de leurs surprises.

Enjoué, vif, fluide, le roman se lit vite et il y respire un air – assez rare – de légèreté mâtinée de gravité. Les scènes sont bien croquées et le suspense maintenu car il y a plusieurs coups de théâtre. L’air de fête et de dépaysement comble le lecteur comme il trouble les personnages.

L’écriture d’Anne Duvivier, en 22  chapitres, réussit à donner consistance à cette histoire qui mêle secrets de famille et entreprise délirante.

Le livre, une fois refermé – il est bref -, un charme de vacances éveille le lecteur à la vacance heureuse d’une bonne villégiature italienne.

Anne DUVIVIER, Cendres, M.E.O., 2021, 108p., 14€.


Le roman sur le site de M.E.O.

LA FABRIQUE DES METIERS – 95. CHORÉFACTEUR

Pour redonner du lustre et et du cliquant à un métier de plus en plus véloce (le courrier à peine déposé dans la boîte, le facteur est déjà à l’autre bout de sa vie), le métier de facteur.trice, sa formation comprendra désormais un volet danse de rue & chorégraphie de trottoir.

De sorte que le facteur puisse opérer une choré adaptée au destinataire, qui aura auparavant été sondé sur le type de danse qu’il préfère : tango rosse, chenille en état de marche, youpie-woogie, boléro à vélo, hip-hula hoop, valse nuisette, disco post-Daft Punk, danse du Centre (démocrate humaniste)

Pour favoriser le circuit court, il oeuvrera avec l’arracheur de danses de façon à offrir une prestation personnalisée.

Le facteur proche de la retraite, aux corps perclus de rhumatismes, aux hanches artificielles & prothèses de genoux, usés par des kilomètres de mobilité hard (quand il courait les villes et campagnes), pourra, lui, proposer, avant la remise du pli, un slow/show crapuleux sur un air de Pink Floyd de derrière les punkies ou un Led Zeppelin casse-braguette (sans le moindre touche-touche d’ambiguïté ; il y va de la réputation de la rock music).

Depuis deux générations, le courrier se transmet instantanément sans les supports séculaires. Fini le papier et le courrier transmis à dos d’âne avec une  gibecière fournie! A peine a-t-on communiqué son avis ou son sentiment qu’on obtient fissa le commentaire, dans – la plupart des cas (sauf chez les mailers minimalistes) -, une surenchère de courriel qui a préfiguré l’hémorragie d’échanges des forums et réseaux sociaux.

Par cette remise en valeur du secteur de la messagerie (voir aussi l’envoyeur de cartes à la crème et le facteur hollywoodien), La Fabrique des Métiers (de plus en plus sollicitée pour relever les marchés de l’emploi des région sinistrées du monde) espère provoquer un revival du courrier postal avec tous les charmes de la feuille à lettre et de la carte postale.

Au sourire (imparfait, certes) des facteurs d’antan à la cape légendaire et au visage couperosé (sous le masque), se substituera désormais une mine blanche et franche (sans hélas les graciles chaussons chers aux fétichistes) des Petits rats de l’opérateur, sans compter les pas de danse et les entrechats commercialement étudiés pour chatouiller le portefeuille du nouvel usager de la postmoderne Poste.   

L’HEURE DES OLIVES de CLAUDE DONNAY (M.E.O.) / Une lecture d’Éric ALLARD

Nathan Rivière, le narrateur du quatrième roman de Claude Donnay qui a une trentaine d’années, invoque un faux burn out pour prendre du recul et bientôt rompre avec sa femme et son emploi.

Dans un ermitage, il fait la rencontre d’une femme séduisante dont il apprendra qu’elle est éditrice. Le père de Nathan, jeune retraité, lui confie par ailleurs le manuscrit d’un premier roman qu’il a terminé et qui raconte l’histoire d’un passeur de migrants dans le sud de la France qui s’éprend d’une Syrienne en couple. Le Passeur, titre provisoire de ce roman du père, avant qu’il s’appelle L’Heure des olives, va bientôt imprégner, régler la marche du récit.

