Les lectures d’Edi-Phil
Numéro 45 (octobre 2022)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche :
trois romans (Michel Joiret, Sylvie Godefroid, Philippe Fiévet), deux micro-essais (Kate Millie, Frédéric Saenen), un récit de vie (Samuel Herzfeld), une parodie (Roger Lahu/Éric Dejaeger), une maxi-nouvelle (Thierry-Marie Delaunois), des fragments (Montaha Gharib, Louis Mathoux, Martine Rouhart) et un texte (Claude Donnay) poétiques ;
les maisons d’édition M.E.O., Le scalde, Lamiroy, Jourdan, Gros textes, L’arbre à paroles et Bleu d’encre.
(1)

L’aspect graphique de cette collection (mensuelle), L’article, ne me séduit pas autant que celui de cette autre, L’opuscule (hebdomadaire, fictionnelle) du même Lamiroy, mais je suis enthousiaste quant à la conception globale, au suivi éditorial.
De quoi s’agit-il à chaque fois ? D’un micro-essai, d’un long article ou d’une sorte de dérive autour d’un auteur, d’une autrice. Prenons trois cas très différents. Véronique Bergen, évoquant Jacques De Decker, avait tenté de réaliser un portrait le plus complet possible du personnage, quitte à s’avérer très synthétique, des allures d’article encyclopédique transcendé par une écriture intense et flamboyante. Un Frédéric Saenen, a contrario… mais j’en parle plus bas. Ici, Kate Millie nous emmène à travers une série de lieux en rapport avec la trajectoire de Verhaeren (1855-1916). Verhaeren ? Les villes tentaculaires, Les campagnes hallucinées… Un ami de la reine Elisabeth… Cette mort épouvantable, quand ce chantre de la modernité, trop pressé, s’est avancé le long d’un quai, a glissé, s’est retrouvé sous un train…
Maxime Lamiroy, le directeur de collection et fils de l’éditeur, a remplacé une préface traditionnelle par une prose poétique, une esquisse de portrait, une très belle réussite, dont je vous livre les premières lignes :
« Sur la plage de galets, se détachant de l’ombre des cargos rassurants, de ces monstres toujours dérivants, se traîne une figure déchue. »
Cette « figure déchue », Kate Millie la ressuscite, réussissant la gageure, tout en nous distrayant et instruisant, de nous précipiter dans un appétit de lecture, de redécouverte de celui qui fut l’orgueil de la nation, adulé par les plus beaux esprits européens du temps (Rilke, Zweig, etc.) :
« Sa poésie est magnifique. Musicale. Lyrique. Vibrante. Imagée. Ses mots sont à la fois doux et ardents. Ses engagements, vigoureux, intemporels ont secoué plusieurs générations. »
En filigrane, l’autrice nous offre une utopie à laquelle nous accrocher : il fut un temps, bref mais ô puissant et fécond, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, où la Belgique produisait quasi la meilleure littérature du monde. Comme il avait été un temps où elle avait dominé, des siècles durant, la peinture (ce qui est mieux connu) ou la musique (ce qui est totalement ignoré).
Ce faisant, Kate Millie nous confronte à une anomalie belge, cette faculté d’oubli, de négligence du pays pour ses enfants les plus brillants. Et on ira ensuite se plaindre de notre identité délavée et de nos complexes face à la Hollande, à la France… Mais c’est Mozart qu’on assassine chaque jour en notre (si) plat (plat même où il y a des bosses) pays, qu’il s’appelle De Coster ou Lemonnier, Verhaeren ou Gevers, etc.
Alors quittons-nous en relisant quelques vers d’Emile Verhaeren, grand auteur mais grand humaniste en sus :
« Les rails ramifiés rampent sous terre
En des tunnels et des cratères
Pour reparaître en réseaux clairs d’éclairs
Dans le vacarme et la poussière.
C’est la ville tentaculaire. »
(La ville, dans Les campagnes hallucinées, 1893).
