Les Belles Phrases participent à l’opération Lisez-vous le Belge ?
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
(22)
Françoise LISON-LEROY, Le silence a grandi,
recueil de poésies, Rougerie, Mortemart (France), 2015.
Par Philippe Remy-Wilkin.
Une couverture dépouillée, blanche, une mise en page sobre mais efficace, un texte par page, resserré, appliquant quasi les principes du Yin et du Yang, le rapport contrasté du noir et du blanc, du vide et du plein, de l’absence et du sens. Dédié à un poète décédé en 2008, Paul André.
Je n’ai pas tout compris, mais est-ce nécessaire ? Un peu comme en religion ou dans ce qui touche au sacré, il y a une sensation délicieuse à se sentir dépassé, amenuisé face au Mystère. Qui vous prend par la main pour vous redresser ensuite, vous porter vers les nues et le dépassement, l’élévation, vous envoler.
Alors que tant d’auteurs en quête d’identité se réfugient dans la poésie ou la nouvelle par manque de temps, de souffle ou de talent, y enfouissant les limites de leur langue ou de leur imagination, il est de vrais poètes et nouvellistes, qui portent à bout de bras le Graal transmis par des Baudelaire, des Villiers, qui ont ce talent de décaper la phrase et le mot, de réinventer la langue, le sens, l’émotion avec intensité, densité. Françoise Lison-Leroy (récemment primée par l’Académie française) est de cette eau-là, on est fasciné/happé, dès les premiers mots, par la Beauté, inouïe :
« Vous êtes le prince enfui qui n’a lieu pour personne. »
Tout est du même acabit, ciselé et perforant :
« Le silence a grandi. Vous en ouvrez la porte, désormais, comme on plonge en un saut dans une galaxie. »
Françoise Lison-Leroy
J’adore plusieurs passages. Comme ce portrait envié :
« Vous étiez cet enfant grave et songeur, tendu vers l’improbable. On vous disait céleste, arrogant. On vous guettait aux abords des nuages. Vous interrogiez les cailloux, les fourmis ailées, la flaque aux merles tapageurs. Et le cœur piquant de la renoncule. »
Plus loin, magnifique :
« Vous édentiez les barreaux, piégés entre l’azur et vous. On ne vous connaissait pas de geôlier. »
Ou encore :
« Vous étiez ce champ libre qu’une averse féconde, ce creuset voué aux partitions.
(…)
Vous trouviez dans les livres ce qui ne se dit pas. Les mots du torrent oublié.
(…)
Comme vous, demeurer en chantier. (…) Ce qui s’achève est mort.
(…)
Et nous, cueilleurs de lunes et d’équinoxes, nous reprendrons nos filets haut perchés. »
Le silence a grandi, Françoise Lison-Leroy, Rougerie. Un recueil (primé à Paris !), une autrice (aussi talentueuse que modeste, généreuse, ouverte), un éditeur (exigeant, il ne publie que trois recueils par an) à lire d’urgence ! Pour s’arracher aux contingences, se confronter à la Grâce, à l’Essence.
Les Belles Phrases participent à l’opération Lisez-vous le Belge ?
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
(21)
Colette NYS-MAZURE, Belgiques,
Ker Editions, Hévilers, 2021.
Par Jean-Pierre Legrand.
Quelle bonne idée ont eue les éditions Ker d’inviter Colette Nys-Mazure à rejoindre leur précieuse collection Belgiques ! Essayiste, romancière, auteure de nouvelles mais avant tout poétesse, elle nous offre un recueil de textes à la jointure de ces genres. L’œuvre s’ouvre et se referme sur un poème et, sous la fiction à la dimension souvent autobiographique, perce une véritable leçon de vie : quoi qu’il advienne, demeurons attentifs à la beauté des jours.
L’écriture est subtile et précise. Les phrases, courtes, par l’alliance du rythme et de la métaphore, emmènent le lecteur au cœur de la scène décrite. Ainsi, en fin de journée, dans un train, dont les voyageurs sont captivés par leur écran :
« (…) à moins qu’ils ne dorment, tête dodelinant en d’inconfortables positions. Peu de paroles. Le poids du jour, indiscutable. Rien à voir avec l’allant de l’aube, les départs des guerriers casqués sur le qui-vive. »
Par petites touches sont suggérés les paysages de l’enfance, l’ombre d’un cerisier l’été dans un jardin retiré, un vieux clapier au bois rêche où se cachent les enfants. Colette Nys Mazure possède cette qualité que Mauriac chérissait : elle a « de la campagne » ; les sentiers bordés de groseilliers à maquereaux, la prairie plantée de pruniers et de noyers, elle les a parcourus avant qu’ils ne refleurissent sous sa plume.
Colette Nys-Mazure
Tissés dans la chair du quotidien, des destins ordinaires se dessinent, qui partagent le lot de tous les humains : « naître, croître, aimer, créer, souffrir, vieillir, mourir… ». Célébration de la vie, ces pages sont aussi imprégnées de la mort mais sans que celle-ci n’altère le patient travail d’une existence en parturition d’elle-même : au plus profond du deuil ou du malheur, rien ne suggère « l’inconvénient d’être né ». Jamais la perte n’annihile ce surcroit de vie qui la réenchante, « rien n’est jamais perdu, ce qui a été demeure ». Sans aucun doute, la foi (que je n’ai pas) et l’espérance d’un amour qui ne nous quitte jamais peuvent-elles aider dans ce cheminement. Mais la spiritualité n’est pas réservée aux religions et, à la lecture des poèmes qui parsèment ce Belgiques ; on mesure combien, selon la belle formule d’Hélène Cixous, faire œuvre, » c’est extraire un élément précieux, vrai et secret de chaque chose » : la poésie, omniprésente dans le recueil, touche au mystère des choses et à la transcendance.
Il arrive qu’une vision poétique du monde s’accompagne d’une forme de mièvrerie. Ici, il n’en est rien. Le propos n’est pas de voiler la réalité ni même de l’édulcorer. A tout âge de la vie, son lot de malheurs. La sérénité qui se dégage n’est pas une niaise adhésion à l’inévitable : sans cesse elle se conquiert. Ainsi, la vieille Mélanie isolée par la covid dans sa séniorie : entre l’affaiblissement continu du corps, la disparition des proches, la dépression du grand âge qui guette, « elle laisse passer le voile noir et cherche appui dans les évocations familiales, la poésie, la musique, une bière d’Orval… ».
J’aime particulièrement le double mouvement qui anime les nouvelles : celui qui nous dirige vers les autres, symbolisé par Elvira qui aime si « violement » les trains, lieu d’échanges et de correspondances ; celui de l’approfondissement de soi, tout au long d’une vie qui est à la fois enrichissement sans fin et progressif épurement des lignes. Si la vieillesse évoque l’hiver, c’est que, comme l’écrit Colette Nys-Mazure citant Norge, « l’hiver est la saison où les arbres sont en bois ».
Pour en savoir davantage sur la collection Belgiques…
D’autres recueils ont été évoqués dans Les Belles Phrases :
Les Belles Phrases participent à l’opération Lisez-vous le Belge ?
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn!
(20)
Pascal Durand et Tanguy Habrand, Histoire de l’édition en Belgique, essai, Les Impressions Nouvelles, 2018, 565 pages.
Par Philippe Remy-Wilkin.
L’Ancien et le Nouveau Testaments !
On demeure muet d’admiration devant l’ampleur et la qualité de cet ouvrage, d’un idéalisme confondant. Car, disons-le tout net, on ne s’adresse pas ici au grand public, la niche visée est étroite, des professionnels du secteur (auteurs, éditeurs, journalistes culturels, bibliothécaires…) a priori. Et pourtant ! Cette nouvelle Bible de notre Histoire éditoriale mériterait d’inspirer un cours d’université, de voir venir y grappiller des perles des amoureux de culture, d’histoire, d’histoire belge, de belgitude, voire d’entreprenariat.
L’objectif des auteurs ?
Ces deux pointures du milieu universitaire, très impliquées dans le domaine du livre contemporain, ont souhaité offrir « le double éclairage d’une histoire propre à faire ressortir des tendances relevant de la longue durée » mais aussi « à procurer, pour chaque période envisagée, un tableau représentatif des principales maisons en activité ».
On parlera d’édition, au sens large, loin d’une limitation au fait littéraire. D’autant que la Belgique va s’affirmer dans des domaines marginaux : édition pédagogique (De Boeck, Wesmael-Charlier, Duculot, Dessain), BD (Casterman, Lombard, Dupuis), livre religieux ou de jeunesse (Marabout, Mijade, Pastel…), théâtre (Lansman), droit (Larcier)…
Les auteurs, lucides ou modestes, renoncent à l’exhaustivité, c’est pourtant mon seul (léger) bémol, ils sont tellement complets, précis qu’on finit par s’étonner des rares absences* remarquées : Le Hêtre Pourpre fin 90/début 2000, Murmure des Soirs aujourd’hui…
La matière brassée ?
Ce livre magistral offre ce que promet l’épigraphe (signé Didier Devillez, éditeur) : « Il existe entre tous ces auteurs, ces textes et ces œuvres, un fil ténu qui, si fragile soit-il, nous semble produire ce que tout être humain est en droit d’exiger d’autrui et de la vie : du SENS. »
Le livre est découpé en six sections : Le temps des imprimeurs (1470-1650) ; Le soleil noir de la contrefaçon (1650-1850) ; Entre Rome et Paris (1850-1920) ; La renaissance de l’édition belge (1920-1940) ; Industriels et artistes (1945-1980) ; Etat littéraire et marché du livre (1980-2000). Avec un épilogue prospectif : Au seuil d’un nouveau siècle.
Pour donner une idée de son contenu, évoquons ses premier et dernier chapitres. En insistant sur l’atmosphère générale : TOUT l’ouvrage témoigne d’écritures affinées et puissantes tout à la fois, d’une érudition mirandolienne et de recherches bénédictines, d’une conjugaison réussie du souffle et de la nuance.
Les débuts de l’imprimerie.
