ENTRETIEN de Julien-Paul REMY avec Samuel HERZFELD, auteur de JÜRGEN LÖWENSTEIN, DESTIN D’UN ENFANT JUIF DE BERLIN (Ed. Jourdan)


Entretien de Julien-Paul REMY avec Samuel HERZFELD,

auteur de Jürgen Löwenstein, Destin d’un enfant juif de Berlin (Jourdan éditions, Paris/ Waterloo, 2022).



La littérature sur la Shoah est vaste. Pourquoi avoir décidé d’écrire un livre sur ce sujet ?

Mes motivations sont multiples. Tout d’abord, j’ai tenu à honorer l’engagement que j’avais pris vis-à-vis de mon ami Jürgen et de sa famille. Jürgen avait témoigné à de multiples reprises dans des écoles ou des centres liés à la mémoire de la Shoah, mais son histoire n’avait jamais été véritablement consignée sous forme livresque. Ce projet d’écriture lui tenait à cœur et j’ai voulu le mener à bonne fin. 

Même si ma contribution à la littérature sur la Shoah restera modeste, j’espère offrir, à ceux qui liront l’ouvrage, un outil pour mieux comprendre certains épisodes de la Deuxième Guerre mondiale et en tirer des enseignements.

Enfin, j’ai aussi écrit ce livre pour moi-même. Mettre sur papier, à travers l’histoire de Jürgen, ce que fut la Shoah, aura joué le rôle de thérapie, me permettant de sortir de la culture familiale du tabou. En effet, mon grand-père avait vécu l’enfer concentrationnaire, mais il en parlait extrêmement peu. Même si nous connaissions son itinéraire dans les grandes lignes, ses enfants n’ont jamais pu le questionner. Et d’une certaine manière, ce silence s’était transmis à ma génération.

Vous évoquez ce silence qui caractérisa aussi le parcours de Jürgen après le traumatisme de la Shoah. Comment l’expliquez-vous ?

Les survivants sont restés muets pour plusieurs raisons. D’une part, il y a eu la volonté de protéger leurs enfants, de se mettre des œillères afin de reconstruire une vie, de redonner du sens à celle-ci en mettant le passé sous le tapis. D’autre part, dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, personne ne voulait les entendre, et ce même en Israël. Les gens ne se sentaient pas concernés, accueillaient ces témoignages avec beaucoup de suspicion. Il a fallu une prise de conscience collective des faits pour que les survivants sortent au fur et à mesure de leur silence à l’échelle individuelle, mais ce processus n’a pas été facile pour tous.

Dans votre avant-propos, vous parlez du courage, que vous érigez en valeur cardinale. Pouvez-vous expliciter ?

Comme le disait Churchill, « le courage est la première des qualités humaines, car c’est celle qui garantit toutes les autres ». Et du courage, Jürgen en a fait preuve. C’est avec courage qu’il s’est reconstruit après avoir tout perdu, qu’il a fondé une famille, travaillé la terre, défendu son pays, adopté une attitude positive face au monde. Et cette capacité de résilience, qui s’inscrit non seulement dans l’épreuve des camps, mais aussi dans la vie après les camps, nous la retrouvons chez de nombreux survivants.

C’est le courage qui mène à la responsabilité, à la générosité, en fait à la force de caractère. C’est aussi un antidote puissant face à la tentation de se complaire dans la victimisation. Jürgen, comme tant d’autres survivants, aurait pu céder à une forme de cynisme, de nihilisme, mais non. Il a repris sa vie en main et a fait le choix volontaire de l’orienter vers le Bien.

Ce livre a donc une portée existentialiste… C’est en effet un point de convergence que l’on retrouve souvent dans les témoignages de survivants.

Oui, lire l’histoire des rescapés des camps, c’est aussi une chance de pouvoir s’inspirer de ces héros du quotidien, souvent d’une grande humanité, qui ont su reconstruire une vie avec élégance, dignité. C’est pourquoi leur rendre hommage, c’est une manière de porter le courage comme valeur. Et nous vivons dans une époque où beaucoup d’entre nous sont démoralisés, apathiques, ont du mal à trouver du sens. C’est aussi en quoi ces témoignages sont nécessaires. Nous avons besoin de modèles desquels s’inspirer. Le meilleur remède face au nihilisme, c’est d’accepter que, malgré les difficultés, malgré la tragédie de l’existence, malgré l’injustice parfois, la vie vaut la peine d’être vécue. C’est le sens de la citation de Martin Gray, qui clôture mon ouvrage.