(2)

Dans son Editorial d’ouverture du livre, le directeur de collection Maxime Lamiroy, qui décidément ne parle jamais pour ne rien dire, infiltre une sorte de micro-manifeste :
« Le lecteur belge ou français ne découvre pas Molière ou Zola. Le nom et l’œuvre sont connus, un passage obligé. (…) Qu’un auteur aussi magistral (NDLR : que Lemonnier) soit ignoré de son propre peuple, qu’il ne soit pas inclus dans les programmes scolaires aux côtés des auteurs français, voilà ce qui scandalise le lecteur belge (NDLR : ô rare !). L’œuvre oubliée de Camille Lemonnier est le symbole même de notre ignorance et de notre désintérêt pour notre propre culture. »
Et Maxime Lamiroy de rejoindre ma vision de notre nation belge (francophone ?), « le peuple vagabond et sans attaches d’une terre d’exil ».
Passée l’observation lucide et (faussement, vu que le directeur de collection lutte, résiste avec fougue en publiant le texte qui suit) désenchantée, place à Frédéric Saenen, qui apporte une réponse tonique au débat via un texte très original. On s’attend à un micro-essai sur Lemonnier et on se retrouve de plain-pied au côté de l’auteur contemporain venu défendre un projet éditorial à Paris face à la responsable de la prestigieuse Pléiade. Un fragment de récit de vie ? Une relation journalistique ? Un embryon de pièce dramatique ? Le texte qui se déploie est aussi difficile à décrire qu’aisé, enthousiasmant à lire.
C’est que… l’air de ne pas y toucher… en narrant la rencontre d’une Parisienne et d’un Liégeois… Saenen nous livre un micro-choc des civilisations, qui juxtapose envie de se mieux connaître et éléments de barrage, l’idéal artistique et la rentabilité commerciale, etc. Le dialogue, vif et enjoué, permet d’infiltrer une série d’arguments, d’observations, de réflexions, de contrepoints qui relèveraient de l’essai ou du manifeste mais ils percutent d’autant mieux qu’ils sont incarnés et joués. Les mérites comparés de Zola et Lemonnier, les spécificités de ce dernier par rapport aux Belges pléiadisés Simenon, Yourcenar et Michaux (une belgité plus marquée, plus authentique) ou à celui qui pourrait l’être avant lui, Charles De Coster (l’auteur de notre plus grand livre, l’Ulenspiegel), la vie éditoriale contemporaine, le « complexe belge » et les responsabilités de notre manque d’identité, la place de nos Lettres dans l’histoire des Lettres françaises, les dérapages d’une biographie, quand il convient de discriminer essentiel et contingent, les mérites des plus grands titres mais des perles ignorées aussi, etc.
Ah, comme notre regretté Jacques De Decker eût apprécié ce texte, forme et fond, qui m’a rappelé ses Philosophes amateurs. Ou la démarche de l’auteur, lui qui prisait tant la résistance face à l’oubli. Et il y a encore que l’homme Saenen séduit et émeut, se battant énergiquement pour un projet tout en refusant d’être envisagé comme un expert idéal, ou ressentant, in fine, le besoin d’aller se recueillir sur un lieu mémoriel.
Ecoutons les derniers mots d’un auteur qui ressuscite le sens de l’engagement ou la notion la plus pure et concrète de l’intellectuel :
« Lemonnier dans la Pléiade, ce serait une résurrection, pas du tout un coffrage stérilisant. Il faut maintenant que l’idée fasse son chemin, plaise et surtout convainque. Elle ne m’appartient déjà plus, et sa destinée devient à son tour le jouet de forces invisibles. Ainsi en va-t-il de toute littérature, et c’est très bien comme ça. ».
Puisse Frédéric Saenen être entendu !
(3)
Michel JOIRET, Stella Maris, roman, M.E.O., Bruxelles, 2022, 176 pages.

