2023 – FLOCONS DE MOTS : À LA DÉCOUVERTE DU COUDRIER / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Il y a beaucoup de coudriers dans les buissons de ma campagne mais aucun ne porte des poèmes. J’ai donc été, à la fois, surpris et enchanté quand Joëlle Aubevert m’a proposé de lire ces deux recueils de poésie édités par cette maison qui a emprunté son nom à cet arbuste éponyme. Et ma lecture m’a confirmé que cet éditeur possède une grande exigence et qu’il sélectionne et édite des textes de grande qualité que j’ai lus avec grand plaisir.

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Poèmes écrits sur du papier

Arnaud Talhouarn

Le Coudrier

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J’ai lu cet opus comme un recueil de poésie en prose, comme le propose l’auteur dans son titre, mais je l’ai lu aussi un peu comme un essai ou plutôt comme un ensemble de fragments traitant de sujets différents. Je rejoins en ça le préfacier, Jean-Michel Aubevert, qui dans son très éclairé et très éclairant propos introductif écrit :  » La poésie d’Arnaud utilise aussi la forme « narrative et discursive » « . Je trouve qu’il livre des descriptions de lieux, de choses, de sentiments, d’impressions, … avec une très grande finesse et une grande force d’évocation. Par ailleurs, il discourt fort habilement sur différents sujets qui l’ont interpellé. Ces descriptions et ces discussions sont toujours écrites dans une langue d’une extrême précision et d’une grande clarté, ce qui rend son texte toujours très accessible même quand il aborde des sujets fort complexes.

En lisant ces fragments, j’ai essayé de tirer les fils qui semblent relier les textes les uns aux autres ou du moins certains d’entre eux. Les discussion sur la langue, l’écriture, la littérature, la prolifération éditoriale font l’objet de plusieurs textes et sont une bonne partie du fondement de ce recueil. « Quoi qu’il en soit, quand je sors d’une librairie, je me dis qu’il est non seulement inutile, mais nuisible d’écrire. Qu’il est urgent non seulement que je cesse d’écrire, mais que tout le monde cesse d’écrire. Seule manière de mettre fin à cette répugnante dysenterie éditoriale ». Cette profusion littéraire inutile en elle-même l’est d’autant que « l’écriture est devenue inutile, du fait de la défection du lecteur… ».

Paradoxalement ce discours sur le trop-plein littéraire s’accompagne de récits sur la découverte de textes anonymes, épigraphie, manuscrits anciens – j’ai pensé au livre de Jean Potoki : Manuscrit trouvé à Saragosse – qui montre bien l’importance de l’écrit, qu’il soit aussi bien dans des textes scientifiques, littéraires, historiques, … comme une nécessité de transmettre un savoir, des idées, des avis, des opinions, des sentiments, des émotions…, pour nourrir la mémoire à laquelle on peut toujours se référer, et aussi pour construire une histoire de la littérature expurgée de tous les écrits qui n’apporte rien et ou ne rapporte que trop mal. L’appauvrissement de la langue étant la véritable gangrène de la littérature. « Dans la poésie, l’appauvrissement de la langue a conduit à un délitement inouï ». L’écriture, c’est aussi l’art de mettre en forme l’histoire. J’aime cette façon dont Arnaud voit l’histoire et la mythologie comme un passage entre les hommes et les dieux. « Transiter entre le monde des vivants et celui des morts est une de leurs occupations majeures. Transiter, et conjoindre : hommes/dieux, vivants/morts, plein/creux, chair/surfaces ornée ». L’homme a inventé les dieux pour s‘assurer une protection et un refuge, l’histoire et la mythologie ne sont que le livret de ce vaste oratorio.

Parmi les fils que j’ai tirés en lisant ce texte, il y a celui qui évoque la vie, la mort, la déchéance pire que la mort. Il y a aussi ceux qui dissertent sur la façon de remplir l’espace de la vie : est-il nécessaire de travailler, d’avoir un emploi, d’assurer une mission ? N’est-il pas plus utile de ne rien faire, de ne rien vouloir, de rien désirer, de se suffire de rien, des mots peut-être, de se contenter de vivre dans le dénuement ? « Là où j’irai, je ne me porterai acquéreur de rien de plus que dans les lieux que j’aurai quittés ; et il ne restera bientôt plus qu’à partir de nouveau ». Changer, toujours changer. « Une croyance m’a bercée pendant des années : la voie que je devais suivre dans cette existence, était celle du dépouillement. Abandonner, creuser, vider, décaper etc. ».

Dans ses textes poétiques, Arnaud disserte, discute, démontre, décrit, …, de la vie, de la mort, de l’humanité, des dieux, de la langue, de l’écriture, de la littérature, de l’histoire et peut-être tout simplement de sa vie à lui, des problèmes qui l’interrogent, des événements qui l’interpellent … ?

Le livre sur le site des Ed. Le Coudrier

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Transparences

Jean-Michel Aubevert

Le Coudrier

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Dans la transparence des feuillages et canopées déposés par Joëlle Aubevert pour illustrer ce recueil, Jean-Michel a glissé ses poèmes courts, fluides comme des rus serpentant dans la campagne, frais comme les ombrages illustrant ses vers et lumineux comme les mots ensoleillés qu’il a choisis avec minutie.

