Les hors-pistes d’Edi-Phil
(2)
Un plongeon nostalgique !
Vingt ans après… ou… mes premiers pas dans la critique

A l’affiche :
trois romans (Daniel Adam, Joseph O’Connor, Catherine Rey) ; les maisons d’édition Phébus et Le hêtre pourpre.
Avant-propos
Les hors-pistes d’Edi-Phil
J’ai lancé ce nouveau feuilleton dans Les belles phrases en 2021, pour récupérer un peu et réfléchir à rebours entre mes feuilletons sur l’actualité éditoriale ou le patrimoine littéraire belges (francophones), les histoires du cinéma et de la musique. Pour revisiter et partager mes fondations de lecteur, d’auteur et de médiateur aussi.
Ainsi, dans l’épisode 1, en mars, ai-je présenté l’un de mes auteurs français préférés, Villiers de l’Isle-Adam :
Dans cet épisode 2, je voudrais, pour fêter mes 20 ans de critique littéraire et culturelle, me remémorer comment j’en suis arrivé là, les impulsions, les personnes qui m’y ont mené.
Tout a débuté par hasard…
Plus jeune, je n’ai jamais rêvé d’explorer le sillon de la médiation culturelle, je n’y ai même jamais pensé un seul instant.
En 1999, mon premier roman est paru chez un éditeur suisse et Michel Torrekens m’a ouvert les pages du Ligueur. Celui qui allait devenir un modèle éthique n’est pas un fonctionnaire de la plume mais un homme généreux, bienveillant. J’ai conservé sa première recension d’un de mes livres, en juillet 1999, et le mot manuscrit envoyé en parallèle. Dans la foulée, mais je ne sais plus dans quelles conditions précises, sans doute en 2000, il m’a encouragé à proposer mes services à la revue Indications, à laquelle il collaborait.
Pourquoi ai-je écouté Michel Torrekens ?
Pour l’expérience ? Comme dans la pratique de la nouvelle, un auteur qui s’investit dans ses critiques peut débrider sa plume.
Pour la surprise, le plaisir d’un lâcher-prise ? La rédaction propose un livre inconnu et emmène ailleurs, hors de toute planification.
Pour déployer une conception du roman, et l’illustrer ? De fait, mon premier texte ci-dessous, en son dernier paragraphe, a déjà des allures de mini-manifeste.
Ou alors… il y avait un terrain propice ? J’étais attiré par la pédagogie, et donc le partage du savoir, depuis ma prime enfance (je donnais cours à ma sœur vers mes 7 ans), par la mise en valeur de l’autre aussi, qui doit venir compenser la naturelle dérive égocentrique.
Des premiers pas timides et pourtant révélateurs…
La rédactrice en chef de la revue, Marie-Pierre Jadin, m’a fort bien accueilli et j’ai entamé un chapitre dont j’ignorais qu’il serait un jour une part si imposante de ma vie.
Au départ, je ne me livrais à l’exercice que très ponctuellement, et, durant trois ans (2001, 2002 et 2003), je ne présentais qu’une seule recension par an. Me frappe aujourd’hui, comme un symbole fort, la présence immédiate du grand écart qui m’anime encore, cette distorsion faussement paradoxale entre intimité/proximité et attrait du grand large. Je commençais avec un romancier irlandais, le souffle de l’aventure et une grande maison parisienne. J’enchaînais avec un récit écrit et publié en Belgique, une petite histoire drôle inscrite dans le quotidien. Mon troisième essai, des allures de mise en abyme de ma tension grand large/proximité, était consacré à une autrice française installée en Australie.
Sous le règne de Thierry Leroy….
Dès 2004, mon rapport à la médiation, à la critique change, je me mets à écrire davantage d’articles, j’entame même des collaborations (avec mon épouse, mon fils adolescent ou Joëlle Maison) : 7 articles en 2004, 10 en 2005, etc. Que s’est-il passé ? Marie-Pierre Jadin m’avait encouragé (selon elle, mes analyses étaient différentes de la norme, comme si, auteur moi-même, je comprenais les desseins secrets de mes collègues) mais, en 2004, Thierry Leroy, devenu le Secrétaire général de la revue, me confie des responsabilités, me transforme en pilier. Je n’oublierai jamais l’apport de cette boîte à idées dans ma construction et ma trajectoire, plus globalement au microcosme, à la formation des jeunes talents critiques et littéraires.
Et Lorent Corbeel créa Karoo !
