Le titre au premier abord m’a intrigué. Étaient-ce baisers soufflés comme la bougie, ou à l’oreille qui sait entendre à demi-mot, ou encore l’étoupe de vers soufflés d’une paume dans l’air, portés par un vent favorable ?
Élusif et pudique, l’auteur les dédie-t-il à la plume d’une aile, au murmure d’un adieu laissé en suspens ? En lecteur, j’en emprunte le pas, en jette le dé sur l’échiquier sémantique.
L’auteur prend le soin de nous intriguer, de nous bercer parfois de fluides euphonies. Il compose une mosaïque de reflets sur une trame d’encres. Les mots s’égrènent, goute à goutte, quoiqu’il lui en coûte, évoquent « le geste répété » d’un moment manqué, « fleurs virtuelles » au deuil d’un non-dit. Nulle Alice qui traverse ici les miroirs, sinon celui du trépas de l’autre côté des étoiles.
Le poète s’en remet à l’espace-temps du deuil d’une disparition inopinée, d’une comète : au ciel, à la mer de conjurer la finitude dans son épaisseur et sa brièveté, le fil d’Ariane rompu tel d’une arantèle dans un « mouvement de ciel » qu’évoque le poème.
J’ai noté mes impressions à la cordée des pages filigranées. De tant de tours de magie, d’imagiers, le prestige en serait-il l’effacement, dans la quête d’un mot ramassé, comme dans la formule d’Einstein qui ne parle vraiment qu’aux initiés ?
Les mots comme d’une clepsydre, goutte à goutte, semblent nous divulguer un temps intime lié à l’écriture, esquissent un jeu de piste, autant d’indices d’un oubli que nimbent les métaphores.
Funambule d’une corde qu’il épèle, nœud à nœud, l’oubli affleure au souvenir et s’en remet au temps d’une blessure à cœur. Dans le même temps que le baiser est soufflé, de paume à paume, l’adieu d’un départ comme d’une gare à la Delvaux est prononcé. Le souffle est coupé. Demeurent les adieux dont le poète fut frustré. Mot-à-mot, le vers semble s’effriter comme la plaie d’une cendre dispersée, retombée en nuée ou sablier… de s’oublier.
De poème en poème, le recueil esquisse une vis sans fin où l’oubli ranime le feu de la mémoire comme d’un « tombeau » le bouquet de rimes. Ardoise magique de l’estran où s’effacent les marques, l’oubli semble rafraîchir le souvenir comme le deuil d’une page blanche qui ne fut pas écrite : coquilles écrasées des mots, fragments de tessons, puzzle irisé du poème dont le fin mot revient au cœur dans l’effacement.
Au jeu des mots, comme d’un passe sémantique, le poète secret tire de son chapeau les dés qu’il lance, convie, puis congédie, à le deviner.
Réellement, plus qu’au lecteur de son pot d’encre mêlé de cendres, il s’en remet au ciel, à la mer, à cet embrassement de confins qui lui ont échappé « par inadvertance».
Avant-dernière page, la pénultième :
La mer
oublie
peu
et
sait
lire
entre
les lignes
Est-ce une exorde ultime au lecteur qu’il se prend à son tour à deviner, voire à la disparue dont le suicide abrégea le vœu ?
« Chute de poème » dans la désolation des temporalités ?
page 37 « poésie ? la vigne / resserre ses vrilles les multipliant / sur elle-même pour cacher / que derrière elles / il n’y a rien »
« Solaires sans importance » au pampre de la vigne, puits du temps en odeur de néant, les vers vrillent le gruyère du langage – de même que les mots naissent dans notre esprit pour retourner à la page blanche, l’ivresse des folies suspend en son vertige la condition du vivant, qui naît et crève d’une même impulsion.
Demeurent les amantes, les aimées au ferment des pores dans la chaleur des corps, le point d’orgue d’une vitalité charnelle, l’Éros qui dans l’acmé transgresse l’instant.
page 42 : « mémoire de Baudelaire ou Bukowski / dans la nuit des populations rampantes / bien avant l’aube de rosée / le vin me gardera fou / aimant et me donnera un cœur / plus tordu que celui d’une vigne »
Aux antipodes des rationalités pragmatiques, de la muselière du quotidien, le poète prétend s’élever au « spleen », aborder de plain-pied le non-sens de la condition humaine en le subvertissant.
Intrépide, seule l’amante sans vergogne semble le laver de l’ennui, de la progression dérisoire des jours et des nuits, du cirque circadien.
page 50 : « du ciel se reflète dans les yeux parfois quand il n’est d’yeux jamais au cieux ».