Le pitch
Damien De Man ne se remet pas de la mort de son épouse Adèle et se perçoit dans un abandon complet, celui qu’il a connu avant l’arrivée de celle-ci dans sa vie. Quand il ne se remettait pas de la mort de sa mère, du départ de son père.
Eléments singuliers et policiers : le père a disparu après le meurtre de l’une de ses compagnes, Lucie. A-t-il tué cette femme qu’il semblait adorer et dont Damien entrevoyait qu’elle pourrait être une mère de substitution ?
Direction la Côte belge et Ostende, où Damien, comme son père, comme tant de De Man avant eux, a été l’élève des Frères lasalliens. Enquête chez les bons pères, donc, qui conduira à rebours jusqu’à l’époque napoléonienne. En passant par la résidence Stella Maris où Damien a été si heureux en couple. Pour démêler les fils de sa vie, en remontant à cet avant-Adèle, qu’il a mis entre parenthèses durant leur histoire commune.
Au deuxième regard…
Il sera question d’une malédiction familiale et d’atmosphères picturales, notre protagoniste se baladant entre des tableaux dignes d’Ensor (le Bal du Rat mort) et de Spilliaert, croisant une guide d’origine indienne, Neela, qui présente un contrepoint de vie, d’altérité voire de futur possible.
Stella Maris s’avère un beau livre ! Bien écrit et mystérieux :
« Il ferme les yeux. Les flots dans sa tête se mettent à rugir, il se voit les bras tendus tout au bout du brise-lames où mille chiens de mer se disputent ses fragments contradictoires. »
Un livre qui juxtapose les saveurs. L’enquête policière, l’intrigue amoureuse entrevue, mille lieux nous parlent mais, au-delà du premier degré, s’érigent des interrogations essentielles sur le sens de la vie, la manière d’être au monde, de se remettre sur les rails de l’adéquation à celui-ci.
Plus intimement…
Voilà un livre qui m’a troublé ! Plus que diverti, troublé. C’est que… dans ma vie d’auteur, j’ai écrit et publié en 2021 un Encres littorales, mon ouvrage le plus court (30 pages) dont Stella Maris m’a semblé, à tort ou à raison, un possible prolongement, comme le deuxième pan d’un diptyque qui aurait débuté par mon récit.
Dans les deux cas, un homme abandonne Bruxelles (et tout) pour venir errer au littoral, un littoral qui conjugue mise en abyme de notre belgité et de notre histoire nationale, creuset de nos enfances et de mille souvenirs individualisés aussi.
« Errer » ? Il faut s’arrêter sur le terme ou son sens. Car les deux errances, d’une part, s’inscrivent dans une atmosphère profondément ostendaise (Spilliaert chez moi, le même mais Ensor en sus pour Michel Joiret) ; d’autre part, il s’agit d’errances accoudées à un sens, une enquête (policière), une quête (identitaire).
Deux livres jumeaux ? Oui et non. Il y a une foultitude d’ingrédients communs mais les traitements sont très contrastés. J’avais choisi de resserrer au maximum mon intrigue, privilégiant l’intensité ; mon collègue a élu le temps long, la profondeur de l’imprégnation. Avons-nous offert en chorus une leçon de narration et d’écriture ou, plutôt, pour parler plus modestement, ouvert un sillon de réflexion sur le domaine littéraire ?
Troublé, donc, et ému, certainement bousculé par la subjectivité et le fantasme de la fraternité d’âmes, j’aimerais croire que le livre de Miche Joiret se situe dans un temps postérieur au mien. Mon ouvrage évoque un homme qui quitte tout pour chercher une femme, or, dans Stella Maris, un homme a trouvé la femme idéale mais, après des années de vie conjugale, il l’a perdue, il en est aussi éperdu que le mien mais, au lieu de se laisser aller, il agit, réagit, décide de reprendre le cours de sa vie en amont, de creuser les mystères qui ont traumatisé sa jeunesse… avant la rencontre de l’aimée. Cette dimension m’a paru très originale et éthique, courageuse. Comme une ode à la vie et au récit de vie vers lequel on doit tendre, le supplément de sens et d’âme qui doit venir colorier nos actes et pensées.