En 2014, le jeune rédacteur en chef installé par Thierry, décide de transformer Indications en Karoo, une revue en ligne avant tout (bien qu’elle aura 2 numéros papier, très luxueux). Très motivé, je franchis un nouveau cap comme journaliste culturel, écrivant beaucoup plus d’articles encore, changeant de registre (cinéma, séries télé, musique, etc.). Grâce à Thierry et Lorent, je vis un moment de bascule, ce sillon de vie (que j’appelle « médiation littéraire, culturelle ») devient essentiel et non plus contingent.
In fine…
Passionné par la médiation, je suis pour la première fois enclin à m’ouvrir à d’autres supports. Ce qui ne tardera pas à se concrétiser : j’intègre Les belles phrases en 2017, Le carnet et les instants en 2018, Radio Air-Libre en 2019, le comité de sélection/rédaction de Marginales en 2020, Que faire ? en 2021.
Créateur solitaire, j’apprécie infiniment une vie parallèle où je travaille en duo, en trio, en équipe avec des comparses de qualité (Jean-Pierre Legrand, Daniel Simon, Nausicaa Dewez, Adolphe Nysenholc, Judith Adler de Oliveira, Krisztina Kovacs, Julien-Paul Remy, Daniel Mangano, Christine Ballman, Olivier De Spiegeleir, Jean-Pierre Deleuze, Thierry Van Wayenbergh, Arnaud de la Croix, Vincent Tholomé, etc.) ; où je puis me reposer sur des responsables conviviaux et compétents (Nausicaa Dewez encore, que je croise dans 3 de mes vies, Eric Allard, Guy Stuckens).
Et voici donc mes péchés de jeunesse…
… mes trois premiers articles, une analyse et deux brèves. Inishowen est paru en 2001, Lucid Casual en 2002, Ce que racontait Jones en 2003.
Joseph O’Connor, Inishowen, roman, Phébus, Paris, 2001, 518 pages. Traduit de l’anglais (Irlande) par P. Masquart et G. Meudal.

Comment marier la profondeur et l’émotion du roman psychologique à la puissance de percussion d’une intrigue solide et passionnante ? Comment sonner résolument moderne tout en évoquant irrésistiblement Shakespeare ou les légendes celtes ? L’alchimiste s’appelle O’Connor. Suave !
« La police de Buncrana a ouvert une enquête après la découverte, la semaine dernière, d’un nouveau-né de sexe féminin. Le bébé a été trouvé la veille de Noël en début d’après-midi sur une route écartée à proximité du lieu-dit La Roche du Père Hegarthy (un prêtre martyr qui fut tué à cet endroit à l’époque de la répression). »
La première phrase est simple mais intrigante. Une simplicité relative, car la matière du livre est comprimée tout entière dans ces quelques mots : l’Irlande et ses drames, son histoire, qui formeront un décor riche et sonore ; la note féerique qui s’attache à certaines périodes de l’année, à certains lieux ; la tragédie humaine et la trame policière. Et il y a déjà cette écriture dégraissée, qui privilégie l’efficacité narrative aux digressions ou aux joliesses factices. Sans perdre sa fragrance, toutefois, sa couleur.
Le récit s’est ouvert sur des entrefilets de journaux anciens, avant d’accomplir des pirouettes dans le temps et l’espace. Devant la gare routière de Dublin-Nord, une femme inconnue, « mince et élégante », appelle à l’aide, avant de s’affaler inconsciente dans les bras d’un électricien éberlué. Un inspecteur de police, accouru sur les lieux, est apostrophé très violemment par un badaud et le fait embarquer malgré ses relations, ses menaces. Nous plongeons dans un courrier « strictement personnel et confidentiel » : la réponse épistolaire d’une archiviste de couvent à une orpheline qui recherche désespérément sa mère, ses origines. A New York, la veille de Noël, Milton Amery, un brillant chirurgien, constate la disparition de son épouse :
« Sa femme était un professeur émérite qui avait plus de vingt ans de carrière et qui faisait partie du conseil d’administration de son établissement, une femme sérieuse et responsable, d’une intégrité parfaite (…) une femme qui n’avait pas hésité à écourter ses vacances aux Bermudes et à rentrer par avion pour corriger ses copies de troisième à temps. »
Certes il la trompe allègrement avec une jeunette pulpeuse, mais il la protège encore, il la vénère. Un meurtre, un enlèvement ? A moins que… Car la dame a un talon d’Achille, une sorte de folie inexpliquée qui l’a déjà conduite à prendre la poudre d’escampette, à s’évanouir « aux yeux de sa propre famille sans prendre la peine de laisser le moindre mot d’adieu ».
