Parler au sujet de la musique, c’est comme danser au sujet de l’architecture disait Frank Zappa… ou quelqu’un d’autre, les sources varient. Je vais néanmoins tâcher à la demande d’Éric Allard de partager ici quelques idées au sujet de la musique classique contemporaine. Ce terme ne veut pas dire grand-chose sans doute et j’éliminerai sans pitié ce problème en en décrivant mon sujet comme la musique « écrite » (non improvisée donc) de tradition européenne depuis 1945… Les courants esthétiques, les luttes des anciens et des modernes, des post- et des néo- n’étant jamais passionnantes je m’attacherai avant tout à des personnalités et à leurs œuvres , à des créateurs pour qui la nouveauté, le fait de proposer quelque chose de neuf passe avant tout le reste. Pas de suiveurs, pas d’imitateurs.
Ceux que cela intéresse trouveront facilement en tapotant avec leur petits doigts musclés sur le clavier de leurs ordinateurs pourquoi les zélateurs de John Adams goûtent rarement les constructions sonore d’Helmut Lachenmann ou comment les bouleziens canal historique aimeraient pendre le dernier postmoderne avec les tripes du dernier landowskien…
Parmi les compositeurs les plus originaux des 50 dernières années je choisirai aujourd’hui de dire quelques mots au sujet du Danois Per Nørgård (né en 1932). Légende vivante dans son pays natal, on ne peut pas dire qu’il bénéficie d’une célébrité à la hauteur de son talent dans nos contrées… c’est bien dommage car il n’a rien de provincial ni rien d’un épiphénomène. Très productif (il a plus de 300 œuvres à son catalogue) il construit depuis les années 50 une œuvre dense où la recherche, la nouveauté ne font jamais de l’ombre à l’expression.
Influencé d’abord bien sûr par les maîtres nordiques (Sibelius, Nielsen) il se tourne ensuite vers les avant-gardes de son temps (sérialisme) mais découvre vite ce qui sera l’une de ses marques de fabrique, à savoir la technique de « série infinie ». Le but de cette petite chronique n’étant pas de faire un exposé musicologique, je laisse aux curieux le soin de faire quelques recherches à ce suets s’ils veulent comprendre en détail pourquoi Nørgård a été novateur, je me bornerai à dire que cette technique lui a permis de créer de nombreuses œuvres dont le style est très vite reconnaissable, des œuvres qui n’auraient pu être écrites que par lui, et c’est sans doute le plus important pour un artiste digne de ce nom.
Sa musique me fait penser à un voyage dont les péripéties ne lasseraient jamais, à un parcours fait de surprises, d’humour, d’aventures curieuses… Sonorités incongrues (il n’utilise pourtant presque que les instruments de l’orchestre traditionnel), rencontres improbables, bourrasques de vent, paysages sombres, voire lugubres, soudain éclairés d’aurores boréales, éclairs, scintillements, puis chutes dans des gouffres insondables. Noirceur atroces suivie de joie mélancolique…
Je citerai trois œuvres qui me touchent particulièrement. D’abord Terrains Vagues (2001), pour orchestre. Le titre est emprunté à un poème de Victor Hugo. Les référence littéraires sont fréquentes chez Nørgård. Il a composé un opéra d’après Guillaume Apollinaire (Nuit des hommes) un autre d’après l’épopée de Gilgamesh et se réfère souvent à l’écrivain et peintre schizophrène suisse allemand Adolf Wölfli. Ce dernier est d’ailleurs une de ses influences majeure en dehors du monde musical depuis les années 80.
Dans Terrains vagues, le vague et le précis cohabitent comme souvent dans ses œuvres. On pourrait rapprocher cela de ce qu’a fait Ligeti dans sa pièce Clocks and Clouds. Je ne peux résister à parler de paysage sonore, de panorama où l’oreille cherche un point d’appui toujours précaire, comme l’œil qui chercherait à saisir un événement fugace, une ombre qui disparaît à peine entrevue.
Sa troisième symphonie, de 1972-75 (il en a composé huit à ce jour) est considérée comme l’une de ses œuvres majeures et c’est d’évidence quelque chose d’assez inouï. Si seulement les programmateurs et les chefs d’orchestres avaient plus de goût pour la découverte… Tant sur le plan poétique que technique, on est là devant quelque chose de magistral. Le travail sur la polyphonie est particulièrement novateur et personnel.
Pour terminer, je citerai aussi l’œuvre chorale Wie ein Kind (1979/1980-1996) sur des textes de Rilke et d’Adolf Wölfli. Parmi ses nombreuses pièces pour chœur, celle-ci se détache comme l’une de celles qui va le plus directement toucher l’auditeur. Les techniques non conventionnelle (cris, chuintements, exhortations…) ne sont jamais gratuites et servent les textes de façon admirable. Son goût pour la confrontation du lisse et du rugueux, de l’âpre et du doux est particulièrement visible ici dans le choix des deux poètes. Wölfli le fou, le proscrit, l’interné, le délirant et Rilke, le plus élégiaque mais aussi le plus respecté et le plus établi de poètes de langue allemande du 20ème siècle.
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Joaquim HOCK est peintre, écrivain
et bien d’autres choses encore…
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