Concernant le monde de l’édition (voir mon compte-rendu précédent sur le livre de Bruno Migdal) je voudrais poursuivre la réflexion avec les agents littéraires. Je précise tout de suite que c’est un sujet que je connais mal. J’ai quand même vu autour de moi quelques auteurs (ou autrices) tout aussi anonymes que moi et qui fréquentaient les mêmes petits salons régionaux, être subitement édités par de grandes maisons parisiennes (et donc avec présence en librairie, articles de presse, etc.). Selon leurs dires, ces personnes avaient fait appel à un agent littéraire. Contre rétribution, celui-ci relit votre manuscrit, le corrige, et se charge de le placer auprès d’un éditeur. Visiblement, le succès dépend de la notoriété de l’agent littéraire.
Récemment, j’avais répondu à une enquête sur Internet et j’avais reçu quelques vidéos (gratuites) de la part d’un agent littéraire. Je précise tout de suite qu’il œuvrait dans les sciences humaines et pas dans le roman. Néanmoins, ce qu’il disait était très intéressant (et effrayant à la fois). En gros, il déconseillait d’écrire un manuscrit puis de chercher à le placer chez un éditeur et préconisait la démarche inverse (trouver d’abord l’éditeur, signer un contrat, puis rédiger le manuscrit). On croit rêver. Pourtant, il assurait qu’un manuscrit envoyé anonymement par la poste n’avait aucune chance d’être retenu. Absolument aucune. Il parlait d’expérience, car lui-même avait travaillé dans une maison d’édition. Selon lui, c’est l’éditeur qui doit venir vers vous (parce que vous êtes connu, que vous brillez dans un domaine précis, que votre aura personnelle fera vendre le livre, etc.) et vous demander d’écrire. S’il ne le fait pas, c’est à vous de le convaincre de votre potentiel et surtout de la possibilité qu’aura votre livre de se vendre. Le fait d’avoir cinq mille lecteurs sur Facebook qui lisent régulièrement vos nouvelles sera par exemple un argument de poids.
Une amie Facebook m’a d’ailleurs récemment donné un exemple concret où un auteur en herbe a été repéré par une grande maison d’édition à cause de son succès sur Internet. C’est l’éditeur qui l’a contacté. Du coup, il a signé un contrat et a commencé une tournée publicitaire de six mois dans toute la France.
Mais revenons aux vidéos que j’avais reçues. L’agent littéraire se faisait fort de vous trouver un contrat auprès d’une grande maison. Selon lui, il vous suffisait de travailler un mois pour établir le plan de votre livre et insister sur ses potentiels débouchés commerciaux. Si ça fonctionne, il n’y a plus qu’à se mettre à écrire. Si ça ne marche pas, l’auteur n’aura perdu qu’un mois (et pas un ou deux ans pour un manuscrit qui restera impublié).
Evidemment, l’agent littéraire se fait rétribuer pour ses services et c’est même son métier. Du coup, on se méfie, car le succès ne semble pas garanti. Il dépendrait essentiellement de la capacité de l’auteur à convaincre l’éditeur que son livre va se vendre. Personnellement, Je ne vois pas comment j’y arriverais alors qu’on sort plus de six cents romans par an. En quoi le mien serait-il fondamentalement différent ? On pourrait donc se demander s’il n’y a pas là une sorte d’arnaque de la part de l’agent littéraire, qui se fait payer alors que c’est à moi à trouver des arguments pour convaincre l’éditeur du potentiel succès commercial de mon oeuvre.
Ce qui m’inquiète aussi, c’est que les auteurs qui avaient déjà rédigé leur manuscrit ont dû tout recommencer. L’agent littéraire s’est d’abord débrouillé pour qu’un contrat d’édition soit signé (à ce stade, selon lui, la qualité du manuscrit n’a aucun intérêt, on ne le lit même pas). Puis, il a fait tout réécrire à l’auteur en respectant les critères qui avaient été présentés à l’éditeur. Cela signifie que vous n’écrivez plus vraiment ce que vous avez envie d’écrire, ce qui vous touche et qui vous tient à cœur, mais que vous écrivez plus ou moins sur commande, en fonction des goûts du public qui vous lira. Je crois que je serais tout à fait incapable de travailler comme cela. Ce que j’écris vient de moi, j’ai envie de l’exprimer et de le partager. Je ne me vois pas écrire en fonction de critères préétablis, même s’ils doivent assurer le succès du livre.
Enfin, de toute façon, on nous assure que dans quelques années l’intelligence artificielle aura résolu le problème puisqu’elle aura remplacé les auteurs en proposant des oeuvres de qualité qui répondront aux attentes du public. Triste époque, non ?
Elle a fait un master de littérature française et russe à la Sorbonne, elle a aussi séjourné au Smith College et à l’université d’État de Moscou. Elle est chargée de cours en études nordiques à l’université de Strasbourg et rédige actuellement une thèse sur Karin Boye (une des figures majeures de la littérature scandinave moderniste). Elle vit entre la France et la Belgique (Ecaussinnes), elle pratique le karaté à Soignies et a organisé des ateliers d’écriture dans le bois de la Houssière (Braine-le-Comte).
« Paysages de nuit » nous raconte l’histoire de la passion amoureuse compliquée parce qu’interdite qu’éprouve une adolescente, Sonia, envers son beau-père. Elle vit seule avec sa mère Katarine depuis des années, dans une étroite relation fusionnelle. Il n’y a pas d’homme à la maison. Ou plutôt il y en a bien eu un, quand elle était plus petite, auquel elle s’était attachée en y voyant une figure du père. Mais il a fini par partir. Les années passent et quand Katarine rencontre Adam, Sonia a maintenant dix-sept ans. Elle se méfie d’abord de ce nouvel intrus, craignant qu’il ne soit que de passage. Mais non, Adam semble s’installer définitivement. Alors Sonia s’attache à lui. Cependant, elle n’est plus une petite fille, mais une adolescente romantique et passionnée, et son attachement se transforme rapidement en un désir brûlant.
Le livre raconte cette lente montée de la passion. Sonia sait qu’Adam lui est inaccessible (il ne remarque d’ailleurs pas l’amour qu’elle lui porte) et se sent seule. Elle contemple de loin le monde des adultes et jalouse sa mère, qui peut partager son lit avec un homme.
La relation de Katarine et d’Adam prendra fin et celui ci- finira par quitter la maison, laissant Sonia encore plus désespérée que sa mère. De son amour, interdit, elle ne dira jamais rien, et se repliera sur elle-même. Devenue anorexique, elle finira par se suicider.
C’est cette lente descente aux enfers que relate le roman. On notera l’omniprésence de la forêt (celle de Fontainebleau), qui cerne la maison. Forêt obscure et inquiétante, que Sonia prend l’habitude de sillonner seule, en voiture, la nuit. Cette forêt obscure renvoie au côté ténébreux de Sonia, à ce malaise angoissant dont elle ne peut sortir. L’amour impossible qu’elle ressent pour son beau-père doit être dissimulé dans la nuit.
Même quand ils se rapprochent occasionnellement, leur relation reste ambiguë:
« Sans feuilles, la forêt devient compacte, les branches nues enserrent l’homme et la jeune fille dans une sphère intime, presque oppressante.» (Op. cit. page 157)
Un éternel non-dit demeure entre eux. L’absence de dialogue, de parole, pour dire ce qui est (la passion) pousse Sonia à dessiner. Son journal intime, qu’elle ne montre à personne, ce sont les dessins qu’elle fait d’Adam.
