ÉTOILES PERDUES de CAMILLA MARIA CEDERNA (La tête à l’envers) / Une lecture de PHILIPPE LEUCKX

.

Tout s’évente, tout s’élide, tout part ; ainsi le poème égrène l’exil, la déréliction, la perte, cette souffrance de voir partir les souvenirs. Et les appels comme des bouées, une quête improbable de l’aimé : les poèmes défilent, signes de ce qui fut, qui n’est plus, que le regard cherche en vain.

Quelques poèmes en italien, traduits, figurent parmi les beaux poèmes en français, qui disent suffisamment les bords d’une âme qui vit et souffre.

La mélancolie envahit la nature, l’attente est dérisoire, les fils qui entortillent se multiplient et créent une confusion insupportable.

Et pourtant, que de beautés à sauver du péril !

La langue est économe, les vers brefs, incisifs, les images souvent terribles. Une soif de désirs inassouvis brûle. Les mots sont des cordes pour se perdre ou se raccrocher comme à des branches inexistantes ou périlleuses.

La plume de cette poète italienne – qui maîtrise la langue de Zola -, résonne des manques existentiels de tout un chacun, ce qui le pousse à vivre, espérer, revendiquer.

Un livre âpre et aigu. Un vrai poème métaphysique.

Camilla Maria Cederna, Etoiles perdues, La tête à l’envers, 2023, 86 p., illustrations de Harris Xenos.

Le recueil (avec des extraits) sur le site de La tête à l’envers

= = =

LA FABRIQUE DES MÉTIERS : 146. MONTREUR DE MARCHES

.

.

.

Le montreur de marches signale les escaliers à ceux qui les préfèrent aux ascenseurs, aux montgolfières, aux échelles de corde.

Tous les escaliers ne sont pas recouverts d’un tapis rouge, ou vert ou fermé, et l’utilisateur risque de passer à côté, au-dessous ou au-dessus, sans les calculer.
D’autres, plus distraits, l’empruntent sans le rendre ;  ils s’exposent alors à de sévères réprimandes du propriétaire.

On a connu des propriétaires délaissés de leur cage d’escalier à la veille d’une fête des voisins, d’un enterrement de vie de garçon(n)e, d’un raout, courir les brocantes de la région pour en trouver un à bas prix, tout déglingué et sans main courante, ne respectant plus les élémentaires mesures de sécurité.

De plus, certains escaliers sont escamotables, emboîtés les uns dans les autres comme des poupées russes et invisibles à l’œil nu – ou à peine couvert d’une paupière de misère.

D’autres, l’hélicoïdal carré, le 2/4 tournant, le débillardé ou le crémaillère, ont des formes si tarabiscotées qu’on les prend volontiers pour une récréation d’art contemporain échouée sous la trémie. Sans compter les marches rayonnantes, balancées ou participant d’un escalier à pas alternés, non inclusives donc, qui déterminent une latéralisation du pied pour chaque marche. Impossible dès lors de commencer à dévaler de la jambe gauche la volée si on s’est levé du mauvais pied !

Ces quelques méfaits démontrent à loisir l’importance du montreur de marches dans la vie de toutes les habitations ou lieux de vie nécessitant de passer d’un niveau à un autre si on n’est pas muni d’un deltaplane personnel ou d’un harnais en lien serré avec un fil hypertendu.

On peut dire que le montreur de marches est un liftier d’escalier, le groom de la porte de service qui pourra, s’il y a lieu, aider la personne invalide, ivre d’inculture, fatiguée de la politique régionale ou nécessitant un soutien manuel, à gravir la flopée de marches ou à la descendre d’un même pas balancé.

Durant la formation, donnée par des cascadeurs à la retraite, des organisateurs d’événements ascensionnels et des compteurs de degrés à l’angle de vue pointu, le candidat apprendra à gérer la nuée de photographes postés sur les gradins.

Le montreur de marches officiera aussi dans les festivals d’escaliers et de chausse-trappes où se pressent collectionneurs et amateurs. Il scrutera les éventuels fauteurs de trouble qui, durant la cérémonie de montée des marches, risquent de dévoiler une plage de chair incongrue ou faire valoir un slogan pourri imprimé à même la peau, du genre : « À bas les feux de la rampe ! », « Arrêtons les mains courantes ! », « Augmentons le giron, consolidons le limon ! », « Plus de moyens pour les gras bas-de-terre dans les monte-escaliers ! » – qui heurtent les intellectuels bas-de-plafond et les travailleurs de la plume payés une bouchée de peintre en droits d’hauteur.    

Dans la région de l’Entre Sambre-et-Meuse qui fourmille de marches à tous les paliers de décomplexion, à tel point qu’on ne les distingue plus les unes des autres, le montreur de marches indiquera le festival folklorique approprié, celui où a lieu tel défilé de groupes de marcheurs costumés en tout et n’importe quoi de plus ou moins historique lié à l’empereur Napoléon. Une telle dévotion à la période du Premier Empire ne se trouve que dans cette région du monde, limitrophe à la France et par ailleurs riche en écrivain(e)s aussi typiques.

On y voit sévir un esprit militaire, une discipline, un goût rare pour la détonation doublé par un esprit d’entraide se manifestant par le partage de bières locales et d’épisodes de jeunesse peu ragoûtants, jusqu’à ne plus reconnaître un gladiateur de la légion Wagner d’un combattant ukrainien jaune et bleu ciel qui inspirent de nombreux candidats à la Défense de la Région à la veille de briguer un mandat ministériel.

Précisions pour être complet que le montreur de contremarches est une spécialisation du métier de montreur de marches qui s’apprend sur le tas à force d’avoir le nez sur les échiffre, talon, collet de la marche standard.

=====

LE VIEUX QUI MÂCHONNAIT DES RELIGIEUSES de JEAN PÉZENNEC (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

.

L’an dernier, Jean Pézennec avait publié au Cactus Inébranlable un recueil d’aphorismes fort remarqué, Tarte aux phrases.

Pour preuve, trois aphorismes tirés de l’ouvrage :

Personne ne possède la science infuse. En revanche, nombreux sont-ils à posséder la science confuse.

La politique, la seule activité qui donne aux hommes de soixante ans l’illusion qu’ils ont l’avenir devant eux.

Vous voulez échapper au tourisme de masse ? Faites un voyage intérieur.

On le retrouve avec plaisir dans le genre du texte court avec L’homme qui mâchonnait des religieuses.

Dans le premier texte du recueil, un homme est expulsé malgré lui du ventre de sa mère. Dans un autre, une femme s’échappe d’un tableau de Picasso ; à la suite de quoi elle devra subir « une pénible série d’opérations de chirurgie réparatrice destinées à lui redonner forme humaine ». Dans Erreur d’aiguillage, un homme se découvre personnage d’un roman qui n’est pas le sien. Conséquemment, dans Le crédit, ce sera la vie qui s’enfuira d’un être humain.

Pézennec montre ainsi que l’existence n’est qu’une suite de lieux d’enferment dont il s’agit de s’évader ou de se faire exfiltrer.

La mini-série After death dénonce avec humour la propension qu’on a à tirer plaisir de tout, jusqu’après sa mort, en s’exonérant ainsi de toute angoisse.

Il ironise de même sur la spectacularisation de nombreux domaines de la société. N’est-ce point la peur atavique d’être confronté à soi-même qui pousse l’homme à rendre de plus en plus poreuse la frontière séparant le privé du public, laisse entendre l’auteur.

On peut penser que Pézennec sait de quoi il parle quand il écrit ici Le talk-show ou L’humoriste car il a dû approcher le monde des médias quand il écrivait, parallèlement à son métier d’enseignant, des sketches pour le café-théâtre et la télévision. Il stigmatise par ailleurs cette tendance à (faire) rire en toutes occasions, et jusqu’aux plus dramatiques : guerres, massacres, états de fait des dictatures…

Quelques textes raillent allègrement notre rapport au net et aux réseaux sociaux.

À votre bon cœur, messieurs dames ! Tout au long du boulevard du Net, pitoyable spectacle et véritable cour des Miracles, des auteurs montraient qui, un poème rachitique qui une prose difforme, tendant au passant leur sébile pour qu’ils y déposent un like ou un compliment.

(À votre bon cœur)

Le milieu littéraire, déjà égratigné dans le texte précédent, en prend plusieurs fois pour son grade.

 « Le cœur ! C’est cela l’important. ! Le cœur ! » clamait sans cesse cet écrivain. Il fallut l’interner Il avait fini par se prendre pour une laitue. »

(Le cœur, tout est là !)

Mathématicien de formation, Jean Pézennec a écrit des livres de vulgarisation scientifique. On en trouve écho dans ce recueil avec quelques microfictions dont celle qui questionne la collusion entre l’art et la science, quand toutes les opinions se valent au prétexte de la fantaisie, de l’art, motifs qui font aussi le nid du complotisme.

Tous artistes ! Et tous mathématiciens ! Le slogan remporta un succès immédiat auprès du grand public. Bientôt un débat fit rage dans le pays. La moitié des mathématiciens prétendait que deux plus deux font quatre, l’autre moitié soutenait que deux et deux font trois.

(Tous artistes)

On relève plus d’une perle de narration extrêmement concise, telle celle-ci :

« Cet homme est fou à lier », décréta le psychiatre après avoir longuement interrogé ce malade qui se prenait pour un morceau de sucre. Puis il le mit dans son café.

(Fou à lier)

D’autres nombreux textes surprenants, spirituels, grinçants de Jean Pézennec, d’autant plus percutants qu’ils sont courts, vous attendent dans ce nouveau titre de la collection des Microcactus.