On remonte aux alentours de Gutenberg, au XVe siècle, pour aller gratter derrière des noms qui devraient parler à tout citoyen belge : Thierry Martens, Moretus, Plantin… On découvre avec fascination à quel point notre époque n’a rien inventé mais simplement intensifié les échanges culturels, la mobilité des corps, des idées et des produits. De voir notre Martens devenir l’ami intime ou l’imprimeur/éditeur attitré du Rotterdamois Erasme, publier un roman du futur pape italien Pie II, la Lettre de la Découverte du Génois Colomb ou la mythique Utopie de l’Anglais Thomas More (dont il réalise la première édition, à Anvers !), voilà qui laisse pantois. Puis songeur. Quels romans à écrire sur cette époque, ces aventures intellectuelles qui effacent les frontières ! Qu’attendons-nous, nous, gens de plume ?
Et que dire de la modernité des considérations dudit Martens ? Qu’il jette un regard lucide ou cynique sur son métier : « Un auteur ne cherche dans ceux qui le lisent que des admirateurs ; moi, j’y cherche des acheteurs. » Ou anticipe les récriminations de nos auteurs/éditeurs actuels : « J’ai souvent remarqué que les hommes, en général, ne font cas que de ce qu’on leur présente comme venant de l’étranger et importé de fort loin », « Tous les pays du monde entretiennent leurs industriels, le nôtre seul fait exception ». Au passage, un lecteur attentif s’interrogera sur le terme pays. Il y avait donc en nos terres une idée de nation, de patrie ? De quelle nature précise ? Passionnant, mais voilà qui quitte les limites de cet article.
Après Martens, Plantin, dont Balzac, au XIXe siècle, vantera encore la qualité extraordinaire des réalisations, consacrant le passage plus affirmé de l’impression à l’édition.
Trop à lire, à dire ! Je bondis par-dessus des centaines de pages.
Tanguy Habrand et Pascal Durand
L’édition de notre temps.
Le parcours est fascinant ! Jacques Antoine, Lysiane D’Haeyère et les Eperonniers… Puis ces noms qui recoupent mon itinéraire : Lombard, Yéti-Presse, Marabout, David Giannoni et Maelström, André Versaille, Christian Lutz… Mais, au-delà de la séquence nostalgie, il y a surtout la sensation de comprendre comment sont nés les sillons que nous pouvons aujourd’hui emprunter, il y a un approfondissement de la nature des diverses composantes. Qui aide à savoir d’où l’on vient, où l’on est, où l’on pourrait aller. On quitte l’histoire ou la réflexion sur le microcosme pour saisir encore un outil. En amont, des racines. En aval, du sens et des flèches.
Au détour des pages, on admire André Versaille, qui a réussi à traiter d’égal à égal avec Paris pour le domaine de l’essai (avec l’aide de Danielle Vincken), ou Emile Lansman, qui l’a réussi côté écriture théâtrale ; on s’étonne de l’importance d’un Mardaga, de l’apport considérable d’un Marc Quaghebeur ou d’un Jean-Luc Outers, etc.
Et puis, soudain, on tente de s’arracher au lamento des éditeurs et auteurs, qui ont certes souvent raison de stigmatiser un manque de soutien, de reconnaissance, mais qui, à force, en oublieraient des réussites ou spécificités très remarquables dont il convient de remercier nos instances (Communauté française de Belgique puis Fédération Wallonie-Bruxelles) : le concept Espace Nord**, une collection patrimoniale qui élargira son impact et sa philosophie en se faisant aussi anthologie de l’or littéraire du temps récent ou présent ; les très performantes et très citoyennes revues/plateformes culturelles Le Carnet et les Instants*** et Karoo**** !
En surplomb de la lecture…
…des interrogations sur la nature de l’édition belge, dont Roger Avermaete (magnifique auteur d’une Histoire belge décapée et décapante), disait, en 1929 déjà, qu’elle était « inexistante », la Belgique n’étant pas une « nation littéraire » comme la France, où « l’édition participe d’une volonté et d’une représentation », mais souffrant d’un déficit d’identité nationale, d’« un certain rapport distancié à la culture », d’une « position périphérique » par rapport à Paris ou Amsterdam.
Les auteurs nous ont offert un socle, et nul doute qu’on reparlera de cet ouvrage dans les décennies à venir. Bravissimo à tous deux et à leur éditeur !
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
J’ai entamé la lecture la tête emplie de doutes : ce livre a connu une première édition, en 2004, soit il y a quinze ans, et l’éditeur était une instance officielle, bref ça sentait la commande, l’institution, le musée… La première page creuse la mise en alerte :
« Léon Losseau (1869-1949) était un intellectuel passionné – bibliophile, photographe, numismate, membre de nombreuses sociétés savantes – qui transforma sa maison en un hôtel particulier doté de tout le confort moderne et de décors Art Nouveau somptueux. Etc. »
Un livre au service de la ville de Mons, de la Maison Losseau ?
J’entre pourtant aisément dans la matière du livre, sur les pas de Rimbaud et Verlaine, croisant la composition d’Une saison en enfer, la découverte miraculeuse de son édition originale (cinq cents exemplaires rescapés, alors que le poète l’avait quasi entièrement détruite !). Cette séduction initiale précède l’entrée véritable dans le livre. Une première partie nous projette en 1901 dans la foulée du Découvreur qui n’est pas Christophe Colomb mais Léon Losseau. Qui apparaît dans sa vie de tous les jours, ses relations, ses décors, ses activités…
Après quelques pages, le Chemin de Damas : Millon est devenu un de mes auteurs belges préférés ! C’est que… Réussir à rendre immédiatement attachant son personnage et donc à rendre captivantes ses déambulations et ses cogitations n’est pas à la portée du premier venu. J’éprouve un plaisir vif mais naturel : Millon écrit excellement, mais possède en sus l’art de distiller des notations humanistes :
« Losseau ne va pas chez la Berthier (NDA : sa maîtresse) pour s’encanailler, mais plutôt pour se confronter à l’étrangeté de cette fille, et qui sait, mieux se comprendre lui-même. »
Ou philosophiques :
« L’art de contredire ou de se contredire, ce n’est pas d’être contrariant, c’est de faire cohabiter au mieux les élans du cœur et les déductions de la pensée. »
Alexandre Millon
C’est un petit miracle. Losseau, déployé par Millon, n’a rien d’un fossile exhumé d’archives poussiéreuses mais devient une sorte d’idéal, de modèle, quasi une incarnation métaphorique digne des contes du XVIIIe siècle. Tout en étant pleinement humain, c’est-à-dire fragile, sa propre émancipation/réalisation restant en deçà de ses idées :
« Esprit libre, héritier des Lumières (…), Léon Losseau est aussi tout embarrassé d’entraves familiales et de conservatisme social (…). On devine, dans sa vie affective, un cloisonnement typiquement bourgeois, certes insatisfaisant mais dont on pressent les premiers craquements. »*
Un second miracle tient à ce que Losseau et Millon me font rencontrer Rimbaud et sa poésie comme jamais. Les citations d’Une saison en enfer coulent le long des parois du texte premier et lui confèrent des allures de chambre d’ambre, de grotte labyrinthique renfermant le trésor de la Beauté du monde ou du Sens de nos engagements. On s’envole au gré des phrases et du souffle des idées, des images :
« Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. »
Une deuxième partie nous transporte en 1913, Léon a quarante-quatre ans et a transformé sa demeure en un chef-d’œuvre de l’Art Nouveau, non pas figé mais habité, dans tous les sens du terme, où l’on converge autour du maître des lieux pour échanger, débattre dans une rare élévation des cœurs et des esprits.
Les hiatus temporels nous éloignent de la biographie stricto sensu. Quelle est la nature de ce livre ? Une esquisse de vie sous la forme de tableaux biographiques ? Avec des accents d’essai, d’étude historique ? Et une coloration très littéraire pourtant (mille notations psychologiques ou poétiques) …
Choc ! Une troisième partie débute en avril 2016, en compagnie d’autres personnages, contemporains : « Esther, fraîchement divorcée, en équilibre instable sur le fil de sa vie, en mal d’écriture et à la recherche de l’insaisissable Rimbaud ; Bastien, qui, jusque-là, s’est contenté d’effleurer les choses en suivant des prétextes fallacieux pour ne rien entreprendre » **. Un roman ! Dont l’irruption redistribue les cartes d’analyse du livre et son identité, dévoile sa structuration globale, son projet. Le ton est différent, la modernité et le second degré déboulent, le narrateur marque son territoire.
Que se passe-t-il ? Une juxtaposition ? L’auteur a repris son texte et lui a ajouté une deuxième trame, qui se déroule un siècle après la première. Mais la juxtaposition, pour abrupte qu’elle soit, renvoie à une orchestration renouvelée du tout. N’est-il pas question ici du devenir des idées sur plusieurs générations ? Rimbaud infuse Losseau mais la germination intellectuelle met du temps à fleurir, porter des fruits, se prolonge par-delà les décennies à travers des héritiers/disciples :
« (…) il aborde Esther, en lui disant que Le Bateau ivre est pour lui comme une sorte d’unité de mesure qui servirait à évaluer notre degré de folie, et donc en fin de compte notre sincérité. »
Ne déflorons pas l’intrigue romanesque et ses surprises. Mais avouons avoir passé notre temps, au cours des derniers chapitres, à cocher des lignes et des paragraphes, parfois des pages entières. Quelques échos de notre envol :
« (…) cependant il nous faut rappeler l’harmonie entre ce qu’on est et ce qu’on tend à être en créant. » ;
« (…) nous parlons de la joie de comprendre au sens de prendre dans ses bras, d’embrasser quelque chose qui nous soutiendra jusqu’au bout. » ;
« (…) elle relit Rimbaud. L’endiablé allume son feu. On pourrait s’y brûler, mais Esther s’y réchauffe, elle s’installe au milieu du campement nomade, à la belle étoile. » ;
« L’enthousiasme est un art martial d’anticipation créatrice d’une Joie future qui prendrait appui sur une petite joie présente (…) c’est, au-dedans de nous, un vieil escalier de pierre envahi d’herbes sauvages, qui nous permet de gagner en intensité, de dynamiser du sens. » ;
« Ils cherchent des lieux de tranquillité, des randonnées tracées comme des partitions à entendre et à voir, autant de possibilités d’harmonie. » ;
« Si on a l’esprit nomade, une fenêtre peut suffire. Deux battants s’ouvrent sur un cerisier, un petit carré de jardin et c’est déjà voyager, dépayser la pensée, rêver et recréer sa vie sur un petit rebond d’enthousiasme. »
Un art de vivre ? Un traité éthico-esthétique ? Décidément, après le traité de morale privée de Luc Dellisse, voilà nos auteurs qui glissent leurs voilures sous l’appel du Grand Large :
« Nous avons heurté savez-vous d’incroyables Florides… ».