Dans ces vers chatoyant, il évoque le cosmos, la nature, l’onde et même les plis laissés par les amoureux dans les draps devenus défraichis.

« Aux sables qu’ont foulés / leurs pas, à ces objets / qui en fixent les draps, / à des lits oubliés / que la nuit a rêvés / ils se sont tant aimés / que le temps s’est plié… »

Dans notre monde en ébullition, Jean-Michel a trouvé dans son riche langage des mots, des rimes, des assonances, …, qui chantent un monde ou la douceur de vivre aurait encore une raison d’être notre mode de vie, notre façon d’aimer…

« Longuement les aimés / ont goûté aux baisers / fruités. Le bel été / au loin les a portés. »

Tout ce monde qui s’étale sous le regard des beaux yeux qui illuminent les vers de Jean-Michel.

« On dit que les beaux yeux / Sont comme les jours / Qu’ils se vivent à deux. / Y cuve notre amour. »

Que notre monde est beau quand on le regarde à travers les yeux que Jean-Michel a dissimulé dans ses vers distillant des regards qui se glissent dans les feuillages de Joëlle.

C’est mon premier recueil déniché chez Le Coudrier mais je sais que ce n’est pas le dernier, le suivant est déjà sur mon chevet.

Le recueil sur le site des Ed. Le Coudrier

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Joëlle Billy présente les Editions Le Coudrier fondée en 2001

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LES BIENHEUREUSES d’ANDRÉ LALIEUX (Ed. du Basson) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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La première rencontre que fait Marcel Douby, « 55 balais et à peine deux ans de travail au compteur », se prénomme Noëlla Derijk. Elle a lieu à la place Verte, à Charleroi, en plein chantier du centre commercial Rive Gauche.

« Elle était là, à regarder la scène, dos appuyé à la librairie Molière. Blonde, les yeux bleus. Pas belle, pas élégante, sans charme, mais un physique animal, ça oui, foutue quoi, très bien foutue. »

La rencontre se poursuit jusqu’au domicile de la donzelle à Dampremy où, après la tournée des bistrots, l’aimable cinquantenaire en vient à lui mette les mains autour du cou et à serrer très fort… Il découvre de la sorte les voluptés du passage à trépas, tant pour l’assassin que pour sa victime, la première bien nommée bienheureuse du titre.

Voilà comment M. Douby entame sa carrière de premier serial killer carolo qui n’a aucune peine à égarer la police sur de fausses pistes même s’il n’est pas à l’abri d’une fausse manoeuvre, d’un retour de flamme. 

Quelles seront les prochaines victimes et combien de bienheureuses connaîtront l’extase marcellienne ? Marcel trouvera-t-il un emploi au parc à la hauteur de ses non attentes ? Quelles sont les activités de l’inquiétant Salvatore Gracci avec lequel notre homme sera mis en contact via sa nièce qui travaille à l’Onem ? Jusqu’où tombera-t-il ? Quelle chute (de cheveux) nous ménage ce polar vivement recommandé ?    

Je peux juste dire que mon quartier tient un rôle décisif dans l’action du livre même si, en cherchant bien, je n’ai pas trouvé trace du salon de coiffure mentionné par l’auteur. En bon romancier, André Lalieux a sans doute tenu à brouiller les pistes… de quelques kilomètres.

Un polar très réussi, qui plus est localisé à Charleroi et sa périphérie (et qui s’expatrie jusqu’à Givet et Blankenberge), aux traits d’humour et aux termes d’argot bien dosés, qui ménage ses effets sans verser dans les excès et longueurs auxquels le genre peut parfois prêter. Malgré les faits relatés, il nous fait nous attacher au narrateur et à sa vieille mère et trembler avec lui à l’idée qu’il pourrait se faire prendre.

Finaliste du prix Saga Café, ce livre est disponible dans la collection de poche du même éditeur mais aussi dans la collection Grands Caractères (pour les malvoyants).

André Lalieux a aussi publié aux Editions du Basson Odeur de blanche et il vient de sortir un nouveau roman, Pao (MVO Editions).

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LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS OUVRABLES de MICHEL DELHALLE (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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Ex-bibliothécaire à la Bibliothèque Centrale Provinciale du Hainaut à La Louvière. Michel Delhalle est le Monsieur Loyal de l’écriture aphoristique. Tant pour sa pratique que pour sa large connaissance du genre qui lui a fait coordonner une anthologie de l’aphorisme belge (un second tome est en préparation), désormais de référence, au Cactus Inébranlable, la maison qui a mis l’écriture d’aphorismes à l’honneur et ainsi comblé un manque dans le paysage éditorial. Chez le même éditeur, il aussi rassemblé les aphorismes constituant le recueil consacré à son ami, Max Laire, le bricoleur de mots.

C’est en tant qu’auteur qu’on retrouve Michel Delhalle pour ce recueil comprenant plus de cinq cent « petites phrases ». Partisan de l’aphorisme bref (de moins de huit mots), sans doute parce que « les mots se noient dans les phrases trop longues », ceux qu’il nous livre touchent à tous les domaines de l’Honnête homme du XXIème siècle.