Car ensuite va germer dans la tête de Nathan une idée retorse pour se rapprocher de la femme qui le fascine sans savoir dans quel parcours il s’engage… Plusieurs fois, il s’accuse d’être un velléitaire, un menteur, de s’être trompé et d’avoir trompé les autres sur ce qu’il est vraiment ; bref, de ne jamais avoir pris ses responsabilités ni d’avoir aimé.

L’Heure des olives, le roman du père, écrira le narrateur, cela pourrait être l’heure où l’on secoue les branches pour récolter les fruits en pluie dans les filets, comme un miracle, mais cela pourrait aussi être l’heure des décisions, des mots qui tombent des lèvres, des actes posés avec leurs conséquences à venir…

Derrière l’histoire d’amour qui va attacher le narrateur à l’éditrice se noue une autre relation, plus forte, fondamentale, celle qui va réunir le père au fils via un roman, objet du passage, du relais entre les deux hommes.

Souvent, quand un livre est évoqué dans un récit, c’est à titre anecdotique. Outre la qualité évidente des passages rapportés, le livre dont il est ici question est au coeur du récit, il relie les protagonistes et devient moteur de leurs actions.

Ce roman dans le roman qu’on lit va aussi permettre l’épanouissement du narrateur. Mais par le dispositif mis en place, il permet à l’auteur même de s’interroger, en y mêlant le lecteur dans une forme de clin d’œil, sur sa propre pratique romanesque (et celle de tout écrivain). La mise en abîme se révèle donc un jeu de miroirs et d’échos à plusieurs facettes.

Un roman beau et fort, qui provoque le frisson. Ancré, engagé dans son époque, la nôtre, il pose de multiples questions existentielles sans les résoudre toutes, de sorte que le lecteur les prenne à son compte et prolonge ainsi sa réflexion. Bien au-delà de la lecture du livre…

Le roman sur le site des Editions M.E.O. 

Le blog de Claude Donnay

L’ACIER DES LÉGENDES de NICOLE HARDOUIN

Je suis la ténébreuse aux énigmes de vos épines, de vos feuilles d’acanthe et de vos impatiences

nous sommes au-delà du rêve, mais rêve-t-on ?

il est minuit à midi, il n’y a plus de temps, juste l’écorce d’un soupir d’âme, la pâture du vent

cette étrange nuit n’est qu’un gémir où s’étirent les illusions du plaisir, arc de chair tendu, le banal s’obscurcit, quelque part s’enlumine l’essentiel
partageons des étoiles, corps étirés, feuilles à feuilles agrippées, dialogue de la peau et du silence, des murmures et de la salive, à contre-courant  sur la mousse des ténèbres

nos envies prennent couleur de tubéreuses et d’asphodèles, faisons tournoyer les lucioles dans les boucles de l’aube, ma langue-basilic cueille vos branches à la reliure de nos cicatrices

tremblons dans des conjugaisons réinventées de la mythologie du peut-être, dans l’écume de tes pléiades, souffle en maraude sur un chemin où il n’y pas de chemin

silence au bec corail, voguent nos alphabets.

rêvons-nous ?

les jalousies descendent sur les bornes du songe, libération d’inquiétants mystères, braise oubliée dans la chevelure de la cendre, feu vêtu de bure noire, serpent aux paupières d’opale, jardin sans pommier

 à contre-nuit, à contre-cœur, retour au chaos dans l’acier des légendes.

Le site de Nicole HARDOUIN

L’AFSCLA RETIRE DE LA VENTE TOUTE UNE SÉRIE DE LIVRES

L’AFSCLA (Agence Fédérale pour la Sécurité de la Chaîne Littéraire Alimentaire) rappelle toute une série de produits littéraires de seconde nécessité.

En cause une trop forte teneur en philosophine, un additif qui pourrait provoquer migraines, nausées ou vertiges chez le lecteur de littérature feelgood

Emoi chez les libraires et les critiques. Les un(e)s comptaient se faire un peu de liquidité, les autres espéraient se ménager une pause de lecture en cette période chargée en faisant passer sous une critique standard tous ces ouvrages à l’intrigue uniforme et aux personnages communs.