On notera également la présence du feu (celui de la passion), qu’on retrouve dans les couchers de soleil éclatants ou les feuilles jaunies de l’automne.
« C’est impressionnant, dit Katarine, rompant leur malaise. On dirait un incendie. Ils ne répondent pas, leurs visages tournés vers la forêt. » (Op. Cit, page 141)
Un livre intéressant, pudique, qui parle de la solitude (celle des deux héroïnes, d’origine russe, éloignées de leur culture, qui vivent isolées près d’une forêt, loin de la ville. Celle de Sonia, que l’amour impossible pour son beau-père isole encore davantage), de l’amour, du désespoir, de la mort.
Petits bonheurs de l’éditionde Bruno Migdal. Voilà un livre salutaire pour tous les passionnés de littérature et plus particulièrement pour tous les auteurs désireux de déposer un manuscrit auprès d’une maison d’édition.
Autrefois stagiaire temporaire chez Grasset, Bruno Migdal nous fait part ici de son expérience. Lit-on vraiment les manuscrits, quels sont les critères de sélection, quelles sont les chances, pour un manuscrit arrivé anonymement par la poste, de se voir publié ? En réalité, pratiquement aucune.
Il n’existe pas d’école d’écrivains et ce sont généralement les grands lecteurs qui se mettent à écrire. Mais cela ne suffit pas : « imagine-t-on un simple mélomane frapper à la porte d’un orchestre ? » (p.14) Nous voilà prévenus. Vu le nombre impressionnant de manuscrits reçus par jour, le tri est rapide : « fraîchement déposés du jour par le facteur, sitôt traités, sitôt refusés » (p.20). C’est que la plupart sont mornes et sans intérêt paraît-il. Visiblement, pour attirer l’attention de celui qui en lit des centaines par mois, il faut vraiment quelque chose d’original qui le sorte de sa torpeur. Voilà qui n’est pas rassurant. Evidemment, « il est toujours préférable d’avoir un nom, un titre, donc une entrée dans un milieu. Les coqueluches du moment ont un rôle clé dans la presse, la publicité, les médias : les conséquences sont évidentes, la promotion du livre renforcée par cet étroit tissage ». (p.24) Bref, il vaut mieux être connu car un livre doit avant tout se vendre. Si en bas de l’échelle des stagiaires parcourent les manuscrits, c’est le comité de lecture qui décide et là la qualité du texte ne suffit manifestement pas. On publiera ce qui se vendra. Par contre, même si leur écrit est plus que moyen. « (…) les postulants célèbres peuvent, eux, envoyer des manuscrits calamiteux ; ils peuvent même ne pas en envoyer du tout, on en écrira pour eux. » (p.29) Et Mygdal de poursuivre : « Gonzague (son chef) souhaiterait de nouveau me confier un manuscrit, qu’il aimerait ne pas avoir à refuser sauf médiocrité confondante : à moi de lui trouver des qualités, il m’en serait éternellement reconnaissant. »(p.30) Aveu terrible s’il en est. Il est vrai qu’au sein même de la maison d’édition, la plupart des employés semblent être entrés par relation.
Une fois un manuscrit accepté, il passe par le stage de la correction : « Je gomme les redites, pose des virgules, segmente certaines phrases, allège, ponce, tente de lever les ambiguïtés stylistiques… » (p.42) Mais cela ne suffit pas encore. Il faut en faire la promotion et pour cela mieux vaut être dans les bonnes grâces de l’attachée de presse, sinon le livre ne se vendra pas.
Que peut donc faire l’auteur en herbe pour tenter d’imposer son manuscrit ? Avoir une lettre de recommandation d’un auteur célèbre ? Par un membre de l’Académie Goncourt par exemple ? Cela ne suffira pas. Si le manuscrit est mauvais, l’auteur inconnu, ce sera un refus. C’est que chacun tient un rôle, l’éditeur comme le médiateur, et tous deux le savent.
Il faut en plus être dans l’air du temps. Bruno Migdal nous cite un manuscrit écrit par un vieux monsieur relatant la période sombre de la guerre 40-45 qu’il avait bien connue. Son texte était touchant, plein de sincérité, mais outre que le sujet était par trop éculé, la candeur même de l’écriture n’était plus en phase avec notre époque. Le manuscrit sera refusé.
Migdal lui-même, profitant de son emploi provisoire chez Grasset, avait proposé son propre manuscrit à une collègue, qui l’avait trouvé bon. Il n’en sera pas moins refusé lui aussi. Il était à l’époque dans la quarantaine, un âge bien trop avancé pour qu’on mise sur lui. Le dernier auteur publié a moins de trente ans. « élégant, arborant une généreuse queue de cheval, d’une allure efficace de baroudeur, (…) il serait aussi accessoirement le fils d’un juré d’un prestigieusissime prix automnal. » (p.78). On a compris…
« Petits bonheurs de l’édition » avait été édité autrefois en 2012 par les éditions La Différence. Les éditions Lamiroy l’ont à nouveau publié en 2021 pour notre plus grand bonheur, qu’elles en soient remerciées.
Alors, amis auteurs, continuerez-vous à écrire après tout cela ? Oui, car vous avez « la certitude butée, pugnace, que cette lente et laborieuse opération est seule capable de restituer la juste vision que nous avons du monde (…) et la certitude que cette vision se doit d’être partagée pour ne pas être qu’un ruisseau silencieux se perdant dans les sables. » (p.86).
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Bruno Migdal, Petits bonheurs de l’édition, couverture d’ Hugues Hausman, Editions Lamiroy, 86 p., 8 €.
Ce roman est un livre sur la fuite du temps et sur l’amitié, qui reste plus forte que ce temps qui cherche à séparer les êtres. Laura a fui la Belgique pour retrouver ses racines en Slovénie. Là, devenue Lara, elle apprendra le slovène, cette langue que sa mère a refusé de lui parler depuis qu’elle est petite. Ce retour aux sources est donc une manière de se reconstruire et de trouver une identité. Mariée et devenue mère, elle entretient une relation épistolière ou téléphonique avec Sarah, son amie belge. Les années défilent et les deux femmes sont tellement prises par leur propre vie (les enfants, la guerre, la maladie, la mort) qu’elles ne trouvent jamais le temps de se revoir. A moins qu’elles ne l’aient pas vraiment voulu. En effet, si leur correspondance ne s’est jamais interrompue, il est clair qu’elles ne se sont pas dit l’essentiel et qu’il reste des zones d’ombre, des non-dits, des silences.
Pourtant, après plus de trente ans de séparation, Sarah décide d’aller revoir son amie. Elle laisse là son mari et prend l’avion pour la première fois de sa vie, la peur au ventre. Peur de ce premier vol, sans doute, mais peur aussi de ce qu’elle va trouver à son arrivée. Laura/Lara sera-t-elle devenue une étrangère pour elle ? L’attendra-t-elle seulement à l’aéroport ? Mais oui, elle est là et durant trois jours les deux femmes vont se (re)découvrir. Lara va se mettre à parler. Elle racontera son arrivée en Slovénie pour fuir un amour impossible en Belgique, son mariage heureux avec Ivan, mais aussi la guerre d’indépendance et le conflit avec la Serbie. Elle dira aussi la mort d’Ivan, emporté par la maladie, et la solitude qui est la sienne aujourd’hui.
