Entretien de Julien-Paul REMY avec Samuel HERZFELD,
auteur de Jürgen Löwenstein, Destin d’un enfant juif de Berlin (Jourdan éditions, Paris/ Waterloo, 2022).

La littérature sur la Shoah est vaste. Pourquoi avoir décidé d’écrire un livre sur ce sujet ?
Mes motivations sont multiples. Tout d’abord, j’ai tenu à honorer l’engagement que j’avais pris vis-à-vis de mon ami Jürgen et de sa famille. Jürgen avait témoigné à de multiples reprises dans des écoles ou des centres liés à la mémoire de la Shoah, mais son histoire n’avait jamais été véritablement consignée sous forme livresque. Ce projet d’écriture lui tenait à cœur et j’ai voulu le mener à bonne fin.
Même si ma contribution à la littérature sur la Shoah restera modeste, j’espère offrir, à ceux qui liront l’ouvrage, un outil pour mieux comprendre certains épisodes de la Deuxième Guerre mondiale et en tirer des enseignements.
Enfin, j’ai aussi écrit ce livre pour moi-même. Mettre sur papier, à travers l’histoire de Jürgen, ce que fut la Shoah, aura joué le rôle de thérapie, me permettant de sortir de la culture familiale du tabou. En effet, mon grand-père avait vécu l’enfer concentrationnaire, mais il en parlait extrêmement peu. Même si nous connaissions son itinéraire dans les grandes lignes, ses enfants n’ont jamais pu le questionner. Et d’une certaine manière, ce silence s’était transmis à ma génération.
Vous évoquez ce silence qui caractérisa aussi le parcours de Jürgen après le traumatisme de la Shoah. Comment l’expliquez-vous ?
Les survivants sont restés muets pour plusieurs raisons. D’une part, il y a eu la volonté de protéger leurs enfants, de se mettre des œillères afin de reconstruire une vie, de redonner du sens à celle-ci en mettant le passé sous le tapis. D’autre part, dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, personne ne voulait les entendre, et ce même en Israël. Les gens ne se sentaient pas concernés, accueillaient ces témoignages avec beaucoup de suspicion. Il a fallu une prise de conscience collective des faits pour que les survivants sortent au fur et à mesure de leur silence à l’échelle individuelle, mais ce processus n’a pas été facile pour tous.
Dans votre avant-propos, vous parlez du courage, que vous érigez en valeur cardinale. Pouvez-vous expliciter ?
Comme le disait Churchill, « le courage est la première des qualités humaines, car c’est celle qui garantit toutes les autres ». Et du courage, Jürgen en a fait preuve. C’est avec courage qu’il s’est reconstruit après avoir tout perdu, qu’il a fondé une famille, travaillé la terre, défendu son pays, adopté une attitude positive face au monde. Et cette capacité de résilience, qui s’inscrit non seulement dans l’épreuve des camps, mais aussi dans la vie après les camps, nous la retrouvons chez de nombreux survivants.
C’est le courage qui mène à la responsabilité, à la générosité, en fait à la force de caractère. C’est aussi un antidote puissant face à la tentation de se complaire dans la victimisation. Jürgen, comme tant d’autres survivants, aurait pu céder à une forme de cynisme, de nihilisme, mais non. Il a repris sa vie en main et a fait le choix volontaire de l’orienter vers le Bien.
Ce livre a donc une portée existentialiste… C’est en effet un point de convergence que l’on retrouve souvent dans les témoignages de survivants.
Oui, lire l’histoire des rescapés des camps, c’est aussi une chance de pouvoir s’inspirer de ces héros du quotidien, souvent d’une grande humanité, qui ont su reconstruire une vie avec élégance, dignité. C’est pourquoi leur rendre hommage, c’est une manière de porter le courage comme valeur. Et nous vivons dans une époque où beaucoup d’entre nous sont démoralisés, apathiques, ont du mal à trouver du sens. C’est aussi en quoi ces témoignages sont nécessaires. Nous avons besoin de modèles desquels s’inspirer. Le meilleur remède face au nihilisme, c’est d’accepter que, malgré les difficultés, malgré la tragédie de l’existence, malgré l’injustice parfois, la vie vaut la peine d’être vécue. C’est le sens de la citation de Martin Gray, qui clôture mon ouvrage.