Des dizaines de maisons d’édition (dont le nom apparaît pour la première fois dans les médias) sont concernées: L’Arbre à bafouilles, Bouts de ficelle, La Feuille à lettre, La Plume écarlate, Poussière de papier, Mine de rien j’édite, Les Auteurs du Bois joli, Paperasses & fonds de tiroir, L’Arche de K-Noë, L’Ouvre-Bouteille à l’encre, La Rose des pages blanches, Le Chêne et l’Aloyau, Le Vent dans les arts, La Cordée des Ecrivains, Médianes et méridiennes, L’Ortie rouge, La Muse salope, La Montagne de mots d’auteurs, Ecrits scouts, Le Miel des abbés, La Machine à publier… 

DERNIÈRE MINUTE : Albin Michel profite de ce rappel pour retirer de la vente tous les exemplaires du nouveau livre d’Amélie Nothomb.

UN SANG D’ECRIVAIN de LUC DELLISSE (La Lettre volée) / Une lecture de Jean-Pierre LEGRAND

La Lettre Volée : Un sang d'écrivain

Tout écrivain est un flamboyant inadapté : il ne s’accointe avec aucune fin définie et ne rentre dans aucun statut. C’est « un éternel outsider qui se débrouille comme il peut dans un monde parfaitement organisé pour se passer de lui ». D’emblée, dès les premières lignes Luc Dellisse nous le confirme : l’écriture a compliqué son existence, terriblement…

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce livre dense dont chacun des courts chapitres constitue une manière d’essai dont le titre parfois sibyllin (D’un lieu transitoire, Réglage rétinien,…) constitue le motif de variations qui toutes s’étoilent à partir d’un même thème : une vie d’écriture.

Il n’y a pas d’écrivain qui ne fut à l’origine un grand lecteur. Dans la vie de Luc Dellisse, il y eut d’abord le temps de la lecture, gagné sur « le détraquage des journées furtives et des obligations scolaires ». Lisant comme il respire, c’est au galop  – le meilleur moyen pour lui de saisir une œuvre dans toute son ampleur – qu’il parcourt alors tous les champs de la littérature.

Tout lecteur, loin s’en faut, ne devient pas un écrivain. Il faut un élément déclencheur. C’est  la secousse dévastatrice d’une passion amoureuse qui, semblant tout détruire, renversera les derniers obstacles sur le chemin de l’écriture et fera se rencontrer le plaisir insouciant de lire et le tourment d’écrire.

Vient alors l’heure des choix : sous nos latitudes, le risque n’est pas dans la prison ou l’asile ; « il est dans la dépendance excessive, c’est-à-dire dans la perte du sens ». Nous retrouvons l’un des traits les plus féconds de l’auteur : son amour absolu de l’individualité et la conviction que seule la reconquête de notre liberté que tout – à commencer par le travail mercenaire – concourt à aliéner, nous permet d’unifier notre vie en renouant avec notre loi intérieure.
La chose est aisée à concevoir mais plus ardue à pratiquer: contourner le mur de l’argent, éviter l’asservissement d’un métier salarié et exclusif demandent courage, esprit de décision et plus encore un art consommé de l’esquive, de la « porte de secours » par où se dérober quand en vient le temps. Il faut vivre moins riche mais plus libre. Lisant Luc Dellisse, l’exemple de Montaigne, visiblement l’un de ses auteurs fétiches, me vient immédiatement à l’esprit. Embringué un peu malgré lui comme maire de Bordeaux, l’auteur des Essais témoigne : « J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la largeur d’un ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi. » Nul doute que ce rapport au monde ait inspiré l’écrivain. Il a tout fait en tout cas pour « éviter d’être pris au piège » d’une vie fausse à laquelle tout sauf lui-même le conviait.