Durant ces trois jours, Lara fera découvrir son pays à son amie, depuis la douceur de la côte adriatique jusqu’à l’hiver glacial et enneigé de Ljublana. Car tout se joue sur le thème de la dualité, dans ce roman. Il y a deux pays (la Belgique et la Slovénie), deux temps (un avant et un après), deux langues (le français et le slovène). Les mots ont une importance primordiale. Car si Sarah est écrivain (elle enregistre d’ailleurs la conversation de son amie pour en faire plus tard un roman, qui est finalement celui que le lecteur tient en main, dans une sorte de mise en abime), Lara est traductrice. Et si les mots ont permis aux deux amies de conserver le contact pendant plus de trente ans, c’est aussi par les mots qu’elles vont se redécouvrir. Car chacune a changé au cours de toutes ces années. La vie a laissé ses traces et de petites rides sont apparues sur leurs deux visages. Mais l’amitié est toujours là, même si bien des choses n’ont pas été dites et si bien des secrets sont restés cachés.
Car Sarah avait une amie qui s’appelait Laura et c’est Lara qu’elle découvre dans ce pays étranger pour elle. Pourquoi avoir amputé son prénom d’une lettre ? Pour devenir autre et être une vraie Slovène, en reniant sa jeunesse passée en Belgique. Mais cela veut dire aussi que Lara a fui ce qui avait constitué cette jeunesse et qu’elle a renié une part d’elle-même. Durant ces trois jours, grâce à Sarah, elle va renouer avec son passé et tenter de concilier ses deux identités.
En attendant, elle lui montre les endroits qui ont compté dans sa vie (paysages, villes, ponts, maisons, etc.), ce qui permet de montrer avant d’oser dire. Car il faut du temps pour que les mots reviennent, il faut du temps pour oser se dire et se raconter à l’amie. Parfois, Lara s’aide de vieilles photos conservées dans une boîte pour rafraîchir sa propre mémoire. Alors elle raconte sa vie, ses joies, ses souffrances. Sarah, qui n’avait jamais compris comment cette jeune fille libre et libérée qu’était Laura avait pu venir s’enfermer dans un pays austère comme la Yougoslavie, découvre que la réalité était tout autre. Lara était libre d’aller où elle voulait et elle a d’ailleurs beaucoup voyagé à l’étranger avec son mari. Elle est même revenue quelques jours en Belgique au moment de la guerre d’indépendance. Pourquoi alors ne l’a-t-elle pas dit ? Pourquoi n’a-t-elle pas cherché à la revoir alors qu’elle était si près ? Il était donc grand temps que les amies se retrouvent et se parlent. Et c’est là toute la beauté de ce livre : cette manière de se retrouver, de se réapproprier l’amitié, par petites touches discrètes et pudiques.
Ce livre est le récit de la découverte de l’adolescence et de l’exil, des mystères de Paris, du monde, de la féminité. Et puis aussi de l’appropriation de la langue française.
L’écriture est, en général et entre autres choses, une manière pour un auteur de fixer ses souvenirs sur le papier. Qu’on le veuille ou non, même dans un roman de pure imagination, dont l’intrigue se suffit à elle-même, il y a toujours une petite part de vécu qui est intégrée, même si elle est transformée pour pouvoir s’insérer dans la fiction. Evidemment, dans un récit autobiographique, la question ne se pose même pas : le thème du livre est la vie de l’auteur. On cite généralement le nom de JJ Rousseau comme précurseur du genre. Avec ses « Confessions », il fut en effet un des premiers à centrer son livre sur lui-même. Il l’a fait, cependant, de manière telle que le lecteur puisse s’identifier à ce qui était raconté. Certes, ce dernier n’avait pas forcément vu les mêmes paysages, ni rencontrer les mêmes situations, mais les impressions que Jean-Jacques décrit lui sont familières, il les a lui aussi déjà ressenties (que ce soit l’attrait pour une femme ou l’émerveillement devant un décor de montagne).
Dans « Adieu, vive clarté », Jorge Semprun veut redécouvrir ce qu’il a vécu lors de son adolescence. Vu le contexte historique (la guerre civile espagnole, la montée en puissance d’Hitler, les camps de concentration nazis), ce livre nous parle forcément, même si nous n’avons pas vécu les événements. Cette histoire récente est la nôtre, celle de nos parents du moins, nous en sommes imprégnés, elle fait partie de la culture collective. Mais en couchant ses souvenirs sur le papier, Semprun ne fait pas seulement un acte d’introspection afin de porter un regard sur ce que fut sa vie, il fait aussi œuvre de mémoire. Il fixe pour l’éternité ce qui a été, non seulement pour lui-même, mais également pour les générations suivantes.
Les faits racontés sont les suivants :
Jorge Semprun est issu d’un milieu juif très cultivé, où on parle littérature et philosophie et où on fréquente des intellectuels de renom (ceux de la revue Esprit notamment). Lors du déclenchement de la Guerre d’Espagne, en 1936, la famille Semprun, par ailleurs catholique et républicaine, se réfugie en France. Le père occupe un poste diplomatique à Genève puis il représente la République espagnole à La Haye. Les nombreux frères et soeurs sont dispersés un peu partout. Jorge, lui, est envoyé en France, où sa scolarité au lycée Henri IV est prise en charge par un ami de la famille. C’est à Paris, où il est seul, qu’il apprend la chute de Madrid devant Franco.
Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cet adolescent de 16-17 ans a pu vivre et comprendre les faits historiques qui se déroulaient sous ses yeux et comment il a pu faire remonter ses souvenirs à la surface pour nous les restituer, cinquante ans après. Ainsi, c’est en retournant à Madrid sur les lieux de son enfance qu’il se remémore les visites qu’il faisait avec son père au musée du Prado, mais aussi des bagarres qui l’opposaient, lui et ses amis des classes aisées, aux gamins du peuple, dans ce parc du Retiro qui entoure le musée.
Quand il pénètre dans ce qui fut la maison de son grand-père, rien n’a changé. Il n’en revient pas.
« C’était comme dans mon souvenir. Comme si la pièce réelle où je pénétrais n’était qu’une copie de celle de ma mémoire. La même pénombre, la même odeur de cuivre et d’encaustique (…). Copie imparfaite du souvenir ou du rêve, toutefois. Incomplète, plutôt. Il manquait mon grand-père. (…) J’ai mis la main sur le dossier du fauteuil où Antonio Maura aurait dû être assis. Tout s’est figé dans l’immobilité, pendant une fraction de seconde : le temps, la vie, les rêves, le désir, la nostalgie.» (Op.cit. pages 41-42).
Une fois qu’il a ouvert la porte des souvenirs, Jorge Semprun ne s’arrête plus. Il nous parle des poètes Alberti et Machado, de Rimbaud et de Baudelaire, des accords de Munich, qui ont permis la montée du fascisme en Allemagne, des réfugiés espagnols parqués dans des camps à Argelès-sur-Mer, de Raymond Aron, de Cioran, de Levinas, de Paul Nizan, de JP Sartre, d’André Malraux. Il nous dit que c’est en lisant « La condition humaine » qu’il est devenu communiste, mais que « L’espoir » lui a permis de conserver suffisamment d’esprit critique pour ne pas succomber totalement à cette idéologie. Il nous parle de Gide, également, avec son « Paludes » mais aussi « Retour de l’URSS », livre interpellant s’il en est. Avec cinquante ans de recul, Semprun se dit que son engagement politique et sa lutte contre le fascisme ont donné un sens à sa vie, qui sans cela aurait été simplement banale, faite des petites joies de la vie quotidienne.
En attendant, il a dix-sept ans, il est à Paris, et c’est à travers les vers de Baudelaire qu’il fait la découverte de la capitale française, en d’interminables marches à pied.