Y a-t-il des éléments non repris dans le livre dont vous avez discuté avec Jürgen et que vous avez décidé d’écarter ?
Il a forcément fallu faire des choix. J’ai tenu à ce que le livre reste le plus neutre possible, j’ai préféré éviter les sujets polémiques. Par exemple, Jürgen avait une conscience politique très développée. Homme de son temps, il s’est longtemps considéré communiste, mais n’était pas dupe pour autant. Il avait bien compris que « les lendemains qui chantent » égalitaristes n’avaient été qu’une illusion, incompatible avec la nature humaine. Et, même si son cœur restait à gauche, il abominait les bilans des régimes marxistes.
De même, ayant longtemps milité pour la paix entre Israéliens et Palestiniens, il n’y croyait plus tant que ça. Il en voulait beaucoup aux dirigeants des deux camps.
Jürgen parlait aussi beaucoup de ses amis, ses compagnons de déportation, dont j’ai souhaité rappeler le nom et parfois évoquer brièvement l’histoire. Mais je ne pouvais pas non plus rédiger des biographies au sein même de sa biographie.

On parle souvent du devoir de mémoire, sans véritablement le définir. D’après vous, faisons-nous un bon travail ?
C’est une très bonne remarque. Nous faisons un très mauvais travail. Le but de la mémoire, ce n’est pas uniquement d’avoir en tête un déroulement des faits du passé de manière superficielle, mais de leur donner du sens.
Dans cette optique, le devoir de mémoire n’est pas un appel à la repentance, il ne s’agit pas non plus de s’apitoyer sur le sort des Juifs qui ont vécu la guerre, et ce n’est d’ailleurs pas ce que les survivants demandent. La mémoire doit nous servir à comprendre les mécanismes qui ont mené au Mal afin que nous évitions de les reproduire. Et son corollaire, c’est d’avoir en tête les éléments positifs, qu’il faut cultiver. Saisir ce qu’il y a de Bon, de Beau, de Vrai dans les expériences du passé, les actualiser dans le présent pour en tirer quelque chose d’utile au cheminement personnel. Le devoir de mémoire est en fait un processus très pragmatique.
D’après vous, ces mécanismes qui mènent à la haine des Juifs sont-ils à l’œuvre aujourd’hui ?
Ce que l’on comprend mal, c’est que la destruction des Juifs d’Europe ne devrait pas seulement concerner la mémoire du peuple juif, mais celle de l’humanité. Le national-socialisme a incarné la quintessence des mécanismes universels qui conduisent l’Homme à commettre le pire.
Loin de moi l’idée de comparer la situation des Juifs d’aujourd’hui à celle des années trente mais, face aux nouveaux visages de l’antisémitisme, nous assistons à une sorte de déni, d’aveuglement volontaire. C’est en fait une forme de collaboration passive. Et cela rappelle la réaction de la grande majorité de la population allemande face aux malheurs des Juifs. L’historien Ian Kershaw l’a observé :
« Si elle fut le fruit de la haine, la route d’Auschwitz fut pavée par l’indifférence. »
On refuse de voir, de nommer les choses. La majorité des gens ne saisissent pas la portée des attaques contre les Juifs, ils continuent de considérer l’antisémitisme comme un phénomène étranger, qui ne les concerne pas.
Comment réaliser ce devoir de mémoire à l’échelle individuelle ?