Le roman, vous l’aurez compris, débute de manière haletante, comme un thriller, un puzzle d’éléments mystérieux qui nous promènent de 1948 à 1994, des gratte-ciels de Manhattan aux falaises de la verte Erin. Pourtant, l’énigme et l’action ne sont ici qu’un décor élaboré pour le confort du lecteur : l’essentiel est ailleurs, dans la quête éperdue qui pousse les différents protagonistes vers la vérité, l’identité, l’amour, le bonheur, le sens.
Les personnages sont formidables. Lui, Aitken, flic éreinté par la vie et l’alcool, ses démêlés avec ses supérieurs, son ex-femme, la maffia locale qui a mis sa tête à prix. Elle, Ellen, rongée par le cancer, les mensonges, l’abandon. Deux êtres autrefois lumineux, aujourd’hui en rupture, qui vont s’apprivoiser, larguer les amarres et converger vers la presqu’île enchanteresse d’Inishowen. Lieu d’espoir, lieu de douleur où sont enterrés un fils et bien des secrets. « Tristan et Iseut à la mode irlandaise d’aujourd’hui » annonce la quatrième de couverture. Avec Roméo et Juliette aussi, en filigrane, à l’aube du récit, lorsqu’une haine ancestrale opposait des familles irlandaises, digne des Montaigu et des Capulet. Mais ici les jeunes gens se sont finalement soumis et ont survécu. Et leur histoire serait abandonnée aux limbes des secrets d’alcôve si…
Il y a le casting irlandais mais le casting américain n’a rien à lui envier. Car de l’autre côté de l’Atlantique, nous suivons les errances de Milton, le mari infidèle qui ne peut se passer de sa femme :
« C’était une vieille coutume celte qu’Ellen avait rapportée d’un de ses voyages en Irlande. Il fallait allumer une bougie pour éclairer le chemin de Bethléem. Il s’était moqué d’elle quand elle avait donné cette explication mais au fond il trouvait l’idée émouvante. C’était un des traits qu’il aimait le plus chez elle : cette façon mystérieuse qu’elle avait de toujours rendre émouvantes les choses les plus ordinaires. »
Comment oublier la scène du repas de Noël où le clan Amery se déchire, atterré par l’absence ? Ces échanges avortés entre les uns et les autres, ces dérapages qui nous émeuvent, nous irritent. Lee et Elisabeth, les adolescents déboussolés ; Evrard, le petit ami végétarien couvert de piercings. Tous en mal d’affection ; englués dans leurs contradictions, leur incapacité à exister, à communiquer.
Après avoir tissé des récits parallèles, émouvants et palpitants, l’auteur resserre de plus en plus l’intrigue, et s’impose à nous l’image d’une caravane de pionniers traversant l’Ouest américain. Aitken et Ellen en route vers Inishowen comme de pauvres hères qui ont tout perdu mais entrevoient la richesse de terres nouvelles, un Eldorado. Devant eux, un destin capricieux, incertain. Dans leur sillage, une nuée de poursuivants, les Indiens et les Tuniques bleues de service : la police irlandaise, qui les soupçonne de sombres accointances avec des terroristes locaux ; un jeune homme aux allures de tueur à gages ; les proches d’Ellen, ses enfants et son mari, un vieil ami des plus excentriques. Il y a du western crépusculaire dans cette ballade irlandaise, dont les acteurs ne sont pas des héros « chic et toc » mais des perdants magnifiques, des anges déchus en quête de rédemption.
Merveilleux 0’Connor ! Après le succès de Desperados, le frère de Sinead (oui, la célèbre chanteuse au crâne rasé !), à 37 ans seulement, assume sa gloire naissante avec une maestria confondante, une sensibilité rude et tendre qui mêle l’humour et la langue rugueuse d’un pub dublinois à l’émotion d’un solo de violon :
« T’es drôlement casse-pieds par moments, Milton. Je te le dis franchement. Et si je t’aimais pas autant, y a des jours j’aurais envie de te casser la gueule ».