Semprun nous explique également pourquoi il a décidé d’écrire en français alors qu’au fond de lui-même il restera toujours un « Espagnol rouge ». Lors de ses premiers jours à Paris, une boulangère s’était moquée de son accent étranger et avait ironisé en le décrivant comme « Un Espagnol de l’armée en déroute », ce qui l’avait profondément blessé et même désespéré (Madrid venait de tomber aux mains de Franco). Il avait décidé ce jour-là qu’il allait complètement maîtriser la langue française et que plus jamais on ne lui ferait un tel reproche.
« Mais l’appropriation de la langue française – nouvelle patrie sans aucune des horreurs du patriotisme ; enracinement dans l’universel et non dans un quelconque terroir (…) – n’entraînait pas dans mon cas l’oubli, encore moins le reniement de l’espagnol. » (Op. cit. page 134)
Il parle des romans qu’il a écrit et il explique pourquoi les personnages principaux y meurent de mort violente. C’est parce que les romans ne sont pas la vie et que leurs personnages n’ont pas à succomber aux banalités de la vie. C’est surtout aussi une manière pour l’auteur de déjouer sa propre mort.
« (Ces trépas), c’étaient des leurres que j’agitais devant le mufle du noir taureau de ma propre mort, celle à laquelle je suis de tout temps destiné. Par-là, par ce jeu d’esquive, je détournais son attention. Le temps que la mort – aussi brave et stupide qu’un taureau de combat– eût deviné qu’elle n’avait, une fois de plus, encorné qu’un simulacre, c’était autant de gagné, autant de temps de gagné.» (Op.cit. page 50)
Puis Semprun ajoute cette phrase lucide et terrible :
« Désormais, j’ai épuisé mes réserves. Je n’ai plus de personnages fictifs à faire mourir à ma place. »
A la fin de sa vie, l’auteur en a donc terminé avec la littérature. Il écrit maintenant sur sa propre vie, recherchant les souvenirs pour tenter de leur donner un sens. Ecrire, c’est donc retourner dans le passé, comprendre, interpréter, figer les événements (historiques ou personnels) sur la page blanche.
Semprun nous parle donc des personnages qu’il a connus ou du moins rencontrés et qui sont morts, brisés par l’Histoire, comme Cipriano Rivas Cherif, cet ami de Lorca qui a été livré à Franco par la police de Pétain, puis immédiatement exécuté. Comme Paul-Louis Landsberg, qui après s’être échappé d’un camp français en Bretagne et avoir rejoint la Résistance sera finalement arrêté à Pau par la Gestapo, puis déporté en Allemagne où il mourra dans un camp. Comme Walter Benjamin, cet Allemand devenu indésirable en France à la déclaration de guerre et qui se suicidera à Portbou, à la frontière espagnole.
L’histoire racontée dans ce roman est simple : nous sommes à Boussu (province de Hainaut), village occupé par l’armée allemande durant la guerre 14-18. Juliette et son mari doivent héberger un soldat dans leur maison et lui réserver une chambre. Le loup est donc dans la bergerie et il faudra vivre avec lui, avec ce « Boche » qui vit à l’étage et dont on entend parfois les pas résonner sur le plancher. Tout repose sur des dualités : occupant/occupés, dominant/dominés, langue française que le soldat maîtrise très mal/ langue allemande qu’on ne comprend pas, etc. Mais petit à petit le jeu devient trouble. Ce soldat, cet ennemi, ce n’est finalement qu’un jeune homme de dix-neuf ans, encore un enfant, presque, et qui semble lui aussi être une victime de cette guerre qu’il n’a pas voulue et qui vient briser son rêve de faire des études et de devenir architecte. Alors, oui, c’est un ennemi et on ne l’oublie pas quand on lui adresse la parole (le moins possible), mais en même temps, on n’arrive pas vraiment à le haïr, lui, en tant qu’être humain. Et quand Juliette perdra son mari, mort en captivité et victime de la barbarie de l’occupant, elle en voudra à Ernst pour ce qu’il représente (elle surgira même une fois dans sa chambre avec un pistolet chargé), mais en tant que femme elle sera troublée par cet homme qui vit sous son toit, qui se montre finalement gentil, et qui essaie parfois de l’aider. Tout n’est donc pas aussi simple qu’on aurait pu le croire.
Voilà pour l’histoire racontée. Mais il y a surtout la manière dont elle est abordée. En effet, au départ, il y a l’autrice elle-même, qui s’entretient au début des années 2000 avec la fille de Juliette, Laura (née en 1908 et maintenant âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, elle a donc connu Ernst K. quand elle était enfant). C’est le premier niveau : l’autrice qui interroge un témoin des faits, témoin qui tente de remonter le temps et de rassembler ses souvenirs. Le deuxième niveau, c’est la narratrice, qui écrit pour nous ce qu’elle a appris de Laura. Le troisième niveau, c’est Ernst lui-même. En quittant définitivement la maison de Boussu en 1918 pour partir au front, il a laissé un petit carnet avec des dessins. Il l’a laissé à l’attention de la petite Laura, sans doute parce qu’il n’a pas osé le donner à Juliette, cette jeune femme qui l’attire mystérieusement. Or, dans ce carnet, il n’y a que des dessins et des croquis qu’il a pris au hasard de ses pérégrinations dans la région (il était chauffeur d’un haut gradé). C’est à partir de ces dessins que Françoise Houdart va tenter de reconstituer ce que fut la vie de ce jeune homme. Elle arpentera elle-même la région pour tenter de retrouver les châteaux qu’Ernst a croqués sur son carnet. Parfois elle y arrive, parfois pas. Car Ernst a pu s’inspirer de ce qu’il voyait, mais il a pu aussi inventer. Et de son côté c’est ce que fait l’autrice. A partir de ce fil ténu (quelques dessins et les souvenirs de la vieille Laura), elle tente de brosser un portrait d’Ernst (sa vie en Allemagne avant la guerre, la mort de sa mère, sa solitude en Belgique, sa correspondance avec Emma, la femme d’un soldat allemand qui était son ami et qui a disparu, ses relations ambiguës avec Juliette, etc.). Il y a donc une part de vrai et une part d’imaginaire. L’autrice ne s’en cache pas et déroule sous nos yeux le fruit de son travail, tout en s’adressant directement à Ernst, comme pour mieux cerner la réalité de ce dernier (le récit est souvent écrit à la deuxième personne).
« Nous revoici, Ernst, toi et moi, en tête à tête entre fiction et présomption d’authenticité ; entre deux variables narratives alternant le su et l’insu, mais dont nous devons tisser notre commune vérité. » (page 139)
Entre Ernst qui occupe ses heures creuses en ce pays conquis en tentant de dessiner ce qu’il voit (le déformant et l’embellissant parfois, car sa vie est encore à inventer) et l’autrice, la démarche est semblable : faire un portrait le plus fidèle possible et parfois faire appel à l’imaginaire pour combler les vides.
Ce n’est donc pas seulement l’histoire d’Ernst que Françoise Houdart a tenté de nous raconter, mais également le cheminement de son écriture, la manière dont le roman s’est formé, petit à petit, d’indice en indice, à partir de quelques dessins et des souvenirs d’une vieille dame. C’est un roman sur le roman.