Aparté, écolines et feutre noir, Joëlle ROELANDTS, 2021
61.
En se rendant au bras de la mer au mariage du temps et de l’espace, elle perd pied dans un trou d’air. Depuis, le vent qui a épousé le rivage la cherche en vain dans les replis du sable. Parfois, comme ce soir, on aperçoit l’ombre de son souvenir sur la plage endormie.
62.
D’ordinaire, maman grignotait mes yeux qui se recomposaient chaque nuit. Mais ce soir-là – avait-elle plus faim que d’habitude ? -, elle avala tous mes regards. Au matin, elle avait disparu et je la ne la revis plus. Elle était partie avec le monde visible.
63.
Limiter l’ovale à l’usage strict des coniques lui assura la reconnaissance du cercle des compteurs de paraboles. Depuis, il éclipse les ellipses et déborde d’hyperboles. Il n’a pour autant pas fait de sa fonction de géomètre sa ligne de conduite.
64.
Je déterre tes songes l’un après l’autre. Je vis d’amour et de peau fraîche. Sous la surface du soupir j’entends un cri sourd me dire qu’à l’autre bout du fil ta main prolonge un corps nu qui ne demande qu’à être recouvert.
65.
Si tu veux abattre l’homme né d’une souris et d’un crapaud, nourris-le d’images de leur accouplement puis présente-lui un miroir. Pendant qu’il se meurt à regarder, attrape la queue du chat pris entre les pattes de la grenouille ! Désire sans finir !
66.
En concassant le vent jusqu’à son dernier souffle, j’ai obtenu une graine d’air. Plantée dans un pot de terre, la graine a donné la fleur du silence. Chaque jour que le murmure fait, je respire son parfum en redoutant la brise.
67.
J’ai ouvert la cage aux chats dans la cathédrale du miaulement. Un prêtre à gros dos m’a montré les griffes. Je lui ai jeté de l’eau bénite pour calmer ses ardeurs. Il a cru bon de me lécher la main pour obtenir ma bénédiction.
68.
Dans l’ombre de l’arbre, je remue le dessin du feuillage avec la cuillère à sève. Il n’y a qu’un pas de l’or à l’art et je le franchis en piétinant les fleurs de l’aube. Sous la chaleur de midi, je peins la tige du soleil dans un halo de verdure.
69.
Feu, fleur et le ciel par-dessus. La flamme portée par la tige toise l’étoile de feu. L’orange ouverte par le fait du don happe la fleur d’une bouche. Et les lumières s’éteignent avant que la fête du souffle commence…
70.
Passer du temps à l’espace réclame une souplesse d’horloge et un courage d’oiseau. Maintenir le lien entre la rive et le courant nécessite des mouvements amples. Gonfler les joues du couchant à seule fin d’embrasser la nuit au coin des rêves.
71.
Je sors de tes pas à peine, je fuis ton chemin. Je patauge dans ton pacte, je partage tes pluies, et puis quoi encore. Je pisse sur ton peigne, ton poil pue. Je pèle ta poésie, peau de prose comprise.
72.
Bouche luxueuse, dents diamantines, salive champagne, lèvres vermeilles, quel baiser oser, quel geste entreprendre qui ne soit pas entaché de pauvreté, misère de la parole pour dire la merveille de la langue, et ces mots qui mendient à l’entrée de ton palais.
73.
Sa bouche est si mielleuse que les abeilles s’en écartent; ils y voient une atteinte à leur idéal. Ses jambes sont si longues que pour les parcourir je mets l’éternité d’un désir. Et que dire de son front où mon regard se repose avant de piquer vers ses yeux.
74.
En tirant la porte jusqu’à la maison des semeurs de doute, j’ai été pris d’un vertige.
Le ciel m’est tombé sur la bosse et la pluie a rempli mon sac à dos.
J’ai glissé dans la poche du toit l’adresse du grenier.
Et j’ai cherché à la cave de quoi me remonter.
75.
Il en va de la mer comme du soufre ; la lumière peut l’embraser. Quelle allumette pour la nuit majuscule et quel sentiment profond pour sonder les abysses du froid. Sur le pas de la chandelle je demande à voir la cire : elle aussi brûle de me voir.
76.
Je passe mes lèvres sur le rouge-gorge et je vois ses plumes fondre sous ma langue. Lequel de nous d’eux prendra les armes pour défendre l’absurde au front de l’inadmissible? Dans les yeux du chant, je bois chaque note, je rends chaque battement de paupière propice.
77.
Ma peau s’arrange de l’absence quand la solitude de l’arbre nu pèse sur les fleurs. La branche inscrit sa dernière feuille au patrimoine végétal de l’indicible. Nul ne dira plus dans quelle terre j’ai inhumé ton souvenir ni contre quelle verdeur.
78.
Le soubresaut de la langue sauve du silence la poésie. Des barres de mines érigent le crayon en trophée. Ne reste plus qu’à gommer toute trace d’effusion sur les lèvres pour permettre la libération de la parole.
79.
Sur le seuil du vent, j’ai recueilli les confidences de la porte. Un seul ciel n’a pas suffi à la fenêtre. Je racontais la naissance de la table à une chaise morte quand le toit est tombé sur la tête du jour.
80.
Ma mère s’allonge chaque nuit et, au matin, je dois la sortir de son rêve avec des cordes. Je recueille ses cils dans une petite boîte en forme d’oeil. Je tourne la manivelle de sa poitrine pour qu’elle m’ouvre à nouveau son coeur.
Etreinte, écolines et feutre noir, Joëlle ROELANDTS, 2021
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
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(18)
Luc DELLISSE, Un sang d’écrivain,
essai, La lettre volée, Bruxelles, 2020, 154 pages.
Magnifique ! Avec l’auteur en filigrane sur la couverture. Le bleu pâle de celle-ci transfiguré par le bordeaux qui glisse depuis la quatrième de couverture.
L’auteur
Luc Dellisse, qui vient d’entrer à l’Académie royale, est l’un de nos meilleurs auteurs (publié par quelques-uns de nos meilleurs éditeurs : Les impressions nouvelles, La lettre volée, Le cormier). L’un de ceux qui possèdent le CV le plus passionnant artistiquement. L’un des rares écrivains ou romanciers belges francophones qui puissent interroger le monde, leur art, leur vie d’une manière analytique, philosophique. En clair ? L’un des collègues dont j’apprécie le plus savourer un paragraphe, une poignée de pages, un chapitre. Pour me sentir compris ou, au contraire, bousculé, incité à une réflexion nouvelle. Pour le pur plaisir aussi de me couler dans une langue belle et inventive mais sans pesanteur, d’une fermeté rare.
Le livre
Un sang d’écrivain me semble prolonger le travail méditatif découvert dans Robinson. Ce dernier ouvrage questionnait le monde, ce qu’il est devenu, la manière dont nous pouvons encore y trouver une place, un sens, résister. Ce nouvel opus resserre la focale sur la manière dont Luc Dellisse appréhende son métier d’écrivain, le pouvoir des mots, la langue. Le texte avance au gré de chapitres courts, intenses, de « petites touches où se mêlent l’analyse, le témoignage, l’humour et l’imaginaire, la situation réelle d’un écrivain dans le premier quart du XXIe siècle » (selon la quatrième de couverture).
Quelques plongées pour effleurer les contenus
Dans Introduction, Dellisse rappelle une vérité qui échappe à la plupart : l’écriture n’est pas un hobby ou une manière de gagner sa vie. Il s’agit d’une activité difficile, souvent ingrate, lourde de conséquences sur la vie de celui/celle qui s’y adonne, son interaction avec le réel, et celle-ci relève de la nécessité. Somme toute, d’un Chemin de Damas, d’une Pentecôte. Et tant pis si le tombé en écriture possédait les talents menant à une vie matérielle confortable, ils doivent céder, reculer.
Dellisse assène un éloge de la lecture ultrarapide. Qui va à rebours de ce que l’on a souvent enseigné. C’est, selon lui, la meilleure manière de saisir la portée réelle d’un ouvrage. Il faut « lire tendu ». Il affine ensuite et reconnaît les mérites, différents (complémentaires ? et il faudrait alors s’offrir de luxe de doubles lectures ?), de la lecture très lente. Ce qu’il condamne ? La « vitesse moyenne », « la flânerie », qu’il assimile au « péril des fausses profondeurs », au danger de « ne capter rien de l’essentiel ».
Dans Le grand jeu, Dellisse évoque l’écriture comme « un moment de retrait, d’absence, de maquis ». Il faut « pouvoir vivre simplement, et presque pauvrement » mais « sans devoir s’en soucier ». Un équilibre, une tranquillité sobre qui était au cœur de Robinson. L’écriture, malgré ses embûches et ses âpretés, en devient une porte d’accès au bonheur, donnant un sens à une mise à distance des corvées et autres soucis matériels qui encombrent nos esprits et corrompent la saveur de nos vies.
Dans Le cadran solaire, l’auteur va plus loin :
« Les mots servent à fixer les choses pour qu’elles existent. (…) La plupart du temps, on est vague, c’est-à-dire rien. On comprend vaguement l’histoire, on éprouve vaguement des sensations heureuses ou malheureuses ».
Les mots apporteraient du poids aux éléments du réel, un supplément d’âme. Un sens, dessiné par une « flèche noire » (quelle belle formule !). L’écriture aiderait à passer de la vie à l’existence ?