Inquiet du temps qui passe (« Ma conception de la trinité, c’est passé, présent et avenir »), des travers de l’homme moderne et de ce qui nourrit l’actualité, Delhalle se soucie toutefois de préserver des moments à soi, « en se retirant […] dans l’isoloir de sa conscience », pour « être sa propre île déserte », pour méditer, lire ou écrire, mais aussi pour garder « l’énergie de ses espoirs ».  
Son attention à la marche du monde et aux mécanismes de la psyché l’empêche de se regarder dans un miroir car, écrit-il, « l’égoïsme est un je qui n’en vaut pas la chandelle » et parce qu’on se « voit mieux dans le miroir des autres ».

À la faveur de cette lecture, on trouve des détournements de dictons, de l’humour, de la fantaisie verbale, des considérations existentielles et plusieurs définitions des noms communs (cœur, chaise, caprice, conviction, existence, horloger, inspiration, poubelle, rosaire, spermatozoïde, transparence…) exprimées, par exemple, comme suit :

Le cœur est le port d’attache de l’âme.
La transparence est la fille de l’homme invisible.

Son sujet d’étude principal fait l’objet de quelques devises. En voici quelques-unes !

Les aphorismes sont les feux d’artifice de la pensée.

La brièveté est la politesse de l’aphorisme.

L’aphorisme est une leçon de fausse modestie.

L’aphorisme est un galet qu’il faut inlassablement polir.

Et mon préféré dans cette veine :

L’aphorisme est le miroir de courtoisie de la poésie.

Si l’aphorisme fait étinceler la langue, celle-ci lui inspire quelques remarques :

Les fautes d’orthographe sont les impolitesses de l’écrivain.

La grammaire représente l’hygiène du texte.

Michel Delhalle est aussi attaché aux aphorismes nichés dans les recueils de poésie de ses contemporains car, pour lui, « aphorismes et poésie sont deux enfants du même lit ».
Entre les lignes, on comprend qu’il est plus attentif à une poésie sensible au mot et à l’image justes plutôt qu’à une poésie s’écrivant vite et sans façon. Préférable encore à une poésie absconse qui réclamerait à la critique, mise devant le fait accompli de la publication, de livrer des explications aux auteurs mêmes :

Beaucoup d’auteurs ne comprennent pas ce qu’ils écrivent.

Dans cet esprit poétique, on trouve ici de lui :

Les petites étoiles suivent les cours du soir.

L’horizon borne l’éternité.

Entre l’écorce et l’arbre bat le cœur de la forêt.

Le ciel peint en bleu les yeux du printemps.

Certains aphorismes coulant de source sont de la plus belle eau.

Les lavandières étaient parfois complètement lessivées.

Tous les chagrins du monde naviguent sur le canal lacrymal.

Une question bateau demande une réponse vague.

En aiguilleur des mots, Michel Delhalle fait joliment jouer les correspondances.

La pilote de rallye porte une jupe à volants.

Les vendeurs de jonquilles sont référencés dans les pages jaunes.

La roue de l’infortune est désespérément voilée.

On compte beaucoup de séparatistes sur l’île de la Réunion.

La chanson poursuit son petit bonhomme de refrain.

Et last but not least (pour ce compte-rendu) :

Ma femme est infirmière aux soins attentifs.

Pour qui s’intéresse aux ressorts du langage et du bien dire, refaire le monde en phrases est un exercice de pensée délicat, exigeant, essentiel, dans lequel Michel Delhalle est passé maître, pour notre plus grand plaisir.

À noter aussi la belle préface/présentation de Denis Colette.  

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Le recueil sur le site de vente en ligne du Cactus Inébranlable

Le 30 janvier 2023 à 19 h, Michel Delhalle présentera son livre lors d’une rencontre autour de l’aphorisme animée par Denis Colette à l’Institut des Arts et Métiers de La Louvière

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POÈMES D’AUREL PANTEA, traduits du roumain par SONIA ELVIREANU

Aurel Pantea (n.1952) – poète, prosateur, essayiste, critique, rédacteur en chef de la revue Discobolul, maître de conférence à l’Université « 1 Décembre 1918 » d’Alba Iulia, membre de L’Union des Écrivains de Roumanie, Filiale Alba-Hunedoara.
Prix de poésie : Prix de début des Éditions « Albatros » pour La maison des rhéteurs, 1980 ; Prix de poésie, 1992, revue « Poésis », Satu Mare ; Prix « Livre de l’Année » pour Noir sur noir, 1994, Salon national de livre et de publication culturelle, Cluj ; Prix « Octavian Șuluțiu », 1998, revue « Familia », Oradea ; Prix de poésie, 2005, revue « Târnava », Târgu Mureș ; Prix de poésie, 2006, revue « Ateneu », Bacău ; Prix National « Tudor Arghezi », 2012, Târgu Jiu, Prix « Balcanica », 2012, Brăila ; Prix ARIEL « Livre de l’Année », 2013, București ; Prix « Livre de l’Année », 2013, Cluj-Napoca ; Prix de poésie, 2015, Union des Écrivains de Roumanie ; Prix de poésie, 2015, revue « Familia », Oradea ; Prix National « Mihai Eminescu », 2018, Botoșani.
D’autres prix : Prix de critique littéraire pour Sympathies critiques, 2004, revue « Poésis » Satu Mare ; Prix d’essai littéraire pour Poètes de la pleine transcendance, 2004, Union des Écrivains de Roumanie, Filiale Târgu Mureș ; Prix de publication littéraire, 2006, Union des Écrivains de Roumanie, Filiale Târgu Mureș