Seul l’embrasement charnel semble surseoir à la vanité d’une existence condamnée à la mortalité, toute chose passant, en premier et dernier la rose du poème que dans sa geste on effeuille.
page 54 : « amour comme la nuit est à la nuit / fleur ultime d’un infini d’étreintes »
page 60 : « pour rire et pleurer en poèmes / né dans un monde sombrant / avant moi-même »
Le désespoir semble fondateur, fécondant, pour l’auteur, comme la noirceur à Villon, désespoir d’un monde qui s’enfonce dans son propre lisier.
A Rimbaud, à Morrison, à Bukowski, notamment, il se réfère, revendique leur folie pour vérité des raisons d’un cœur en émulsion.
Suit, après le champ du langage lexical, celui du pictural, autre esquisse sémantique, dont les toiles d’Egon Schiele dans les années qui précédèrent la première guerre mondiale. Le peintre célèbre l’Ève sur arrière-fond de camarde. Il semble avoir anticipé son propre destin. Quoique réfugiés dans une lointaine campagne, le peintre et sa maîtresse périrent de la grippe espagnole qui succéda aux massacres.
page 73 : « la maudite et rutilante / fête charnelle / future brassée de bois pour la mort »
Le poète note la désertion des instants dans l’éclipse des durées.
page 86 : « Personne ne me voit alors que je regarde l’illusion du monde disparaître. »
page 87 : « On ne sait plus qui meurt, ni ce qui vit »
Le poète se confronte à sa propre disparition dans le poème même.
Paradoxalement, rien de sépulcral, l’autrice, Annie Préaux, par ailleurs liée à l’art contemporain, aime à flâner entre les tombes, à évoquer les signes d’attachement qui dans les deuils persistent à l’absence des défunts.
J’ai moi-même souvenance d’un « Père Lachaise » comme d’un bois sacré conçu pour l’apaisement des vivants, le soin des deuils, comme d’une page d’Histoire dont nous arpenterions la mémoire. Cependant, il constitue un musée vivant, arboré, le trésor d’une cité funéraire et le témoin d’une époque.
« Comme les humains, les tombeaux sont périssables et la mort frappe parfois deux fois : rien d’éternel sous le soleil » note Annie Préaux dans son introduction : « A moins que l’Art… »
Lacan dit que le réel, c’est ce à quoi l’on se cogne.
En cela, le sculpteur se confronte à la matière et par-delà à cette autre réalité qu’est la temporelle, dans l’effritement ou la concrétion, celle de la pierre longtemps compressée ou chauffée à blanc, celle des sables mouvants dont l’érosion semble avoir liquéfié la durée.
Pour ainsi dire, le travail du matériau défie la temporalité en lui restituant dans l’instant de l’œuvre son caractère éphémère. A travers lui l’artiste défie sa propre précarité, qui est à la fois le deuil et l’attrait du vivant, de son expression.
Bribes de mémoire à la couture des morts, c’est d’un dernier repos la stèle entrevue. Les tombes aussi ont leur cimetière, leur décharge, carrières de pierres funéraires, datées, dédicacées, violentées, matière à méditation sur l’obsolescence du sacré.
Fers forgés, sables circulaires dont le fixe mobile répercute une onde au souvenir des morts, poussière de roche que les marées ont tramées, plages noires, volcaniques, l’usure rend compte de la promesse du temps, la pointe d’un diamant sur la platine d’une orbite circulaire, la métallurgie des soleils.
Qu’on « dépèce » les tombes, « les toutes vieilles pierres », c’est le vœu des vivants d’immortaliser leurs défunts par-delà leur propre mort qui s’en trouve ruiné.
L’ivraie aux morts – la mauvaise herbe – respire la vie vraie. Des noms gravés au registre des décès, les fosses communes ont égalisé le terreau en un fatras de gravats.
Des formes retravaillées, brisées, recombinées, des mouvances rotatives, qui caractérisent l’œuvre du sculpteur, non sépulteur, Christian Claus, maintes fois primé, la poétesse se fait la passeuse, diseuse de ses promesses.
« Pierres de mort », mémoires oubliées au rebut du passé, comme la mie d’un improbable retour dont le Petit Poucet émiette l’itinéraire, le lecteur prendra plaisir à picorer les mots, qu’ils fussent gravés, nominés dans le marbre ou dans l’écorce des arbres, lierre des cœurs.
Page 37 :
« Il faut beaucoup d’amour
Ou d’égarement sans doute
Pour mettre à nu la pierre
Déchiffrer son puzzle
Et aller jusqu’au cœur
De son commencement
Ou de sa fin
Dernière »
Faire revivre les pierres de mort, parfois amputées jusqu’au patronyme, tel le tesson d’un « Ugus » (page 20), c’est peut-être en recycler l’âme, le flambeau, dans une autre temporalité, celle de l’urgence de l’art.