On notera également les nombreux parallélismes établis entre les conditions d’existence difficiles des deux côtés de la frontière. Car l’Allemagne est au bord de l’épuisement et la nourriture y est aussi rare qu’en Belgique occupée. De même, Ernst est balloté entre la maison de Juliette, où il a atterri bien malgré lui, et la maison de son enfance, qu’il retrouve bien vide après le décès de sa mère. Tout ce qu’il a connu semble avoir disparu, tandis que l’avenir est bien incertain car il devient de plus en plus évident que l’Allemagne ne gagnera pas la guerre. Il lui reste les lettres d’Emma, la femme de son ami Eduard mobilisé comme lui, et la présence discrète de Juliette, son hôtesse et son ennemie par la force des choses.
L’incendie de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019, est resté dans toutes les mémoires. Personnellement, cet événement m’avait bouleversé. J’avais eu l‘impression non seulement qu’un monument majeur de notre culture partait en fumée, mais que le témoin de mille ans d’histoire disparaissait à jamais. C’est que Notre-Dame était bien davantage qu’une simple cathédrale. Elle incarnait à la fois le sommet de la spiritualité occidentale et le théâtre des grandes pages de l’histoire nationale. Située au centre de la capitale française, sur l’Ile de la cité, elle avait connu la naissance et le renforcement de l‘autorité royale et la lente création d’un Etat moderne centralisé. Elle avait connu également la Révolution et la chute de l’Ancien Régime, puis des guerres successives. D’abord l’occupation par les troupes prussiennes après la défaite de Sedan en 1870, puis le risque de voir l’armée allemande enfoncer les fronts de la Marne et de la Somme en 14-18, et enfin l’occupation, bien réelle cette fois, des mêmes troupes allemandes en 40-45. Mais Notre-Dame, c’est aussi l’insurrection populaire suivie de la libération de Paris par la deuxième division du général Leclerc en août 44. Tout le monde connaît la descente des Champs-Elysées par le général de Gaulle, qui se termine par un Te Deum à Notre-Dame. Notons en passant que des dispositions avaient été prises pour que l’archevêque de Paris, le cardinal Emmanuel Suhard, soit absent. En effet, De Gaulle voulait sanctionner les ecclésiastiques compromis dans la collaboration. Comme des coups de feu éclatèrent à l’extérieur pendant la cérémonie, l’assemblée s’est finalement contentée de chanter le Magnificat (plus bref).
Notre-Dame c’est tout cela. On peut donc dire qu’elle faisait partie de l’inconscient collectif et que sa charge symbolique dépassait de loin sa beauté architecturale. D’autres édifices connurent des incendies, comme la cathédrale de Nantes, le 18 juillet 2020, sans provoquer de véritable émotion populaire. Certes, les dégâts furent moins importants (le grand orgue avaient tout de même été complètement détruit ainsi que des vitraux du Moyen Age), mais c’est surtout que cette cathédrale n’était pas revêtue de la même symbolique.
Cela étant dit, il faut bien se rendre compte que Notre-Dame n’a pas toujours joui du même prestige. La Révolution de 1789 et la période révolutionnaire qui la suivit avaient laissé d’importantes séquelles. L’état de délabrement était très important au point qu’au début du XIXe la cathédrale avait servi de carrière de pierres. Pour le sacre de Napoléon, en 1804, il fallut faire des réparations de fortune. On blanchit les murs extérieurs à la chaux et à l’intérieur on posa des panneaux et des tentures qui déguisèrent l’église en temple antique. En réalité, il s’agissait surtout de cacher l’état de délabrement avancé. Tout était faux donc, comme était fausse la représentation que le peintre David en fit quelques années plus tard. La mère de Napoléon, qui figure sur le tableau à la place d’honneur, n’était pas présente, car elle n’avait pas voulu assister à la cérémonie, et l’impératrice était beaucoup plus âgée que la jeune fille qui a été peinte. Par la suite, on célébra encore dans la cathédrale le baptême du roi de Rome (le fils de Napoléon) mais on envisageait sérieusement d’abattre l’édifice entier.
C’est en fait Victor Hugo qui a réveillé les consciences. Il avait déjà écrit « Sur la destruction des monuments de France » et surtout « Guerre aux démolisseurs » où il fustigeait l’état de délabrement dans lequel la France laissait ses monuments. Puis, en 1831, paraît son roman Notre-Dame de Paris, dans lequel la cathédrale est pour ainsi dire un des personnages. Ayant bien perçu sa valeur symbolique, il s’exprime ainsi : « Chaque face, chaque pierre du vénérable monument est une page de l’histoire du pays. » Et en effet, c’est à Notre -Dame que Philippe le Bel convoqua les premiers états généraux du royaume, qu’Henri VI d’Angleterre, par ailleurs duc d’Aquitaine, y fut couronné roi de France pendant la guerre de Cent ans. C’est là également qu’eut lieu le mariage d’Henri IV avec Marguerite de Navarre et que Bossuet prononça l’éloge du Grand Condé.
Grâce à son roman, Hugo érige Notre-Dame en véritable mythe et crée un mouvement populaire en faveur de son sauvetage. Il provoque également un véritable engouement pour le Moyen Age, engouement qui caractérisera toute l’école romantique en littérature.
La restauration de Notre-Dame dura vingt ans et elle fut confiée à Jean-Baptiste Lassus et à Viollet-le-Duc. C’est ce dernier qui érigea la fameuse flèche de la croisée, celle que le monde entier a vu s‘effondrer dans les flammes en 2019.
Cette flèche, finalement, datait du XIXe siècle, mais au vu de tout ce que représente Notre-Dame, on comprend mieux l’émoi que suscita cet incendie. C’est que cette cathédrale est plus qu’un simple édifice. Pour moi, en effet, je la voyais à travers les yeux d’Esméralda et de Quasimodo car, comme je l’ai déjà dit ailleurs, la littérature nous donne une grille de lecture qui transforme à nos yeux les paysages et les monuments. Il existe donc une sorte de vérité virtuelle qui n’existe que dans notre imaginaire et qui a été construite par nos lectures. Quand j’avais visité Notre-Dame autrefois et que je m’étais retrouvé au haut des tours, devant les gargouilles et les chimères, j’avais eu l’impression d’entrer de plein pied dans le roman de Victor Hugo. Pourtant, ce dernier n’avait pas connu les restaurations de Viollet-le-Duc, qui avait ajouté un nombre impressionnant de ces créatures fantastiques.
Et puisque qu’on parle littérature, notons que c’est à Notre-Dame que Claudel eut la révélation de sa foi. Je ne suis pas croyant, bien au contraire, mais je ne peux pas ne pas vous inviter à lire le célèbre texte de Claudel :
« Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents. C’est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j’assistai, avec un plaisir médiocre, à la grand’messe. Puis, n’ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. (…) J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie.
En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. »
Villon, Péguy ou Théophile Gautier ont également évoqué Notre-Dame dans leurs oeuvres. Sans parler de peintres comme Utrillo, Chagall et Picasso qui immortalisèrent sa façade. Tout cela, on le savait quand on a vu la toiture s’effondrer et ce fut donc non seulement un pan de l’histoire, mais également une partie de notre monde intérieur qui partit en fumée ce soir-là. D’où l’émotion intense que cet événement a suscitée.
Le comble, c’est que Victor Hugo, pour terminer avec lui, avait en quelque sorte eu la prémonition de l’incendie de Notre-Dame dans son roman :
« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. À mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle. »
En relisant cet extrait, je ressens la même impression que j’avais eue lorsque j’avais lu le roman, dans ma vingtième année. Et je me rends compte que je me souvenais parfaitement de cette scène, qui avait marqué mon esprit. Quasimodo errant entre les tours de Notre-Dame en flammes, c’est exactement ce à quoi on le public médusé a assisté le 15 avril 2019.