(4)
Sylvie GODEFROID, Salsa, roman, Le scalde, Bruxelles, 2022, 191 pages.

Qu’annonce la présentation éditoriale officielle ?
« Temps en apnée, heures élastiques et plongée comateuse pour un rendez-vous manqué. Dans la prison de son corps, Sophie crie au secours. Nul ne l’entend. Ni Amandine, sa fille prostrée à son chevet, ni l’équipe médicale au pronostic pessimiste. Que divulgue son amie ? Où se cache Luis, son amoureux cubain ? Seule, sur son lit d’hôpital, sous la caresse de draps rêches, souvenir d’une plage de sable fin, sa mémoire danse la salsa des robinsons.
Entre confidences, délires et procès d’assises, Sylvie Godefroid nous offre un nouveau roman, l’occasion d’une réflexion sur la peur, le manque, le doute, la honte et la culpabilité. L’auteure explore les relations transgénérationnelles. »
L’art de Sylvie Godefroid
La postface de Pascal Vrebos évoque « une véritable romancière ». Ce qui m’interpelle. C’est que le roman est ma religion, comme lecteur, comme auteur… C’est que j’ai déjà beaucoup médité sur les différences qui séparent un Proust d’un Giono, un Flaubert d’un Dumas, un Modiano d’un Werber. Ces auteurs, répertoriés comme de grands romanciers, ne répondent pas aux mêmes paramètres, au même cahier de charges, je pressens que Pascal Vrebos et moi partons de perspectives contrastées mais tout autant légitimes, je sais qu’il n’est pas nécessaire non plus qu’un roman soit un « véritable roman », au sens où moi je l’entendrais, pour être un ouvrage intéressant, réussi, brillant ou pas.
Soyons plus concret. Prenons deux auteurs dont les trajectoires pourraient a priori se rapprocher. Claude Donnay et Sylvie Godefroid, depuis des décennies, sont des poètes, puis tous deux se lancent dans le roman. Mais. Claude, face à chaque chantier au long cours, plante un nouvel univers, se laisse investir par des personnages autonomes, qui lui échappent et jouent leurs cartes, il crée une fiction, un décor, des enjeux extérieurs. Sylvie, a contrario, élabore une situation de départ (inventée, rencontrée, vécue ?) à laquelle elle pourra arcbouter des mots et des saillies, des sensations et des réflexions personnelles, des souvenirs, des projections de son vécu, de ses aspirations, etc. On pourrait dire, en caricaturant, que Claude se fuit pour découvrir l’altérité quand Sylvie se cherche, décalant tout ce qui la touche (Cuba, la salsa, la relation avec une jeune femme de l’âge de sa fille, etc.).
Sylvie est une poétesse ! Avant tout ! Ce qui éclate dès la première page, les premières lignes :
« Que de temps perdu au piano des apparences ! »
Un peu plus loin :
« Parfois je glissais sous tes pieds le tapis volant qui manquait à tes voyages. »
Sylvie, pourtant, écrit un roman (Pascal Vrebos a retenu les ingrédients qu’elle utilise et moi plutôt la manière dont elle les convoque), écrivaine en quête de progrès, de renouvellement, de défi, elle juxtapose plusieurs écritures, au moins deux, osant la vitesse narrative et la modernité :
« Satanée course contre la montre. Vendredi pourri. »
Il y a aussi un fond Sylvie Godefroid, l’assurance de retrouver des interrogations et des indignations de l’autrice, des retrouvailles avec ses traumatismes de jeunesse, une volonté d’authenticité, qui la pousse à gratter sous son apparence ou ses pulsions. Jusqu’à oser soupirer devant la dégradation par les années, exprimer une répulsion pour un physique, une odeur, une situation, loin du formaté ambiant, du politiquement correct :
« Je n’ai pas envie d’être gentille, pas aujourd’hui. ».