Le recueil sur le site du Cactus Inébranlable

Où on parle du recueil de Jean Pézennec dans Ouest France

= = =

INTERROGATIONS / NICOLE HARDOUIN

.

Peut-être ne suis-je qu’un reflet
pour franchir la nuit
un feu de brousse que tu ne vois plus

une flamme vêtue de bure
une braise au creux de la chaleur d’un feu éteint
des lèvres égarées dans la natte d’une songerie
un peau frileuse dans la chaleur de l’enfer

à moins que je ne sois la lame qui embroche
l’intimité de la roche lorsque les jours ébréchés
nous redisent les premières lueurs du jour

peut-être ne suis-je qu’un songe
celui qui danse aux berges
de l’estompe qui a ton visage

peut-être la brûlure d’un soir d’été sur la sinuosité des regrets
un oratorio de fugues pour psalmodier
nos nudités perdues.

la vie se nourrit d’interrogations sans réponses
juste pour nous faire rêver à des sentes perdues.

Extrait de Le feutre des illusions de Nicole Hardouin, à paraître à la Librairie-Galerie Racine

= = =

AU DÉMÊLOIR DES HEURES de CLAUDE LUEZIOR (Librairie-Galerie Racine) / Une lecture de JEANNE CHAMPEL GRENIER

.

En illustration de couverture, nous surprend cette œuvre littéralement flamboyante de l’artiste roumaine Diana Rachmuth : un kimono dont la totale transparence laisse voir un corps de flamme féminin : sacrifice d’amour ou bien cauchemar ? Impression apparentée à celle que produisent ces corps de femmes étrangement disparues dont il ne reste qu’une enveloppe, mystère à la fois poétique et inquiétant que l’on découvre dans le célèbre livre  »Sleeping beauties » de Stephen King. Rêve ou réalité ?

Telle est la question rémanente que pose l’auteur Claude Luezior en train d’analyser cet étrange état ressenti entre sommeil et réveil : « Assoupi / je questionne / des rêves / qui enjambent / la raison »( p.9)

Aux confins de la conscience et du sommeil, les pensées se libèrent du carcan de la raison, des lois de morale orthonormée ; elles investissent les fourrés impénétrables, vont frayer dans des avens remplis de scories inexpliquées, et de façon aléatoire révèlent leur présence active tantôt poignante tantôt loufoque. Ces pensées, signes vivaces d’un monde intérieur troublé, changeant, immaîtrisé, servent de mangeoire où vont se nourrir cauchemars et terreurs ainsi que désirs exsangues soudain en plein assouvissement.

Et c’est là que l’esprit s’active, se débat au  »démêloir des heures », car ce monde à la fois étrange et attirant qui s’affranchit souvent de la morale et des interdits, c’est ce monde là, ce monde en marge et en perpétuel mouvement que nous présente l’auteur :  » une jouvence nouvelle / transgresse les ombres / bouscule et heurte / l’immobile  » (p. 11)

Avancer dans l’obscur, sans phare, éclairé par les turbulences de l’esprit qui a rompu les amarres, tel est ce no man’s land peuplé d’obstacles imprévus et imprévisibles, où soudain se révèle vraie et vivante la présence de ce petit chien ami que l’on est en train de caresser :  » pourtant ma petite chienne / s’est enroulée sur moi-même / apaisée sous ma main / tout près, en un soupir tiède  » (p. 21)

Suivront  » rimailles et rossignols  »,  » Becs et hiboux carnivores  »,  » le psychiatre remplaçant le devin  » et puis par bonheur, puisque l’auteur nous le certifie, viendront  » D’irrésistibles muscs dénouer leurs alchimies  » pour qu’  » en mes houles / frissonnent / des insouciances  » (p. 58) et voilà que  » Comme par magie / l’éloquence d’un baiser / magnétise mon souffle  » (p. 80). Il sera alors temps de se rasséréner puisqu’enfin le jour se lève :  » les marges de l’obscur / ont décharné / les résilles de la déraison / leur regard sépia / a fait place / aux rires de l’aube  » (p. 88).

AU DÉMÊLOIR DES HEURES de Claude LUEZIOR : un voyage en terrain connu, celui de la somnolence avec ses pics de profundis et ses arrêts sur image lorsque surgit tantôt une cohorte mortifère, tantôt un vision angélique.

Il s’agit d’une œuvre élaborée de main de maître avec la nécessité de discerner au seuil du sommeil, avec honnêteté, précision et clairvoyance, tant les paisibles vertes prairies que les champs phlégréens de son propre itinéraire intérieur.  » Vivre un  »au-delà » en des songes transitoires  » (p. 65) et puis retrouver le fil d’un quotidien vivant, tourné vers l’avenir, puisqu’enfin  » jubilent les persiennes ouvertes  ».

Le site de l’éditeur

Le site de Claude LUEZIOR

Le site de Jeanne CHAMPEL GRENIER

*

PROSES SOUFFLÉES (301-320) d’ÉRIC ALLARD / OEUVRES de BÉATRICE FONTAINE

.

301.

Dans tout poète sommeille un porc. Dans la soue de ses sensations, la saillie des mots. Le sang qui songe sent le fer qui ronge l’échine. Quand il est crevé, le poète est livré à la voracité du lecteur qui se délecte de ses bas morceaux. S’en lèche les babines.

302.

Le problème, lorsque la nuit tombe, c’est la survie des images, dans quel lieu les terrer jusqu’à ce que ténèbres passent. C’est, quand tu disparais de ma vue, de récupérer ton reflet dans le rêve. Le problème de tout soleil, c’est comment retenir les traces de sa lumière.

303.

Pas folle de musique, la guêpe ! Pas drôle, la fanfare des phares ! Sans tambour ni trompe-l’œil. Et mes oreilles qui bourdonnent, et mes narines qui battent de l’aile ! Le tam-tam des abeilles devant la porte de la reine ! Si le taureau sort, je pique une colère.

304.

Mon œil-voix. Il parle d’images. Des images-murmure, des images-tumulte. À rendre gorge il lance des regards. Sur la rétine, les lettres s’irisent, jouent sur les mots. Prêts à lever le rideau des paupières pour se faire entendre.

305.

Après chaque numéro, le clown blanc se moquait de moi car il obtenait plus d’applaudissements que le piètre auguste que j’incarnais. Un soir, j’ai tiré sur la trapéziste, ma femme, sa maîtresse. Elle est tombée dans ses bras pendant que je riais comme un damné.

.

.

306

J’approuve tes changements de ton cependant que tu gardes la même mélodie. J’approuve tes changements de vue si tu maintiens le même regard. J’approuve tes changements de nom si tu défends ta façon d’être. J’applaudis tes changements de tenue si tu retiens ta peau nue pour mes mains.

307.

Il nous faut descendre dans les entrailles du temps avec une perceuse à souvenirs. Il nous faut ranger la grange après l’émeute des meules. Il nous faut casser les codes de la lumière sur un croissant de lune. Il nous faut vider la ville de ses rêves avant le sac de l’aube.

308.

L’essentiel, c’est l’éteignoir de la voix , c’est la forêt qu’on entend dans l’étreinte. L’essentiel, c’est le sort qu’on réserve au cerf qui brame. L’essentiel, c’est la femme qui pleure au soleil et l’homme qui l’attend sous une pluie incessante. L’essentiel, c’est l’accessoire du bonheur.

309.

Deux femmes dans la salle d’attente et un homme sur la table gynécologique. L’examen dure deux heures. Une minute après, deux médecins sont tués par un malade dans la salle de fitness où les deux femmes ont été admises pour identifier leur mari avant d’utiliser un banc de musculation.

310.

La nuit, je défends l’égalité des rêves et le minimum de songes pour tous. Des insomniaques haineux me lancent des pierres de lune et des tomates étoilées. Je tire mon sommeil jusqu’à l’aube en militant de la cause onirique qui en a endormi d’autres. À sept heures, mon réel sonne.

.

.

311.

Quoi dire ? À qui plaire? Quelle étoile, quelle chair à nouveau implorer ? Quel livre, quel horizon encore ouvrir ? Quand quitter le navire, pour quel naufrage ? Où se perdre ? Comment et avec quel rêve passer la nuit ? Quel secret verrouiller pour n’avoir plus à se révéler ?

312.

Le temps compte sur ta peau. Les grains secondent mon attente. Goutte après goutte, tes regards tombent. Au fond du sable, je bois toutes tes vues. Dans un éclair je vois l’étendue du désert, j’oublie l’heure dans tes yeux. La pluie viendra avec le désir.

313.

Toucher la langue. Toucher l’oeil. Toucher l’oreille. Toucher la flamme. Toucher la fleur. Toucher la peau. Toucher le nez. Toucher le doigt. Toucher l’air, l’eau, l’herbe, le ciel. Toucher ce qui fait sens.

314.

Tu murmures nos secrets aux oiseaux, je publie les photos de tes ailes sur Instagram. Tu confies nos pages intimes au livre de la forêt, je poste tes mots doux sur Twitter. Tu livres les souvenirs de nos escapades sur la Lune, je crie mon amour pour toi aux étoiles.

315.

Tu écris des romans, je griffonne des poèmes. Tu es plus sérieuse qu’une papesse, je ris comme une baleine. Tu as les yeux secs comme des noisettes, j’ai les mains pleines de caresses. Tu m’ériges, je m’affaisse. Si tu ne meurs pas d’amour, je me jetterai sous tes baisers.

.

.

316.

La haie hérisse. La hache hachure. La haine halène. Le hâle habille. Le hauban hausse. L’herbe hache. L’heure harangue. Le hareng huile. L’homme hait. La honte hante. La huppe hiverne. L’hydre horrifie. Le hibou hulule. L’hôtel héberge. L’histoire hoquète. L’hymne hurle.