Ecrire est un acte étrange dans la mesure où il s’agit d’allier l’intime le plus profond à l’ouverture vers autrui. En effet, l’écrivain va d’abord puiser en lui pour trouver son inspiration. Qu’il le veuille ou non, il parlera de lui, de ses souvenirs, de sa conception de la vie. Même sans faire œuvre d’autofiction, il va indirectement se dévoiler. C’est son être le plus profond qu’il va tenter de mettre sur le papier et c’est sa griffe personnelle qui va faire la différence avec ce que les autres écrivains ont déjà écrit.
Evidemment, il ne va pas se contenter de puiser dans ses souvenirs ou son ressenti. Il va aussi s’inspirer de la vie, de ce qu’il voit autour de lui, de l’agitation du monde, de ce que d’autres ont vécu. Il va aussi s’inspirer de ses lectures, autrement dit de ce qui a été écrit avant lui (car la littérature se fait aussi avec de la littérature). Tout cela, il va le synthétiser puis le transformer par le biais de l’imagination. C’est ce qui fait la différence entre un article de journal et une œuvre littéraire. La presse se contente de rapporter les faits (tout en les interprétant selon ses tendances politiques ou philosophiques), tandis que la littérature les transforme complètement pour en faire « autre chose ». Si le journaliste travaille en direct, l’écrivain au contraire a besoin de recul. Il a besoin de digérer les faits, de se les approprier, de les faire siens, avant que d’en proposer une version personnelle.
Ecrire, c’est donc d’abord une plongée dans l’intime. On constatera cependant une différence parfois importante entre l’œuvre et la personne elle-même. Ceux qui connaissent l’écrivain voient en lui le personnage social (le rôle qu’il tient comme père, comme mari, comma amant, comme collègue, etc.), ils le jugent sur ses actes (l’existence précède l’essence disait Sartre), sur ce qu’ils voient de lui, sur ce qu’ils s’imaginent qu’il est (et qu’il est aussi) : colérique, courtois, ambitieux, querelleur, etc. Mais au fond de lui, ce personnage est encore autre chose. Ecrire, c’est donc se débarrasser des rôles que la société nous a imposés pour accéder à l’être intérieur véritable. L’écrivain va aller puiser en lui des vérités qu’il ignorait peut-être lui-même, qu’il va coucher sur le papier et finalement donner à lire au public. Entre le personnage physique que côtoient ses contemporains et le contenu de ses écrits, il peut y avoir un hiatus. On peut apprécier le Voyage au bout de la nuit et y voir une œuvre majeure, mais détester le personnage de Céline.
Après avoir puisé en lui ce qu’il avait à dire, l’écrivain va vouloir s’ouvrir aux autres, les inviter à prendre connaissance de cette vérité intérieure qui est en lui. Ecrire, c’est se dévoiler. Risque énorme s’il en est, car si les louanges sont agréables à recevoir, les critiques sont plus difficiles à accepter. Justement parce que l’écrivain avait mis dans son livre une grande partie de lui-même. En rejetant son livre, c’est lui-même qu’on rejette.
Il y a donc chez lui, qu’il le veuille ou non, un désir de plaire. Il s’est livré au public et espère par le biais de ses livres être reconnu dans son être intime. Cela suppose donc par principe qu’on n’écrit pas uniquement pour soi (même si c’est un plaisir immense qui est déjà une fin en soi) mais également pour les autres. Un livre sans lecteur n’a pas beaucoup de sens. Une fois publié (et donc reconnu par un éditeur), l’écrivain voudra que ses livres soient lus. Non pas forcément pour devenir célèbre ou gagner de l’argent (ce n’est pas sa priorité. Il a d’ailleurs souvent un autre métier qui lui assure une indépendance financière), mais pour instaurer une sorte de dialogue avec les lecteurs, dont il espère un retour.
Le problème, c’est que le lecteur n’est pas neutre. Il a sa propre histoire personnelle, son propre vécu, sa propre culture, littéraire ou non. Du coup, chaque lecteur va aborder le livre de l’écrivain en lui appliquant une grille de lecture qui lui est propre. Celui qui lit plutôt des romans policiers et qui est fasciné par leur intrigue ne comprendra pas Mallarmé de la même manière qu’un lecteur assidu de poésie. L’âge du lecteur joue également. On n’aborde pas un roman précis de la même manière à vingt ou à soixante ans. Le point-de-vue a changé, l’expérience aussi. Les attentes sont donc différentes. Tel livre lu dans la jeunesse a pu vous enchanter et vous paraître fade plus tard, ou l’inverse.
On voit donc que le livre dans lequel l’auteur avait mis tout ce qu’il ressentait à un moment donné (car lui aussi évolue avec le temps et ses livres ultérieurs seront sans doute différents) ne recevra pas une lecture unique. On pourrait même dire qu’il existe autant de lectures que de lecteurs. C’est pour cela qu’une fois édité, l’œuvre échappe à son créateur. Elle fait son chemin de son côté.
Le temps qui passe a également une influence. Tel roman qui correspondait au goût du jour lors de sa parution (ce qui explique son succès) ne laissera peut-être aucun souvenir à la génération suivante. Tel autre qui sera resté relativement discret peut très bien sortir de l’oubli deux siècles plus tard, quand il sera redécouvert. C’est que le message qu’il contient ne doit pas être trop en avance sur son temps (c’est le problème des avant-gardes qui sont souvent mal comprises) ni trop en retard. L’idéal est donc que le contenu du livre et sa forme correspondent aux attentes du public. Mais on a vu que l’auteur puise son inspiration au fond de lui. Il ne va donc pas écrire en fonction des goûts du public. S’il le fait, il triche et ne vise qu’un succès immédiat qui sera probablement éphémère.
Or l’écrivain recherche plutôt l’immortalité. Il écrit pour durer, pour perdurer, pour laisser une trace de son passage sur terre, si infime soit-elle. Ecrire, c’est donner un miroir de soi-même aux générations futures, c’est un pari sur l’avenir, bref, c’est une belle utopie. Mais c’est d’autant plus beau que c’est souvent inutile.
Eric Fottorino a été directeur du journal Le Monde après l’éviction de Jean-Marie Colombani, puis président du directoire du groupe. En mai 2009, dans un article, il reproche à Nicolas Sarkozy sa «vantardise et sa frénésie ». Ses propos provoquent une crise avec les actionnaires (Les milliardaires Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère et Bernard Arnault, tous trois proches du Président en exercice). Fottorino sera révoqué en 2010. Il déclare alors : « Le Monde a rejoint la cohorte de ces titres renommés dont le sort est désormais lié au capital et au bon vouloir des capitaines d’industrie ou de finance ». Constat lucide s’il en est.
A côté de son travail de journaliste, Éric Fottorino est aussi un écrivain. Son roman « Baisers de cinéma » avait obtenu le prix Femina en 2007.
Le héros, Gilles Hector, avocat quadragénaire divorcé, est le fils d’un photographe de plateau (véritable professionnel de la « lumière » et des éclairages lors du tournage des films) et d’une mère inconnue, peut-être une actrice célèbre. Gilles va tenter de retrouver sa trace parmi les milliers de photos de célébrités qu’il a retrouvées dans l’appartement de son père après le décès de celui-ci.
Quête de la mère parmi ces clichés en noir et blanc, donc. Mais aussi quête de l’amour. La lumineuse rencontre avec Mayliss, femme mariée et mère d’un petit garçon, va transformer sa vie. Mayliss, « très belle et très blessée », Mayliss traductrice d’arabe en français et qui rêve de changer de vie, lassée par la monotonie de la vie de couple. Elle va ensorceler Gilles, qui ne pourra plus se passer d’elle au point de le plonger dans une dépendance de tous les instants dont il a cependant conscience et contre laquelle il finira finalement par lutter.