De son aveu d’avantage poète en prose que raconteur d’histoire, Luc Dellisse a tenté de s’inscrire dans une littérature d’évocation, mettant en forme les pépites ramenées dans les filets de sa curiosité : gestes entrevus, intonation d’une voix, beauté d’un corps, bribes de conversation… Les sommets de la littérature française et universelle, écrit-il, « sont atteints quand la représentation du monde ne repose pas sur une histoire, une intrigue, mais sur l’évocation de la réalité visible et de son arrière-plan de feu dans la brume ». Sa patrie d’élection, ce sont les auteurs qui habitent le langage, le vivent si intensément qu’ils n’ont pas d’équivalent dans d’autres langues et sont pour ainsi dire intraduisibles, sauf à perdre ce qui fait leur prix.

D’un sujet à l’autre , nous suivons la plume vive de Dellisse. Rien d’efforcé ne ralentit la marche ; son style semble sa pensée même :  analogique, tendue et rapide. Les allusions à la vitesse émaillent d’ailleurs le texte: dans la vie comme en littérature, il faut fuir ce qui nous freine. D’où sa méfiance pour le fignolage trop léché et son admiration pour un Saint-Simon « summum du génie littéraire à grammaire effarante ». Le style est un miracle de la forme et un miracle n’est jamais académique…

Luc Dellisse, profession : « favoriser les herbes folles de l’esprit ».

Le livre sur le site de La Lettre volée

CENDRES d’ANNE DUVIVIER (M.E.O.) / Une lecture d’Éric ALLARD

meo-actualites

Avec Cendres, son quatrième roman, Anne Duvivier livre un récit enlevé parfaitement maîtrisé où alternent scènes cocasses et drames familiaux.

Un trio féminin formé de Lila et Violette, deux sœurs, et leur cousine Hélène, se rendent sur l’île d’Ischia au large de Naples pour répondre au souhait de leur oncle ou père de disperser ses cendres sur place où, apparemment, l’homme n’avait aucune attache.

Violette et Lila ont, elles, perdu leur père quand elles étaient très jeunes dans l’incendie de L’Innovation à Bruxelles en 1967. Elles ont ensuite été prises en charge par le frère du disparu qui vient de s’éteindre et dont les restes calcinés vont être transportés dans la péninsule italienne, bon gré mal gré.

À l’aide d’indices habilement distillés par l’autrice, comme dans un roman policier, on comprend que des choses se trament sous le fil de l’intrigue de départ et la seconde partie du roman sera riche en rebondissements et éclaircissements ; comme si les abysses familiaux étaient sans fin, détenteurs d’un feu de secrets couvant sous la cendre qu’un soudain événement au pouvoir déstabilisant peut raviver.

C’est sur ce fond de faux-semblants, peu ou prou présents dans chaque famille, que ce roman allègre est construit. Le sol s’effondrera plus d’une fois sous les pieds du personnage principal, Violette Lepage, une femme impulsive et séductrice, qui tient, il semble bien, ces traits de caractère de ses parents.

C’est ainsi le portrait d’une amoureuse de la vie, sous toutes ses formes, qu’on lit dans cette aventure familiale qui fleure bon l’Italie. À son retour de voyage, fort de ce qu’elle aura appris sur son passé, l’héroïne repartira dans la vie sur des bases plus solides et avec un horizon élargi.

Un roman à emporter dans ses bagages ou bien à lire chez soi pour faire le plein de soleil et de bonne littérature.

Le roman sur le site des Editions M.E.O.

PROSES SOUFFLÉES 1-20 / Éric ALLARD

1

On ne sait pas ce que nous réserve le silence. Ni la piété des étoiles. Il faut savoir se recroqueviller sous la pensée. Et attendre, dans le fond du vase, la remontée des humeurs…

+

2

L’orage calfeutrait ses tiroirs. Et les trésors de papier roulaient sous la table. Il n’y avait rien à tirer de la mémoire du sol. Parmi le sable déposé sous la porte, une lettre exprimait son dernier souffle.

+

3

Plus d’une fois mon avenir fut révélé à la presse du coeur. Je fis mine de ne pas savoir lire. Des spasmes arrivaient avant que la mort du poulpe survienne. Il fallait recracher l’eau de mer pour obtenir un supplément d’information.