317.

À la première fenêtre, je ne vois que tes yeux. À la deuxième, tu es nue. À la troisième, la nuit tombe. À la quatrième, ta vue me manque. À la cinquième, tu allumes une bougie. À la sixième, je ne vois que tes seins. À la septième, tu m’appelles. Quand tu ouvres la porte de la maison du désir, je suis fou à lier.

318.

L’eau tonne, des éclairs enragent les nuages. La pluie sombre sur les terres peuplant nos mémoires. On ramasse les cendres de l’orage sur le sol brûlé. Le ciel en feu a été. Pour l’hiver s’installe l’oubli. Je me souviens d’un âge où des feux éclairaient le futur.

319.

À Tamanrasset tu m’achètes. À Erevan on se vend. À Narbonne on s’abandonne. À Manille tu me maquilles. À Kigali on se lie. À Bagdad tu me balades. À Lahore tu t’évapores. À Marrakech je te cherche. À Chantelouve je te retrouve. À Cuba on se bat. À Tombouctou on se dit tout.

320.

Lis-moi avant l’hiver, avant les feuilles mortes, avant la neige ! Lis ce qu’on dit du ciel avant la pluie, ce qu’on fait du corps quand il est froid ! Lis ce qu’il y a de lâche et de fort, ce qu’il y a à disperser, ce qu’il y a à réunir ! Lis-moi avant que le livre de la vie ne m’achève !

= = =

.

Par ailleurs parolière, metteuse en scène, comédienne, Béatrice FONTAINE peint sur toile, bois, carton, zinc, céramique. A l’acrylique et au fusain. Elle a fait des expositions de peinture et de sculpture et expose en permanence sur la place du Tertre à Paris.

On peut la contacter via cet email : beafontaine333@gmail.com


À propos de ses oeuvres, Alain Pénichot a écrit :

« La peinture de Béatrice FONTAINE s’affirme par la force du portrait. Ce ne sont pas des autoportraits, des selfies qui sont proposés, mais plutôt une galerie de visages comme des êtres rencontrés entre deux mondes, entre deux dimensions. Ce dialogue pictural entretenu entre rêve et réalité est comme un sondage de la forme, des formes morphologiques où apparaissent aussi des animaux, des chats, un éléphant, une girafe. Autodidacte de la peinture elle s’arrange pour rencontrer ses hôtes de la nuit à travers lé médium de la peinture. 

Hôtes qui s’incarnent sur le bois, le carton, matériaux de récupération, à la façon de l’art brut, de cet art naïf en apparence. C’est toute une quête, une fiction réflexive qui est engendrée. Le masque des temps modernes est devenu le rôle joué dans la société. Là, il s’agit de personnages sans rôle, affirmant la vulnérabilité du visage. Les peintures de Béatrice jouent de cette vérité qui interroge. Interrogation de notre regard, les visages se sont substitués au vide du regard d’autrui.
Dans l’antiquité, au lieu de porter des masques (prosopeia), chacun se devait de montrer son visage (prosopon) conçu à l’image du divin, ce visage ne pouvant s’incarner dans le public qu’à travers l’art ou les médias de l’image comme la télévision. Cette fonction irréelle de la relation, la peinture tenta de la restituer dans le portrait.

Comment les portraits touchent notre subjectivité ? Comment les peintures de Béatrice engendrent dans cette proposition le sentiment, la résonance pour dépasser le paraître et laisser émerger son véritable être qui est une force de conviction qui ne peut être dissimulée ? C’est ce qui ressort de la collection de galerie de portraits de Béatrice, une authenticité qui se dégage, qui interpelle le regard de l’autre, qui interpelle le visiteur, l’observateur, notre regard. Entre réalité et fiction, c’est une proposition picturale que confie Béatrice à nos regards.

Calderon de la Barca, le dramaturge et poète espagnol du XVVIIème siècle, parle d’un théâtre du monde. Théâtre qui nous invite dans l’univers  intime de Béatrice comédienne depuis son plus jeune âge, ayant fréquenté les plus grands comme on dit, metteur en scène elle connaît les coulisses, les planches qui font vivre le texte et les auteurs, d’où la richesse de ses personnages qui sont les émanations de ces textes qui l’ont nourrie adolescente. Apparition de l’image filmée, du médium peinture, c’est une riche palette colorée qui est la version du réenchantement que propose Béatrice à l’œil du spectateur.
La liberté est un acte, acte de peindre, acte de témoigner son âme au public. »

Retrouvez plus d’oeuvres de Béatrice FONTAINE sur Instagram !

= = = = =

LES PHRASES BELGES (6) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : REQUIEM VÉNITIEN de VINCENT ENGEL par Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 3

LE MONDE D’ASMODÉE EDERN

Deuxième tome : REQUIEM VÉNITIEN

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle (5 romans). Il se poursuit le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les 4 tomes réédités et le 5e, inédit (qui sort le 12 mai). Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Requiem vénitien, Philippe est aux commandes et Jean-Pierre au contrepoint.

En avril 2023, un mois donc avant la réédition du cycle, nous avions prologué notre feuilleton en revenant au court récit qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern :

En mai, nous avons livré une analyse du premier tome du cycle, Retour à Montechiarro :

Editions

Avant la présente réédition (262 pages), Requiem vénitien est d’abord paru chez Fayard, une grande enseigne parisienne, en 2003.

Il a été réédité ensuite, en 2004, par Le livre de poche.

Et voici la nouvelle édition, cher Ker Editions, disponible aussi sur Amazon et via le site de Vincent Engel.

Le pitch ?

Le site de l’auteur reprend la quatrième de couverture de la première édition, telle qu’elle figure (à quelques retouches près) sur le site des éditions parisiennes Fayard :

« Berlin, 1879. Le compositeur Alessandro Giacolli entame sa trentième année d’exil. Depuis son arrivée en Allemagne, il reste étrangement infécond. Rongé par l’échec, il envoie Jonathan, un jeune disciple, enquêter à Venise où l’Histoire a fait de lui un créateur maudit, proie des fantômes et d’une mémoire sans merci.

Là-bas, en 1848, outre l’indifférence du public, le mépris du tout-puissant marquis Bulbo – insupportable rhéteur pour qui l’art n’est que vanité -, et le complot ourdi par une femme dépitée, Giacolli doit affronter les dangers de la guerre d’indépendance menée contre les autorités autrichiennes. Un vent de liberté souffle à peine sur la république vénitienne que déjà on redoute le pire dans ce combat inégal contre un Empire à son apogée. La terreur envahit Venise assiégée, bombardée, livrée à la famine et au choléra. Giacolli doit fuir ; il abandonne ses partitions derrière lui, ayant perdu foi dans les hommes autant qu’en lui-même. Le renoncement et la folie le guettent.

Pour sauver son maître, Jonathan sait qu’il doit renouer les fils du passé et, avec la même ferveur, s’attacher à la reconstitution d’une Venise méconnue. Au cours de son voyage, le jeune homme croisera, parmi les ombres ressuscitées, un orphelin à la voix ensorcelante, des musiciens du ghetto juif suspectés de soutenir la révolte, un médiocre librettiste révolutionnaire. Ou encore les héros bien réels de cette révolution à l’italienne toute imprégnée de beauté lyrique : Verdi, chantre de l’indépendance ; la Taglioni, incomparable ballerine romantique compromise avec les autorités autrichiennes ; Daniele Manin, libérateur de cette fière république. Chacun d’eux fait miroiter une facette de Giacolli ; et malgré la vérité, versatile, fuyante, Jonathan dresse le portrait inoubliable d’un artiste qui se croyait perdu pour la gloire et pour l’éternité. »

Premiers pas dans le livre

PHIL :

Comme dans Retour à Montechiarro, le roman est découpé en diverses époques mais la gestion de celles-ci a changé. Il ne s’agit pas ici de juxtaposer trois romans concernant une poignée de personnes à la fois différentes et connectées, mais d’alterner deux fils narratifs, présent (1879) et passé (1847-1849), qui explorent les mystères d’un même personnage, le compositeur Alessandro Giacolli.

Le roman devrait s’en trouver densifié. Je l’attaque avec appétit. D’autant que j’ai adoré Retour à Montechiarro, et que celui-ci s’ouvrait sur une de ses brèches narratives : un des personnages principaux (de la première partie), le père Baldassare, multipliait les allusions à un grand échec de sa vie : ne pas avoir pu protéger un grand compositeur, en avance sur son temps, contre les malversations pathologiques d’un marquis vouant l’art et la création aux gémonies. Or cette zone d’ombre se déploie ici, toute la place étant dévolue à la vie et aux tourments du sieur Giacolli, aux manigances du marquis (Bulbo), bien secondé, si je puis dire, par une courtisane (Donatella) aussi éveillée intellectuellement et séduisante que jalouse, opportuniste, mesquine sinon névrosée.

A dire le vrai, le plaisir de voir se prolonger Montechiarro, d’en explorer des mystères retombe progressivement : les atermoiements du compositeur m’agacent, l’histoire tarde à démarrer. En clair ? J’ai l’impression d’un décor magnifiquement planté (descriptions de Venise, portraits des personnages, page d’histoire méconnue) mais où manque une animation narrative.