Une réflexion sur l’anticipation des faits par les inventions de l’écrivain me rappelle une conversation avec Jacques De Decker, qui croyait aux signes, à la capacité des créateurs de les repérer. Une soirée récente avec un ami d’enfance philosophe aussi : il me citait Jung et son attention à l’égard des synchronicités. Il ne faudrait pas oublier Freud, qui a évoqué les convergences comme indices d’une vive intelligence jusqu’à un certain point, d’une névrose au-delà dudit point.
Décrochage temporel interroge le dédoublement qui s’opère chez un véritable créateur. Les endroits ou les époques imaginaires dans lesquels il se réfugie (enfant, adolescent mais adulte aussi), sont « intenses et stimulants », bien plus que ceux de la vie réelle, à tel point qu’ils introduisent une autre réalité, qui est peut-être plus réelle car plus puissante/imprégnante, chargée de sens, de souvenirs, de propulsion vers la construction d’un avenir.
Et la suite…
N’en disons pas plus. Chaque chapitre (et il y en a plus de 60 !) apporte son lot de réflexions et d’interrogations, d’émotions aussi. Qu’il s’agisse du rapport à « un vieux coffre de pirate littéraire » surgi des limbes avec sa « masse sans fin de papiers griffonnés » au fil des années. Ou de celui à une langue, le français. Du rapport aux aléas du métier aussi (les séances de dédicaces, pour la grande majorité des auteurs, renvoient à une prise de conscience répétée de leur « obscurité »). Du rapport à un monde, un environnement qui n’a jamais été aussi hostile à la démarche intellectuelle, artistique. Etc.
Ah, encore. Le livre se conclut sur une annexe bien singulière, 4 pages de « Remarques sur la machine littéraire » qui livrent 33 réflexions, qui ont un goût d’aphorismes :
« (…) On crée pour faire des beaux objets avec les échecs de sa vie. Et le secret, c’est sa connaissance intime de l’échec mise au service de victoires invisibles. » ;
« (…) la seule chose qui compte ce n’est pas de commencer mais d’aller jusqu’au bout. (…) Apprendre à finir EST apprendre à écrire. »
Ce livre de grande qualité doit se déguster chapitre par chapitre. Ou alors… ? Au grand trot, selon la théorie initiale de l’auteur ?
Pour en savoir davantage sur cet essai…
Un article de mon collègue Jean-Pierre Legrand dans Les Belles Phrases :
Pour se savoir davantage sur l’œuvre de Luc Dellisse…
Avec mes collègues Jean-Pierre Legrand et Julien-Paul Remy, nous avons consacré un feuilleton en trois épisodes (et une introduction) à son remarquable (je l’ai classé dans mon Top 5 de l’année 2019) « petit traité de vie privée » Libre comme Robinson :
De l’expérience et et de la connaissance de la douleur est né ce livre.
Comment sortir de soi tout ce travail de conscience et de sensation, quand la maladie révélée et soignée heurte sans cesse le corps et que l’âme se met elle à approfondir son chemin?
Martine Rouharta fait la douloureuse expérience de cette longue maladie, « saleté de cancer », en 2009 et a souhaité en conserver le récit au jour le jour des traitements et de son appréhension (philosophique) de sa nouvelle existence.
Dans cette quête d’un nouveau soi – ébranlé, fragilisé -, l’auteure a trouvé des refuges : cette capacité foncière à ne pas dénier le destin, à ne pas flancher quand la pensée positive peut se nourrir de tout ce qui est présentement offert à sa figure « lisse », à son esprit, à sa vie. C’est l’observation lente et mesurée du jardin, la présence des livres de philosophie, celle des amis et proches.
Dans une volonté de tous les instants, l’esprit s’accroche à un agir qui puisse accueillir le beau comme le grave, les nouvelles sensations, qu’elles soient pénibles ou délicates.
Ce travail de forage intérieur – qui puisse ressourcer, est hautement spirituel et créateur; et éthique, par sa mesure précise de tout ce qui lui tombe, à cause de la maladie.
En vingt-trois chapitres (récit et poèmes), Martine Rouhart nous rappelle les étapes de sa survie, de sa vie recréée, dans une langue sans apprêts, toujours apte à délivrer la nudité des réflexions et des sensations.
Le temps y a son importance et il n’est pas inutile de suivre cette temporalité tissue d’hôpital et de regain, tissée des mots d’une expérience fondamentale. L’auteure ainsi rejoint les témoignages insignes d’auteurs accablés et qui ont retrouvé force et énergie.
« De la connaissance de la douleur » pourrait être le titre de ce récit prenant, bref et juste, d’un combat éthique contre les forces du découragement.
Aucun pathos ne vient corriger la tenue haute de cette écriture morale, qui s’éclaire progressivement.
Les Belles Phrases participent à l’opération Lisez-vous le Belge ?
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
Il n’est pas question d’un roman ou d’un recueil de nouvelles, ni d’un essai ou d’un témoignage mais de Promenades, soit d’un ensemble de textes, d’articles tournant autour du rapport à la lecture ou à l’écriture, des ateliers d’écriture aussi. Avec, en guise de bonus, une micro-interview de l’auteur.
Je ne suis pas à l’aise a priori face à ce type de livres, mes appétits et mon expertise se conjuguant au grand large, à la structuration ample, etc. Je dois donc m’adapter, quitte à perdre l’essentiel de mes compétences, quitte à perdre ma passion pour l’immersion. Comme si l’on m’arrachait à une journée de randonnée menant à 3000 m et à un col prestigieux pour m’offrir un sentier botanique. Apprendre à goûter autrement. Par petites bouchées. Qui peuvent, toutefois, être intenses. Et de fait…
Une manne de pépites d’or
On a ramassé, au fil de la lecture, de ses bonds et rebonds, de purs bonheurs de lecture. Des gorgées où la voile du sens est gonflée par la notation poétique :
« Ecrire, c’est souvent se ramasser endolori de chutes infinies. » ;
« (…) je m’allongeais un peu près de vous, dans la poussière, sans la matière, dans la poussière de Gutenberg . » ;
« Ecrire, et lire, ces temps suspendus, seraient une forme de barrage contre le temps mou, le temps moche, le temps émietté. »
En tant que créateur, j’ai eu plusieurs fois, et même souvent, la sensation d’un fanal allumé sur une autre bateau, celui du collègue averti, au creux du brouillard, des ténèbres, touché alors aux joies de l’empathie, de la sympathie :
« Ecrire long, c’est aussi une façon de marathon où toutes les qualités de l’écrivain sont requises : sa capacité technique à scénariser son récit, la construction des personnages, l’écho de l’époque, l’inscription d’un sous-texte, ample et généreux, un style aux multiples changements de vitesses. » ;
« Aimer la lecture…et les livres, s’en faire le berceau d’une vie jusqu’à son lit de mort, est une façon de tenir Fort Alamo contre les armées mexicaines du cynisme, de la vulgarité des rapports, de la grossièreté morale, des confusions de tous genres, des velléités de pacotille et des courages en papier doré de la politique estropiée par la peopolisation. »
Daniel Simon compare ici les lecteurs (et, plus loin, les auteurs) à des résistants, lui qui rechigne pourtant, habituellement, aux positions héroïques des acteurs du livre, arguant à raison, mais pas tout à fait, d’une disproportion entre les actes ou dangers celés derrière un fauteuil et les misères du monde réel.
Plus loin Daniel Simon creuse encore l’image Alamo, lyrique :
« Alors, nous, à Alamo, on regarde l’horizon et on se dit qu’on ne nous aura pas comme ça. On prend son temps, on se (re)fait des amis, on apprend à relire, on murmure un texte pour soi, tellement c’est beau et qu’on voudrait aussi l’entendre de l’extérieur de soi. »
Daniel Simon rejoint une métaphore qui nous est très chère, celle des flambeaux au milieu des ténèbres, en tout temps et à toute époque, qui brandissent l’étendard de l’espoir, préservent en une réserve comme qui dirait secrète, ou trop peu fréquentée disons, la survivance du Bien, du Bon, du Beau :
« Tout va bien. Il paraît que des Alamo un peu partout s’organisent, sans les corps intermédiaires de la Culture, eux, ils ont depuis longtemps rejoint l’armée mexicaine… »
Daniel simon
Un combat aux résonances actuelles
…quand on se réunit pour débattre du sort du livre en FWB, quand les politiques flamands songent soudain à détruire l’appui à la culture, à l’identité que nous envions à nos voisins et compatriotes les plus exotiques.
Daniel Simon, lucide et sans doute parfois amer, ose discriminer le bon grain de l’ivraie. Tantôt, à la manière d’un Eric Allard (Les écrivains nuisent à la littérature) : « (…) le plus curieux, c’est cette façon, à peine un texte est-il paru, de se présenter comme écrivain. » Tantôt nous désignant la voie : « Quittons les vrais purs menteurs et les vrais sincères faux-culs pour aller vers les hommes incertains et qui doutent. »
Notre art est interrogé :
« A quoi distingue-t-on toute décadence littéraire ? A ce que la vie n’anime plus l’ensemble. Le mot devient souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens de la page, la page prend vie au détriment de l’ensemble : le tout ne forme plus un tout. »
C’est du Nietzsche (Le cas Wagner) et pas du Simon, mais la citation est ô combien heureuse ! Elle illustre notre conception du roman. Se dégager du détail mesquin pour s’ouvrir de grands horizons et d’amples perspectives. Elle met en évidence le danger d’une focalisation sur l’outil ou une information partielle au détriment de l’objectif, de la substance, du tableau complet.