Y a-t-il des éléments non repris dans le livre dont vous avez discuté avec Jürgen et que vous avez décidé d’écarter ?

Il a forcément fallu faire des choix. J’ai tenu à ce que le livre reste le plus neutre possible, j’ai préféré éviter les sujets polémiques. Par exemple, Jürgen avait une conscience politique très développée. Homme de son temps, il s’est longtemps considéré communiste, mais n’était pas dupe pour autant. Il avait bien compris que « les lendemains qui chantent » égalitaristes n’avaient été qu’une illusion, incompatible avec la nature humaine. Et, même si son cœur restait à gauche, il abominait les bilans des régimes marxistes.

De même, ayant longtemps milité pour la paix entre Israéliens et Palestiniens, il n’y croyait plus tant que ça. Il en voulait beaucoup aux dirigeants des deux camps.

Jürgen parlait aussi beaucoup de ses amis, ses compagnons de déportation, dont j’ai souhaité rappeler le nom et parfois évoquer brièvement l’histoire. Mais je ne pouvais pas non plus rédiger des biographies au sein même de sa biographie.

Jürgen Löwenstein

On parle souvent du devoir de mémoire, sans véritablement le définir. D’après vous, faisons-nous un bon travail ?

C’est une très bonne remarque. Nous faisons un très mauvais travail. Le but de la mémoire, ce n’est pas uniquement d’avoir en tête un déroulement des faits du passé de manière superficielle, mais de leur donner du sens.

Dans cette optique, le devoir de mémoire n’est pas un appel à la repentance, il ne s’agit pas non plus de s’apitoyer sur le sort des Juifs qui ont vécu la guerre, et ce n’est d’ailleurs pas ce que les survivants demandent. La mémoire doit nous servir à comprendre les mécanismes qui ont mené au Mal afin que nous évitions de les reproduire. Et son corollaire, c’est d’avoir en tête les éléments positifs, qu’il faut cultiver. Saisir ce qu’il y a de Bon, de Beau, de Vrai dans les expériences du passé, les actualiser dans le présent pour en tirer quelque chose d’utile au cheminement personnel. Le devoir de mémoire est en fait un processus très pragmatique.

D’après vous, ces mécanismes qui mènent à la haine des Juifs sont-ils à l’œuvre aujourd’hui ?

Ce que l’on comprend mal, c’est que la destruction des Juifs d’Europe ne devrait pas seulement concerner la mémoire du peuple juif, mais celle de l’humanité. Le national-socialisme a incarné la quintessence des mécanismes universels qui conduisent l’Homme à commettre le pire.

Loin de moi l’idée de comparer la situation des Juifs d’aujourd’hui à celle des années trente mais, face aux nouveaux visages de l’antisémitisme, nous assistons à une sorte de déni, d’aveuglement volontaire. C’est en fait une forme de collaboration passive. Et cela rappelle la réaction de la grande majorité de la population allemande face aux malheurs des Juifs. L’historien Ian Kershaw l’a observé :

« Si elle fut le fruit de la haine, la route d’Auschwitz fut pavée par l’indifférence. »

On refuse de voir, de nommer les choses. La majorité des gens ne saisissent pas la portée des attaques contre les Juifs, ils continuent de considérer l’antisémitisme comme un phénomène étranger, qui ne les concerne pas.

Comment réaliser ce devoir de mémoire à l’échelle individuelle ?