Quête parallèle donc, de la mère et de l’amante, Mayliss, par ses côtés d’ombre et de lumière, le renvoyant à cette mère inconnue et inaccessible, « qui a filé comme une étoile » (de cinéma).
Fottorino nous fait pénétrer dans les coulisses du cinéma en décrivant le travail du père de Gilles lequel, par ses éclairages précis et patiemment recherchés, tente de révéler les actrices de la Nouvelle Vague, des actrices qui sans lui n’auraient pas briller du même éclat sur les écrans. A côté de cette maîtrise paternelle de la lumière, Gilles, lui, reste dans l’ombre. Négligé dans son enfance par son père, trop occupé par son métier, il tente de lever le voile obscur qui recouvre l’identité de sa mère. Celle-ci reste inconnue, ce qui confère au roman une grande part de mystère. Mystère que l’on retrouve dans la fantasque Mayliss, l’amante qui ne se dévoile que peu à peu.
Roman d’amour donc, de l’amour passion, de l’adultère avec tous ses dangers, de cette recherche de l’autre (cet éternel inconnu), pour lequel on prend le risque de se perdre, car il nous fascine depuis toujours, avant même la rencontre initiale.
Roman d’initiation aussi, à la recherche de ces inconnues (la mère, l’amante), en tentant par une relation charnelle et érotique de trouver l’amour, celui que la mère n’a jamais donné.
Mayliss est-elle la doublure de cette mère inconnue ? Comme il existe des doublures au cinéma ?
Madeleine Bourdouxhe est une autrice pour le moins méconnue. Née à Liège, en Belgique, en 1906, elle s’est éteinte en 1996 dans une indifférence quasi générale. Pourtant, cette femme au caractère indépendant, qui avait connu l’anarchiste Victor Serge, était la secrétaire perpétuelle de la Libre Académie de Belgique, fondation dont le but a toujours été de faire contrepoids aux institutions officielles, trop souvent sclérosées et tournées vers le passé. Elle est surtout connue pour son roman La femme de Gilles (1937) dont Frédéric Fonteyne a tiré un film. On ne peut que regretter qu’il ait fallu un film pour que le public découvre enfin cette autrice, mais d’un autre côté cet événement va peut-être contribuer à faire sortir M. Bourdouxhe de l’anonymat dans lequel elle était tombée. Pour oeuvrer, par cette modeste contribution, à sa réhabilitation, je voudrais me pencher sur la conception de l’écriture qui est la sienne dans son roman Sous le pont Mirabeau (1). Ce texte, qui est plutôt une longue nouvelle, a été publié en 1944, c’est-à-dire en pleine guerre. Notons directement que M. Bourdouxhe avait refusé catégoriquement d’être éditée par une maison contrôlée par les Allemands. Cela aurait été d’autant plus difficile que ce récit raconte l’exode de 1940.
Mais pourquoi revenir avec ces choses du passé, objectera-t-on ? Et pourquoi pas, après tout ? On a bien décerné le prix Renaudot 2004 à Irène Némirovsky, bien que celle-ci soit décédée, pour sa Suite française, qui traite du même sujet. Qu’on nous permette donc de revenir sur le texte d’une personne qui a vécu directement les événements afin d’essayer de comprendre comment elle les transcrit par l’écriture. On percevra vite en quoi la littérature est différente de l’approche journalistique car ici, loin de vouloir rendre la réalité des événements, on se trouve plutôt devant une fuite poétique…
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Dans La femme de Gillesdéjà, Madeleine Bourdouxhe mettait en scène une héroïne qui avait peu de prise sur la réalité. Tout lui échappait, à commencer par l’amour de son mari. Loin de se révolter ouvertement, elle tente de reconquérir ce dernier, mais d’une manière qu’on pourrait qualifier de passive. Ainsi, loin de supplanter sa rivale d’une manière ou d’une autre, elle va jusqu’à consoler son mari quand la maîtresse de ce dernier s’est montrée injuste envers lui. C’est qu’elle mise sur la patience et la compréhension qu’elle a en elle pour ramener ce mari à de meilleurs sentiments. Bafouée par la vie quotidienne (l’habitude n’est-elle pas la mort de tous les couples ?), elle laisse faire. Mais ce laisser-aller est une arme comme une autre. Il n’empêche qu’à la fin elle s’avouera vaincue. Même si Gilles se tourne de nouveau vers elle, plus rien n’a de sens, l’amour est mort et le suicide est au bout du chemin.
Dans Le pont Mirabeaule réel semble également échapper à l’héroïne. Tout glisse autour d’elle, les personnages comme les événements. Elle traverse le roman comme si rien ne la concernait, elle dont on ne connaît même pas le prénom. Déjà dans La femme de Gilles, l’épouse ne semblait avoir d’autre patronyme que celui de son époux, comme si elle n’avait pas par elle-même d’existence intrinsèque. Ici, la dépersonnalisation va plus loin : l’héroïne n’a ni nom ni mari. Ou si mari il y a, ce dernier n’est évoqué qu’une fois, pour signaler son absence (il est parti, vraisemblablement à la guerre). Etre sans nom, terriblement anonyme, l’héroïne vit les débuts de la guerre et l’évacuation comme si elle ne les voyait pas, ou comme si ces événements dramatiques ne la concernaient que fort peu. Et pourtant voilà une jeune femme belge qui se retrouve seule sur les routes de France avec dans les bras un enfant qui vient de naître la nuit même de l’invasion allemande. Il y aurait de quoi nous faire un récit dramatique à souhait. On s’attendrait à des descriptions de bombardements, de villages en ruine, de cadavres le long des routes, de stukas qui mitraillent en piqué dans le hurlement des réacteurs. Mais non, rien de tout cela. La guerre est évoquée de loin, comme une réalité qui va de soi, ou à laquelle il faut bien s’habituer. Mais si l’autrice n’entre pas dans la description extérieure du conflit, on pourrait s’attendre à avoir un roman psychologique, qui fouille l’âme de l’héroïne (et en réalité, dans cet exode immense, M. Bourdouxhe réussit ce tour de force de n’avoir qu’un seul personnage). Mais non, rien là non plus. Pas d’états d’âme, pas de panique, pas de pleurs, rien. A l’exception du premier bombardement peut-être et puis c’est tout. Une fois que l’on sait que l’on est en guerre, on l’accepte. Si sentiment il y a, c’est plutôt celui de l’étonnement devant la beauté des paysages ou des villes traversés :
« Ce matin-ci est large et beau, comme celui d’hier, comme celui d’avant-hier. Par la fenêtre de la chambre, on voit les grands champs, toujours calmes. » (page 21)
« Comme la route est belle, comme le soleil est ardent. » (page 28)
« Les belles routes bordées d’arbres, qui ne sont pas macadamisées, ni toujours bien réparées, mais de terre et de pierres, où l’on a envie de marcher, où l’on a envie de chanter en marchant. » (page 30)
« La Sologne est verdoyante, les villages y ont beaux noms. » page 37)
« Un souffle léger et chaud laisse immobiles les châtaigniers de la Corrèze. (…) Les soirées sont sereines, remplies d’immobilités. Les nuits sont amples, claires, étoilées. » (page 42)
Bref, dans son exode, l’héroïne semble fascinée par ces paysages de vacances davantage que par la guerre et par la défaite imminente. Sur la route, il y a bien des soldats, mais ils sont gentils et courtois.