Soudain…

Bascule dans la lecture ! Ou des difficultés d’appréhender un projet littéraire, de s’y adapter…

PHIL :

Le flux de mes perceptions s’est incurvé d’un coup, comme si je connaissais mon chemin de Damas. Un phénomène qui m’est arrivé lors de plusieurs grandes lectures, A l’est d’Eden de Steinbeck ou L’éducation sentimentale de Flaubert, par exemple. Dans le cas du Requiem vénitien, le bouleversement survient lors d’un moment très particulier. Alors que plusieurs protagonistes assistent à un concert, l’auteur nous précipite dans leurs cogitations les plus profondes et complexes. Comme si la musique dénouait les âmes et les secrets :

« Kyrie. Faut-il avoir pitié de toi, Alessandro ? Es-tu vraiment ce musicien maudit, victime d’un tyran de salon ? Victime pascali laudes… Ceux qui ont échoué n’ont plus qu’une ambition : récolter l’admiration charitable de ceux qui s’apitoieront sur leur naufrage. Certains organisent leur échec aussi soigneusement que d’autres leur victoire. Le talent effraie et la vocation aussi. Tous les prophètes ont d’abord fui l’appel divin. La création est une divinité exigeante et sans pitié. Elle a choisi la postérité en guise de paradis et les élus sont rares. Ils ignoreront toujours tout de leur élection, dont ils ne douteront jamais autant qu’à l’instant de leur mort. C’est cruel. Mais nul n’est contraint de créer. Mieux vaut d’ailleurs ne jamais commencer, fuir comme Jonas au fond de la baleine d’une vie terne plutôt que de renoncer. Sans quoi, il n’est plus possible d’oublier. On tente des retours mais on a perdu le rythme et la voie. On erre, attiré par des échos taquins et insaisissables, et l’on se perd. Tu le sais, Alessandro ; tout renoncement est pire que la mort. 

Mais sans doute suis-je injuste envers toi. Tu n’es pas dupe. Tu étais sur le bord du canal, ce matin où une sonate est venue te signifier qu’il fallait la suivre ou plonger. Tu n’as pas choisi le canal et son oubli définitif. La sonate menait à Paolo, et Paolo exigeait la messe. C’est du moins ce que tu as choisi de croire. Tu ne sais rien, finalement, de ce que désire cet enfant. Tu t’es bien gardé de lui poser la question, lui dont la voix s’élève à présent, merveilleuse et claire, dominant l’orchestre et le chœur. Tu ne l’écoutes que lorsqu’il chante ta musique, et parfois même les paroles que tu lui imposes. Te sers-tu de lui ? Tu rétorques que le mal n’est pas grand puisque tu l’aides en retour. En es-tu sûr ? Tu veux en faire un soliste réputé ; mais est-ce possible en demeurant dans cette ville assiégée, délabrée, fissurée, qui ne vit plus que nourrie de chimères et de nostalgie ? Ici, tu seras toujours confronté aux projets lyriques et absurdes de Federico, aux caprices cruels du marquis. Il est vieux ? D’autres viendront. Tu en as besoin. (…) Je te le demande, Alessandro Giacolli, auteur de cette musique remarquable et que si peu remarqueront, toi qui penses me célébrer en chantant tes louanges et ton miserere : songes-tu parfois à ce que ressentent ceux qui sont assez fous pour t’être proches ? Paolo, Anna, et même ce pauvre Federico qui est monté dans la galère de l’art avec moins de bagages et d’armes que toi ; il a besoin de toi, même si son projet est voué à l’échec, et ton orgueil refuse d’entendre ce cri de détresse. Écrire un opéra populaire à la gloire de Manin serait-il déchoir davantage que de composer une messe pour un orchestre d’enfants incapables de l’interpréter devant une dizaine d’auditeurs ? La pitié, Alessandro, n’est pas là où tu le crois. » 

Je suis ébloui par ces lignes d’un registre élevé, celles qui suivent. La plume de Vincent Engel scrute les esprits comme la caméra d’Ingmar Bergman les visages en chasse d’interrogations existentielles (sur l’art, la famille, la responsabilité). Or, plus tard, je découvre cet extrait-là (prolongé par d’autres du même acabit) sur le site de l’éditeur Fayard, l’éditeur y a donc vu lui aussi un point d’acmé du livre. Une observation attentive me permet de déceler une série de modifications entre ce texte et celui de la nouvelle édition, ce qui renvoie à l’importance des pages pour l’auteur lui-même, qui a ciselé la moindre tournure.

Quelles conclusions retenir de la progression de ma lecture ? Au-delà des subjectivités, il y a une vérité dramatique. La plupart d’entre nous, sinon tous à des degrés divers, sommes formatés et nous attaquons un livre, un film, la rencontre, la vie en fonction de nos conditionnements, loin d’un lâcher-prise sain et salutaire. Qui ouvrirait. A l’autre. A une extension possible de soi. En clair ? Nous devrions tous avoir la patience d’accepter de passer par des sas de préparation, où l’on se mettrait à nu, déposant les vêtements de nos attentes au vestiaire, avant d’aller oser en essayer d’autres. En plus clair encore ou en plus concret ? J’ai attaqué ce roman comme une suite de Retour à Montechiarro, en espérant le même menu romanesque. Mais Vincent Engel est un vrai créateur, il ose, il se renouvelle. Et il affichait pourtant son projet : Requiem vénitien. L’entreprise est donc beaucoup moins romanesque au sens grand public du terme (saga, rebondissements, amours compliquées, etc.) et beaucoup plus littéraire. Le récit, somme toute, n’est qu’un fil rouge attrayant pour plonger dans une série de contenus conséquents, le souffle de Montechiarro cède la place, ici, à un creusement en profondeur, à des investigations démultipliées. L’écrivain démontre qu’il est capable de doser très différemment ses ingrédients et offre, en deux romans, deux leçons à intégrer à un art du récit, du roman, de l’écriture. Je devrais idéalement reprendre le roman à son début, ma mire de lecture adaptée et réglée. Mais je poursuis, dorénavant revigoré, éveillé, prêt à accueillir diverses salves de sensations, à discriminer plus attentivement les strates narratives.

JEAN-PIERRE :

Moins sensible que Philippe au grand souffle romanesque, je n’ai pas été perturbé par le contraste entre Retour à Montechiarro et Requiem vénitien. D’emblée, j’ai été séduit par la tonalité plus chambriste de ce dernier roman. Au grand mouvement qui subjugue et emporte se substitue un réseau de relations subtiles entre les personnages, leurs caractères, leurs attentes, l’époque. Le resserrement de la focale s’accompagne d’une phrase plus ample dans le chatoiement d’un style parfaitement accordé à la complexité des âmes qu’il peint. Ainsi, je n’ai jamais lu ailleurs description plus sensible de l’inspiration musicale :

« Il déboucha sur le quai de Cannaregio, presque en face de l’ancienne porte du Ghetto qu’on ne distinguait pas. Il s’assit sur le bord de pierre et laissa ses jambes balancer au-dessus du canal. Un frôlement liquide déchira la brume et il entraperçut un marinier à moitié endormi, menant à destination sa barque et les marchandises qu’elle transportait. Celui-ci ne le vit pas, du moins ne lui adressa-t-il aucun signe. Alessandro frissonna, ferma les yeux, se concentra. Mêlées au clapotis des eaux et de l’air, quelques notes sourdaient. Deux voix se croisaient sans jamais s’amalgamer : le piano, tantôt amer, tantôt cynique, d’un homme qui cherchait à rompre tous les liens ; le violon d’une jeune fille qui avait vendu sa beau­té à son ambition, joyeuse cependant et naïve encore dans cette première sonate – avant qu’elle ne maîtrisât tous les arpèges de la séduction. »

Les thèmes du livre, des invariants du « cycle toscan »

. Venise.

PHIL :

Elle est au-devant de la scène du roman, son décor majeur et omniprésent, sublime. Nul doute que bien des lecteurs, à la suite du jeune Jonathan Celnik, auront envie de passer leurs vacances en Italie ou à Venise.

. L’Histoire.

PHIL :

L’histoire de Venise et une page méconnue, le soulèvement du milieu du XIXe siècle, qui débouche sur un échec, une victoire des Autrichiens qui annonce en fait leur défaite ultérieure, l’épopée de Garibaldi, le Risorgimento (évoqué dans le fil narratif postérieur), etc. Au-delà des reconstitutions d’épisodes de la révolte, des débats passionnés (Venise doit-elle rester seule, comme république, ou se fondre dans l’ensemble italien monarchique en gestation ?), des combats, des figures révélées (le leader vénitien d’origine juive Manin, l’agresseur autrichien Radetzsky – oui, l’homme de la célébrissime Marche du Nouvel-An viennois !) s’infiltre une méditation profonde sur le temps long, la relativité des échecs ou réussites du moment. Une idée germe mais doit être portée par des vagues successives avant de s’imposer :

« Dans l’ombre, les enfants de Manin attendraient le jour prochain où leur rêve resurgirait et vaincrait enfin. ».

JEAN-PIERRE :

L’éphémère République de Saint-Marc est l’occasion d’une réflexion sur l’usage de la violence et les moyens de soulever un peuple. Une expression revient à six reprises, « l’agitation légale », à laquelle Manin entend limiter son action. La formule sonne à la fois comme une impasse et l’alibi d’actions plus violentes.

Un dialogue savoureux entre Giacolli, grand sceptique devant l’Éternel, et Federico, à l’enthousiasme naïf, vaut bien toutes les leçons de nos politologues :

« — Mais tu ne comprends pas ! Manin ne veut pas de violence ! L’agitation légale est l’unique moyen auquel il entend recourir : la loi, rien que la loi mais toute la loi ! La violence est le fait des Autrichiens et Manin condamne sans ambiguïté toute entorse à ce principe pacifique chez les nôtres ! Ce qui ne veut pas dire que nous nous laisserons assassiner…

Alessandro eut un sourire qui énerva Federico.