Oui, l’écrivain est un frère, qui dit ceci :
« Il y a deux sortes de lecteurs. Il me semble qu’il n’y en a que deux : les lecteurs qui vont vers ce qu’ils connaissent déjà et trouvent dans cette reconnaissance des signes, des sentiments des situations, des personnages, une sorte de consolation une forme de soutien ; et ceux qui picorent un grain encore inconnu, quitte à se piquer le gosier… »
Je diviserais la première catégorie entre les chercheurs de sympathie (et d’approfondissement du moi) et les auto-complaisants, qui ne souhaitent rien tant que de se voir conforter dans leurs certitudes, une tribu ô combien dangereuse, engluée dans le clanisme, l’égocentrisme et le narcissisme, la médiocrité. Daniel Simon semble rejoindre mon point de vue :
« Il existe des livres qui rendent des amours impossibles, qui nous forcent à reconnaître que si quelqu’un trouve plaisir dans cette littérature-là (ou aime les moules au chocolat, la langue basse des à peu-près, les passe que, à cause que, ou les vins en cannette…), pour nous, c’est foutu ! »
Des allures de Rilke s’adressant au jeune poète
On terminera cette esquisse avec une observation destinée à une élève d’atelier. Daniel Simon y livre une vraie leçon de création, une initiation à sa mystique :
« Commencer un texte se passe souvent, que ce soit dans l’arrière-cour d’une longue préparation, de notes prises et projets, par une parole, une image, un dialogue qui font que, soudain, vous sortez de ce que vous prépariez, vous êtes surprise, vous devez profiter de cet étonnement, ne pas l’éteindre d’un effet, d’une secousse qui viendrait déranger cet instable moment que vous êtes en train de créer ; laissez- vous gagner par ce qui se creuse ou se déplie à l’intérieur de cet instant de début, le reste, la suite, viendront… »
Vous voilà mis en appétit ?
À déguster, comme un alcool fort ou un café rare, par petites gorgées, que vous laissez se faufiler lentement en vous.
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
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Dossier sur trois éditeurs de poésie référentiels, Bleu d’Encre, Les Carnets du Dessert de Lune et Le Coudrier : interview + sélection de textes.
Par Philippe Remy-Wilkin.
INTERVIEW DES TROIS EDITEURS
Quand et comment êtes-vous entrés en littérature, en poésie ?
Claude DONNAY :
En 1995, avec mon premier recueil, L’arpenteur des steppes à pommes. En même temps, je publiais des nouvelles et de courts romans dans le magazine Femmes d’Aujourd’hui. Je participais aussi à l’aventure de la revue RegART, grâce à Mimy Kinet. Elle m’a fait connaître Antonello Palumbo, Alexandre Millon, Marie Evkine, Hélène Dorion, Éric Trémellat…
Jean-Louis MASSOT :
Oh là, ça remonte à loin ! Sans doute, comme beaucoup, en gribouillant des poèmes amoureux ou révoltés à l’adolescence, en lisant Rimbaud et en écoutant Ferré. Comme Claude, mon entrée en poésie fut la rencontre avec l’équipe de RegarT (Antonello, Alex, Eric, Marie, Mimy). J’y fus publié puis, au fil du temps, dans d’autres revues. La gloire quoi…
Joëlle AUBEVERT :
J’étais une adolescente solitaire et rêveuse, et je lisais beaucoup de poésie. Pas seulement des poètes, bien sûr, et pas n’importe lesquels, mais ils m’ont accompagnée. Ils étaient vivants, même fantômes depuis de nombreux siècles. Et j’étais éclectique…
Dans quelles conditions vous êtes-vous lancés dans l’édition ?
Claude : Très tôt ! Dès le collège, avec des amis, nous avions créé une petite revue de poésie sur une stencileuse à alcool. Puis il y a eu la revue RegART. Après la mort de Mimy Kinet, la revue Bleu d’Encre. J’ai toujours aimé le côté imprimerie, et le plaisir de faire passer des textes.
Jean-Louis : On en revient à RegarT. Antonello édite un recueil, La sève des mots cerise, aux éditions L’Horizon Vertical. On devient proches, on parle de créer une maison d’édition ensemble. Il a trois projets dans ses tiroirs. La maladie foudroie Antonello. Pour lui rendre hommage, j’édite, sans rien savoir du métier, ces trois plaquettes au nom des Carnets du Dessert de Lune, appellation qui vient je ne sais d’où et avec laquelle je me réveille un matin sans intention de continuer… et ça fait vingt-cinq ans que ça dure.
Joëlle : Je me suis lancée dans l’édition en février 2001. Février, le mois où le coudrier, mon arbre emblématique, épanouit ses chatons, annonçant le renouveau, l’arrivée prochaine du printemps.
Quels sont vos critères de sélection ?
Claude : La qualité des textes. La nouveauté aussi, à travers des auteurs débutants. Et puis la longueur, car Bleu d’Encre est une revue de poésie et de textes courts.
Jean-Louis : Un texte doit me toucher à la première lecture, m’interpeller, créer une émotion. Puis je laisse reposer et je relis. Si la première impression, subjective évidemment, est la bonne, je contacte l’auteur et on se lance ensemble dans l’aventure.
Joëlle : La qualité de l’écriture, mais ce n’est pas le seul critère, j’accepte parfois des textes qu’il faut corriger. La ferveur et l’authenticité sont primordiales. Quelle que soit la forme que prenne la poésie (prose, vers libres ou forme plus classique), je recherche des textes qui ont de la profondeur (les phénomènes de mode ne m’intéressent pas) et de la personnalité.
Quels sont vos rapports avec les autorités publiques, les subsides ?
Claude : Bleu d’Encre reçoit un petit subside du Fonds National de Littérature depuis quelques années. J’ai été aidé aussi par l’Abbaye de Leffe, mais c’est fini.
Jean-Louis : Par souci d’indépendance et parce qu’indépendant ça veut bien dire ce que ça veut dire, je n’ai jamais demandé de subventions. La Promotion des Lettres achète des exemplaires quand il s’agit d’auteurs belges ; des auteurs français ont fait eux-mêmes la demande au CNL ou CRL.
Joëlle : Le Coudrier ne reçoit aucun subside. Parfois la promotion des Lettres m’achète 12 exemplaires d’un ou de plusieurs titres, par l’intermédiaire d’une librairie ; le Brabant Wallon achète des livres d’auteurs de la province à destination des bibliothèques, toujours via un libraire.
Votre catalogue comporte combien d’auteurs, de livres ?
Claude : Le catalogue compte 21 titres, sans compter une dizaine de titres précédents reliés par des agrafes et épuisés à ce jour. Je sors entre 4 et 6 recueils par an, et je reçois de plus en plus de manuscrits (on dépasse la centaine par an).
Jean-Louis : Si je compte toutes les collections, ça doit faire 241 titres et, quand j’arrêterai fin 2020, il y aura probablement 245 titres. 96 auteurs et auteures, 115 illustrateurs et illustratrices.
Joëlle : Le catalogue du Coudrier intègre 60 auteurs (certains n’ont publié qu’un seul livre chez nous et n’ont pas vocation à en publier d’autres, pour diverses raisons) et comptera 136 livres fin 2020. Je publie en moyenne 12 titres par an, certaines années étant plus giboyeuses que d’autres…
Face aux problèmes de l’édition belge, il semble difficile de fédérer les forces diverses. Vous sentez-vous membre d’une grande famille, avec d’autres éditeurs ? Lesquels ?
Claude : Bleu d’Encre est une microstructure, assez unique ici en Belgique. Nous sommes proches d’éditeurs comme Le Coudrier, Le Chat Polaire, Tétras Lyre et aussi d’éditeurs plus gros comme Les Carnets du Dessert de Lune ou L’Arbre à Paroles. Je me sens bien dans le groupe Les Editeurs singuliers.
Jean-Louis : Plus d’affinités avec des éditeurs français comme Jacques Brémond ou Pré#carré mais, bien sûr, avec des éditeurs belges comme Bleu d’Encre, LeCactus inébranlable, Quadrature et le petit nouveau Le Chat Polaire.
Joëlle :Le Coudrier fait partie du collectif Les Editeurs singuliers. J’entretiens de relations cordiales, parfois amicales, avec les autres éditeurs de ce collectif, tout au moins ceux que je rencontre lors des salons.
Que pensez-vous des happenings pour appâter la presse, les médias, les composantes diverses du milieu ? Onlit/Les Impressions Nouvelles/Espace Nord/Weyrich le font depuis deux ans à la Maison Européenne des Auteurs et Autrices, avec succès. J’avoue adorer leur initiative et y avoir accordé un suivi conséquent l’an dernier. Que pensez-vous de l’idée de vous grouper à 4/5/6 pour vous payer une attachée de presse (qui pourrait être une stagiaire) ?
Claude : C’est une bonne idée. Mais les éditeurs que tu cites sont beaucoup plus gros que Bleu d’Encre. Pourquoi pas, un jour…
Par contre, une attachée de presse ne me servirait à rien. Si les éditeurs de romans n’arrivent pas à pénétrer les médias belges, ce n’est pas un minuscule éditeur de poésie qui va y arriver.
Jean-Louis : J’en ai fait dans les années 90, des lectures, des spectacles ; j’ai même organisé deux marchés du livres à Ixelles. Passionnant à faire mais beaucoup de travail, d’énergie pour peu de résultat.
Concernant une attachée de presse, je n’y crois pas trop. Qui est encore influencé par un article dans la presse ? Et puis, comme j’arrête fin de l’année, ce n’est plus à moi à m’engager dans un tel projet, mais ça ne mange pas de pain, comme on dit.
Joëlle : Pour les happenings, je rejoins la réponse de Claude.
Pour ce qui concerne l’attaché(e) de presse, cela me ravirait, c’est une compétence que je ne possède pas ou peu, mais pas à n’importe quelles conditions. Si un tel projet devait se matérialiser, je ne délèguerais à personne le soin de fournir les informations concernant les livres du Coudrier (je ne publie pas seulement de la poésie et j’ai trop souvent l’occasion de voir présenter sous l’étiquette poésie des livres qui parlent de bien d’autres choses). Je tiendrais aussi à suivre moi-même le résultat de l’action de l’attaché(e) de presse.
Quelle est votre pénétration dans le territoire français, francophone ? Vos interactions avec l’extérieur ? La Flandre ?
Claude : Aucune pénétration, nulle part. Le fer de lance, c’est l’auteur lui-même, en Belgique comme en France. C’est lui/elle qui fait le succès du livre.
