par Denis BILLAMBOZ
Oui, je sais, ces textes sont d’un autre temps, dépassés, surannés mais mon Dieu comme ils sont beaux, je regrette qu’on n’écrive plus aujourd’hui des textes romantiques qui ne soient pas mièvres, sirupeux ou dégoulinants de bons sentiments bafoués. Je suis allé vers Zweig par curiosité et il est désormais fiché en moi comme l’un des maîtres du panthéon de mes auteurs préférés; plus je le lis, plus je l’apprécie, plus son talent m’enchante et me subjugue, et Keyserling fut une bien belle découverte, je crois que je retournerai vers lui à une prochaine occasion que j’espère pas trop lointaine car ses œuvres n’encombrent plus les rayons des bibliothèques. Quel plaisir de lire cette langue certes un peu vieillie mais tellement belle!
LA PITIÉ DANGEREUSE
Stefan ZWEIG (1881 – 1942)
Dans une ville de garnison, aux confins de l’Autriche et de la Hongrie, un jeune officier désargenté est invité chez un grand bourgeois local, croyant montrer son savoir vivre, il invite la fille de la maison à danser sans savoir qu’elle est infirme des jambes. Mortifié par sa gaffe et sa fuite précipitée du bal, il envoie des fleurs à la jeune paralysée qui lui pardonne cette invitation malencontreuse. Il devient rapidement un habitué de la maison où il apporte un rayon de soleil, la jeune fille l’apprécie beaucoup et le père manifeste de plus en plus d’intérêt à son égard sans qu’il se rende compte que la pitié qu’il éprouve pour la jeune fille et son vieux père l’aspire progressivement dans un piège qui se referme inexorablement sur lui. Croyant bien faire, il laisse abusivement la jeune fille et son père penser qu’elle guérira bientôt mais la frêle enfant ne se contente pas d’une promesse de guérison, elle exige aussi ce qu’il ne veut pas lui donner même s’il fait mine de lui céder.
Ce texte est évidemment une histoire d’amour d’un romantisme exacerbé, digne des amants de Mayerling, d’une tragédie grecque, un regard sur le handicap et le droit à l’amour pour ceux qui sont différents, mais c’est surtout une réflexion profonde sur la pitié et l’art de la prodiguer et plus généralement sur la vérité et l’usage qu’on peut en faire. Que peut-on dire ? A qui ? Quand ? Comment ? Toutes ces questions restent en suspens.
Ce roman est le seul achevé par Stefan Zweig, j’avoue que je préfère ses textes courts malgré la grande qualité de celui-ci, il domine brillamment son sujet même s’il a tendance à chahuter le lecteur en le bousculant trop souvent entre espoir et désespoir absolu. La situation est éclaircie mais non, elle s’assombrit, le processus est trop récurrent et tend à alourdir le récit. Mais quand on lit du Zweig, on ne se lasse pas, on regrette seulement, si comme moi on n’est pas germaniste, de ne pas pouvoir le lire en version originale surtout quand le traducteur utilise des formules qui semblent un peu hasardeuses. Tout dans cette histoire concourt à l’objet du livre qui est une vaste démonstration à facettes multiples, aucun événement ne figure par hasard dans le texte, chacun étaie, explicite, la vison, la théorie, les impressions,… de l’auteur.