— Quoi ? Pourquoi ris-tu ?

— Parce que l’on finit toujours par justifier ce que l’on prétendait injustifiable. »

En quelques phrases sont identifiés deux lois inséparables de toute révolution voire de tout conflit armé : l’une veut qu’au nom de la bonne cause on finisse toujours par justifier l’injustifiable, l’autre est à la racine de toute bonne propagande : la violence – les atrocités, l’usage d’armes interdites, etc. – est toujours le fait de l’ennemi.

. Montechiarro et la Toscane.

PHIL :

La complexité rayonne décidément partout dans l’ouvrage. Ainsi, Montechiarro, comme Venise, est ambivalent, tantôt paradis, tantôt enfer. Mais encore :

« Le nom de ce patelin ; une imposture ! Avec une orthographe pareille, ce bourg n’existe pas ! »

Et, de fait, il existe un Montechiaro en Italie mais pas de MontechiarRo, une projection idéalisée de la Toscane aimée par l’auteur :

« C’est pourtant ce que j’ai vu de plus beau, de même que tout ce pays. Imaginez de douces collines, couvertes de blé, de tournesols, d’oliviers ; des damiers de verts et d’ocres parsemés du rouge des coquelicots sur lesquels le soleil triomphant tisse des liens souverains et éphémères que le vent dénoue et relace avec un rire très discret ; des hommes et des femmes courageux, courbés sur les champs, entièrement dévoués à l’entretien de ce paradis qui les nourrit aussi de beauté (…). »

VINCENT ENGEL :

Montechiarro avec deux « r » ne peut pas exister, car c’est une faute d’orthographe en italien. L’erreur est là pour symboliser l’erreur constante de ce village par rapport à l’Histoire.

. La musique/L’art.

PHIL :

La musique est omniprésente et fait vibrer la lecture :

« La musique aussitôt envahit la chapelle glacée, fondit sur chacun des auditeurs pour fouiller son âme et lui proposer ce redoutable rendez-vous avec soi-même que l’on tente si souvent d’éviter en plongeant dans le bruit et l’agitation. »

Elle génère des réflexions élargies.

Sur l’art :

« L’art n’évolue pas comme l’Histoire. Il faut parfois revenir en arrière pour progresser. »

 Sur le génie :

« Il savait, Nathanaël, pourquoi les gens n’aimaient pas Alessandro : ses sens ne captaient pas la même réalité qu’eux. Rien ne coïncidait ; ni sons, ni visions, ni pensées, ni mots. Sans parler des émotions. »

Sur la difficulté d’appréhender le rapport à soi, à ses objectifs :

« (…) est-on lié à un genre ? N’est-ce pas le public et la critique qui nous y confinent ? (…) Pour ma part, cela dit, je suis libre : je n’ai ni public ni critiques. » (N’est-ce pas ce qui constitue le plus grand avantage des auteurs et éditeurs belges francophones ? Ne pouvant quasi rien espérer, pouvoir tout tenter ?)

Sur l’absence de reconnaissance, le fait d’œuvrer pour un récepteur rare ou lointain :

« Federico lui parla de son projet, du livret, de l’opéra, d’Alessandro, de l’honneur de Venise que leur œuvre répercuterait dans toute l’Europe. Le dictateur le dévisagea ahuri. ». (L’écrivain/librettiste, grand ami de Giacolli, retombe de haut face à Manin auquel il sacrifie pourtant son énergie, sa vie. L’exposition haute et claire de la manière dont l’art est vécu, considéré par nos instances politiques ?)

Sur l’impasse de la réussite :

« Il (Giacolli) cherchait le cœur de sa ville, son expression la plus pure et la plus juste, le remous sur l’eau qui dirait tout.

  • Tu es fou, mon ami ! concluait Nathanaël. Si tu trouves, tu seras réduit au silence ; et sinon, comme c’est probable, tu finiras à l’asile ! » (Réussir, c’est être fini, mourir déjà ?)

Sur le rapport intime du créateur avec sa création :

« Alessandro n’avait pas besoin d’éloge ; il savait ce que valait cette œuvre. (…) elle l’effrayait parce qu’il ne s’estimait pas à la hauteur de cette musique. (…) elle le dépassait. »

JEAN-PIERRE :

La musique suscite une méditation sur le rôle de l’artiste : attend-t-on de lui des réponses ou plutôt des questions ? De même, des voies opposées choisies par Giacolli et son contemporain Wagner se dégage une véritable esthétique. Là où sous le masque de la rupture Wagner n’apporte rien d’autre que ce que son époque et son public attendent, Giacolli tente de combiner l’héritage baroque de Benedetto Marcello à la tension de son siècle. Transposée au domaine de la littérature, cette démarche évoque irrésistiblement celle de la « Nouvelle fiction » dont Vincent Engel est si proche.

. La fiction.

PHIL :

Elle est glorifiée :

« Invente n’importe quoi ; ce sera toujours mieux que la vérité. »

Ou « (…) Je ne sais pas ce qui s’est passé sur le Sinaï (…) Mais il (NDLR : Moïse) est redescendu et il a raconté. Il en a même tiré un livre. On l’a cru et le récit fonctionne toujours. »

. L’alternance création d’une utopie et regret d’un paradis perdu.

PHIL :

Ici, le phare Giacolli est entouré des attentions d’un prêtre, d’un rabbin et d’un écrivain, au-delà de tout clivage, mais aussi d’une mère, d’un père et de fils de substitution. Le thème est si puissant qu’il y a mise en abyme à travers la quête d’un membre du cénacle de Giacolli, Jonathan, qui se fait accueillir par le cénacle de Montechiarro à la fin du Requiem. Ce qui laisse entrevoir une contre-épidémie, soit une extension, par contagion, d’un réseau d’affinités électives :

« (…) pourquoi n’existerait-il pas des endroits sereins ? De véritables asiles, coupés du monde et des hommes ? Sans cet espoir, il n’y aurait aucun salut possible. »

Par un faux paradoxe (des études scientifiques relient le bluff et l’excès de confiance en soi à la réussite et à la médiocrité), les personnages lumineux doutent et se voient en échec :

« « Qu’ai-je fait d’utile dans ma vie ? » se demandait le prêtre (Baldassare rappelle les « saints laïcs » de La peste de Camus) sceptique. (…) « A quoi puis-je encore servir ? » s’interrogeait la vieille femme (Anna) fatiguée. »

Et ce sont des jugements extérieurs, lointains, qui viennent clamer leur véritable (et haute) valeur. L’ennemie Donatella confesse juger la musique de Giacolli « magnifique », Asmodée Edern voit le compositeur comme « le musicien le plus original que cette ville ait enfanté », Bonifacio Della Rocca (héros de Retour à Montechiarro) comme « un homme tout à fait remarquable », etc.

. Le Mal

PHIL :

En contrepoint des cénacles réunissant les bienveillants ou de la figure du génie (Giacolli) surgit une force monstrueuse, qui ne supporte pas le Beau, le Bien, le Bon. Un Mal ici incarné par des personnages à la portée quasi eschatologique, Bulbo et Donatella. Pourquoi haïssent-ils Giacolli et, par corollaire, les gens qui sont en communion avec lui ? Parce que l’un, né dans la Beauté, et l’autre, née « beauté », ne supportent pas que d’autres ressentent ladite Beauté en les excluant de l’adéquation magique ?

« (…) il ne s’est jamais intéressé à toi. (…) Cette messe est dédiée à cette vieille affreuse, à ce curé minable, à ce gamin insipide, à ce Juif ridicule, à ton bonhomme de mari (…) A tous ceux-là mais pas à toi. (…) Ce que tu ne peux posséder, tu préfères le voir détruit (…) ce qu’elle voulait n’était pas la mort d’Alessandro. C’était pire, au fond. »

Nul doute que chacun d’entre nous a croisé de ces créatures mesquines, vaines et vides. Qui ne pouvant s’alimenter s’échinent à couper l’alimentation des autres ? L’histoire des caporaux dans l’âme, des « artistes sans art » ?  

JEAN-PIERRE :

Bulbo et Donatella sont des personnages très noirs, en effet. Mais Donatella, dont les ressorts psychiques sont somme toute assez classiques, m’a beaucoup moins intéressé que le marquis Bulbo. Pourquoi ce dernier exerce-t-il un tel pouvoir de nuisance, pourquoi cette haine de l’art ? Quel est donc le secret de cette personnalité qui semble osciller entre la tentation du crime et celle du suicide ? Il me paraîtrait trop réducteur de ramener ce personnage à sa seule dimension luciférienne, à l’expression d’un Mal absolu, ce qui ne serait guère conforme au mouvement d’ensemble de l’œuvre de Vincent Engel, qui rejette tout psychologisme tendant à « prouver » un caractère. Difficile de « rendre raison » des actes du marquis Bulbo : sa noirceur ne fait pas de doute mais la motivation réelle de ses actes demeure pour une part indécidable. Une chose demeure : sa parfaite sincérité, qui atteste au passage que cette vertu, comme toutes les autres, n’a rien d’une valeur absolue. Un détail nous trouble. Et si, entre le Bien et le Mal, la frontière n’était pas aussi irréfragable qu’il y paraît ?  Dans une succession de monologues intérieurs déjà signalée par Philippe, Alessandro s’interroge : est-il lui-même si éloigné de Bulbo ? Et si, entre deux destins, dont l’un semble voué au Mal, il n’y avait que la distance d’un « je ne sais quoi » qui fait toute la différence. Pour moi, Bulbo est un personnage très camusien, dans la mesure où il me paraît comme aspiré par le sentiment de l’absurde et la totale indifférence à tout qui en résulte. Ses motivations ne cesseront pas d’échapper à Donatella, sa sœur dans le Mal :

« Devant l’horreur du vide et l’impuissante beauté de l’art, chacun était seul, irrémédiable­ment. Elle ne saisirait pas les motivations du marquis, car il ne s’ouvrirait jamais à elle de cette minute où il avait découvert l’abîme et la douleur que rien n’épuise. »

. Le rapport à la judéité.