D’ailleurs, ils ne se battent pas, ils attendent les ordres, des ordres qui ne viendront jamais. Quant à la population, elle se montre toujours empressée d’offrir une chambre à la jeune accouchée et les réfugiés eux-mêmes, malgré leur malheur, sont serviables. Contrevérité historique ? Peut-être pas. D’une part il y a le voyage qui, même si la guerre en est la cause, reste un premier voyage pour une jeune femme de province. D’autre part c’est une descente vers le sud, ce qui ne peut qu’émerveiller une native du nord et conférer à cet exode un caractère initiatique. Au milieu du malheur collectif, elle parvient donc à trouver une source de joie personnelle. Et puis, si la guerre est ainsi niée par l’écriture, non décrite, pourrait-on dire, c’est que l’héroïne est concentrée sur la survie de son enfant. C’est une mère qui traverse ainsi la France et si on ne se complaît pas dans des descriptions de villes bombardées c’est précisément pour ne pas focaliser l’attention du lecteur sur ce qui n’est finalement qu’annexe. Le centre du livre n’est pas la France, ni sa population, ni la guerre, ni les soldats. Le centre du livre, c’est ce bébé qu’il faut sauver, en le portant à travers tout, en le tenant à bout de bras afin qu’il n’étouffe pas dans la foule, quand on se retrouve dans un abri en plein bombardement. Mais point de bruits de bombes qui tombent. Rien que la fatigue de la mère qui doit tenir l’enfant pour le sauver.
Madeleine Bourdouxhe
Le roman est à la troisième personne, ce qui permet à M. Bourdouxhe de prendre ses distances avec sa propre expérience de la guerre. Car au départ ce voyage d’exode de la Belgique vers les Landes fut bien le sien, comme était le sien le bébé qui l’accompagnait. Mais point de biographie ici. Le « il » se veut distance et refuse toute subjectivité. Et si le récit ne veut pas raconter les horreurs de la guerre (que la romancière a fatalement connues), c’est que le voyage décrit se veut poétique et comme initiatique. C’est au bout d’elle-même que l’héroïne va devoir aller. Le conflit des hommes n’est qu’un prétexte pour se découvrir elle-même en tant que mère (plusieurs allusions à la Vierge Marie sont d’ailleurs faites). Apologie de la maternité ? Pas vraiment. Sauver l’enfant est une chose naturelle, comme semblent naturels les paysages ensoleillés que l’on traverse, comme fait partie de l’ordre des choses la guerre qui fait rage. Tout ce qui n’est pas l’enfant et la mère et qui constitue le monde extérieur n’a pas d’importance. On le subit, c’est tout. Car comme la femme de Gilles subissait son destin, notre héroïne est passive. Point de révolte, ici. On accepte les événements, mais tout en les acceptant, on tente simplement de survivre. Et voilà pourquoi tout ce qui l’entoure n’est pas décrit mais est plutôt tracé en pointillés. Le monde existe, mais dans le roman la vision qu’on en a est comme filtrée.
Un lecteur qui rechercherait des détails historiques sur l’exode de 1940 serait donc déçu par ce texte. Comme serait déçu celui qui voudrait y trouver un personnage s’affirmant contre son destin. Non, ici, rien n’est décrit et l’héroïne est passive. Mais de cette passivité même naît une force incroyable. Si elle ne s’arrête pas pour contempler les malheurs environnants, ce n’est pas par manque de sensibilité mais par force intérieure. Elle n’a qu’une idée en tête : sauver l’enfant et n’a donc pas le temps de se laisser distraire par ce qui est étranger à cet acte.
Pourtant, pour protéger cet enfant, nous nous serions attendus à la voir prendre au moins quelques initiatives. Mais non. A chaque halte, il y a toujours une villageoise qui vient proposer une chambre pour la jeune accouchée. Ou bien, au début, quand elle est encore trop faible pour marcher, des soldats s’offrent pour la transporter en civière, etc. De plus, si elle n’agit pas, elle ne parle pas davantage. Il y a bien quelques dialogues avec des militaires mais il y a surtout un grand silence lourd de sens :
« Elle remonte vers le hameau. Elle s’arrête devant la maison de la paysanne impassible. Pendant un moment, elles demeurent l’une en face de l’autre, sans rien se dire. Comme on ne le promène plus l’enfant s’éveille ; la femme dit : « Allez, il faut le promener. Et faites-lui la chanson. » La femme rentre. » (page 51)
Que cache ce silence ? Le monde de l’exil. L’héroïne est là, loin de chez elle. Elle a sauvé l’enfant et attend. Quoi ? Que la guerre se termine sans doute. Mais se terminera-t-elle ? En attendant elle est là, tout le monde se tait, il n’y a rien à dire. Comme se taisaient les soldats.
Et le titre alors, que signifie-t-il ? Cette allusion au poème d’Apollinaire (1) est évidente : « Les jours s’en vont, je demeure. » Le temps passe, la Seine coule, mais le héros reste là. Comme reste là l’héroïne que la guerre n’a pas su abattre. Fidèle à elle-même, elle demeure. Changée, certes, mais elle a pu survivre. On pourrait d’ailleurs se demander si le bébé n’est pas une métaphore de l’héroïne elle-même. Car le fait de traverser toutes ces épreuves sans vraiment les voir, n’est-ce pas comme une nouvelle naissance ? Et l’écriture n’est-elle pas née, elle aussi, de ce voyage ? L’enfant n’est-il pas lui-même l’écriture que la femme va sauvegarder envers et contre tout ? Cette maternité qui est la sienne, n’est-ce pas celle de la future romancière, fidèle à cette petite voix intérieure qui lui dit que plus tard elle racontera tout cela. Pas la guerre, mais le fait qu’elle a su préserver au fond d’elle-même un je ne sais quoi qui devra s’exprimer. Et la comptine initiale (« Colimaçon borgne, prête-moi tes cornes »), comme le fait remarquer MJ Hanoulle dans la postface de l’édition Labor, n’est-elle pas une allusion à une écriture encore dans l’enfance ? Tandis qu’à la fin on dit du bébé que « les années la feront femme, les années la feront idée claire. »
Le voyage aurait-il donc été d’abord en soi, à la recherche de soi-même ? Cela expliquerait pourquoi il ne faut pas parler, pourquoi le silence est d’or. Et si la passivité de l’héroïne tourne au fatalisme, à la résignation, c’est sans doute qu’elle sait qu’au fond d’elle-même brille une étoile. Une étoile qu’il s’agit de préserver car elle représente son moi intérieur. Il appartiendra à l’écriture, demain, d’en révéler toute la richesse.
(1) Madeleine BOURDOUXHE, Sous le pont Mirabeau, Labor, collection Espace nord, 1996 (lecture de Marie-Julie Hanoulle)
(2) Apollinaire, ce poète blessé durant la Grande Guerre, convient particulièrement pour évoquer les malheurs de 1940. De plus il avait séjourné à Stavelot, ville des Ardennes proche de Liège, dont M. Bourdouxhe est originaire. Il ne faut pas perdre de vue non plus qu’il y a là une sorte de mise en abyme : en 1914, la mère de M. Bourdouxhe s’était réfugiée en France avec son jeune enfant, comme Madeleine le fera en 1940 avec sa fille. Sous le pont Mirabeau se présente donc aussi comme le souvenir d’une autre guerre. L’Histoire est cyclique. Tout recommence, rien ne change.