A des milliers de kilomètres des pôles glacés du roman populaire (aseptisé, facile, fabriqué) ou d’une littérature « littéraire » où un auteur peut juger utile d’abandonner 100 pages à l’étude de ses premiers vagissements, sous le soleil des tropiques dévolus aux livres qui passionnent et font grandir, voici un vrai, un excellent roman. Un blues, dont certains accents rappellent John Fante ou James Ellroy. Quand je vous disais que l’équateur n’était pas loin…
Daniel ADAM, Lucid Casual, roman, Le Hêtre Pourpre, Jambes, 2001, 122 pages.

Ce premier roman raconte la première journée d’école de Lucid Casual et de ses condisciples, les heurs et malheurs d’une poignée d’enfants.
« Vous demanderez à vos parents qu’ils recouvrent (…) tous les cahiers et les livres. » Sans le savoir, madame Madame, l’institutrice, vient d’allumer un sacré pétard. « Et si on n’a pas de parents, comment on fait ? » interroge Lucid comme on « dépose un bâton de dynamite au milieu d’un café bondé en demandant calmement – vous auriez du feu ? ». « Comment ça, pas de parents ? (…) Mais tout le monde a des parents. – Oui, mais, par exemple, s’ils ont été écrasés par un bulldozer. »
Chaos dans la classe, cascade de réflexions, de questions. « Moi, j’ai encore mes parents, madame, dit Rudolph. – C’est très bien, mon petit Rudolph, continue. – Moi, madame, mon père il est parti, avoue Elvire Viroinval. – Il est parti travailler, il va revenir sans doute. – Oui, madame, ce que Elvire dit c’est vrai, son père est parti, je le sais bien parce que c’est avec ma mère, rétorque Renata Scanto. – ? ! – Vous avez de la chance, vous deux, moi mes parents ne partent jamais. »
L’épopée, coulée dans le quotidien, entrouvre les écoutilles qui cèlent les personnalités, les destins. Pourtant, derrière l’humour et les rires, la naïveté délicieuse d’une écriture parfumée de mots d’enfants, il y a tragédie. Car l’école s’apparente ici à une seconde coupure du cordon ombilical, à une expulsion du cocon primordial vers un univers peuplé d’adultes indifférents, hostiles, étrangers.
Pour nous narrer l’histoire d’une Chute, la fin d’un Eden, qui mieux qu’un Adam… ? Le nôtre se prénomme Daniel, et l’une de ses nouvelles vient d’obtenir le Grand Prix de la Communauté Française. Une reconnaissance qui mériterait de s’élargir, car cet homme de planches possède la qualité rare de saisir le public, de le tordre de rire, de l’émouvoir. Et c’est un spectateur qui vous le dit.
Catherine REY, Ce que racontait Jones, roman, Phébus, Paris, 2003, 201 pages.

Le nom de l’auteur sonne français et la dame est bien française. Oui, mais elle vit depuis de longues années dans l’Ouest australien, une expérience si décapante sans doute que nous voilà transportés dès les premières pages à mille années-lumière de la production hexagonale courante. L’irradiation par la sauvage animalité des espaces génère-t-elle une mutation génétique de la plume ? Quoi qu’il en soit, il est ici question de cirque et de personnages hauts en couleur bien éloignés des canons de la séduction et de la morale (un parfum de Fellini ou Scola ?) :
« (…) entrez ! je vous en prie, nous ne manquons pas de place… N’hésitez pas à venir écouter la terrifiante histoire dont on parlera longtemps après qu’elle sera advenue, la magnifique et terrifiante histoire de Soto l’aérienne, glissez-vous dans ma folie comme l’anguille dans le trou du rocher. Vous y serez au chaud, messieurs dames, et n’allez surtout pas craindre le mufle que Mère Nature m’a donné, un œil à l’endroit, un œil à l’envers, on ne sait jamais de quoi demain sera fait ». (pp. 13-14)
Nous voilà embarqués dans le récit épique d’une vie, celle de Soto Nagalingam, une trapéziste de génie. Existence peu édifiante (il sera question de viol, de meurtre, de délation !) autour de laquelle tournent celles du mari et des enfants. Mais, qu’ils soient artistes, paysan, soldat ou prêtre (comme si la famille avait voulu explorer toutes les voies sociales), par-delà les événements grandioses ou sordides de leurs trajectoires, les destinées des Nagalingam s’accompliront aux confins du monde et de ses normes, dans une bourgade perdue au bord d’un désert.
Si nous confessons ne pas avoir été fortement émus par le devenir des protagonistes, nous avons découvert avec intérêt un ton puissant qui conjugue les saveurs baroques de la littérature sud-américaine et les accents westerniensdes grands auteurs nord-américains.