Jean-Louis : J’ai un distributeur en France, ce qui m’a permis d’être présent dans beaucoup de librairies et puis il y a un certain nombre d’auteurs qui se retroussent les manches, ça aide. En Belgique, ayant été diffuseur/distributeur pendant une dizaine d’années pour une vingtaine de maisons d’édition, principalement de poésies, j’ai eu la possibilité de m’introduire dans pas mal de librairies, y compris en Flandre, mais c’était il y a quelques années. Depuis, je fonctionne avec le système du dépôt/vente. C’est compliqué à gérer mais les livres ont un peu de visibilité, même si, depuis quelque temps, le dépôt/vente ne fonctionne plus.
Joëlle : Pour la France, la Librairie Wallonie-Bruxelles est mon distributeur (à destination des libraires français). Je participe, sur stand personnel, au Salon des Blancs Manteaux à Paris et, sur stand collectif, au Marché de la Poésie de Paris et au Salon de Saint-Malo (Les Etonnants Voyageurs).
Le métier d’éditeur a-t-il beaucoup changé depuis le début de votre carrière ? Si oui, en quels termes ?
Claude : C’est moins artisanal. Avant, on fabriquait les recueils, on les assemblait, puis il y a eu les tirages offset. Il fallait imprimer 300 exemplaires et on en envoyait 200 au pilon ou mourir dans des caisses. Aujourd’hui, on imprime 50 exemplaires et on retire à la demande, donc moins de stock et de papier gaspillé. La poésie continue à vivre, pas si mal en fin de compte, même si les libraires ne s’y intéressent pas, et surtout pas à ce qui s’édite en Belgique.
Jean-Louis : En ce qui concerne l’impression, comme le précise Claude, oui. L’impression numérique permet de travailler à flux tendu et la qualité est au rendez-vous. Pour le reste, je ne pense pas que cela ait beaucoup changé. On devient éditeur par hasard ou par passion ou par goût du partage. Des éditeurs apparaissent, disparaissent, d’autres tiennent un peu, certains durent, s’installent. Yen a-t-il plus qu’avant, ou moins ? Plus, il me semble, au vu du nombre de livres édités par an. Pour le reste, cette citation (de Louis Dubost ?) reste d’actualité : « 1000 poètes, 100 éditeurs, 10 lecteurs. »
Joëlle : J’ai toujours travaillé de façon artisanale : je réalise la mise en page, l’assemblage et la reliure des livres. Certains (la collection Sortilèges) sont cousus, les autres sont des dos carrés collés. Cela me permet de mélanger des papiers différents dans un même livre, pour les illustrations, et de maîtriser la production de bout en bout. La dimension bel objet est importante à mes yeux.
Quelles solutions apporter au développement du milieu éditorial belge francophone ?
Claude : Je n’ai pas de solution miracle. On pourrait essayer de multiplier les vitrines, par exemple en encourageant les libraires qui nous réservent un espace en vue dans leur magasin. La Communauté WB pourrait leur allouer une subvention. Une autre voie serait d’encourager la création de plateformes sur le net et les réseaux sociaux : Les Belles Phrases, par exemple, font rayonner les productions éditoriales belges (NDLR : merci, Claude !).
Jean-Louis : Inciter les gens à lire de la poésie sans obliger personne… Il y a des salons, des marchés de la poésie : Namur, Charleroi, Tournai, Mons (maintenant à 80% consacré à l’autoédition), Bruxelles… Les maisons de la poésie organisent des rencontres, il y aura en septembre un marché de la poésie à Bruxelles. Que faire de plus ? Je ne sais pas.
Joëlle : Je crains fort de n’avoir aucune idée pertinente sur ce sujet, d’autant plus que le milieu éditorial belge francophone comporte des acteurs tellement différents les uns des autres. Certains sont subsidiés et d’autres non, certains sont des microstructures tandis que d’autres sont des opérateurs culturels (cf L’Arbre à Paroles lié à La Maison de la Poésie d’Amay), avec des charges beaucoup plus importantes mais aussi les moyens de s’assurer une plus grande visibilité.
Quelle est la relation entre les libraires et les maisons d’édition en général ? Collaborative, concurrentielle ?
Claude : Je continue mes propos ci-dessus. Aucune collaboration vraiment constructive. Mais c’est pareil pour le roman. Les libraires belges (même indépendants) ne soutiennent pas beaucoup les éditeurs belges. Il n’y a pas de fierté nationale à l’instar de ce qu’on voit au Québec par exemple. J’aimerais voir des libraires chauvins, comme des supporters ultra au foot.
Jean-Louis : Soutenir les éditeurs belges, les éditeurs alors que les libraires eux aussi peinent et sont inondés d’offices… Peuvent-ils prendre des livres dont ils savent que peu seront vendus ? C’est un cercle vicieux. Ne se vend que ce qui promu dans les journaux et, comme la poésie, à de rares exceptions près, n’y a pas sa place… L’aurait-elle d’ailleurs, cela changerait-il quelque chose ?
Joëlle : Peu de libraires, même labellisés « de qualité », jouent le jeu. On a parfois l’impression d’assister à la manifestation de copinages assez insupportables : une ou plusieurs planches réservées à un éditeur particulier et rien pour les autres. Ou la personne préposée au rayon poésie connait le nom d’un auteur parce qu’il s’exprime beaucoup mais ignore l’existence d’autres auteurs tout aussi talentueux mais plus discrets : il s’agit là d’une forme d’incompétence.
La labellisation « Librairie de qualité » devrait s’accompagner de l’obligation de donner une visibilité à TOUS les éditeurs de la Fédération Wallonie/Bruxelles. Même si l’on peut comprendre que les libraires ont une place limitée et un chiffre d’affaires à réaliser, ils peuvent cependant organiser des rencontres avec des éditeurs, à charge pour ceux-ci de présenter des auteurs. Les organiser de manière régulière, de façon à fidéliser un public, comme le faisait avec succès Renée Lemaître à Charleroi, avec une rencontre le dimanche matin (L’Apéritif des Poètes).
Quelle est la place du numérique (réseaux sociaux, internet…) dans votre politique éditoriale ?
Claude : Les réseaux sociaux sont essentiels pour la diffusion et la promotion. C’est une chance pour les auteurs et les petits éditeurs. Beaucoup de recueils se vendent via Facebook. (NDLR : Je confirme ! J’ai connu Jean-Louis ou prolongé une brève rencontre avec Joëlle via Facebook. Quant à Claude, je l’ai connu via ses livres mais son retour sur Facebook à l’égard de mes recensions a engendré une véritable relation).
Jean-Louis : J’utilise les réseaux sociaux comme moyen de diffusion (Facebook, Twitter, Instagram). Ça permet de toucher un certain nombre de personnes… que je touchais auparavant en envoyant par la poste des avis de parutions. D’où gain de temps et d’argent. Ça m’a aussi permis de belles rencontres, de découvrir des auteurs, des librairies passionnés, d’instaurer des échanges.
Joëlle : J’utilise Facebook. Je ne suis pas certaine que cela m’ait jamais fait vendre lemoindre livre, mais cela donne un peu de visibilité. J’ai un site dédié au Coudrier, pas encore transformé en site marchand. Une prochaine étape…
In fine, qu’est-ce que la poésie selon vous ?
Claude : La poésie est toujours un combat pour mettre au monde, ou rappeler au monde, ce qui fonde le monde, ses piliers de vie pour supporter le ciel. Et rien n’est facile quand on écrit un poème, et celle/celui qui le lit sait quel voyage au plus loin de lui-même le poète a dû accomplir pour que ses mots prennent sens jusqu’à toucher l’autre au plus profond de son vécu.
La poésie est vivante. Elle vit parce qu’elle dit la vie, parce qu’elle est la vie dans ses fibres les plus essentielles, et, comme la vie, elle mue, s’adapte, semble dormir d’un œil, exulte, se recroqueville, rebondit, se répand sur les lèvres, se déverse dans les oreilles et les regards, partout sur les murs, les places, les trottoirs, les réseaux sociaux, les visages et les corps. La poésie vit en nous et par nous.
Joëlle : Pour essayer d’être synthétique – et c’est nécessaire, tant les définitions de la poésie peuvent être diverses selon les époques et selon les individus -, je dirais que c’est le regard sous lequel la langue se fait performative, le mot créant ou recréant la chose. La poésie relève d’une prédiction créatrice qui se vérifie dans la création. C’est le geste que pose le mot pour accéder à la magie sous-jacente au langage, qu’il s’agisse de sa musicalité ou de son caractère métaphorique.
Une dernière salve de questions, individuelles.
Claude, tu es publié dans d’autres maisons mais il t’arrive ponctuellement de te publier. Un commentaire ?
J’ai publié trois plaquettes chez Bleu d’Encre, dont deux en collaboration avec une poétesse, Véronique Rives pour l’un et Montaha Gharib pour l’autre. Je laisse la place aux autres auteurs, mais je n’exclus pas de publier un jour un recueil de textes plus étoffé. L’avantage, c’est que je maîtrise tout du début à la fin du processus.
Jean-Louis, tu quittes ta maison d’édition, passes le flambeau ? Tu explicites la situation, ton état d’esprit ? Ce n’est pas un coup de tête. Après 25 ans, la flamme n’y est plus. La lassitude s’installe et, ces derniers temps, des disparitions m’ont affecté, m’affectent encore. Et puis je n’ai pas envie d’éditer le livre de trop. Je ne veux pas non plus que ça s’arrête comme ça eu égard aux auteurs (pas tous bien sûr) avec qui j’ai vécu une belle aventure humaine. Je pense avoir trouvé les bonnes personnes pour prendre ma suite. Bien sûr, je resterai attentif quelque temps aux Carnets du Dessert de Lune. Je ne vais pas abandonner le bébé comme ça…
Quant à s’auto-éditer, chacun est libre mais, pour moi, c’est non depuis le début.
Joëlle, vous éditez votre époux. Un commentaire ?