In fine, Sylvie Godefroid offre des pages habitées, qui multiplient les saveurs (plaisir du mot ou de la phrase, passage méditatif ou informatif, infiltration d’un suspense sur la situation exacte de la narratrice).
La narratrice
Oublions les interactions avec l’autrice, l’autofiction perçue (à tort ou à raison) et concentrons-nous sur son rôle dans la fiction.
On part d’une situation qui rappelle un thriller récent de Barbara Abel, soit une femme qui, en apparence, a sombré dans un coma profond, un état végétatif. Sauf qu’ici ce qui importe, ce ne sont pas les personnages tournant autour du légume mais le légume lui-même qui, pour un légume, pense beaucoup mais beaucoup, de manière élaborée. Un faux légume, alors ? Parce que beaucoup plus vivant, imaginatif et réactif que la plupart des vivants ?
Il y a évolution du statut de la narratrice. Infiltration d’indices, de notations singulières (allusions, par exemple, à un procès d’assises) ouvrant d’autres possibles.
Et si… Et si les éléments mis sous notre nez n’étaient pas ce qu’ils semblent être ? Et si ce livre nous faisait glisser vers un tout autre univers, hanté par des Rossano Rosi ou Carino Bucciarelli, soit un univers de faux-semblants, une ère du soupçon, un basculement du réel ? Mais n’en disons pas plus, pour ne pas corrompre l’appétit du lecteur.
En clair ?
Le livre se lit aisément tout en mixant les écritures et les accents, de l’autofiction au thriller en passant par le sociologique, tout en faufilant la complexité. Mais il y a beaucoup plus essentiel : ce récit interroge sur l’adéquation (au réel, au monde, à l’autre, enfant ou mari, amant, lieu de vie), qui est la clé d’une existence, un serpent de mer, l’Eldorado, le seul. Jusqu’à en acquérir une dimension allégorique. Qui pourrait n’être ni le fruit du hasard ni celui d’une volonté. Mais alors ? Un bonus collatéral ? Le fruit d’un engagement viscéral, d’un don de soi, qui, seul, permet de passer dans une autre dimension ?
(5)

Mon fils et moi nous sommes beaucoup impliqués dans la réussite du projet de Samuel, un ami. Il m’est donc difficile, déontologiquement, d’en parler. Mais je dois y faire écho, c’est un livre si intéressant, une démarche si admirable (celle d’un jeune trentenaire tombé en amitié avec un survivant de la Shoah).
Alors ?
D’une part, je vous renvoie à ce que dit l’éditeur :
Jürgen Löwenstein, destin d’un enfant juif de Berlin
D’autre part, à ce que disait notre ami Guy STUCKENS dans sa présentation de la fin août 2022 (émission Cocktail Nouvelle Vague, sur Radio Air-Libre, avec lecture des pages 71-72) :
« C’est l’histoire d’une rencontre : celle d’un adolescent, Samuel Herzfeld, en vacances en Israël avec ses parents, et d’un rescapé des camps nazis qui y a refait sa vie.
Après la guerre, comme beaucoup de rescapés, Jürgen Löwenstein s’est enfermé dans le silence. Il n’a jamais parlé de la Shoah à ses filles, mais, à la surprise de celles-ci, il répond à sa petite-fille, qui le presse de questions sur cette période. De là part sa prise de conscience du besoin de témoigner. Là où d’autres ont tenté d’oublier, tant bien que mal, ce qu’ils ont vécu, rongés par le remords d’être toujours vivants et la crainte de ne pas être crus, Jürgen se souvient. Et même à chaque page, comme le fait remarquer Marianne Sluszny dans sa préface.