Extraits du recueil Le destructeur

                                    ***

Qui vit maintenant, te ressemble,
mon énorme dégoût, les contemplatifs partis,
les fossés sont restés nous surveiller, reste, ne pars pas,
mourant, l’amour fait aujourd’hui sa dernière confession, que ce n’est pas lui, que ce n’est pas lui,
qu’en aucun cas, ce n’est pas lui…
qui vit maintenant, te ressemble, mon énorme dégoût.
Sur une terrasse, en plein midi, la lumière coupe le cou
de la demoiselle d’à côté, à la table voisine le monsieur est très préoccupé
de couper ses veines, un souffle froid vient, signe que l’invité par tous attendu
est proche, mais tout le monde est très concerné, je me souviens
de mon ami mort il n’y a pas longtemps, il sentait quand l’invité était proche
et il injuriait terriblement, j’aurais besoin d’un poignard
pour cette normalité

                                               ***

Ni l’homme des philosophes, Dieu, ni l’homme des religions,
ni la créature des politiciens,
à moi vient le visage de quelqu’un accompagné de faiblesse et de débauche,
celui où les riens riaient, le reste de l’homme, après avoir triomphé dans sa vie les philosophes,
les théologiens, les politiciens,
tout le monde le reconnaît il vient des endroits où les prières ne pouvaient pas naître,
avec lui vient la prière sans foi,
en lui s’ouvrent les soupapes du langage, il porte les discours
comme autant d’enfers, il est la mémoire déchirée, la mémoire
brisée qu’on peut voir les entrailles du temps

                                        ***

Aujourd’hui , j’ai vu mon cœur, il battait de très loin,
il me semblait que ce n’était pas mon cœur, à côté, près d’un appareil sophistiqué,
la femme médecin aux yeux bleus m’a laissé écouter un instant
ses rythmes, j’ai entendu de gros torrents et un sifflement,
le temps se tourmentait en grandes fleuves, ce serait vrai,
a dit la femme médecin, si on était au milieu,
si on revenait dans son cœur, on verrait les souterrains
d’où vient le destructeur

                                                    ***

                                                               dédié à monsieur Mihai Șora

L’amour tombe la bouche dans la terre,
l’œil impitoyable rassemble de partout des paysages épuisés,
et pourtant ne laisse aucune chance à la mort de naître,

les amours viennent de longues errances, ils portent
les traces des refus, beaucoup s’endorment près du crime commis, et pourtant
ne laisse aucune chance à la mort de naître,

le temps vivant montre sa grande douleur,
de ceux partis s’élèvent des regards qui ont tout compris,
le prix payé pour être vivant se transmet plus loin,
plus loin, et pourtant
ne laisse aucune chance à la mort de naître,

il injecte en nous le siècle de morphine
placides, avares, la femme et l’homme trouvent, à la fin,
le lieu où ont commencé leurs solitudes oxydantes, de leurs vies
sortent en séries des bêtes fugaces, et pourtant
ne laisse aucune chance à la mort de naître

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LE LECTEUR ALLERGIQUE

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Le bruit mûrit sur l’arbre du silence. Ouh !, s’agace le lecteur allergique au mot silence.

Le bruit mûrit sur l’arbre. Zou !, s’irrite le lecteur allergique au mot arbre.

Le bruit mûr se murmure. Atchoum !, éternue le lecteur allergique au mot murmure.

Le bruit mûr. Pouah !, s’exaspère lecteur allergique au mot bruit.

Le mûr. Crrr !, se crispe le lecteur allergique aux accents circonflexes.

Le. Arghhhh!, se tord de douleur le lecteur allergique aux articles définis.

Chuuut, figurent les lèvres du poète allergique aux interjections du lecteur allergique.

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LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 132. RINCEUR DE LOIS

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À l’épreuve des faits, les lois s’abîment, se salissent, prennent des mauvais plis si elles n’ont pas déjà dépassé la date de péremption. Elles ont perdu l’efficacité et l’agilité de leur jeunesse ; elles peinent à la tâche, leurs amendements s’effilochent.

Les parlementaires ayant rédigé, proposé, projeté, rapporté, voté les textes de loi avec leurs attachés sont corrompus depuis longtemps ou recasés à la présidence d’une quelconque association à but électif. Revenus de leurs idéaux primesautiers, ils cumulent sans joie mais non sans des jetons de présence des statuts divers et avariés.

Aux séances publiques du parlement, pour vérifier la transparence de l’eau et des opérations, on plonge après un prélavage à température corporelle les lois dans une bassine installée sous le crachoir du président.

Il s’agit du tub privé du secrétaire général dans lequel, à tour de rôle, ses employés sont venus partager un récurage en règle de toutes les parties du corps administratif. L’employé savonné, blanchi, parfumé, au poil luisant et à la lèvre humide, pouvait alors prétendre bénéficier des bienfaits de la couche du haut fonctionnaire et d’une note favorable lors de son examen professionnel annuel du lendemain.