Jean-Michel Aubevert est l’un de mes meilleurs poètes, celui dont l’imaginaire me fait le plus rêver. (NDLR : touchant… et légitime vu son talent). J’ai initié les éditions Le Coudrier pour promouvoir son écriture… contre son avis, d’ailleurs. Indépendamment de notre relation sentimentale, je considère qu’il ne reçoit pas la reconnaissance que son talent légitimerait. Pas assez mondain peut-être… Pas assez mainstream…
UN CHOIX DE TEXTES
Les livres publiés par nos trois éditeurs sont tous de beaux objets mais j’avoue une prédilection pour la sobriété des ouvrages Bleu d’Encre. Vous retrouverez ci-dessous, et j’y tenais, des textes de Claude Donnay et de Jean-Louis Massot, qui ne se limitent pas à l’édition mais sont aussi des poètes, ou de Jean-Michel Aubevert, époux de Joëlle mais surtout figure de la poésie belge, édité aussi chez L’Arbre à Paroles, chez De Boeck, etc., en France aussi.
Antonello PALUMBO, Carnet d’un poète assis sur l’horizon, illustration de Perlette Adler, Les Carnets du Dessert de Lune, Bruxelles, 2005, 134 pages.
« Nous sommes à la recherche
du papillon de l’invisible.
Celui dont les ailes s’illuminent
quand il se pose.
(…) »
« Nous sommes emportés dans les rapides.
Nos membres se fracassent aux rochers.
Au loin, on aperçoit la vapeur,
Et, au-dessus, une Lune pleine.
Nous rêvons à la mer, aux étoiles
et au papier qui coupe les doigts.
(…) »
« Nous sommes de pauvres, grands, beaux
et misérables rêveurs.
Nous voulons comprendre les étoiles
encore et toujours.
Nous voulons ses yeux à elle,
elle qui passe
se glissant entre le ciel et la terre.
Nous voulons tous les silences :
ceux des mains qui se cachent
ceux des lèvres qui tremblent
avant les mots beaux.
Nous voulons tous les espoirs.
Nous voulons apprendre à marcher
sur ce fil tendu au-dessus du vide
qu’on appelle la Terre.
Nous voulons continuer ce geste
arrêté au bord des milliers de fois. »
Jean-Michel AUBEVERT, Soleils vivaces, Parole de poète, Le Coudrier, Mont-Saint-Guibert, 2015, 164 pages.
« (…) la poésie creuse le réel pour nous rappeler que nous vivons à l’horizon d’un ciel, pour aérer les mots dans une respiration de l’esprit. »
« J’étais la mémoire qui s’abreuve dans la longueur d’un fleuve, le gué d’une présence à l’instant du départ, il me semble que ces mots, notés à la volée, en savent plus long que moi. J’imagine un tesson d’écriture au reflux d’une eau, le lit d’un Nil qu’embellit l’oubli. »
« Et peut-être le réel était cette illusion qui filait derrière le rêve comme on déplace un décor derrière un objet fixe qu’on voit, ou croit voir, alors se mouvoir, l’arrière-plan d’une psyché. »
Claude DONNAY, Le bourdonnement de la lumière entre les chardons, illustrations d’Odona Bernard, préface de Jean-Michel Aubevert, Le Coudrier, Mont-Saint-Aubert, 2019, 90 pages.
« Parfois quelqu’un attend quelque chose
Que tu ne peux offrir
Tu restes là comme un meuble
En bois d’autrefois
Griffé, ridé des silences qui l’ont effleuré
Tu voudrais ouvrir une porte
Que la lumière pénètre ton ventre
Mais tu n’as pas de mains
Et l’autre qui attend quelque chose
Que tu ne peux offrir
Reste là sans oser lire le silence
Qui te déchire »
CeeJay, alias Jean-Claude CROMMELYNCK, Arbres de vie, Le Coudrier, collection Sortilèges, info-gravures de l’auteur, préface de Michel Van den Bogaerde, Mont-Saint-Guibert, 2020, 83 pages.
« Je rencontre ma mère après sa mort. Elle tient debout avec grand mal devant l’étalage d’une épicerie. J’ose à peine lui prendre le bras pour la soutenir tant son état de faiblesse est grand. Elle veut rentrer chez elle ; elle me supplie de l’emmener. Je ne trouve pas la force de lui dire qu’elle est morte, que sa conduite me met dans un embarras terrible. Plus rien ne t’appartient ici ! devrais-je lui révéler ; comment pourrons-nous convaincre l’administration que tu es encore parmi nous ? Mais mon désarroi devant sa souffrance est tel que je ne parviens pas à lui parler. »
. Un article de Jean-Pierre Legrand consacré à un recueil de Martine ROUHART et Isabelle BIELECKI, deux poétesses du Coudrier, paru dans Les Belles Phrases :
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
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Dossier sur Maxime BENOÎT-JEANNIN
et ses deux derniers romans, Brouillards de guerre (2017, 500 pages) et On dira que j’ai rêvé (2021, 183 pages), publiés chez Samsa, à Bruxelles.
Par Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.
L’auteur
par Philippe Remy-Wilkin
Maxime BENOIT-JEANNIN.
Un cas !
Maxime Benoît-Jeannin naît dans les Vosges et réalise une première carrière parisienne auprès des prestigieuses enseignes Belfond et Stock, mais des raisons privées le poussent à s’installer en Belgique, à Bruxelles. Ce Français, a contrario du mouvement général, va désormais publier chez nous et fêtera en 2021 trente années de fidélité à son éditeur belge Christian Lutz, d’abord chez Le Cri puis chez Samsa.
Sa carrière est impressionnante et éclectique : poésie, écrits polémiques, nouvelles de science-fiction, romans, essais, etc. Tantôt il écrit sur Burroughs, tantôt sur Lawrence d’Arabie, Houellebecq ou Maeterlinck. Ou il ose donner une suite à Madame Bovary !
On dira que j’ai rêvé. Bousquet, Didier & Co, Samsa/AAM, Bruxelles, 2021, 183 pages.
Par Jean-Pierre Legrand.
Cela débute comme un récit fantastique. Au commencement rien que l’insignifiante et plate réalité du quotidien. En ce 13 mai 2015, confortablement installé dans un TGV, Maxime Benoît-Jeannin, « auteur-narrateur » file vers Lyon.
La temporalité étale du voyage se trouble cependant d’incidents insolites : face à lui, une dame tourne les pages d’un Paris-Match du mois précédent ; notre voyageur y reconnait Christian Didier, vieux camarade d’enfance né et vivant à Saint-Dié, meurtrier de René Bousquet en 1993 après avoir déjà tenté, en 1987 d’assassiner Klaus Barbie dans sa prison de Lyon. A quelques rangées, une jeune femme lit un vieux roman de Roger Peyrefitte, célébrité littéraire des années 70 aujourd’hui oublié.
Arrivé à Lyon, Maxime Benoît-Jeannin se met en quête de la maison du docteur Dugoujon, celle-là même où fut arrêté Jean Moulin par la Gestapo. Dans les rues pentues et écrasées de chaleur de Caluire, il renonce à son exténuant pèlerinage. Il cherche son chemin, redescend vers le Rhône et coupe par une rue étroite, étrangement vide de toute présence humaine. « Rue-sans-joie. Rue de désolation (…). Je me demandais si elle était encore habitée. Un fragment de temps parfaitement mort, conservé, eût-on pu croire, dans lequel les façades resteraient à tout jamais obturées ». Une plaque à demi-effacée attire le regard du marcheur : Rue de Saint-Dié ; c’est « la piqûre de rappel », « je me dis IL EST MORT. CHRISTIAN EST MORT ».
Dans ce tremblé du réel, comme l’air trop chaud d’un après-midi d’été, Maxime Benoît-Jeannin, nous entraîne, porté par une écriture vive et légère, dans les entrelacs de sa vie et de celle de Christian Didier, homme étrange et complexe, chauffeur de stars, « pirate des médias » qui, bien avant sa dérive meurtrière, fera irruption sur les plateaux de télévision pour promouvoir sa Ballade d’Early Bird, sorte de parodie vertigineuse de la prose de Lautréamont et publiée à compte d’auteur.
La révélation si troublante de la mort de ce camarade maudit est comme l’épicentre d’un ébranlement qui, par répliques successives, suscite tout un jeu de réminiscences et d’associations instruisant plus encore qu’une tentative d’élucidation d’un destin, une forme d’empathie. Nous nous attachons en effet à cet homme meurtri et indigné qui rappelle les personnages de Dostoïevski, outrés et d’un « voltage » extravagant. Il y a aussi chez ce « chevalier anachronique » coincé entre deux époques, un décalage pathétique entre son être profond et les conditions de son déploiement. Cette contradiction atteint son acmé dans l’assassinat de Bousquet précédé d’une longue méditation en la chapelle édifiée là où Jeanne d’Arc avait passé une partie de la nuit en prière la veille d’entreprendre le siège de Paris : fervent croyant, il rejoint le sacré par le crime. Toutefois, loin d’avoir dans la disgrâce la radicalité d’un Jean Genet, Christian Didier, semble, dans ses tentatives littéraires comme dans son embardée justicière, rêver d’être accepté par le système qu’il transgresse.
Dans son inspiration, le roman semble tenir à la fois de l’autofiction et de la bio-fiction, voire même d’une forme de reportage autobiographique irrigué d’une érudition foisonnante mais jamais pesante, toujours à-propos. Le texte est aussi remarquablement construit. A sa lecture, l’image m’est venue de ces dessins géométriques composés d’ellipses entrecroisées : toutes empiètent les unes sur les autres et partent d’un même centre. Le dessin de nos vies est certes beaucoup moins prévisible et souvent peu discernable, mais nous sommes tous le centre d’un lacis d’interrelations en apparence aléatoires… C’est de ce centre que rayonne un questionnement imprégnant tout le roman qui se mue – le mot est lâché vers sa fin – en une « autoanalyse fiction ».