En fait, réaliser le devoir de mémoire, c’est intégrer la capacité de l’homme à faire le Mal, lorsqu’il est confronté à un contexte particulier ou qu’il se laisse dominer par certains sentiments, comme la jalousie, le ressentiment, la vengeance, qui peuvent mener à la destruction et au meurtre. Dire que les nazis étaient des monstres sanguinaires, c’est peu constructif et c’est une manière d’évacuer le problème en prétendant que l’on n’a rien à voir avec ça. Au contraire, il faut se donner les moyens de comprendre le Mal dont on est capable, chercher l’esprit maléfique qui habite notre âme, dont l’existence est souvent ignorée, accepter de l’affronter, comprendre ce que nous avons en commun avec le garde d’Auschwitz. Le serpent le plus difficile à combattre, le plus grand des prédateurs n’est pas à chercher ailleurs, mais bien en nous. C’est ce processus que Carl Jung appelait « l’intégration de l’Ombre ». Ce n’est qu’en faisant cette introspection de manière profonde et sérieuse que l’on peut ressortir mieux orienté, plus attentif, plus vigilant, plus conscient.

Très intéressant. Concrètement, comment faudrait-il s’y prendre pour transmettre aux jeunes générations ce devoir de mémoire ?

La première étape consiste à les sensibiliser à l’histoire de la Deuxième Guerre et de la destruction des Juifs d’Europe. Nous avons de nombreux outils, le travail des historiens, les documentaires, les témoignages, par lesquels devrait s’opérer l’essentiel de la transmission. Personnellement, je suis contre les voyages scolaires de groupe dans les camps. Ceux-ci sont souvent mal préparés, organisés dans des conditions qui ne permettent ni le recueillement, ni l’introspection.

Aussi, comme nous l’avons évoqué, le devoir de mémoire ne peut pas se réaliser uniquement par l’apprentissage de faits historiques. Afin d’accomplir celui-ci, le professeur d’histoire devra dépasser le cadre de ses fonctions. Il faut garder en tête qu’il doit s’agir d’un processus psychologique complexe qui implique d’accepter de descendre dans les profondeurs inquiétantes de la psyché humaine pour en ressortir transformé.

Pour conclure, et au-delà du problème de l’antisémitisme, quelles sont, d’après vous, les leçons à tirer des totalitarismes du XXème siècle ?

Le corollaire du totalitarisme, c’est le mensonge. Comme l’écrivait le plus célèbre dissident du régime soviétique, Alexandre Soljenitsyne, « un homme qui cesse de mentir peut faire tomber une tyrannie ». Dans un régime totalitaire, le mensonge vient servir la logique d’une idée. Le pouvoir ment, l’appareil médiatique ment, l’employé ment à son supérieur hiérarchique, les parents mentent à leurs enfants, et au final, chacun se ment à soi-même. La phrase de Soljenitsyne nous enjoint de ne jamais minimiser notre pouvoir individuel, que chaque décision que l’on prend (ou que l’on ne prend pas) fait pencher le monde vers le paradis ou vers l’enfer. Se mettre au service de la vérité, c’est cultiver son indépendance d’esprit, refuser la servitude, ne pas suivre aveuglément le groupe qui évolue bien souvent en meute inquisitrice.

Et cet esprit de groupe, qui fait prévaloir l’identité collective sur l’identité individuelle, c’est une des caractéristiques communes à tous les totalitarismes. Le collectivisme est une conception antithétique aux valeurs judéo-chrétiennes, desquelles il convient de rappeler les fondements. À commencer par la souveraineté de l’individu. La situation est préoccupante par bien des égards, car nous assistons à l’avènement de néo-marxismes qui, dans une logique oppresseurs vs. opprimés, visent à diviser la société en groupes identitaires et à définir un groupe humain coupable de tous les maux. Si autrefois la figure du bouc-émissaire fut celle du Juif, de l’étranger ou du bourgeois, aujourd’hui, dans cette nouvelle logique communautariste arc-boutée autour de tendances féministes, antiracistes ou écologistes, c’est désormais l’homme, souvent blanc, occidental et capitaliste, que l’on vise. Cette nouvelle police de la pensée, inquisitrice et assignatrice, cède aux tentations liberticides et mortifères de tous les régimes totalitaires qui ont hanté le siècle passé.


Pour en savoir davantage sur le livre évoqué dans l’interview…

. Nathalie DELHAYE :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/chroniques-de-nathalie-delhaye/

. Jean-Pierre LEGRAND :

. Philippe REMY-WILKIN et Guy STUCKENS :


LISEZ-VOUS LE BELGE ? – DIS-MOI QUELQUE CHOSE d’YVES NAMUR par Julien-Paul REMY

Les Belles Phrases participent à l’opération Lisez-vous le Belge ?