Lors du décrassage, à température moyenne de l’été 2100 sous nos latitudes, la poudre, purifiée de tout produit blanchissant (la blé, la réputation, les taches de compromission), imprègne tous les interstices de la loi.
On fait briquer avec des brosses de députés à gros crins ; le président, qui a les doigts et les ongles longs, est sollicité pour les articles de lois difficiles à détacher. On rince en se servant d’un battoir à linge, celui que les présidents de parti utilisent pour ramener les brebis égarées loin de la ligne partisane.

On sèche les lois par le souffle puissant des électeurs toujours heureux de contribuer à l’essor de leur modèle de démocratie chéri.

Les lois assainies en ressortent fraîches comme un euro neuf, sans une once d’argent qatarien ou de grain de sable marocain, pimpantes, piquantes, pétillantes à souhait, prêtes pour de nouveaux usages, et sur la mise en œuvre desquelles veilleront un panel choisi de juges sans moyens mais polis comme de vieux cailloux ayant vu défiler des vagues de méfaits compromettants.  

Avec le rinceur de lois, le pays ira droit dans le mur du son du lamento, et quoi d’autre que le lancinant murmure des plaintes et mesures propres à maintenir l’ouïe du citoyen aux aguets sur des questions de religion, laïcité, retraite, écologie… afin qu’il s’étrille, s’entre-déchire avec ses semblables sur les réseaux sociaux et dans les rues pendant que des rapaces aux ailes libres et aux becs crochus commettent leurs malversations en toute impunité, réalisant des profits qu’ils s’empressent de délocaliser dans des lieux conçus à cette fin !

Après qu’il été le vaincu de la campagne électorale, l’occupation du peuple devient le principal souci de l’élu et de ses équipes de communication.

On l’aura compris, le rinceur de lois est un métier de salubrité publique.

Plus une loi sent bon, porte beau et bien son texte, plus le citoyen est disposé à l’appliquer dans sa vie quotidienne et à en faire la réclame en se prenant en selfie avec elle sur les pages numériques dévolues à sa personne.

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2023 – FLOCONS DE MOTS : THIERRY SAIT PARLER AUX ENFANTS / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Avec Thierry je suis un peu complice, j’ai presque tout lu ce qu’il a écrit, je sais ainsi  qu’il  écrit très bien écrire pour les enfants. Il s’adresse à eux avec beaucoup de tendresse et de sensibilité que ce soit dans un roman comme celui où il raconte comment un petit garçon apprend à communiquer avec son chien ou dans la poésie qu’il écrit chaque jour et dont il réserve une bonne part à ses enfants, petits-enfants et autres marmots d’ici ou d’ailleurs…

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Poèmes à Tilda

Thierry Radière

Les Carnets du dessert de lune

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Thierry Radière, je commence par le connaître un peu, c’est le vingt-deuxième opus de lui que je lis et commente sans compter ses diverses contributions à d’autres livres et je connais un peu son éditeur aussi, j’ai commenté quarante-quatre Carnets du dessert de lune, celui-ci est le premier normand qui arrive chez moi. Mais, je ne savais pas que Thierry était désormais papi ! Heureusement, Les Carnets du dessert de lune étaient là pour m’informer et m’adresser cette sorte de faire-part en vers qu’il a écrit à l’intention de sa petite princesse. Pour ce si bel événement, il a sorti pour la séduire son arme préférée : sa plume. Il a choisi la plus douce, la plus tendre, la plus romantique, la plus affectueuse…

Thierry sait parler aux enfants, il a déjà beaucoup écrit à leur intention, notamment pour sa fille adorée. Dans ce joli recueil en forme de cahier, magnifiquement illustré par les aquarelles aux couleurs à la fois chatoyantes et douces de Joy Eau, il fait découvrir son petit monde à sa petite-fille : les nuages qui peuvent prendre mille formes et évoquer bien des sujets, les arbres où se réfugient les oiseaux, les fleurs qui illuminent jardins et prairies, …Il glisse les couleurs de Joy Eau dans ses mots pour les faire chanter à l’unisson avec les illustrations.

Ce poème est aussi un texte initiatique à l’intention de cette petite fille qui découvre le monde où elle va vivre le début de sa vie. « Tu verras un jour /Je t’apprendrai à voyager / dans ta tête / Mais aussi avec les mots / … ». Il lui propose aussi l’aventure dans la nature, « … / Nous ferons semblant d’avoir peur / pour le plaisir de partager des émotions / Pour l’aventure d’être des rescapés. ». La découverte des émotions, des premiers émois, de la vie … Thierry se fait aussi pédagogue, il raconte à sa princesse qu’il a été lui aussi un enfant et ceux qui, comme moi, ont lu ses poème pour les enfants, savent bien que Thierry a su conserver une belle part de son âme d’enfant émerveillé. « Sais-tu que même / Quand on est grand / On est aussi encore des enfants ? ».

Thierry c’est un grand enfant, un romantique, un papa et grand-papa gâteau mais aussi un professeur qui sait expliquer la vie et comment on peut y vivre heureux en respectant la nature et ceux qui y vivent. « Parce que grandir / C’est apprivoiser / Tous les animaux de son cœur / Essayer de les comprendre / Sans jamais les juger / vivre avec eux / … »

Avec un papi comme ça, Tilda saura vite lire et bientôt elle pourra se balader dans ses poèmes pour découvrir la vie, le monde et comment y être heureuse.

Le livre sur le site de l’éditeur

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Mon secret pour parler chien !