+

4

Ma mère sait où me trouver. Sur quelle île, sous quelle pierre, dans quel miroir? Je joue franc jeu avec la mort qui n’a pas de porte de derrière. Quand je veux sortir, je dépose un glaçon sur la fenêtre. Avant qu’il soit fondu, je suis déjà loin.

+

5

Sur le feu un ventre brûle. Il n’a pas l’air malin. J’ai fait en sorte de lui apporter de l’eau mais avec quoi ? Je n’ai plus de mains. Sur le feu un ventre brûle. Je le nourris de papier. Ses jeux de flammes me rappellent à l’écriture du désir.

+

6

Où exposer mes miroirs tant que je suis objet de plaisir. Les masques glissent sur la glace. Et l’oubli est sans pitié. Je trouve dans une brocante une face qui convient à mes traits. Elle servira encore bien une autre nuit.

+

7

L’histoire recouvre le mur blanc. De nombreux oiseaux la picorent tant qu’il reste du vol sur les bords. Sur mes cernes mon regard soutient ta peau. Le gouffre d’un vers au milieu de la page suffirait pour ébranler le rêve de la raison.

+

8

D’une voix blanche traire le lait. Et chercher la vache du rire. Ne pas porter de jugement sur la tâche du prêtre qui officie sous la robe. Seulement raconter par le menu ce que la vision du ciel ainsi lavé fait aux femmes couchées dans le pré.

+

9

Quand Liszt rencontrait Mozart au pressing, il lui racontait la politique de son quartier pour faire rire l’Autrichien. De Bayreuth à Salzbourg, il n’y avait pas si loin. Seul le temps les séparait hors le lieu où ils faisaient ensemble jouer leur linge.

+

10.

Il faut faire confiance à la neige, et au vent et aux reliefs du repos. Toutes les miettes de sommeil sont bonnes à prendre. Quiconque a dormi dans le froid vous le dira. A l’aube, le soleil est plus clair s’il s’est allégé du rêve.

+

11

D’ordinaire les masses humaines finissent à la fosse commune. Mais ce jour-là c’était bal populaire et on faisait bombance. J’étais occupé de lire à côté d’un papillon mort le journal des fêtes quand le croque-mort est venu déposer un vœu.

+

12

Le marais converse peu avec le bécasseau. Il n’a, pour tout dire, rien à lui apprendre. Les barques sont rares et la végétation pingre en nouvelles. Seule l’échasse blanche, perchée sur ses pattes rouges, lui susurre quelques mots salaces.

+

13

Il n’est pas si courant de voir un cul souligné de chaînes. Il n’en acquiert que plus de valeur. Mais y glisser une pièce pour faire augmenter son bien ne servirait qu’à vous faire mal voir du propriétaire. Mieux, faites-le briquer pour lui donner un aspect plus reluisant.

+

14

Les fondus au noir ne sont plus prisés des amateurs de pellicule. Imaginez un cheval noir sur une banquise qui s’effondre, faute de film. (Le monde est ainsi fait qu’il s’assombrit.) Ne vous voilez pas la face, dénudez plutôt les fesses de l’esquimaude même s’il vous en coûte de la température.

+

15

Il n’y a pas à dire. Le soliloque disparaît. On parle davantage à son barbier qu’à son dentier, on écrit plus à son écran qu’à son voisin. Un poil sur la langue jamais n’a jamais aboli le langage. Et pourtant, si Dieu avait passé son temps à papoter avec ses potes, qu’en serait-il advenu du beau verbe ?

+

16

La femme qui passait remorquait des taches de rousseur. Combien elle possédait d’éphélides, c’était ce que chacun se demandait. Il fallut l’arrêter au motif d’un insignifiant délit, la dénuder  pour son offense puis compter, compter jusqu’à presque l’infini… Personne jamais ne parvint au bout du beau compte.

+

17

On plie la ligne, on redresse la courbe. Puis on roule un cube, on carre une sphère. On ne va pas loin. Si la géométrie le permet, on fractionne la surface du jour en petits fragments de temps. Les secondes passent, les volumes s’érodent, il fait bientôt nuit.