La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.

Rappel des objectifs :

« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».

Merci à Clara Emmonot (chargée de communication), Morgane Botoz-Herges (chargée de communication) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !

(9)

Yves NAMUR, Dis-moi quelque chose, recueil de poésies, Arfuyen, Paris-Orbey, 2021, 140 pages.

Par Julien-Paul Remy.

Quand la poésie se fait prière

Le recueil de poésies Dis-moi quelque chose, paru aux éditions Arfuyen en 2021,recèle à la fois une prière et une invitation. Son auteur, Yves Namur (par ailleurs Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique), y livre une « prière adressée à l’inconnu, au lecteur éventuel et probablement à moi-même ». En la partageant, il invite donc le lecteur à le rejoindre dans cet acte de sortie de soi.

À être à l’écoute de la harpe poétique de l’âme en chacun de nous, et des phénomènes poétiques du dehors, nés de l’expérience du vivant, de la nature et de l’humain. Deux mouvements sous-tendent cette prière poétique : dire (émettre une demande) et être à l’écoute (de l’écho d’une réponse). Prier, c’est faire s’envoler le ballon d’un vœu en même temps que tendre les pavillons de l’âme vers quelque chose qui nous dépasse.

Dis-moi quelque chose

Qui comblerait le manque

Ferait de nos yeux vides

Une forêt de cœurs orageux

Une pluie étoilée

Un poème entrouvert

Quête spirituelle et sensorielle

Divisé en quatre parties, correspondant chacune à une saison (hiver, automne, printemps, été), Dis-moi quelque chose met en lumière le pouvoir et l’impuissance du langage. Tantôt investi du pouvoir magique de changer la réalité, de la transcender et de combler le manque existentiel d’un être humain et, par extension, de l’humanité entière : le souffle de la parole tant attendue (« dis-moi quelque chose ») suffirait à faire la lumière sur l’énigme de l’existence, à allumer le flambeau de la vérité, à gonfler les voiles du bateau de la connaissance, et à sauver l’humanité. Tantôt illusoire, car éternellement absent et indicible, incapable de satisfaire les attentes du poète : l’écume de sa demande s’écrase contre les falaises du silence, de l’indicible.

La quête de l’auteur se pave d’une abondance de sensations glanées au contact de la nature, et d’enjeux universels habitant son propre puits intérieur : traces, héritage, inconnu, amour, nouveauté, passage du temps, éveil, libération, manque, espoir, immobilité, silence, oubli, joie, fragilité, vide, légèreté, perte, destruction, mouvement, désir, étonnement.

Dis-moi quelque chose

Qui soit un murmure dans nos têtes

Et ferait de nous

Ce léger tremblement qu’on devine

Lorsque le matin s’invite

Sur la rosée

Yves Namur

Se rencontrer et rencontrer le monde

La quête d’Yves Namur devient, à mesure que les poèmes déroulent la bobine de leurs secrets, notre propre quête. Car sa poésie s’apparente à un art de la rencontre : chaque poème, en forme de sizain et ouvert sur l’anaphore « dis-moi quelque chose », s’adresse à quelqu’un ou à quelque chose, et cherche donc à rencontrer une altérité, vitale pour l’auteur d’un point de vue existentiel. De plus, le langage alimentant chaque poème se veut accessible, simple et lisible, tout en se révélant raffiné et inventif. Autrement dit, le lecteur a le champ libre pour rencontrer l’univers artistique qui s’offre à ses yeux. Enfin, la poésie met en scène une rencontre de soi – l’auteur plonge dans la mer de sa subjectivité pour découvrir les amphores de sa vérité profonde – et une rencontre du monde – il se saisit de son environnement sensoriel, parfumé, coloré, vrombissant, silencieux, froid, chaud, mélodieux, agité, comme creuset de métaphores pour imager ses émotions et pensées.

