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On l’imagine sans mal : le front collé au froid de la vitre, elle scrute le dehors. Cette nuit-là est d’une transparence de cristal, la pelouse pâlit sous la lune et se perd plus loin, bornée par les ténèbres épaisses d’un bosquet. Proche du petit étang que visite parfois un héron solitaire, un vieil érable tord sa ramure vers le ciel.
Une ombre est passée. Un renard ?
« Mais la forme obscure est revenue sur ses pas.
S’est immobilisée dans une flaque de lumière blanche.
Précise, verticale. Adossée au tronc de l’érable.
La silhouette d’un homme. Un inconnu dans mon jardin. »
Nulle crainte mais la jouissance délicatement subversive de se savoir épiée. Ici, rien de mal ne peut lui arriver : « il m’a vu rire, ,pleurer, chanter, parler tout bas, oublier les chagrins. Le jardin, gardien de secrets qui pèsent si peu pour le reste du monde, se rappelle mieux que moi… » Ce jardin est un havre, une autre incarnation d’elle-même, son double végétal ; elle l’habite aussi sûrement que ses pensées vivent dans les pages qu’elle écrit.
Peut-être d’ailleurs cette ombre s’est-elle enfuie de son pays d’encre et de papier. Comment naissent les personnages ? Sait-on ce qu’ils deviennent ? Ainsi, ce Théodore … « Je ne sais plus à partir de quel moment mon personnage est devenu vivant, une sorte de frère de vie. »
Un matin, tôt, un papier sur le sentier, comme la plume d’un oiseau. Quelques lignes, un poème de Jaccottet. Elle rentre. Tout s’embrouille. La ramène à ses fantômes ; celui du père lecteur infatigable, « dans le halo jaune de la lampe, enfermé dans son silence, impressionnant de présence ». Parti trop tôt. Regret de n’avoir eu pas le temps de parler d’égal à égal. « Que de mains il faut lâcher ! »
Dans la bourrasque qui se lève bientôt, tout se met à tourbillonner et à geindre ; le vieillard aux bras noirs tendus vers le ciel est renversé; un nouvel équilibre est à imaginer ; il s’agit de réintégrer l’existence. L’œuvre se termine ; « Théodore va quitter mes pages intimes et suivre son destin de papier ».
J’ai adoré L’inconnu dans le jardin, préfacé avec beaucoup de sensibilité par Michel Joiret et très joliment illustré par Christian Arjonilla.
Tout à la fois récit, poème et songe, il tient aussi d’une forme de journal onirique d’une œuvre en train de s’écrire. C’est une merveille de sensibilité et de délicatesse. Sous la soie de mots simples et dans un dépouillement habité, ce texte vibre dans chacune de ses lignes, d’une présence envoutante. Le jardin se découpe dans la nuit comme le lieu d’une transfiguration secrète où les ombres s’animent et flottent comme les idées qui s’y enroulent. Il y a une sorte de porosité entre le dedans et le dehors qui nous ensorcèle. J’ai lu et relu ce petit livre à voix haute. Il résonne maintenant en moi comme une musique douce.
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Martine ROUHART, L’inconnu dans le jardin, préface de Michel JOIRET, Bleu d’Encre, 54 p., 12 €.
Le recueil sur le site des Editeurs Singuliers
Martine ROUHART sur le site des Editeurs Singuliers
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