PHIL :

L’auteur, juif, ne choisit pas des héros juifs ou des pages d’histoire juive tout en n’évacuant pas, a contrario, son identité juive (qui n’est jamais qu’un fragment de son identité complète). De manière feutrée, délicate, Vincent Engel infiltre la judéité à travers des personnages qui soutiennent Giacolli – qu’il s’agisse d’êtres humains (son disciple Jonathan, le rabbin et son fils violoniste, le protecteur berlinois Werner Goldschmidt) ou d’êtres à la marge du réel (Asmodée Edern et Thomas Reguer, pour des experts ès kabbale, s’apparenteraient à des « maîtres fantasques communiquant avec les zones d’ombre qui séparent les monde visible et invisible ») -, de courtes et discrètes digressions (la musique juive a inspiré… le créateur qui a lui-même inspiré l’art de Giacolli), un décor dans le décor (le Ghetto). Ce qui pourrait renvoyer à l’apport immense de la communauté juive dans l’histoire universelle et à la singularité de ses diverses situations, ce « dehors »/« dedans » consubstantiel, qui permet sans doute un recul, fondement même de la démarche intellectuelle. D’où les apports majeurs, dans le monde réel : il n’est qu’à lire des listes de producteurs de cinéma américains, de pianistes et chefs d’orchestre, d’écrivains, de savants, etc.

« (…) toute notre histoire nous apprend qu’il n’y a rien de plus illusoire et d’éphémère qu’un foyer et une patrie. »

Ou, dans la foulée abyssale de la Shoah (de ses disparitions et non-dits), cette capacité, cette nécessité à tirer un trait sur une vie perdue, à aller de l’avant sans savoir, sans revoir.

Le rapport à la Shoah et à la judéité, enracinées dans la vie de l’auteur de par son héritage familial ou sa fréquentation d’Elie Wiesel, favorise sans doute la sensibilité qui propulse d’autres thématiques récurrentes : la chaîne de la transmission (Giacolli est le disciple de Benedetto Marcello et le maître de Jonathan) et l’importance de la mémoire ; la difficulté de l’amour et de la connexion (« Impossible d’être responsable et indispensable à la fois ! ») ; les enfants soustraits au milieu d’origine et qui gagnent un destin tout autre en intégrant des foyers d’adoption (le comte de Villerouge recueille Paolo, le neveu et enfant de substitution de Giacolli, comme Della Rocca a recueilli Adriano Lungo dans Montechiarro, les Rüwich le Raphael du « cycle toscan » , etc.). Voire même peut-être les thématiques de la vengeance, de la détérioration de la beauté et du passé, la méfiance vis-à-vis des pères, des parents.

JEAN-PIERRE :

Vincent Engel entretient un rapport singulier au judaïsme. Il semble s’intéresser davantage à l’éthique de vie que le judaïsme suppose plutôt qu’à sa portée religieuse lorsqu’il fait dire à son personnage Asmodée Edern :

« L’essentiel est de chercher, non ? C’est l’évidente supériorité du judaïsme sur le christianisme : ce dernier est convaincu que le Messie est venu ouvrir un royaume qui, depuis presque mille neuf cents ans, se fait attendre. Alors que le judaïsme sait que le Messie n’a de sens que dans la mesure où il se dérobe continuelle­ment devant ceux qui le cherchent. »

Voilà qui trace la perspective d’un cheminement humain et spirituel excluant tout fanatisme ou culte identitaire. 

. Les jeux littéraires, effets de miroir, échos, etc.

PHIL :

Berlin ! Cette ville accueille le jeune héros de Raphael et Laetitia (et de Retour à Montechiarro, du Miroir des illusions, etc.) comme Alessandro Giacolli. Un contrepoint germain aux latines Venise et Toscane.

Thomas Reguer et Asmodée Edern ! Ils assument des rôles proches, ici comme dans d’autres romans. Et s’il ne s’agissait que d’une seule et même personne ? Qui incarnerait la Providence ? La figure de l’ange-gardien (« un vieil homme instruit, généreux »), à tout le moins, mais teintée d’une dimension fantastique (les deux semblent surgir à chaque fois du néant et conserver le même âge), au contraire d’autres figures tutélaires comme Anna, Goldschmidt, etc. Mais Thomas et Asmodée (qui est pourtant dans l’Ancien Testament chrétien, ô clin d’œil, un démon qui se révolte contre Dieu… ce qui pourrait renvoyer à une tentation prométhéenne du créateur humain qui choisit d’éclairer l’humanité contre Dieu et les fausses idoles, quitte à se retrouver abandonné et torturé) ne sont-ils pas aussi une mise à nu des rouages de la fiction ? Qui n’avancerait plus sans leurs interventions. Qui sont celles de l’écrivain, projeté dans son œuvre ? 

Anita Fizzi ! Ce personnage fugace apparaît au début du livre, s’évanouit le roman durant et réapparaît dans l’épilogue. Pour présenter à Donatella une image moins bien armée d’elle-même, lui annoncer sa déchéance, la pousser à réagir ?

Raphael et Laetitia ! Tel passage annonce le quatrième livre du cycle, Le miroir des illusions, et apporte une information au « romansonge » Raphael et Laetitia, qui nous renseignait le départ du jeune Rüwich dans le Nouveau Monde sans pouvoir préciser s’il avait retrouvé et emmené la jeune épouse de Bonifacio Della Rocca :

« Plutôt en Amérique ! Les Toscans y émigrent plus volontiers (…). »

. L’anticipation ou la capacité à fixer des récurrences de l’Histoire.

PHIL :

Il y a dans le Requiem vénitien d’extraordinaires et troublants échos à la pandémie Covid et à l’invasion de l’Ukraine. On pense ainsi à un transfert des étapes du brasier ukrainien, avec la révolte de la place Maïdan, l’invasion russe, les bombardements (comment ne pas songer aux drones devant « les ridicules bombes incendiaires volantes » ?) et destructions massives, les gens qui se terrent, le blocus, les factions qui s’opposent (résistance et collaboration, ou inaction), les alliés présumés qui tergiversent, reculent, encouragent à parlementer. A un étage plus symbolique, Bulbo et Donatella ne reproduisent-ils pas ce qu’on observe avec Poutine et ses sbires ? Une incapacité à supporter le bonheur d’autrui et l’altérité ? D’où la haine frénétique de la démocratie, d’autant plus violente (syndrome de Caïn à l’échelle sociétale) qu’elle concerne une contrée voisine et à l’histoire partagée (familiale) ?

Et que dire de l’épidémie qui déferle alors (choléra) ?

L’art romanesque

PHIL :

Vincent Engel, nous l’avons dit, navigue entre deux continents, pratique le premier et le deuxième degrés, il croit mais doute. Ainsi en va-t-il de son rapport à l’histoire. D’un côté, des contenus très romantiques et romanesques, avec une luxuriance de haines et d’amitiés, d’amours contrariées, de mystères, de suspense, d’indices à prélever. De l’autre, une profession de foi qui intègre et déifie la lacune, le flou, curieusement (ou pas), relayée par des personnages fort contrastés, antagonistes :

Bulbo (!) : « Il ne faut jamais préciser les choses importantes. Les sentiments, les projets, les pensées ; les plus grandes œuvres sont celles où dominent l’ombre, le flou, le tremblé. »

 Giacolli : « Si, comme tu le projettes, tu écris cette histoire, rends justice, RENDS JUSTICE ! Et tant pis pour les énigmes, n’essaie pas de les combler. Non, je ne sais pas pourquoi j’ai posé la plupart des actes « majeurs » de mon existence. On ne le sait jamais. Les explications qu’on trouve, c’est après coup. Des justifications. De la mauvaise littérature. Si tu fais de la littérature, qu’elle soit bonne, Jonathan ; qu’elle donne un peu d’espoir. Pas à tes lecteurs ; à ceux dont tu parles. Même s’ils ne sont plus là. Il n’est jamais trop tard pour l’espoir. (…) Moi, j’aurais voulu une musique pour questionner, instiller le doute. Mettre Dieu à la place de l’homme, le forcer à quitter son piédestal, à écouter le chant de la douleur de l’homme, du rêve que l’on étrangle… du silence qui gagne, note après note… la terreur qui l’accompagne… »

On songera à Hitchcock et à ses propos sur l’usage du McGuffin, cet objet mystérieux derrière lequel tout le monde court sans que le spectateur sache de quoi il retourne. On ne saura rien ici des fantômes qui accablent le passé d’Anna. Il faudra être très attentif pour tenter de deviner la raison du comportement de Bulbo et Donatella à l’égard de Giacolli, le devenir de la courtisane (il semble ouvert dans l’épilogue mais a été révélé, quand elle ne comptait pas encore autant, au début du roman). Une lecture très pointue peut même permettre d’envisager des amours cachées de Giacolli ou Jonathan avec la jeune et belle épouse de leur protecteur berlinois, Hannah (qui fait écho à « Anna », comme deux faces de la femme éternelle, épouse et mère ?), d’autant que c’est le décès de celle-ci qui provoque tout le roman, la nécessité d’un requiem, l’impossibilité d’écrire au présent contraignant à fouiller le passé pour s’appuyer sur une œuvre ancienne, etc.