La rencontre absolue s’avère toutefois impossible entre l’auteur et l’objet de sa quête puisqu’une double inconnue sème le brouillard : l’identité exacte du/des destinataire(s) des poèmes, et ce fameux quelque chose à dire. Ce contraste permanent entre transparence et mystère rend l’œuvre d’autant plus captivante. L’impossibilité de la parole unique et attendue rend possible la parole éternelle du poète.

 Dis-moi quelque chose

Qu’on pourrait remonter du puits

Un geste ancien

Une parole incertaine

Ou un seau de regrets

Tous ces riens abandonnés au temps 

La poésie en tant que finalité ou moyen

Attachons-nous maintenant à multiplier les pistes de dévoilement du sens derrière le voile fantasmagorique des poèmes, afin d’en saisir et, paradoxalement, d’en épaissir le mystère. Car multiplier les questions revient à multiplier les réponses possibles. Comme des chemins tracés dans la forêt forment autant de voies d’accès à la richesse de ses arcanes.

Première piste. L’élan et l’urgence de la poésie (en général et ici en particulier) ne découlent-elles pas de la nécessité de rendre son âme au monde ? L’âme perdue suite à l’avancée de la révolution industrielle et numérique, de la destruction de la nature, du temps, de l’espace ? Repoétiser la vie et le monde dépoétisés ? Sauver la vibration,le battement du vivant ? Cette adresse dans le vide du silence et le plein de la vie répond-elle au néant laissé historiquement par la « mort de Dieu », le nihilisme et la perte des grands idéaux rassembleurs ? Angoisse du vide face au monde mécaniste dénué d’esprit ?

Deuxième piste. Ou alors le cœur de ce geste poétique consiste à implorer et débusquer une parole authentique ? La poésie comme l’art de créer un langage pur pour se libérer du langage inauthentique, conditionné, malaxé, limité, normé ? Pour rendre l’humain créateur du langage et pas seulement usager et pourvoyeur ?

Troisième piste. Vivre, n’est-ce pas adresser sa vie à quelqu’un (l’être aimé…) et/ou à quelque chose (Dieu, les ancêtres…) ? En ce sens, Dis-moi quelque chose toucherait aux racines de la condition humaine.

Dis-moi quelque chose

Où pourrait apparaître une faille

Une ligne quasi invisible

Mais bien réelle

Où épreuves et amours

Se partagent l’inévitable

Bonus… pour en savoir plus sur ce recueil :

la recension de Charline Lambert dans Le Carnet :

Julien-Paul Remy

Lisez-vous le belge ?" : une campagne qui ricoche - Le Carnet et les  Instants

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE : LE VOYAGE DANS LA LUNE / Un article de Julien-Paul REMY

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE

100 films à voir absolument…

…des débuts du cinéma aux années 2010

 

Par Julien-Paul REMY.

 

(1/100)

Le Voyage dans la Lune.

Film de science-fiction muet de Georges Méliès, France, 1902, 14 minutes.

Le Voyage dans la Lune (Georges Méliès, le prestidigitateur du ...

L’un des premiers films à effets spéciaux de l’Histoire du Cinéma.

Visible sur YouTube :

 

 

Ou dans une version colorisée (avec une bande-son du groupe Air) :

 

 

Version où il s’agissait, 108 ans après la création, non pas de sonner gratuitement moderne mais de retrouver l’aspect d’une version peinte à la main par Méliès.

 

Ce film onirique de 14 minutes dépeint le voyage dans l’espace d’un groupe d’astronomes mais, tout autant, un voyage dans l’histoire et l’univers du cinéma.

Méliès est un pionnier. A travers son langage visuel et à l’image des protagonistes qui posent pied sur la Lune, il a découvert et inauguré une nouvelle planète : le Cinéma. Au mode de reproduction réaliste et photographique des frères Lumière, il substitue un mode de transformation du Réel.

Ce polyptyque, avec sa suite de scènes enchâssées comme des tableaux peints, incarne l’essence du cinéma : la manière de représenter prime ce qui est représenté, la réalité extérieure n’est plus une fin en soi mais un moyen au service d’une finalité supérieure, la fiction et l’imaginaire.