Thierry Radière

Magnard jeunesse

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Pour la seconde fois, après la publication de « Mon grand frère » chez le même éditeur, Thierry Radière s’aventure dans un domaine où il ne peut qu’exceller : la littérature jeunesse, il possède tous les ingrédients littéraires, psychologiques et empathiques pour séduire un public encore très jeune et réussir une belle percée dans ce secteur littéraire. Cet ouvrage qu’il présente comme un conte, raconte l’histoire d’un gamin de neuf ans qui reçoit un petit chien pour son anniversaire.

Léo, le narrateur, raconte que, pour son neuvième anniversaire, ses parents lui ont offert une petite chienne qu’il appelle Dara. Il adore les animaux et particulièrement les petits chiens. Dara est vite adulée par toute la famille, c’est bien connu même les adultes ne résistent pas au charme d’un joli petit chiot. Léo et sa maman se disputent le plaisir de donner le biberon à Dara mais quand celle-ci grandit et se nourrit d’aliments solides, la maman s’intéresse de moins en moins à l’animal. Léo, lui, est de plus en plus proche de son chiot, il dort avec et passe son temps à jouer lui dans sa chambre au grand dam de sa maman.

Le chiot semble de mieux en mieux comprendre son maître et Léo essaie lui aussi d’interpréter le comportement et les jappements de Dara pour savoir ce qu’elle veut, attend, ressent… Une complicité de plus en plus étroite se noue entre la petite chienne et son petit maître. Léo veut encore aller plus loin, il veut comprendre le « canin », la façon de s’exprimer des chiens. Après de longues heures partagées avec l’animal, Léo finit par pouvoir communiquer avec lui. Les parents s’inquiètent, ils craignent que leur enfant se métamorphose et devienne chien.

Léo poursuit ses expériences et réussit à écrire un dictionnaire français/canin dont il expose la conception à sa classe et à son instituteur puis au vétérinaire du village qui veut lui aussi apprendre le canin pour comprendre les chiens en souffrance. Et, tous les voisins veulent eux aussi apprendre à communiquer avec leur chien, c’est le début de la gloire pour Léo et … sa famille !

Ce conte, joliment illustré par Grégory Elbaz, montre toute la complicité qui existe déjà, bien souvent, entre les enfants et les animaux, au-delà de ce que les parents peuvent imaginer. C’est aussi un réquisitoire contre la maltraitance animalière, notamment contre ceux qui, sans vergogne, abandonnent leur chien sur la route des vacances.

En apprenant leur langue, Léo a appris que les chiens ne mentent pas, qu’ils ne connaissent pas l’hypocrisie. Je rêve qu’un jour ils puissent inspirer les humains et leur transmettre leurs valeurs.

Le livre sur le site de l’éditeur

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Sans botox ni silicone, le blog de Thierry RADIÈRE

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LE RÊVE D’UN HOMME RIDICULE de FÉDOR DOSTOÏEVSKI (Actes Sud) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Dostoïevski est surtout connu pour ses romans aux vastes dimensions. Même ceux qui ne les ont pas lus ont au moins quelques titres en mémoire : Crimes et châtiments, Les frères Karamazov, l’Idiot…
Le rêve d’un homme ridicule
est au contraire un texte très court, peu lu et peu étudié au regard des autres œuvres majeures de l’auteur. Cette nouvelle sort cependant peu à peu de sa torpeur : entièrement construite sur un monologue et à condition que la traduction respecte l’oralité originelle du texte, elle se prête particulièrement bien aux adaptations scéniques. Elles se multiplient ces dernières années.

La traduction ! Impossible de parler de Dostoïevski sans aborder cet épineux problème. J’ai découvert son œuvre voici maintenant plus de quarante ans, dans les élégantes traductions de Boris de Schloezer et de Henri Mongault. Trop élégantes ? C’est en tout cas ce sentiment d’un « beau style » trahissant la langue russe qui a poussé André Markowicz à retraduire « tout Dostoïevski » pour le compte des éditions ACTES SUD. Son travail fait aujourd’hui autorité.