Ce n’est certes pas le seul livre consignant la Shoah, l’histoire et le destin de certains survivants. Mais celui-ci présente la particularité de nous parler aussi de la vie d’avant les camps, de la manière dont un survivant s’est reconstruit après avoir émigré en Israël.
Avant.
Dès l’adolescence, Jürgen participe à des camps de la Hachscharah (« préparation » en hébreu), dont le but est de former des jeunes Juifs à la vie future en Israël. Comme il n’a pas beaucoup de contacts avec ses parents, il ne souffre pas de leur éloignement.
Vivre à Auschwitz et dans les autres camps nazis est inimaginable. C’est comme vivre sur une autre planète. Il ne faut pas penser au présent, mais l’espoir fait vivre. Il y a moyen de survivre grâce à la solidarité apprise avec la Hachscharah.
Après.
Comme il s’y était préparé dès avant la guerre, Jürgen a rejoint un kibboutz communiste en Israël. La vie y est dure et les résultats ne correspondent pas à ce dont les kibboutzim avaient rêvé. L’idéal de ces pionniers va lentement s’effilocher. Lui qui avait refusé de retourner en Allemagne comprendra la nécessité d’aller témoigner devant les nouvelles générations.
Jürgen Löwenstein, destin d’un enfant juif de Berlin n’est pas un roman mais un témoignage, recueilli par Samuel Herzfeld, illustré de nombreuses photos. Néanmoins, la manière dont ce jeune auteur (il a une trentaine d’années) nous présente son récit ne manque pas de qualités littéraires. Malgré son objet tragique, l’auteur nous donne envie de connaître la suite : on veut savoir comment le jeune Jürgen va s’en sortir, comment il va échapper à la mort et refaire sa vie après la guerre.
La conclusion du livre est claire :
« Hitler est mort, le Troisième Reich s’est effondré. Mais le peuple d’Israël vit ».
Le livre commence par un poème de Primo Levi et se termine sur une citation de Martin Gray, deux des premiers survivants à avoir témoigné de l’horreur des camps nazis. »
Also sprach… Guy Stuckens.
Entretemps, le déferlement russe en Ukraine aura ramené sous nos yeux hébétés l’horreur des années 1930/1940, et ces mots qu’on espérait disparus, ou amenuisés, comme « purification », « éradication », « camps de filtration », « déportation », etc. Ce faisant, ce livre en acquiert une nouvelle dimension : il porte témoignage sur des invariants, soit des mécanismes qui se sont produits, se produisent et se produiront toujours, en rapport avec la nature même de la gent humaine. Ce qui nous oblige définitivement à la lucidité et à la résistance.
(6)

Au départ, le style m’a surpris. Positivement. Osant rompre avec un certain académisme, suivant le rythme de la pensée. Ensuite, je note la simplicité globale. De l’écriture, de la narration. On lit aisément. Une aventure angoissante. Entre relents policiers et horrifiques. Une fillette a disparu. Mère affolée. Suspects envisagés. A côté, la forêt et d’autres dangers…
J’ai pensé un moment aux films initiaux de Romero, les premiers zombies, où la tension, le suspense naissent d’un rien, sans grands moyens. Ce qui renvoie, selon moi, à notre nécessité à tous/toutes, auteurs/autrices, de réviser parfois nos fondamentaux. Car la première règle d’un récit est de donner envie de suivre le cours de la ligne, de la page. Il faut conter !
Je ne déflorerai pas l’intrigue, ce qui serait criminel. Mais j’ai achevé avec la sensation que le récit pourrait s’intégrer dans une collection pour la jeunesse. Une observation positive : les jeunes attendent non une surenchère d’effets mais une histoire.
(7)

Une parodie décapante !
Voir mon article dans Le carnet :
(8)
Philippe FIEVET, Une colonne pour le paradis, roman, M.E.O., Bruxelles, 2022, 237 pages.

Un récit original situé dans la Syrie du Ve siècle.