Certes, d’aucuns croiront peut-être discerner une critique du caractère irrationnel de la communauté scientifique (des astronomes déguisés en magiciens et alchimistes, avec chapeaux pointus ou motifs en forme d’étoiles) ou une dénonciation de l’hubris humaine, de son impact négatif sur l’univers et les planètes/terres explorées (l’engin spatial s’assimile à une cartouche de revolver blessant la Lune). Mais à quoi bon s’échiner à déceler un quelconque message quand l’essentiel est ailleurs ? Le réalisateur français veut divertir en exploitant la richesse des possibilités d’un art encore balbutiant. Le fondu ou la surimpression, notamment, sont de véritables effets spéciaux avant l’heure. L’objectif se situe bien au-delà des considérations terreàterre : libérer le cinéma des arts qui l’ont précédé et le placer sur orbite pour en faire le… 7e Art. Si les frères Lumière ont appris au cinéma à marcher, Méliès lui a appris à voler.

 

Une scène culte ?

 

 

Elle montre de manière ludique et surréaliste la projection du boulet-fusée de l’expédition en plein dans l’œil droit d’une Lune à visage humain et consacre toute la puissance créative et transcendante du cinéma : transformation d’une réalité inerte (le satellite) en son contraire, du vivant doué d’émotions.

 

Julien-Paul REMY.

LE COUP DE PROJO d’EDI-PHIL SUR LE MONDE DES LETTRES BELGES FRANCOPHONES #13 : SPÉCIAL JACQUES DE DECKER & LE THÉÂTRE

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Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

Les Lectures d’Edi-Phil

Numéro 13 (juin 2019)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones

sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…

Spécial Jacques De Decker/Théâtre !

 

A l’affiche : les pièces Tranches de dimanche, Jeu d’intérieur, Petit Matin et Grand Soir.

 

Un dossier réalisé en duo, avec Julien-Paul Remy.

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Julien-Paul REMY 

 

Un feuilleton Jacques De Decker !

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Après une présentation du projet et de l’homme/auteur dans le numéro 10 de cette mini-revue, un spécial Romans, en 11, constituait le cœur du projet, LE projet : démontrer la percussion/originalité/réussite sidérante du parcours romanesque de JDD.

Mais. Je n’ai pu en rester là. Pourquoi ? En préparant, il m’avait fallu une mise en perspective et donc un embryon d’appréciation globale, j’avais butiné, lisant des critiques, des nouvelles, des pièces, des essais (parfois partiellement) de notre auteur.  Or il se fait qu’une pièce a laissé en moi une empreinte et appelé une relecture. Que j’ai soumise à mon fils. Il a la passion du théâtre et suit le Festival d’Avignon au fil des années (spectateur puis reporter culturel et bientôt membre de jury) ; hasard prodigieux, il sortait d’une expérience en tant qu’assistant à la mise en scène d’Albert-André Lheureux, le premier complice de Jacques De Decker*, et partage avec le dramaturge une formation de traducteur littéraire en anglais ou en néerlandais… ce qui n’est nullement anecdotique, une des clés du génie particulier de notre Grand Jacques étant d’avoir digéré autrement d’autres expressions théâtrales de par ses activités multiples comme metteur en scène, traducteur, adaptateur.

Une conjecture/intuition : JDD pourrait être, à l’intrinsèque (et non dans les apparences, certes !) un Serge Gainsbourg de nos planches. C’est que… Gainsbourg, en abordant la chanson française, y a insufflé un immense bagage, à la portée de peu, dans son cas une vaste culture en musique classique doublée d’une ouverture d’esprit tout aussi rare, qui le menait à connaître ce qui se créait aux quatre coins du globe dans divers registres.

Trêve de bavardages ! Une pièce m’avait enthousiasmé ? Mon fils l’a lue, je l’ai relue. Enthousiasme égal ou retrouvé. D’où le choix de ne pas respecter l’ordre chronologique, comme dans le cas des romans, mais de donner la place prioritaire au coup de cœur.

Donc…

 

(1)

Tranches de dimanche, Actes Sud/Papiers, Paris, 1987, 57 pages.

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Le pitch de cette pièce en deux actes ?