Des photographies des œuvres illustrent le texte, quoiqu’elles ne puissent en soi rendre compte des statiques mobiles où se trouble le regard dans l’instance d’un flottement, ni de la présence brute des matérialités mises en exergue où d’aventure le regard vient à se cogner. En taillant le crayon des mots, on ébauche le geste du burin qui cisèle.
D’entrée de jeu, les aquarelles de Catherine Berael entrent en correspondance avec le ton émotionnel, pastel, du recueil. Rien de figuratif dans ces illustrations diffuses. Au reste, le premier abord du poème est graphique. Il est colonnaire. Une ligne tient d’aventure à un article, à une préposition. Ce sont de courts poèmes, de petites phrases inscrites dans une grande continuité.
Leur disposition m’évoque le « Nu descendant l’escalier » de Marcel Duchamp. Chaque marche serait une ligne qu’on aborderait de haut en bas dans le sens de la lecture en même temps qu’on en visualiserait l’ensemble dans la suite du mouvement, en quelque sorte la saisie d’un temps dans la continuité d’un moment.
Si l’auteur nous tend un miroir dont nous devrions « percer les phrases », ce sera pudiquement, derrière le paravent des mots, sur « la tendre grimace des non-dits ». Ce n’est pas au dévoilement mais à l’évocation que ce « temps appris » convie le lecteur sur les pas de l’auteur.
Ce temps n’est pas un temps compté dans l’assiette d’un chrono. D’appris, il serait alors mal appris. Ce n’est pas le temps d’une consommation. L’apprivoiser serait son maître mot, l’inscrivant dans la durée d’une maturation affective. Il faut qu’à la table des jours –et des nuits– il prenne comme un ciment qui réconcilie avec l’état de vivant dont le créateur lui-même en tant qu’Eternel n’a pas voulu, qu’il s’inscrive dans l’amour durable au risque de la perte, du « petit gravier des noms » où se taisent les tombes.
Plus que la finitude inscrite dans la continuité des jours, le deuil est le déchirement, la disparition d’un temps dont la durée fut acquise par-delà les moments, à l’image d’un film que l’œil apprivoise dans le cours d’un défilé d’instantanés.
L’auteur me permettra de coucher les mots qu’il a échelonnés en colonnes verticales comme pour y asseoir, stylite, son propos à la hauteur des sidérations.
Page 54 : « l’amour n’apprend rien du temps mais il continuera son œuvre jusqu’à ce que cendres éparpillées aux lèvres la parole soit transmise ».
Par-delà le deuil, l’amour tient la promesse de son verbe. A ses yeux, même si « le destin a plus d’un tour dans son ressac », il peut se retourner, marée.
L’épreuve d’une mauvaise passe peut déboucher sur une bonne fortune, comme la nuit dans le matin que chantent les oiseaux sur la branche, comme sans doute après l’épreuve d’avoir été accouché, le nouveau-né s’inscrit dans le regard. C’est là l’intime conviction de l’auteur, son expérience de vie que traduit son inscription en poésie. Les fenêtres peuvent « guérir », la fatalité se démentir dans (page 56) « la précieuse seconde où avec un seul regard tout peut basculer », l’amour se rencontrer.
Au reste, florales sont les images dont le poète revendique la rose, butin d’étamines. Pas plus que la fleur, on ne sait où l’on va, d’où l’on vient, du moins solidairement à l’univers. La « cosmologie d’un regard » à ses yeux nous ouvre au monde le plus présent comme une fresque paléolithique défie les ères, l’intérieur au for d’un cœur.
« Le temps appris » a néanmoins « la mémoire courte ». L’homme de paix ne peut que relever les atrocités, les faits de guerre et de cruauté qui à travers un temps non appris se perpétuent comme si, selon le mot de Talleyrand, du temps l’homme n’avait rien oublié et rien appris.
L’auteur évoque fréquemment la nuit, mais, à s’y pencher, il s’agit de plusieurs sortes de nuit. Il y a celle où cille le cœur au battement des paupières, celle de l’As de cœur à la loterie de l’existence, celle du repos où les mots se font silence, opèrent dans le sommeil, celle d’où lève le matin quand l’oiseau « paraphe le ciel », celle enfin d’Ouranos, l’étoilée, qui sidère le poète quand (page 43) dans « l’idée d’effleurer l’éternité » il associe son firmament à l’espace d’un cimetière (page 46) : « me reste l’image lointaine de cet éternel petit gravier constellé d’étoiles ».