Ce texte a une autre dimension, plus large, il a été écrit juste avant la guerre de 1939/1945 – publié en 1939 – et son intrigue se situe juste avant l’autre guerre, celle de 1914/1918, et, bien évidemment, ce n’est nullement un hasard. Stefan Zweig adresse à travers cette histoire d’amour un message prémonitoire annonçant les événements apocalyptiques qui pourraient, selon lui, survenir. La jeune paralytique est à l’image de l’empire autrichien de 1914 englué dans son passé et ses traditions, dirigé par un vieil empereur cacochyme et l’auteur nous laisse penser que l’Autriche de 1939 n’est pas plus apte à faire face à la montée des dangers qui pointent à l’horizon de l’histoire. Le contexte historique de l’écriture du roman, comme le contexte de l’intrigue, l’époque où la psychologie progressait à pas de géants à Vienne, pèse lourdement sur le roman. Les personnages qui gravitent autour de la jeune fille sont presque tous des faibles qui ont cédé à des compromissions de diverses natures pour préserver leur confort, leur avenir, leur image, leur situation… On pourrait voir dans cette histoire d’amour non seulement un message prémonitoire mais aussi une dénonciation de la faiblesse des dirigeants, et de la société en général, qui ont laissé les barbares s’emparer du pouvoir. Les relents antisémites qui empestent le récit, étaient déjà fort nauséabonds en 1914 et l’étaient peut-être encore plus en 1939, Stefan Zweig ne pouvait plus respirer cette odeur, il avait déjà fui ailleurs et songeait peut-être à quitter définitivement ce monde de barbares.
COEURS MULTICOLORES
EDUARD VON KEYSERLING (1855 – 1918)
Aux confins de la Prusse et des Pays baltes, en Livonie, au tournant du XIX° et du XX° siècle, le vieux comte Hamilkar Wandl-Dux reçoit son ami le professeur et sa famille au milieu d’une cour de jeunes gens joyeux et plus ou moins amoureux de sa jeune et jolie fille, Billy, âgée de dix-sept ans seulement. Le plus empressé est sans doute le cousin Boris, un aristocrate polonais, qui parvient à convaincre la jeune fille de s’évader du château pour le suivre dans un grand amour. Mais, la belle comprend vite que son amoureux s’abîme dans un romantisme exacerbé et mortifère qui pourrait les conduire à jouer une nouvelle version de la scène funeste interprétée à Mayerling quelques années auparavant par Rodolphe et Marie. Elle parvient à s’échapper et à rejoindre le château où elle doit affronter sa famille et les conséquences de ses actes.
Une belle histoire d’amour champêtre, triste à mourir comme le quatuor à cordes de Schubert : « La jeune fille et la mort », une histoire d’amour empreinte d’un romantisme suranné qui dépeint une société décadente, une civilisation d’un autre temps, un monde en voie de transformation, une classe sociale en cours de disparition. L’auteur connait les événements de son temps et évoque non sans une certaine nostalgie une époque où les princes se tuaient pour l’amour d’une belle, il raconte cette histoire comme on déguste une dernière friandise en finissant le paquet. Le vieux comte a bien compris que son époque était révolue, que la nouvelle génération ne possédait pas les mêmes vertus que la sienne, qu’un temps s’était écoulé et ne reviendrait plus. « Ils sont incapables de vivre. On ne peut pas leur confier cette chose que nous nommons la vie. Une femme de chambre qui se laisse séduire par un palefrenier et s’enfuit avec lui sait ce qu’elle veut, mais ceux que nous élevons, …, sont de petits fantômes ivres qui tremblent du désir de s’échapper et qui, une fois dehors, ne peuvent plus respirer ». Les aristocrates ont capitulé, les masses laborieuses sont prêtes à leur prendre le pouvoir.
On pourrait croire ce livre triste par ce qu’il raconte une histoire triste mais l’auteur ne sombre pas dans un romantisme désespéré, il croit en un autre monde, « la mort, cher professeur, …, reste pour nous incompréhensible parce que nous la mesurons à l’aune de la vie ». Ce que la belle Billy avait bien compris, elle contemplait « avec des yeux fiévreux le coucher du soleil avec dans son sourire le même impérieux espoir ».
Quel plaisir de pouvoir lire de temps en temps ces vieilles histoires empreintes d’un romantisme germanique débordant et de déguster ces textes écrits dans la belle langue que nous ne trouvons plus très souvent dans les textes qu’on propose à notre lecture. « Le tragique est triste, mais triste comme ses yeux, triste mais magnifique, plus beau que tout ce qui est gai ».