Pourtant, ce n’était pas gagné. Les réticences que Markowicz a dû vaincre ressemblent fort, toutes proportions gardées, à celles rencontrées en musique par les « baroqueux » et leurs interprétations historiquement informées jouées sur instruments d’époque. Tout en reconnaissant l’apport des traducteurs antérieurs, il fustigeait leur manie de franciser et policer la prose rugueuse de Dostoïevski afin de la conformer aux règles bien françaises du « bien écrire ». Son objectif : coller au plus près de la langue russe où se distingue moins qu’en français la frontière entre l’écrit et l’oral et surtout restituer le rythme et le souffle de la phrase dostoïevskienne. A cette fin, le traducteur n’hésite pas à nous brusquer : la concordance des temps n’est guère respectée, les répétitions sont nombreuses, la double négation (ne pas, ne jamais,…) le plus souvent bannie, le passé simple (sans parler du subjonctif imparfait) jeté aux orties et j’en passe. Markowicz rompt avec la traduction française « traditionnelle » trop soucieuse de tirer le texte traduit vers la culture de la langue d’accueil afin d’en rendre la lecture plus fluide et plus conforme à l’attente supposée du lecteur. A l’inverse, il cherche à préserver l’originalité du texte russe sans chercher à l’embellir et à le conformer à tout prix aux pratiques du français littéraire. Avant d’accéder au rang de nouvelle norme – il en est presque toujours ainsi des idées novatrices – la traduction de Markowicz a été vilipendée, d’aucuns n’y trouvant qu’un salmigondis indigeste. Ces outrances sont aujourd’hui largement abandonnées. Dans leur oralité retrouvée, les textes de Dostoïevski ont gagné en modernité : c’est qu’entretemps, la frontière entre le français écrit et le français parlé s’est à son tour estompée.
J’aime beaucoup la démarche de Markowicz et la trouve particulièrement adaptée aux longs monologues que sont Le rêve d’un homme ridicule ou Les carnets du sous-sol. Pour les œuvres de plus grande ampleur dans lesquelles la narration s’impose davantage, ses partis-pris, par leur distance avec la grammaire et la syntaxe française, confinent parfois – selon le mot d’Antoine Vitez – à de la sur-traduction. Au final chaque traduction est une recréation et le traducteur, comme le dit Markowicz lui-même, une sorte d’« usurpateur » auquel nous devons accorder une confiance quasi aveugle. Je me souviens d’une émission ancienne de Bernard Pivot. Hugo Claus était venu présenter son Chagrin des Belges (Het verdriet van Belgïe). A Pivot qui venait de vanter la grande qualité de la traduction, Claus objecta un laconique « qu’en savez-vous ? »… Pour ma part je me laisse guider par mon goût du moment et je relis encore avec plaisir les traductions plus anciennes comme d’autres goûtent La passion selon saint Mathieu dans l’interprétation d’Otto Klemperer.

Venons-en à ce Rêve d’un homme ridicule.
Cette courte nouvelle est une œuvre tardive. Elle est extraite de l’édition mensuelle d’avril 1877 du Journal d’un écrivain.
Ce journal n’a rien d’intime : guère d’états d’âme mais une suite de chroniques sur les sujets les plus variés en prise ou non avec l’actualité immédiate. On l’a comparé un peu abusivement à ce que seront plus tard le Bloc-notes de Mauriac ou les Actuelles de Camus. L’intérêt en est très inégal et souvent gâché par un nationalisme et un antisémitisme pénible. Mais comme une respiration bienvenue, quelques nouvelles s’insèrent dans ce corpus indigeste.

« Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. » .
Cette phrase lapidaire et énigmatique ouvre le long monologue d’un homme dont nous ne connaitrons jamais le nom. Depuis sa prime enfance il se sent ridicule. Ce sentiment se confond avec sa profonde inadéquation au monde ; le ridicule c’est l’absurde dans lequel il se débat. Pourtant, le temps passant, une forme de calme résignation le gagne avec la conviction que « tout lui est égal ». Tout est frappé d’irréalité. « Je me suis mis à entendre et à sentir par tout mon être qu’il n’y avait rien de mon vivant. »  Peu importe que le monde existe ou non, de toute manière il disparaîtra tout entier avec lui.
Fort de cette sombre sérénité, il achète un revolver et
attend le moment propice pour se suicider.
Deux mois plus tard, par une nuit lugubre l’homme est en chemin. Subitement, la vue d’une minuscule étoile très haut dans le ciel le convainc que rentré chez lui, il se brûlera la cervelle. C’est à ce moment qu’une petite fille pauvre et grelottante l’agrippe par la manche et le supplie de lui venir en aide : sa mère se meurt. Notre homme est pris de pitié mais plus encore de colère ; il rejette l’enfant et rentre chez lui.

De retour l’homme s’assied à son bureau, son revolver à portée de main. Le souvenir de la petite lui revient, obsédant. Pourquoi cette colère, pourquoi cette pitié fugace si tout lui est égal. Harassé, il s’endort. Commence un rêve étrange.

Son rêve le mène sur une planète qui ne lui est pas étrangère : c’est la parfaite réplique de la Terre sauf que les hommes y vivent dans un état de félicité extatique et fraternelle, en osmose parfaite avec la nature.
Ce n’est pas le paradis chrétien mais une sorte d’Âge d’or non encore souillé par le péché originel. Invité à participer à cette harmonie universelle, le narrateur en devient très vite l’élément corrupteur : «  ils apprirent à mentir, ils aimèrent le mensonge, ils connurent la beauté du mensonge. Oh, peut-être cela commença-t-il innocemment, par une plaisanterie, une coquetterie, un jeu entre amoureux, réellement, peut-être, par un atome, mais cet atome de mensonge s’enfonça dans leur cœur et leur plut. Puis, très vite, naquit la sensualité, la sensualité engendra la jalousie, la jalousie – la cruauté… Oh, je ne sais pas, je ne me souviens plus, mais, très vite, le premier sang jaillit (…). »

Le héros se réveille, ébranlé dans son être. Il n’est plus question de suicide. Une vérité l’habite désormais : l’harmonie entre les hommes est possible pourvu que l’humanité redécouvre les possibilités de bien qui gisent en elle. Cette vérité, désormais, il va la prêcher partout et quant à la petite fille, il la retrouvera…

Cette nouvelle déroutante et justement sous-titrée « Un récit fantastique » a suscité en moi l’écho d’autres lectures. Lors de l’une de nos dernières Rencontres littéraires sur Radio Air Libre, Philippe et moi avions évoqué Le journal d’un crime de Charles Bertin et sa parenté avec La chute de Camus auquel j’avais ajouté précisément Le rêve d’un homme ridicule. C’est que les trois œuvres confrontent un héros blasé ou indifférent à une sorte de traumatisme, de court-circuit existentiel : c’est la rencontre inopinée de l’Autre. Il en résultera une révélation de nature bien différente pour chacun.