Dans la nuit cosmique s’ouvre « un trou noir ». Rien ne répare la disparition d’un être cher « sauf de rappeler le premier regard échangé » (page 47).
L’âme dont rend compte l’écrit est au berceau des yeux. Quant à l’au-delà, dont je tiens personnellement l’existence aussi aléatoire qu’insondables les voies de la Providence, puisque la question est posée, je citerai la page 17 : « pour quelques poètes à l’au-delà facile, combien ne battent-ils pas des ailes devant l’ange qui les trie ? ».
Le poète esquisse. Esquive-t-il ? Il suggère pour mieux interpeller notre sensibilité et notre imaginaire. Il met debout son poème.
Page 74 : « pas de doute, le ciel peut attendre, il a tant menti… »
Le temps appris est d’en jouir ici même. Paradoxalement, vivre pleinement le présent, pour l’auteur dont l’enfance fut endolorie, s’apprend avec le temps.
Patrick Devaux, Le temps appris, aquarelles et préface : Catherine Berael, Le Coudrier, 2021, 67 p.
Le style lisse évoque en dessin la ligne claire développée par Hergé. L’auteure enfile un florilège de vignettes de vie dont les acteurs à peine esquissés s’effacent non moins rapidement, comme des figurines, les personnages secondaires d’une fresque temporelle.
Ce sont là de courts récits qu’on imagine lire alors que par la fenêtre du train en marche un paysage cent fois connu, cent fois passe au rythme du staccato des rails.
C’est factuel, très lisible, descriptif et prosaïque comme un carnet de voyage dont on feuilletterait les croquis, de petites tranches de vie en aperçus sans que rien n’attache dans la pesée des instants, la croisée de destins rapidement conclus, refermés par l’arrêt lapidaire.
Page 31 : « C’est tout un univers qui se reforme mentalement, le jeune homme reprend le cours de sa vie passée, tel un feuilleton qu’on abandonne ».
C’est le charme du cabotage de laisser sans tarder derrière soi, comme l’estran s’efface derrière la marée dans le brassage des instants.
Le livre court tient ses promesses sur fond d’embruns et de sites pittoresques. Les aquarelles colorées de l’auteure en illustrent avec bonheur les cadres.
Un album de croquis à travers lequel on s’en va dans le cours des moments revécus, rêvés, arrêtés, en regard du grand large au flux intemporel.
Rien ne passe mais tout glisse aux accents de l’estran.
Sait-on les eaux que traverse le poète, les ponts qu’il jette au rythme des mots, ce qui inaugure sa danse, mythes ou incarnations ?
Après une citation de Rilke, poète d’une transcendance immanente, aussi subtil que gracieux, Sonia Elvireanu dédie à son mari, « l’arc-en-ciel de ma vie », son ouvrage. On entre à feu doux dans le recueil, dans cette petite musique qui filtre de la partition des mots. Nul doute que dans l’esprit spiritualiste de l’auteure, ces accords relèvent d’un verbe en germe. Sous le signe de « la lumière blanche », « ce souffle du ciel » qui féconde la terre mère, l’arc-en-ciel en relie les deux bords, l’homme et la femme, dans l’instant même où, sous l’égide du ciel, ils répètent le geste des origines, ce commencement du monde qu’est à chaque vie sa germination, mémoire de tant de vies oubliées dans un perpétuel recommencement des temps en regard de l’Eternel.
Je crois n’avoir pas altéré la conception de l’auteure. Le Créateur en cuspide réfère à des sources bibliques, je ne m’inscris pas dans cette inspiration. Mais qu’importe l’évocation d’une tradition, dans laquelle on pourrait voir une intellectualisation, pourvu que l’intensité d’un vécu et la grâce d’un art nous touchent.
Au lecteur, indépendamment des références religieuses, l’auteure se confie de son âme, ce sentiment qui anime un esprit incarné, une chair investie d’un esprit dans la confrontation des cinq sens et l’inquiétude d’un sens, au monde.
Elle est à l’écoute d’elle-même, non moins des vibrations de vie qui dans le monde font écho à sa propre existence, des « murmures des ombres du midi sur les collines » du « frémissement de paroles dans les arbres » (page 23).
Tels sont les instants qu’elle intériorise.
« En moi », répète-t-elle, « ce souffle étrange (qui se) glisse », « en moi l’air se fait prière », « en moi, ton ciel (…) glisse sa lumière ».
Un silence lui parle, frémissements et murmures, l’inscrit dans la consistance de sa présence.
Deux pôles en elle s’opposent, la crainte dans le cours du temps, du dernier instant dont elle voudrait (page 17) « brûler l’épouvante » tandis qu’elle voudrait « déterrer l’été de l’amour » qu’un deuil a opacifié.