Très habilement, dans la mobilité d’une œuvre qui se construit sous nos yeux, Maxime Benoît-Jeannin évoque les rencontres improbables et connivences secrètes qui, dans la trame de sa vie, en tissent le motif secret et suggèrent cet on-ne-sait-quoi « plus puissant et plus vrai que la « plate réalité » » qui, surgissant comme un « coup de grisou », provoque une ouverture sur « le vrai réel ». Se dégage une conception du monde (weltanschauung) qui plonge ses racines dans le surréalisme de Breton mais aussi dans le romantisme de Gérard de Nerval, ce « rêveur définitif ».
Poétique et émouvant dans ses derniers développements, le roman se clôt sur la belle profession de foi de celui qui l’a perdue : « Ce que je recherche, c’est la beauté des coïncidences et des correspondances qui traînent dans le lit du temps ». Et d’ajouter : « L’orpailleur ne désespère jamais ».
Brouillards de guerre, roman, Samsa, Bruxelles, 2017, 500 pages.
Par Philippe Remy-Wilkin.
Brouillards de guerre est un très beau titre pour un roman… qui n’en est pas un. Quoiqu’il en épouse souvent l’allure. Mais. L’auteur, un essayiste, nous offre un mélange de genres. Des trames biographiques, romanesques, se faufilent à travers des chroniques. Paris et Bruxelles sous l’Occupation, entre 1942 et 1945. Mais oyez, oyez, lecteurs ! Le voyage sera sidérant !
Cinq cents pages ! Un événement en soi, quand nos auteurs ou éditeurs rechignent à dépasser les deux cents. Une ambition rare a donc précédé l’œuvre, une immense collecte d’informations y est chevillée. Mais « l’Esprit souffle où il veut », aurait dit Jésus. Quand Barrès lui rétorquait, à deux mille ans de distance : « Il est des lieux où souffle l’Esprit ». Eh bien, disons-le haut et clair, ce livre est l’un de ces lieux, un souffle traverse ces pages, les animant comme les voiles d’une caravelle tournée vers le Nouveau Monde.
Les premières lignes, fluides, nous projettent dans un roman historique :
« La jeune femme descendit du tram devant le théâtre du Parc, face au Palais de la Nation qui abritait le Parlement et le Sénat, et se dirigea vers le coin de la rue Royale et de la rue des Colonies. Un grand drapeau à croix gammée flottait légèrement en cette douce matinée de printemps devant la façade du bâtiment rendu inutile par la défaite et l’Occupation. »
On vit de plain-pied la rencontre entre une créatrice mue par l’ambition et son éditeur, toutes les émotions et pulsions qui affleurent :
« Elle croisa les jambes et posa son sac sur ses genoux. Colin transpirait un peu à la vue de cette belle et fraîche jeune romancière. Bien qu’il la connût depuis quelques années déjà, elle lui faisait toujours autant d’effet. (..) Elle se sentait si reconnaissante qu’elle était prête à toutes les concessions face à ce gros mâle concupiscent (…) De quoi parlait-il ? Sa bouche grasse luisait. Il avait fait rouler l’expression sur sa langue, comme une plaisanterie salace parce qu’elle était une femme… « La première fois »… C’est tentant de faire le rapprochement… Ils ne pensent qu’à ça, se dit-elle. Ils n’y peuvent rien. C’est glandulaire. Glissons. »
On songe un instant à l’actualité, aux affaires Weinstein et Spacey, l’arrivisme et la prédation, etc. Mais nous ne sommes pas dans un roman – ou alors un roman arcbouté au Réel ? -, la jeune beauté n’est pas une créature chimérique ou quelque obscure écrivaillionne, non, c’est l’une des plus grandes plumes de notre Histoire littéraire, Dominique Rolin*, adaptée au cinéma, mystérieuse compagne des décennies durant du (trop ?) célèbre Philippe Sollers. Face à l’éditeur de son premier roman, Paul Colin, un collaborateur de la pire espèce, malveillant, antisémite.
Le portrait de Rolin, en quelques pages, est fracassant. Une égocentrique uniquement préoccupée par sa réalisation personnelle, qui se fiche de la politique (et donc du sort des autres) comme d’une guigne, ne voit ses interlocuteurs que dans leur rapport à elle et à son œuvre.
Maxime BENOÎT-JEANNIN.
Une biographie sans fard de l’autrice de L’Infini chez soi ? Non, la scène s’élargit rapidement, les acteurs défilent. Rolin voyage vers Paris et y oublie son mari dans les bras de l’éditeur parisien d’origine belge Robert Denoël, mais voilà qu’apparaissent des célébrités du temps ou futures, le récit explose en sillons multiples, la polyphonie s’installe, c’est une ère entière qui ressuscite. Nous pénétrons dans les atermoiements d’Elsa Triolet et Louis Aragon, sortons au café avec Sartre et Beauvoir, surprenons la première rencontre de celui-ci avec Albert Camus, écoutons atterrés les propos antisémites de Céline et Rebatet, les échanges sur la littérature entre Paul Valéry, Gaston Gallimard et Denoël, observons à la loupe Cocteau et Eluard, Max Jacob et Jean Genet… dans des rues, des soirées hantées par des silhouettes en uniforme vert de gris.
Comment décrire la submersion qui nous engloutit délicieusement ? Des biographies se croisent et se décroisent, se superposent parfois (les amours axiales de Rolin et Denoël, Valéry et Jeanne Loviton, Denoël et Loviton) mais explosées par l’irruption du Temps : articles de presse, recensions de spectacles, de procès, etc.
Benoît-Jeannin tient du démiurge, il y a une tentation proustienne à l’œuvre, un fil glisse du sillage de Rolin (quel beau film eût écrit un Truffaut à partir des premières scènes !) pour embobiner un univers, une époque. Qui jaillit sous nos yeux hallucinés tel un Titanic remontant des profondeurs océanes pour retrouver sa trépidation.
Il y a un bémol. Parfois, aspiré par une trame narrative, on est pressé de lire la suite mais l’auteur privilégie la reconstitution panoramique et nous voilà séparé du roman par la chronique pure et dure. Qui intéressera davantage le féru d’Histoire que le lecteur d’histoires. Ainsi, accompagnant Paul Valéry aux concerts de la Pléiade, on en découvre le programme :
« Emmanuel Chabrier, Trois valses romantiques (Jean Françaix et Soulima Stravinski).
Michel Ciry, Madame de Soubise (paroles d’Alfred de Vigny), (Paul Derenne et Francis Poulenc).
Erik Satie, Trois morceaux en forme de Poire (Simone Filliard et Francis Poulenc).
Etc. »
Oui, parfois, reprenant son souffle, on s’interroge. Que lit-on ? Un roman, des romans, des biographies, des chroniques, une étude historique, des micro-essais, des nouvelles ? Et il y a tout cela. Mille manières d’aborder le thème central : la reconstitution d’un monde perdu, peuplé de fantômes et d’ambiguïtés sur la nature humaine, mais une reconstitution d’une essence supérieure, où le Vrai se révèle sans maquillage. Comme si l’ouvrage de Benoît-Jeannin accrochait ses lecteurs à une caméra et un micro pour les projeter via une machine à remonter le temps au cœur des événements.
Si l’on intègre la profusion du contrepoint, l’entreprise est globalement passionnante. L’immense puzzle vaut à la fois par sa vision d’ensemble et l’enseignement qu’elle délivre mais, tout autant, par l’appétit suscité par une infinité de ses pièces/fragments narratifs, qui transportent intrinsèquement et indépendamment du Tout. On sera donc happé par des épisodes de la Résistance (l’assassinat de Paul Colin, les prouesses de notre aviateur Jean de Sélys Longchamps, l’attaque d’un train destinée à sauver un convoi de Juifs, etc.), des énigmes policières qui incendient justice et médias, les affres des vies privées de célébrités monumentalisées par l’Ecole ou l’Histoire soudain incarnées, mais on sera déstabilisé par la teneur des textes publiés par les autorités, les journaux, la plongée au cœur de la collaboration, qu’elle soit abyssale ou en méandres sournois, pusillanimes. On est surtout sans cesse surpris par l’auteur et ses mille angles d’attaque. Ainsi, à la page 154, un texte rédigé par un journaliste de province, un hommage courageux à l’une des victimes des arrestations arbitraires :
« Harry Baur vient de mourir ; mais le cinéma, qu’il a marqué de sa puissante personnalité, lui assure une longue survie.
Il y a quelques années, j’ai pu observer Harry Baur au cours d’une répétition. Congestionné, couvert de sueur, il attaquait d’intangibles difficultés, se donnait corps et âme, sans réserve, sans prudence pour sa personne, sans ménagement pour sa santé : toute intelligence, toute sensibilité à découvert (…) J’ai vu Harry Baur porter seul le poids d’une pièce, élever celle-ci au-dessus du sujet, créer autour du texte son œuvre à lui et, par son jeu, rejoindre la vie dans ce qu’elle a de plus secret. Je l’ai vu gravir avec acharnement le dur chemin de la perfection. »
Micro-essai, somme toute, sur l’Art, ode à l’investissement du véritable artiste, qui atteint une dimension métaphysique.
La suite ? Un déferlement d’informations, de réflexions et d’émotions. Où l’on mesure comme rarement l’impact de l’antisémitisme vichyste, des compromissions opportunistes, des fanatismes idéologiques. Et je doute qu’on puisse encore lire Céline (et même son Voyage) ou Rebatet (j’adorais son Histoire de la Musique) comme si de rien n’était… Un kaléidoscope, où le didactique est rarement pesant, où les sensations fugaces d’une force centrifuge s’évanouissent devant la perception du projet créateur, une puissance centripète servie par une écriture belle et limpide. On lit plusieurs livres à la fois mais ceux-ci sont les instruments d’un même orchestre, au service d’une composition unique.
In fine, on se surprend à applaudir l’auteur et son éditeur (Christian Lutz) qui ont osé aller à contre-courant des normes et des habitudes pour nous offrir un ouvrage épatant, époustouflant, l’une des rares productions de ces derniers mois qui doivent impérativement trouver niche dans toute bibliothèque humaniste.
Pour en savoir davantage sur ce roman…
Mon collègue Jean-Pierre Legrand a évoqué lui aussi ce roman dans Les Belles Phrases :