Nous retrouvons dans ce beau texte, bien des invariants de l’œuvre de Dostoïevski : l’humiliation comme ferment d’un orgueil morbide ou, au contraire – voire simultanément – le chemin le plus court vers Dieu, l’excès de haine comme avatar de l’amour, ou, encore, la polarité extrême chez un même personnage entre tentation nihiliste et désir de rédemption. Deux autres motifs eux aussi récurrents, forment le pivot de la nouvelle : la fillette humiliée et le rêve.

La fillette offensée comme symbole de l’enfance outragée, vient hanter pratiquement toutes les œuvres majeures de Dostoïevski tels que Crime et Châtiment, Humiliés et Offensés, L‘Adolescent, Les Frères Karamazov, L‘Eternel Mari, L‘Idiot, ou Les Démons. Personnage d’arrière plan elle est peu ou pas caractérisée mais joue un rôle essentiel de catalyseur émotionnel. « Et bien sûr, confesse notre rêveur, je me serais tué sans cette petite fille. »  C’est elle qui lézarde la citadelle nihiliste dans laquelle le narrateur s’est isolé de ses semblables.

Cet ébranlement des mécanismes de défense psychique n’est pas encore suffisant… Le rêve comme chemin d’accès à une vérité plus haute est encore nécessaire. Là aussi, que ce soit par le songe, un état maladif ou la fulgurance d’une crise épileptique, l’œuvre de Dostoïevski abonde de ces états de conscience altérée qui libèrent l’homme intérieur dans sa pureté adamique. Le rêve est pour Dostoïevski l’antithèse de la raison au point que certains ont vu dans cet « homme ridicule » le prototype de l’homme européen pétri de rationalité et dans ces étranges habitants d’une planète rêvée, « au savoir plus profond et plus haut que celui de notre science », l’allégorie du petit peuple russe dans sa foi naïve et naturelle.

Je tiens Le rêve d’un homme ridicule pour un texte essentiel bien qu’à certains égards, atypique dans l’œuvre de Dostoïevski. Alors que la plupart de ses personnages transgressifs et névrosés échouent dans leur quête, se suicident, sont assassinés ou condamnés, le héros de sa nouvelle est sauvé du suicide par le sentiment même de sa culpabilité. Il prêchera désormais la vérité qu’il a découverte : le royaume de Dieu sur terre est possible dans « l’amour le plus élevé que le Christ a donné pour but à l’humanité ». Epilogue religieux ? Sans conteste. Mais une religion bien curieuse, sans prêtre ni église. Gide l’écrivait déjà : « je ne connais point d’auteur à la fois plus chrétien et moins catholique ». Ni moins orthodoxe ?

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Fédor DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, trad. André Markowicz, Acte Sud (Babel), 1993

Le livre sur le site d’Actes Sud

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 131. ATTRAPE-CROÛTON

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Le croûton est un vieux pain qui, frit halal ou aux herbes de province, donne du goût à vos préparations minute de retour d’une soirée SM éprouvante ou d’une tentative d’élévation sur votre lieu de travail qui vous a fait descendre de trois degrés sur l’échelle de Peter (Sellers).

Détaillés en cœurs de cible, en loose anges, en trèfles à une feuille, en papillons bruns, en croissants beurrés, en dents de louve, en feuilles de vigne, en trous de balle, en étoiles de mer, en queues de comète, ils sont utilisés comme compléments de garniture pour des mets en sauce.

Les croûtons sont parfaits aussi dans une salade César, un velouté Cléopâtre, une blanquette d’escargots de Bruxelles ou un tartare de pétoncles de Brest.

L’attrape-croûton est généralement jeune et avide d’aliments riches en nutriments & sensations.

Le croûton se laisse prendre au charme du prédateur et ne fait pas gaffe à son filet à croûtons si ce n’est son fusil à pain rassis. Il succombe, tel un Noir de Los Angeles sous les tirs de Taser de la police municipale. Contrairement au ci-devant, le croûton ne passe pas de vie à estomac si rapidement, il agrémentera longtemps le palais voire d’autres creux, creusets, évidements, opercules du client roi de l’attrape-croûton.

Ressortis avec précaution desdits endroits clos, ils s’augmenteront d’un nouveau fumet propre à exacerber la libido du sujet ayant introduit la biscotte en lieu mûr, sec, sûr ou amer.

Enfin, le croûton s’avalera seul ou avec un mets-le moi bien profond dans la gorge, avec des ravissements gloutons dans le chef des gastronomes en culottes petites ou calcifs à fleurs orangées.

Tiens, mon guide gastronomique en ligne me renseigne que le croûton à l’oignon constitue un accord parfait avec une soupe de pois à l’orange ou encore un consommé à la courge Butternut, qu’on se le lise !

À vos papilles, frais roustons et nubiles abats !