Étrange, comme une rupture singulière du cours normal des choses, lui apparaît l’absence du bien-aimé, sa disparition sans retour alors qu’en elle, il continue à cheminer. Page 25 : « j’entends encore ton pas sur le sentier ». Trois vers plus avant : « Ta voix, un souffle emporté par le vent ».
C’est ainsi qu’elle oscille entre la mémoire d’un vécu qui tend à se prolonger et la conscience de sa perte.
Les feuilles mortes du sentier bruissent, dans leur dessèchement, de l’absent. Demeure le souffle d’une voix qu’a emportée le vent, celle d’une présence qu’on voudrait retenir, non sans éprouver le sentiment de désorientation qu’entraîne une perte intime, celui de la dépossession d’une part de soi, d’un repère de vie avec lequel on a partagé le monde, l’autre, le frère ou la sœur, l’âme.
L’auteure évoque, page 13, « les mystères de tant de commencements enterrés par le temps », et l’on peut avec elle frissonner de tout ce qui n’est pas advenu, qui voulait pourtant naître, que nous n’aurons pu vivre en nous.
Sur la couture du temps qu’est la crête de l’instant à naître, pages 17, 18, pêle-mêle, la lune rouge, pulvérulente de cendres, des feux sur la mer, le bout incandescent d’une cigarette, un rond de fumée dans un aller-retour : « le chant de sa jeunesse émerveillée »… « il y a si longtemps depuis ce jour-là, presqu’une moitié de siècle, un rond de la cigarette… ».
Dans la nuit, son feu brûle la distance. Une rémanence qui attend de s’éteindre.
Mais revenons au recueil, riche de son propre langage, fermenté de vécus. Un ruissellement en procède, non seulement dans le courant des eaux vives, leur temps, mais de la lumière limpide, mais encore, page 27, de la neige « frêle », qui s’égraine « en silence du ciel sur la terre ».
Toujours procède un ensemencement, la prière silencieuse, un émiettement auquel il faut tendre l’oreille pour en percevoir les bénédictions.
La couche atmosphérique, à travers la voûte céleste est renvoyée au Ciel, la glèbe à la Terre. L’étrange, souvent évoqué sous le trouble d’une ombre, jusque dans les affres du deuil, est marqué par l’appel à la spiritualité, non pas dogmatique mais poétique, voire lyrique.
Dans le passage du propre au figuré, dans un aller-retour, opère le superlatif qu’introduit la majuscule.
L’auteure est éminemment perceptive au point que c’est à travers l’évocation poétique de ses cinq sens que s’en profile un sixième, le spirituel, qui en fixe le diapason. Murmures, bruissements, glissements, émiettements, froissements, à l’exemple de ce vers, page 22 « brise de soie aux bras de fumée », s’enchaînent, toujours feutrés. Contrastant avec le deuil, c’est à un environnement, un cadre ouaté, surtout caressant, que nous convie le poète.. La sensorialité tisse une habitation poétique.
Ou ce distique, page 26, sous le titre « Crépuscule » : « Les feuilles meurent étrangement / bruissement éloigné sous les paupières »
Toujours l’étrangeté est associée à la mort, par essence impensable. Toujours aussi les images, quand elles n’expriment pas le déchirement, sont fuselées de délicatesses.
Vivre sur la terre relève d’un ruissellement du ciel, souffle sur nous, en nous, de la lumière blanche tombée du ciel, naissance d’éveil, miracle fondateur d’essaimage. Murmure et souffle nous inspirent dans « l’être de l’air », ce qui renvoie à la citation de Rainer Maria Rilke en prélude : « confie le vide de tes bras aux espaces que nous respirons ». A ce vide fait écho la cage thoracique dans l’embrassement d’un corps, qu’il soit celui de l’air, ou l’espace que nous ouvre une chair., dans l’accompagnement d’un air libre. L’étreinte résout en l’ouvrant l’isolement.
Reviennent au fil du recueil des instantanés, reflets des instants passés, des flashs sous la verticalité solaire, la montagne, la colline, mais plus encore les oliviers dont la branche évoque la paix comme le pommier, autre branche, la neige pacifiante, mais plus que tout, la mer bleue, l’Égéenne, dont la luminosité rutile des ciels méditerranéens et renvoie au Levant, à la tendresse des aubes comme d’une écume drossée par l’Orient.
Dans cette foulée, l’auteure évoque, au portique de l’Attique, les colonnes de l’Agora, le péristyle du temple, mais aussi le voile d’Isis, voile funéraire de la déesse en quête du corps de son frère Osiris, imagine, page 34, que « sur les eaux, les os en dérive se rejoignent en pont et chantent sur la mer ».