+

18

Quoi de plus juste qu’un arbre? Il tend ses branches, il remue des feuilles, il ne dépasse pas son rayon d’action à l’inverse de nombre d’insectes volants qui s’accaparent le maximum d’espace. La justesse à avoir avec le self control.

+

19

Tant de nouvelles nous atteignent, peu d’informations nous altèrent, quasi aucune ne nous affecte vraiment. Nous visons l’oubli, l’absence de sens, la fermeture des lumières. Et au réveil l’absolue intégrité de la nuit passée à décalquer les songes nous passe sous le nez.

+

20

Faut-il fermer la porte au regret, boucher les ouvertures du jour et lancer le gaz? Facilement les paquebots atteignent les quais reculés, les hauts cris les oreilles récalcitrantes et ma parole la page renversée. Le transporteur de tumultes s’arrête aux portes du silence.

= = =

Illustration : peinture de Salvatore Gucciardo

LA FABRIQUE DES METIERS : 94. TRIEUR DE DÉFAITES

Au soir des batailles, sur le champ donneur de cadavres, le trieur de défaites agit. Il sélectionne, pondère, engraisse les décharges, il ramasse les débris, il rétablit l’équilibre des gains et des pertes, il composte avec les restes.

D’abord il s’agit pour le trieur d’évaluer le type de défaite et son degré d’impact sur le moral du vaincu.

Il y a les défaites amères (parfaitement salées), les défaites cuisantes (qui sentent le brûlé), les défaites sévères (à l’œil sourcilleux), les défaites humiliantes (qui rougissent l’intérieur des chairs). Il y a les faux revers et les belles raclées, les petites déculottées et les grandes débâcles en passant par toute la gamme des débandades (qu’on mesure en radians par rapport à l’horizontale).  

Il y a de même les défaites (fumantes) au goût de cendres et de regret et celles (capitalisantes) au goût de rentes et d’intérêts, puis celle à l’arrière-goût léger, presque printanier, de renouveau.

Il y a comme on l’observe des nuances à apporter dans les types de défaites et leur niveau d’importance pour l’enrichissement personnel, pour le rebond d’énergie. Certains même, les plus retors, en tirent de profonds orgasmes.

Sans flop, que seraient l’Allemagne et Lalanne ? Un pays à l’échelle du monde, une idole blasée et vaccinée. Et l’illustre Cyrulnik ? Un auteur désoeuvré, se cherchant une idée feelgood en se faisant masser les doigts de pied par un auteur de littérature jeunesse prématurément vieilli et reconverti dans la réflexologie plantaire.

Toute défaite n’est pas mauvaise, loin de là (et tout près d’ici).

Les échecs conduisent à revoir la configuration de l’échiquier et le positionnement des pièces même si on n’aspire qu’au cimetière des éléments où la reine des eaux et forêts (une ondine, certainement) vaut le valet de trèfle (un serviteur de la cause écolo, pour sûr).

Avec ses échecs, on fait des colliers de pertes, des jeux de drames, des parures de dégoût, des belles vestes, des revers de fortune, des buttes du Lion, des Bérézina à la mandarine Napoléon, de la thune pour les enseignants en vacances.  

Cela nourrit le ressentiment et le besoin d’en découdre, cela nous conduit à ruer dans les brancards et provoquer la furie des infirmier(e)s, ces innommables qui ont profité de la crise du Covid pour se faire applaudir à bon compte alors qu’ils n’ont même pas ensuite été fichus de tous se faire vacciner. Mais aussi la pitié d’autrui, le partage des larmes et, subséquemment, les caresses ventrales avant les coups de couteaux dans le dos.

Enfin, avec tes défaites en tout genre, tu peux faire des récits de vie à pleurer pour passer à la télé ou sur les rayonnages des libraires mainstream, quand ta vie manque de relief, de mise en avant sur les réseaux sociaux ou dans l’espace intrafamilial.

Fête tes défaites au lieu défaire tes conquêtes !