En fait, réaliser le devoir de mémoire, c’est intégrer la capacité de l’homme à faire le Mal, lorsqu’il est confronté à un contexte particulier ou qu’il se laisse dominer par certains sentiments, comme la jalousie, le ressentiment, la vengeance, qui peuvent mener à la destruction et au meurtre. Dire que les nazis étaient des monstres sanguinaires, c’est peu constructif et c’est une manière d’évacuer le problème en prétendant que l’on n’a rien à voir avec ça. Au contraire, il faut se donner les moyens de comprendre le Mal dont on est capable, chercher l’esprit maléfique qui habite notre âme, dont l’existence est souvent ignorée, accepter de l’affronter, comprendre ce que nous avons en commun avec le garde d’Auschwitz. Le serpent le plus difficile à combattre, le plus grand des prédateurs n’est pas à chercher ailleurs, mais bien en nous. C’est ce processus que Carl Jung appelait « l’intégration de l’Ombre ». Ce n’est qu’en faisant cette introspection de manière profonde et sérieuse que l’on peut ressortir mieux orienté, plus attentif, plus vigilant, plus conscient.
Très intéressant. Concrètement, comment faudrait-il s’y prendre pour transmettre aux jeunes générations ce devoir de mémoire ?
La première étape consiste à les sensibiliser à l’histoire de la Deuxième Guerre et de la destruction des Juifs d’Europe. Nous avons de nombreux outils, le travail des historiens, les documentaires, les témoignages, par lesquels devrait s’opérer l’essentiel de la transmission. Personnellement, je suis contre les voyages scolaires de groupe dans les camps. Ceux-ci sont souvent mal préparés, organisés dans des conditions qui ne permettent ni le recueillement, ni l’introspection.
Aussi, comme nous l’avons évoqué, le devoir de mémoire ne peut pas se réaliser uniquement par l’apprentissage de faits historiques. Afin d’accomplir celui-ci, le professeur d’histoire devra dépasser le cadre de ses fonctions. Il faut garder en tête qu’il doit s’agir d’un processus psychologique complexe qui implique d’accepter de descendre dans les profondeurs inquiétantes de la psyché humaine pour en ressortir transformé.
Pour conclure, et au-delà du problème de l’antisémitisme, quelles sont, d’après vous, les leçons à tirer des totalitarismes du XXème siècle ?
Le corollaire du totalitarisme, c’est le mensonge. Comme l’écrivait le plus célèbre dissident du régime soviétique, Alexandre Soljenitsyne, « un homme qui cesse de mentir peut faire tomber une tyrannie ». Dans un régime totalitaire, le mensonge vient servir la logique d’une idée. Le pouvoir ment, l’appareil médiatique ment, l’employé ment à son supérieur hiérarchique, les parents mentent à leurs enfants, et au final, chacun se ment à soi-même. La phrase de Soljenitsyne nous enjoint de ne jamais minimiser notre pouvoir individuel, que chaque décision que l’on prend (ou que l’on ne prend pas) fait pencher le monde vers le paradis ou vers l’enfer. Se mettre au service de la vérité, c’est cultiver son indépendance d’esprit, refuser la servitude, ne pas suivre aveuglément le groupe qui évolue bien souvent en meute inquisitrice.
Et cet esprit de groupe, qui fait prévaloir l’identité collective sur l’identité individuelle, c’est une des caractéristiques communes à tous les totalitarismes. Le collectivisme est une conception antithétique aux valeurs judéo-chrétiennes, desquelles il convient de rappeler les fondements. À commencer par la souveraineté de l’individu. La situation est préoccupante par bien des égards, car nous assistons à l’avènement de néo-marxismes qui, dans une logique oppresseurs vs. opprimés, visent à diviser la société en groupes identitaires et à définir un groupe humain coupable de tous les maux. Si autrefois la figure du bouc-émissaire fut celle du Juif, de l’étranger ou du bourgeois, aujourd’hui, dans cette nouvelle logique communautariste arc-boutée autour de tendances féministes, antiracistes ou écologistes, c’est désormais l’homme, souvent blanc, occidental et capitaliste, que l’on vise. Cette nouvelle police de la pensée, inquisitrice et assignatrice, cède aux tentations liberticides et mortifères de tous les régimes totalitaires qui ont hanté le siècle passé.
Pour en savoir davantage sur le livre évoqué dans l’interview…
. Nathalie DELHAYE :
https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/chroniques-de-nathalie-delhaye/
. Jean-Pierre LEGRAND :
. Philippe REMY-WILKIN et Guy STUCKENS :