Sous les titres successivement de « La caresse de la mer » et de « Voix étoilée » revient l’expression de « femme du Levant ». Suit le poème « La voie royale » qui évoque « le très sage Salomon » et « le mystère de Jérusalem ». En quelque sorte, elle projette dans un Orient proche, antique, l’aube d’un ciel mystique.
Revenons brièvement en arrière, page 31 : singulièrement « Dernière confession » relève d’une profession de foi amoureuse telle que celle prononcée par Édith Piaf en un chant déchiré « dans le ciel (…) Dieu réunit ceux qui s’aiment ». On serait tout aussi bien fondé à conclure, ne fût-ce qu’en regard du sort réservé jadis aux filles mères, que Dieu les punit dans l’instant et dans l’éternité à laquelle, au fond, s’apparente la figure du Temps.
Mais laissons à d’autres « la foi du charbonnier », l’exercice du droit conjugal qu’il prélève sur l’épouse. Mieux vaut s’inscrire dans la spiritualité cosmique d’un Rilke qui voit dans Cassiopée le reflet inversé du M majuscule des Mères. Fions-nous à Chagall, lequel, au firmament de ses noces convie les animaux. En quelque sorte, il reconstitue le verger premier, lui qui enlumine ses vitraux de la lumière même, en un arc-en-ciel personnel, à l’encontre d’un culte des mortifications, qui, aux fins d’éclore d’un corps un pur esprit, soumet la jouissance de la vie présente à l’entremise de la Vraie.
Passons. Il se dit que le poète n’est pas tant celui qui est inspiré que celui qui inspire.
Page suivante, à la tombée du soir, la « gazelle » qu’on imagine orientale, nostalgique de « la joie de l’instant », somme toute du plaisir de vivre, le plus grand, celui que se renvoient l’un à l’autre les amants, « en hume la trace emmêlée dans les feuilles », au frisson de vent se remémore le souffle caressant de l’âme sœur, le velours du regard dont s’émeut la peau.
Dans « Psaume » page 38, suivi de « L’oiseau dans les herbes », demeure la trace, l’odeur de la lumière, qui subsiste au tranchant des jours, quand « les paupières se touchent ». Visuelle, tactile, olfactive, la poète affiche, tout en les étayant de métaphores, ses sensations. Ainsi déplie-t-elle pour nous le monde qu’elle a fait sien.
Mille ans n’ont pas passé, poussière d’un corps, mue de papillons blancs dans le frémissement du souffle, murmure des soies. Il est envoûtant, « le sentier aux papillons » dans l’odeur des herbes de paille.
Dans « Le voile », image de l’antique Ouroboros nappé de la Voie lactée, le ciel étoilé, baigné dans « le blanc primordial », a « envie de la terre » et devient arc-en-ciel.
On pourrait tout aussi bien se représenter les amants en bord de mer, perlés de grains de sable à l’orient lunaire, humer leurs peaux, accomplir leur union sous le parrainage cosmique, l’arc-en-ciel où la lumière est soumise au prisme de l’ondée cristallisant leur effusion.
« Le jour ou la nuit (…) dans un seul mot, l’Être ?». Il faut la sagesse de la chouette pour enraciner la perspicacité de l’aigle, les ombres de la nuit pour éclairer le jour. Difficile gageure que celle du commentateur, partagé entre la myopie de la taupe qui affouille et le regard panoptique de l’aigle qui survole.
« Pas sous la lune », je recopie mes notes prises au vol. Seule l’épaisseur légère du silence, comme une neige, semble pouvoir dans une solitude renourrie, au sortir du découplement, cautériser la perte. A moins qu’elle ne pleure à l’intérieur, comme le chante Jean-Jacques Goldman.
« Silhouettes sur la neige », voix qui murmurent, tourbillonnent à l’image d’un vortex, suggèrent un enveloppement sous le manchon mouvant, « entre les neiges », puis dans une fulgurance ; « aurore boréale au bout du monde ». Phosphorescences, revenances sous le vent solaire qui frappe latéralement le pôle, sa tempe.
Pages 52 et 53 : « Portrait dans les couleurs de l’été, (…) les pavots et les bleuets dans lesquels tu t’habillais ». Le Levant, encore, sur des hauteurs. prodige des commencements dans l’ondoiement et la fragrance des sèves, nu-pieds nous surprenions le soleil. Oh ! le beau chant d’amour sous l’espèce des fleurs. Pavots et bleuets, opium et fleur bleue à l’orée messière. Coquelicots au premier coq du jour.