Mise en abyme au cœur du réseau des mises en abyme, le lecteur du roman, du cycle s’identifiera à Jonathan :

« J’avais (…) le sentiment d’être un intrus qui ouvrait le livre d’un roman familial énorme, dont il ne lui serait offert d’apercevoir que la plus insignifiante des pages. De tout le reste, les racines enfouies dans le passé, les drames actuels, les rêves et les projets, je ne saurai rien, je ne verrais que des ombres furtives. »

Les frustrations du lecteur et de Jonathan sont dépassées par une éthique de l’art et de la vie, par la possibilité de poursuivre l’élan en cours, Jonathan en s’émancipant et en se réalisant enfin, le lecteur en poursuivant l’initiation narrative dans d’autres romans.

Le voyage plutôt que la destination. La vraie vie qui est mouvement. Un roman, un cycle qui usent des artifices d’un genre et glorifient la fiction pour s’en dégager soudain et nous tendre le miroir de nos vies et du meilleur possible à accomplir ?

JEAN-PIERRE :

D’une construction moins ostensiblement complexe que Retour à Montechiarro, Requiem vénitien alterne subtilement plusieurs genres littéraires : l’évocation historique, le monologue intérieur, le roman épistolaire et un soupçon de fantastique (via l’apparition récurrente d’Asmodée Edern). J’avoue, concernant ce dernier, avoir levé un sourcil à la lecture de l’une ou l’autre de ses interventions, qui me paraissaient un moyen trop commode de faire progresser le roman dans une direction a priori fort inattendue. A la réflexion, je me rallie au commentaire de Philippe : on peut voir Asmodée comme le révélateur d’une mise à nu des rouages de la fiction.

PHIL :

Je retrouve ma religion du contrepoint chez Vincent Engel, très profondément enracinée. Elle explose même au visage dès l’épigraphe du Requiem vénitien, attribuée au compositeur Benedetto Marcello (1686-1739). Alors que le roman va précipiter, dès les premières pages, dans des échanges tendus et gorgés d’émotion, d’empathie, les lignes placées au frontispice de l’ouvrage appellent à la retenue, au recul, des lignes satiriques dignes d’un émule de Molière peut-être :

« En dédiant le Livret à quelque Personnage important, le poète le choisira plutôt riche que cultivé (…) Il s’inquiétera avant tout de la Quantité et de la Qualité des Titres qui doivent orner son nom (…) S’il ne trouve pas dans le Personnage de motifs de louange (ce qui arrive souvent), il dira alors qu’il se tait pour ne point offenser sa modestie (…). »

Faux paradoxe. Vincent Engel va multiplier les thématiques et les notations romantiques, mais il leur oppose régulièrement une mise en question, un refoulement :

« Je dois être un romantique qui s’ignore. ».

D’ailleurs… Le Requiem vénitien n’est-il pas une ode à la distorsion ? Comme une pièce à deux faces, où le marquis Bulbo serait le double maléfique, le doppelgänger de Giacolli ? L’un sacrifie tout à l’art, l’autre hait l’art et les grands artistes. La monomanie et la radicalité les unissent, entre autres :

« Il te sert d’alibi, Bulbo. Vous pourriez vous entendre à ravir ; un même égoïsme vous anime. Tout le reste, les considérations sur l’art et la vie, n’est que trompe-l’œil. »

Allons plus loin. Bulbo ne sert-il pas de repoussoir à Vincent Engel lui-même, qui y mettrait tout ce à quoi il s’est heurté comme homme ou comme auteur (la jalousie, le non-dit, l’incompréhension, etc.) mais encore tous ses doutes (remise en question d’une Beauté souvent bâtie sur la souffrance humaine, difficulté de mener une carrière et des engagements privés, citoyens, vanité du microcosme, sens des efforts de la création, etc.) ?

Dans le même ordre d’idées, on pourrait être étonné de voir surgir un Requiem vénitien, qui s’avère, au-delà de la composition de Giacolli au cœur du roman, une messe littéraire en hommage à un génie musical méprisé (qui pourrait même être une allégorie de l’Art, si essentiel et si martyrisé partout et en tout temps, une sorte de lamentation grandiose sur la condition du créateur ou de l’homme) de la plume d’un auteur qui a tant réussi :

« C’était ce monde qui offrait si peu de voies pour la réussite et le bonheur. »

A défaut d’entrer dans une psychanalyse de bazar, on pourrait suggérer qu’un Vincent Engel, au contraire de tant d’autres, ne se serait jamais senti installé, suffisamment légitimé à ses yeux. Et, ainsi, il serait toujours demeuré dans le mouvement et le questionnement, la vie, le renouvellement, l’expérience, sans jamais s’embourgeoiser.

Le style

PHIL :

Il y a un formidable plaisir du mot, de la phrase, de la tirade.

Les descriptions de Venise enchantent :

« J’ai pris un bateau à Brescia et j’ai goûté, tremblant dans le vent frais, la lente découverte de la lagune, le dévoilement progressif de San Giorgio, de la Douane et de la Salute, du palais ducal et de la Piazzetta, la bouche paresseuse du Grand Canal… Il flottait une brume légère, bleutée. Les bâtiments ne furent d’abord que des silhouettes mangées d’eau, piquées d’ocre, de rose, d’or. (…) J’ai cueilli Saint-Marc aux marges du sommeil ; la place vide, mouillée de souvenirs liquides, semblait attendre mon départ pour se replier. (…) »

Conclusions

PHIL :

Requiem vénitien, le deuxième tome du « cycle toscan » (notons l’art du contrepoint mis en abyme par la distorsion apparente « vénitien »/« toscan »), ne prolonge pas les plaisirs (romanesques) du premier roman, que je place parmi les plus puissants romans de l’histoire de nos Lettres, mais, ô gageure, à défaut d’un récit qui emporte, il livre d’autres plaisirs (littéraires, intellectuels), une étoffe riche et classieuse, luxuriante et immensément colorée, il impose un écrivain majeur.

JEAN-PIERRE :

Requiem vénitien et Retour à Montechiarro développent leurs séductions à des niveaux différents. Même si le souffle de l’Histoire est toujours présent dans ce deuxième volume, l’auteur s’y est davantage concentré sur la complexité émotionnelle de ses personnages. Ce faisant, sa phrase se fait plus souple, flexible, ondoyante, imagée : ce que l’on a perdu en souffle romanesque, on le regagne dans le pur plaisir du texte et le bonheur d’une réflexion toujours plus subtile sur le sens de nos actes, le sacerdoce de l’art et la complexité de vivre.

Pour accéder à nos premières investigations sur le « cycle toscan » et sa matrice…

Les deux premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre feuilleton Les phases belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/

Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

*

ONZE BRUXELLES de PHILIPPE REMY-WILKIN (Samsa) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

.

Bruxelles, novembre 1918.  
Seule capitale à avoir subi l’occupation tout au long du conflit, tout semble conspirer à sa libération dans un bain de sang. Des troupes allemandes y sont concentrées. Le siège de la ville et l’assaut final sont imminents.

Mais une surprise de taille attend les Bruxellois : l’après-midi du dimanche 10 novembre, près de six mille soldats allemands défilent sans arme, drapeaux rouges en tête. C’est que deux jours plus tôt, en Allemagne, la république de Weimar a été proclamée. Constitué dans sa foulée, le Conseil des Soldats de Bruxelles a pris le pouvoir et désarmé les officiers. Les révolutionnaires allemands tendent la main aux autorités locales et aux responsables du P.O.B. afin de partager la réorganisation de la ville et le départ des troupes massées à Bruxelles.

Avec Philippe Remy-Wilkin nous plongeons en apnée dans ces deux semaines cruciales de novembre durant lesquelles le destin semble hésiter. Valentin Dullac est notre cicérone dans les rues agitées de Bruxelles. C’est un proche d’Albert 1er qui, depuis son QG l’a envoyé en mission secrète. Son objectif : contacter diverses personnalités au nom du Roi et prendre le pouls de la capitale.

Personnage fictif, Valentin Dullac en rencontre d’autres, bien réels ceux-là. Certains nous sont connus comme Émile Vandervelde et Adolphe Max ; d’autres, à l’instar de Carl Einstein ou de Hugo Freund, beaucoup moins…

Passionné et très érudit, Philippe Remy-Wilkin parvient à tisser un récit haletant dans la trame de la grande Histoire dans ses aspects les plus méconnus.

Mes impressions de lecture ont été contrastées. Au premier abord, j’ai été un peu troublé par les notes de bas de page qui, fréquentes au début du roman, en contrarient à mes yeux le premier élan. Mais très vite j’ai été emporté par cet épisode de la libération de Bruxelles dont je ne connaissais que quelques bribes et que l’auteur met magistralement en lumière. 

Je ne suis pas étonné que ces journées trop délaissées par les historiens soient devenues le moteur de son livre.
On y retrouve l’actualisation de tout ce qu’il aime : le souffle de l’Histoire et cette capacité de quelques hommes de bonne volonté à se mouvoir à contrecourant des haines, à transcender la massivité des faits par leur humanisme confiant.

A titre personnel, ces journées me renvoient au caractère lui aussi insolite des journées de septembre 1830. On y retrouve un même dénouement inattendu et surtout une discrète ambivalence nourrie par la crainte identique des élites pour l’embrasement révolutionnaire. (Ces journées seront d’ailleurs plus tard éjectées de leur piédestal de fête nationale au profit du plus sage 21 juillet). Le sulfureux mais nécessaire « coup de Loppem » et le discours fameux du 22 novembre 1918 repris en apothéose du roman m’ont toujours paru étinceler de cette clairvoyance délicatement cynique chère à Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ».