Voir mon article dans Le carnet :
Et pour terminer…
…selon mon habitude, loin de toute analyse, dans le plaisir pur de la perception… un peu de poésie…
(9)

Dans la livraison estivale de la revue Bleu d’encre (publiée par la maison d’édition… Bleu d’encre de Claude Donnay, à Yvoir), son numéro 47, j’ai été happé par deux fragments :
. un haïku de Louis MATHOUX :
« Le béton pousse
- Printemps de laideur froide
Sur nos regards »
. un extrait de Montaha GHARIB :
« Vis ta vie
En flagrant délit
De tous ses interdits »
(10)

Sur Facebook, une poésie du jour, inédite, a attiré mon attention le 17/9/22. Elle émane, il est vrai, d’une autrice bien connue (poétesse, romancière, médiatrice), Martine ROUHART :
« J’ai mal au cœur
d’avoir parfois
si mal aimé
les embellies »
(11)

Le premier texte est épatant, avec sa perception aiguisée et sa résistance, mais je note la qualité du tout, jusqu’au contenant (le livre est un très bel objet), en passant par la présentation de Pierre Schroven.
POÈME POUR UNE ÉPOQUE ÉTEINTE
Nous vivons une époque éteinte,
une vie de couvre-feu sous la cendre des villes et des rires,
une époque de portes borgnes et de voix assourdies,
de printemps rangé dans une boîte à trésors,
à côté d’une plume de cormoran, d’un marron chiffonné
et d’un sous-verre estampillé Bière d’Abbaye.
Nous vivons une vie de l’instant étiré jusqu’à l’ultime brin,
un présent sans futur rapproché – pauvre grammaire, peau de chagrin.
Te rappelles-tu le doux corps à corps de nos doigts,
le jeu secret de mes lèvres sur ton oreille ?
En ce temps-là, le temps lissait ses plumes sous nos caresses et
à visage découvert, je te mangeais le cou à la première
d’un blockbuster sirupeux, dans un cinéma sans peur.
Nous vivons une époque éteinte, dis-moi
où vont les oies
quand elles désertent notre ciel ?
Dans quelle autre vie dansent-elles leurs ailes,
les oies qui enfoncent leur coin criard
dans le jour gris,
dans le temps éteint où nous flambons derrière nos fenêtres,
nos portes closes,
où nous mangeons le pain des départs, le pain de l’exil,
derrière les portes rougies au sang des souvenirs,
nos portes closes sur les ondes, sur les voix,
sur les solitudes câblées, connectées,
nos portes closes, nos fenêtres poumons,
la vie réduite au cliquetis de nos doigts sur le clavier,
aux visages tremblants dans l’écran solidaire,
aux mots meurtris dans les écouteurs ?
Nous vivons une époque éteinte,
mais moi je brûle à pleine peau,
à peau de soleil,
à peau de couleur,
à peau de papouilles et de silences sucrés,
je brûle en partance, je brûle en absence, en confidence balancée,
en transhumance salon-chambre à dormir-troisième sans ascenseur,
je brûle d’un temps présent dans mon ventre, d’un présent à enfanter,
à déchirer, émietter au hasard des lèvres,
d’un présent à vivre entre les tenailles des mains,
qui prennent le monde, travaillent la terre et la chair,
je brûle à l’endroit et à l’envers, en coup droit et en revers,
je prends feu dans cette époque éteinte,
petite et frêle lumière, que je tends par-delà les
confinements
et les discours sans,
petit fanal dans la nuit pour appeler sans un cri,
et dire qu’il ne faut pas craindre la nuit,
qu’une simple flamme suffit pour croire au jour.
PS
Et zut ! La rubrique Le plat pays qui est le mien… de cœur, initiée en ce début 2022 avec Pieter Aspe puis prolongée avec David Van Reybrouck, est reportée au numéro suivant. Je me rattraperai en continuant mes leçons sur Babbel.
Edi-Phil, alias Philippe REMY-WILKIN.