Pages 54, 55 : « La fille du golfe bleu (…) soie de ton regard à l’aube (…) mon ciel rencontrait la mer dans tes bras au lever du soleil ». Chemin de soie des regards qu’ont tissé entre eux les yeux, lumière de l’éveil au puits des prunelles, soleil toujours levant, sur la mer, infiniment.
Page 57, le « Levant », soleil levé au corps, gage de renaissance charnelle dans un air décanté, « diaphane » que « les poumons respirent ». Le Levant dans le corps : « l’arc-en-ciel » retrouvé au pré de l’être. Entre Ciel et Terre, un lever sur la ligne d’horizon, l’éveil au soleil, corps rêvés et réalisés au clair de la lumière, de leur blancheur.
Page 60 : « Le Levant sur la tempe droite » J’ai d’abord écarté ce texte de ma lecture : je ne savais par quel bout l’aborder, sur quel pied l’interpréter. Je ne rentrais pas dedans.
Certes, le Levant, on peut dire que de notre point de vue, le lever du soleil s’y met. Mais à la droite ? Il faudrait que, telle la magnétite qu’aimante le pôle magnétique, l’observatrice se tourne vers le nord.
Je comprends qu’à travers le corps, la fertilité de la vie défie le temps, dans le même temps que, mortelle, elle s’y plie. Certes, le soleil se lève sur la mer à la droite de la Méditerranée, cette mer qui pour les antiques occupait le milieu de leurs terres, « Le Levant s’y baigne en attachant les eaux à la terre ». Les Phéniciens l’illustrèrent et par maintes expéditions, leurs navigateurs rattachèrent cette mer à leurs ports… d’attache. On peut dire qu’ils l’ancrèrent au pays du Cèdre jusqu’à la montagne libanaise. Pour autant, le soleil ne s’y lève pas à la droite du Ciel comme à celle d’un prince. Vu de l’Orient, de ce Levant, ce n’est jamais là qu’un Ponant.
Sonia Elvireanu
Mais à la tempe, à la droite, celle à laquelle la dextre du suicidaire porte le revolver ? Ou celle par laquelle on désigne le fou en la tapotant ? Voici ce que m’inspire la tempe droite.
Jadis, l’Église campa Jérusalem au centre du monde. Elle incinéra deux ou trois géographes, quelque astrologue, pour que la cosmographie réponde à la métaphysique. En dernière analyse, je regrette que son obscurantisme ait failli : cela aurait épargné aux Amérindiens le sort que leur firent subir les Européens réputés chrétiens, à l’Amazonie son biocide.
Mais retournons au recueil, à ses charmes.
« Été velouté »… Suave à lire en regard d’un tableau impressionniste peint sur le motif « regards de nénuphars »… Comme Monet, la spectatrice se penche sur les nénuphars mais, à les contempler, s’immerge dans la plénitude de leur suavité. Les eaux sont le miroir à l’instar de la peau, dont Valéry écrivit qu’elle est ce qu’il y a de plus profond chez l’Homme. Le regard s’y plonge dans le reflet du visage aimé.
De soie sont la lumière, les fleurs, la brise. Parfums, pulpe et saveurs, sucs, mûrissent dans l’été fertile. Elle voudrait à jamais rappeler l’aimé, le tutoie parmi les ombres : « pour te saisir à jamais dans la soie de la lumière » conclut le poème, page 65.
« Rien que fumée » (page 66)… En ravivant le souvenir de son bonheur, l’endeuillée en retour, dans un mouvement de bascule, aiguise le sentiment de sa perte. Capable d’enchanter, en poète, le présent, d’en tirer le meilleur parti, elle n’en aiguise que plus le sentiment de la perte.
« Les arcs-en-ciel du soir » (page 78)… Comme ruisselait à l’entame du recueil la lumière blanche sous le souffle du ciel, il semble que les pluies lavent l’air, « telle la pensée éclaircie ».
Mais ce n’est pas à moi de me substituer au lecteur ; mieux que moi le croyant en appréciera la Grâce.
Finalement, la narratrice, au sortir des douleurs, trouvera la quiétude. Elle prendra l’habitude de sa solitude. Au verger solaire, privé des soins de l’amant se raidira le pommier solitaire, jadis gage d’un enveloppement entre les neiges.
Des lignes de sa main combien n’ont-elles pas trouvé leur voie ? Autant de directions oubliées, d’élans avortés. Au rappel des cloches revenues de Rome, s’estompe « la dentelle des tours » qu’au vol de l’aronde prête René Char, l’augure des hirondelles. Au retrait de la vie s’annonce la Vraie.