On referme ce livre trop court avec un petit regret : celui de quitter un personnage attachant, au riche potentiel humain mais dont l’épaisseur ne s’est pas totalement révélée, tant, lui comme nous, sommes pris par le flux de l’Histoire en marche. On peut cependant rassurer les heureux lecteurs de ce premier volume : trois autres vont suivre où nous aurons le bonheur de retrouver et mieux connaître Valentin.

*

Philippe Rémy-Wilkin, Onze Bruxelles – La capitale belge dans la tourmente de novembre 1918, Samsa, 2023, 105 p., 18 €.

Le roman sur le site des Editions SAMSA

Le site de Philippe REMY-WILKIN

= = =

LES AGENTS LITTÉRAIRES par JEAN-FRANÇOIS FOULON

Jean-François Foulon

Concernant le monde de l’édition (voir mon compte-rendu précédent sur le livre de Bruno Migdal) je voudrais poursuivre la réflexion avec les agents littéraires. Je précise tout de suite que c’est un sujet que je connais mal. J’ai quand même vu autour de moi quelques auteurs (ou autrices) tout aussi anonymes que moi et qui fréquentaient les mêmes petits salons régionaux, être subitement édités par de grandes maisons parisiennes (et donc avec présence en librairie, articles de presse, etc.). Selon leurs dires, ces personnes avaient fait appel à un agent littéraire. Contre rétribution, celui-ci relit votre manuscrit, le corrige, et se charge de le placer auprès d’un éditeur. Visiblement, le succès dépend de la notoriété de l’agent littéraire.

Récemment, j’avais répondu à une enquête sur Internet et j’avais reçu quelques vidéos (gratuites) de la part d’un agent littéraire. Je précise tout de suite qu’il œuvrait dans les sciences humaines et pas dans le roman. Néanmoins, ce qu’il disait était très intéressant (et effrayant à la fois). En gros, il déconseillait d’écrire un manuscrit puis de chercher à le placer chez un éditeur et préconisait la démarche inverse (trouver d’abord l’éditeur, signer un contrat, puis rédiger le manuscrit). On croit rêver. Pourtant, il assurait qu’un manuscrit envoyé anonymement par la poste n’avait aucune chance d’être retenu. Absolument aucune. Il parlait d’expérience, car lui-même avait travaillé dans une maison d’édition. Selon lui, c’est l’éditeur qui doit venir vers vous (parce que vous êtes connu, que vous brillez dans un domaine précis, que votre aura personnelle fera vendre le livre, etc.) et vous demander d’écrire. S’il ne le fait pas, c’est à vous de le convaincre de votre potentiel et surtout de la possibilité qu’aura votre livre de se vendre. Le fait d’avoir cinq mille lecteurs sur Facebook qui lisent régulièrement vos nouvelles sera par exemple un argument de poids.

Une amie Facebook m’a d’ailleurs récemment donné un exemple concret où un auteur en herbe a été repéré par une grande maison d’édition à cause de son succès sur Internet. C’est l’éditeur qui l’a contacté. Du coup, il a signé un contrat et a commencé une tournée publicitaire de six mois dans toute la France.  

Mais revenons aux vidéos que j’avais reçues. L’agent littéraire se faisait fort de vous trouver un contrat auprès d’une grande maison. Selon lui, il vous suffisait de travailler un mois pour établir le plan de votre livre et insister sur ses potentiels débouchés commerciaux. Si ça fonctionne, il n’y a plus qu’à se mettre à écrire. Si ça ne marche pas, l’auteur n’aura perdu qu’un mois (et pas un ou deux ans pour un manuscrit qui restera impublié).

Evidemment, l’agent littéraire se fait rétribuer pour ses services et c’est même son métier. Du coup, on se méfie, car le succès ne semble pas garanti. Il dépendrait essentiellement de la capacité de l’auteur à convaincre l’éditeur que son livre va se vendre. Personnellement, Je ne vois pas comment j’y arriverais alors qu’on sort plus de six cents romans par an. En quoi le mien serait-il fondamentalement différent ? On pourrait donc se demander s’il n’y a pas là une sorte d’arnaque de la part de l’agent littéraire, qui se fait payer alors que c’est à moi à trouver des arguments pour convaincre l’éditeur du potentiel succès commercial de mon oeuvre.

Ce qui m’inquiète aussi, c’est que les auteurs qui avaient déjà rédigé leur manuscrit ont dû tout recommencer. L’agent littéraire s’est d’abord débrouillé pour qu’un contrat d’édition soit signé (à ce stade, selon lui, la qualité du manuscrit n’a aucun intérêt, on ne le lit même pas). Puis, il a fait tout réécrire à l’auteur en respectant les critères qui avaient été présentés à l’éditeur.  Cela signifie que vous n’écrivez plus vraiment ce que vous avez envie d’écrire, ce qui vous touche et qui vous tient à cœur, mais que vous écrivez plus ou moins sur commande, en fonction des goûts du public qui vous lira. Je crois que je serais tout à fait incapable de travailler comme cela. Ce que j’écris vient de moi, j’ai envie de l’exprimer et de le partager. Je ne me vois pas écrire en fonction de critères préétablis, même s’ils doivent assurer le succès du livre.

Enfin, de toute façon, on nous assure que dans quelques années l’intelligence artificielle aura résolu le problème puisqu’elle aura remplacé les auteurs en proposant des oeuvres de qualité qui répondront aux attentes du public. Triste époque, non ?

= = =

PAYSAGES DE NUIT de DIANE CHATEAU ALABERDINA (Gallimard) / Une lecture de JEAN-FRANÇOIS FOULON

.

Française d’origine russo-tatar, Diane Chateau Alaberdina a été lauréate en 2017 du prix du jeune écrivain de langue française pour sa nouvelle. « Nous irons tous au paradis ». Ce prix, qui est ouvert à tous les jeunes de la francophonie âgés de 15 à 26 ans, permet de découvrir de nouveaux talents. Diane a publié un recueil de nouvelles chez Buchet-Chastel (2018), un roman, « La photographe », aux éditions Gallimard (2019) et « Paysages de nuit », toujours chez Gallimard (2022)

Elle a fait un master de littérature française et russe à la Sorbonne, elle a aussi séjourné au Smith College et à l’université d’État de Moscou. Elle est chargée de cours en études nordiques à l’université de Strasbourg et rédige actuellement une thèse sur Karin Boye (une des figures majeures de la littérature scandinave moderniste). Elle vit entre la France et la Belgique (Ecaussinnes), elle pratique le karaté à Soignies et a organisé des ateliers d’écriture dans le bois de la Houssière (Braine-le-Comte).

« Paysages de nuit » nous raconte l’histoire de la passion amoureuse compliquée parce qu’interdite qu’éprouve une adolescente, Sonia, envers son beau-père. Elle vit seule avec sa mère Katarine depuis des années, dans une étroite relation fusionnelle. Il n’y a pas d’homme à la maison. Ou plutôt il y en a bien eu un, quand elle était plus petite, auquel elle s’était attachée en y voyant une figure du père. Mais il a fini par partir. Les années passent et quand Katarine rencontre Adam, Sonia a maintenant dix-sept ans. Elle se méfie d’abord de ce nouvel intrus, craignant qu’il ne soit que de passage. Mais non, Adam semble s’installer définitivement. Alors Sonia s’attache à lui. Cependant, elle n’est plus une petite fille, mais une adolescente romantique et passionnée, et son attachement se transforme rapidement en un désir brûlant.

Le livre raconte cette lente montée de la passion. Sonia sait qu’Adam lui est inaccessible (il ne remarque d’ailleurs pas l’amour qu’elle lui porte) et se sent seule. Elle contemple de loin le monde des adultes et jalouse sa mère, qui peut partager son lit avec un homme.

La relation de Katarine et d’Adam prendra fin et celui ci- finira par quitter la maison, laissant Sonia encore plus désespérée que sa mère. De son amour, interdit, elle ne dira jamais rien, et se repliera sur elle-même. Devenue anorexique, elle finira par se suicider.

 C’est cette lente descente aux enfers que relate le roman. On notera l’omniprésence de la forêt (celle de Fontainebleau), qui cerne la maison. Forêt obscure et inquiétante, que Sonia prend l’habitude de sillonner seule, en voiture, la nuit. Cette forêt obscure renvoie au côté ténébreux de Sonia, à ce malaise angoissant dont elle ne peut sortir. L’amour impossible qu’elle ressent pour son beau-père doit être dissimulé dans la nuit.

Même quand ils se rapprochent occasionnellement, leur relation reste ambiguë: 

« Sans feuilles, la forêt devient compacte, les branches nues enserrent l’homme et la jeune fille dans une sphère intime, presque oppressante.» (Op. cit. page 157)

Un éternel non-dit demeure entre eux. L’absence de dialogue, de parole, pour dire ce qui est (la passion) pousse Sonia à dessiner. Son journal intime, qu’elle ne montre à personne, ce sont les dessins qu’elle fait d’Adam.   

On notera également la présence du feu (celui de la passion), qu’on retrouve dans les couchers de soleil éclatants ou les feuilles jaunies de l’automne.

« C’est impressionnant, dit Katarine, rompant leur malaise. On dirait un incendie. Ils ne répondent pas, leurs visages tournés vers la forêt. » (Op. Cit, page 141)

Un livre intéressant, pudique, qui parle de la solitude (celle des deux héroïnes, d’origine russe, éloignées de leur culture, qui vivent isolées près d’une forêt, loin de la ville. Celle de Sonia, que l’amour impossible pour son beau-père isole encore davantage), de l’amour, du désespoir, de la mort.

Le livre sur le site des Editions Gallimard

= = =