Le recueil est beau. Il recèle un encens plus puissant que l’encens, la grâce des roses, le parfum qui résonne à leur évocation. Sensible, sensuel, bucolique, c’est dans un esprit poétique que sa ferveur nous touche. Aussi je le recommande vivement.
Et pour conclure, une dernière incursion dans le recueil avec le poème « Et les Tilleuls… » page 130. Leur floraison embaume, si brève et si prégnante qu’on la hume de mémoire, du souvenir déjà de leur nostalgie. Combien de fois dans une vie les tilleuls en fleur ?
L’espace où son désir se cache, la poète le livre aux soins de l’écriture, griffe la page en sourcier des langueurs. Un chant s’élève où monte, plus vive d’ans, la jeunesse viscérale, recrue de caresses. Demeure la Belle d’entre les cénacles, d’une Bête l’oracle, la morte qui ne peut mourir et pour cela nous hante, intimement reviviscente. Vivre se retrempe des cendres.
Aussi point de nostalgie, d’éloge poussiéreuse, mais la jouissance d’un tourment, au pressoir des vies, la crudité d’une ordalie : le verbe toujours est en herbe, la verve macérée de sève.
Ongles qu’on imagine ciselés, cerclés de lait à la serpe des lunes, l’enfant plante au cœur sa griffe, la poète, sa patte enveloppante.
Tragique, elle puise aux agonies une surenchère de vie, renaît de ses brûlures aux antipodes des arts de l’épure. C’est à « la grande santé » chère à Nietzsche, qu’en appelle sa muse. Des cendres encore chaudes, elle revêt le feu sacré, renaît à vivre au chevet de s’éteindre. Ainsi « la bête pavoise » sous la hantise, arrache des cris, au tourment des naissances, se hausse aux délivrances.
Rien de fade ni d’effacé chez l’auteure. A l’onglet du verbe, elle sangle le poème, langue de velours mais plume acérée. Prodigue de sensations, riche d’émotions, elle est entière et fastueuse.
C’est à une ripaille de mots qu’elle nous convie à nous repaître. Elle est du sang des martyres dont l’âme aux confins des douleurs est frappée par l’extase, transmue en bénédiction l’épouvante.
La « bête endormie » dans la Belle, d’autant plus belle qu’en elle, plus vivante, la bête s’éveille, c’est son secret. Telle l’eau, sa voix nous hypnotise.
Hantise et renaissance des comas :
« odeurs mélangées
de crypte et d’été pourrissant
… » (page 27)
« Elle dormira le temps de réparer
son corps avec le miel coulant de la ruche ». (page 27)
Ni renoncement, ni résignation. Jusque dans la maladie, elle poursuit un idéal, une utopie de vitalité.
« Dans le couloir de l’hôpital
Elle allume les regards »
« Les béquilles essaient
une danse tremblante » (page 33)
(…)
« perchée sur des talons aiguilles » (page 33)
Forte de sa féminité, au feu des parfums, elle renaît de ses cendres.
Elle est, d’entre les femmes, l’infirmière, l’amante, la parturiente :
« … de celles qui s’ouvrent
de celles qui poussent,
expulsent, crient et pleurent de joie » (page 35)
Anne-Marie Derèse
Aussi bien que la douleur, la joie la saisit :
« Je suis de celles qui pieusement
serrent la volupté de demain » (page 35)
Est-elle la Belle qui la hante, la Bête qui demeure en charge d’âmes, l’Ève et la Dame ?
Elle est genèse, recrachant haine et mort, ne veut connaître que les poisons voluptueux.
Elle est la parfumée pour être plus que nue. Elle est en pitié des maux dont les hommes se lacèrent, dont ils scarifient l’enfant au berceau de sa mère.
Mais toujours dans l’éternel retour :
« Le printemps bat des cils
Les morts se rendorment
dans le manège d’avril ». (page 46)
Le désir de vivre délivre les morts eux-mêmes d’être morts dans le souvenir. Vivre à travers eux nous veille.
Elle est reine des abeilles, l’amoureuse intrépide, témoigne de la ruche des temps, de femme en femme, chantre d’une féminité ininterrompue. Elle est fière aède, d’un verbe haut nous confie la fine résille.
Charnelle et fervente, elle a gardé le goût des rituels baroques, de la profondeur des nefs où tonnent les grandes orgues, de leur dramaturgie : les velours, les encens et les piétas incendiaires, l’oratoire, les souffrances qui mènent à la délivrance, toute naissance étant une renaissance, la traversée des douleurs et la résilience lyrique.
Jean-Michel Aubevert, à propos de « La Belle me hante » d’Anne-Marie Derèse,