 Irène et Emile, deux notables, sont séparés depuis quinze ans et ont cessé tout contact. Mais voilà que leur fille Anne se marie. Voulant éviter une confrontation brutale, ou tout simplement inconfortable, entre ses géniteurs, elle organise leurs retrouvailles un dimanche. Or leur fils Pierre n’approuve nullement cette perspective… Et leur futur beau-fils, Philippe, appréhende l’affaire avec perplexité. Que nous réserve ce dimanche ? Des règlements de comptes à la Festen ou Sonate d’automne ?

 

La lecture de Julien-Paul Remy.

 Dans Tranches de dimanche, Jacques De Decker nous livre un huis clos familial où se mêlent tragique, comique et espoir de renouveau à l’image des trois états de l’eau, indissociables et intimement reliés. L’état solide reflète ici la force et le poids du contenu de la pièce, la substance des enjeux existentiels, familiaux, et sociétaux esquissés (la rédemption, l’incapacité/capacité à aimer, la réalisation de soi, le mariage et l’éducation). L’état liquide renvoie à l’espoir, à la perspective d’un futur libéré des chaînes du passé, le fluide évoquant le changement et le mouvement de la vie. L’état gazeux correspond, lui, à la forme, au ton et au langage employés, légers, humoristiques et subtils.

Cette œuvre marie à merveille les opposés. Alliant aussi bien culture classique, à travers la quête de l’esthétique verbale et spirituelle, que culture populaire, dans le sujet (la famille) mis en scène et l’humanisme qui le sous-tend.

L’un des plus grands mérites de cette pièce est de s’emparer d’un sujet avec les moyens propres du théâtre, en utilisant notamment une structure basée sur la fameuse règle classique des trois unités. Unité de lieu ? La pièce se déroule au sein d’une même maison. Unité de temps ? L’action se déroule au cours d’une même journée, du matin au soir. Unité d’action ? L’action s’articule exclusivement autour d’un même événement, les retrouvailles au grand complet d’une famille séparée depuis 15 ans.

L’auteur puise également dans d’autres spécificités du théâtre pour arriver à ses fins : l’alternance parfois saccadée des personnages (aucun d’entre eux n’apparaît tout le temps) et de leurs apartés dégage un parfum de vaudeville ; le caractère cinglant et savoureux des répliques, des dialogues ; la dimension de théâtralisation/amplification excessive d’une scène de la vie quotidienne ; enfin, la dimension cathartique pour le spectateur, témoin d’une libération inédite de la parole et de moments de vérité aussi violents que purificateurs dans des domaines qui touchent à son intimité la plus profonde. Le burlesque et le surréalisme se mettent néanmoins au service de ce qu’ils nient et cachent pour finalement mieux les projeter dans la lumière et les affirmer : l’humanisme et l’amour.

 

J’en remets une couche ? Quelques gravillons…

Justement. L’humanisme et l’amour ! Jacques De Decker ose et nous offre une fois encore, comme dans ses romans, des personnages, des dialogues, des scènes qui font vibrer. Des nuances, des filigranes se faufilent entre les phrases, on perçoit une touche british, un second degré qui se décline à plusieurs niveaux :

« Moi, je n’ai remarqué qu’une chose. C’est un peu comme à la boxe : à ma gauche – remarque, c’est la place du cœur -, Irène, quarante-sept ans, chimiste distinguée, collaboratrice de l’illustre professeur Félix, le phénix de notre politique scientifique, un mètre soixante-neuf, soixante kilos dans ses beaux jours, bien sous tous rapports, encore éminemment baisable comme on dit dans les petites annonces de Libération, comportement sexuel discret, même ses propres enfants ne pourront rien vous dire là-dessus… à ma droite, Emile – et quand je dis « à ma droite », je sais ce que je veux dire -, quarante-neuf ans, économiste et homme d’affaires, tennisman plus qu’honorable, un mètre soixante-quinze, quatre-vingts kilos dans ses mauvais jours, pas cavaleur, du moins en apparence, démon de midi toujours au repos, ne crache sûrement pas sur les avantages sexuels de sa situation, mais n’en fait pas un plat… L’un et l’autre ont, paraît-il, vécu ensemble au temps de la préhistoire, des symptômes nous permettent de le penser, puisqu’un fils et une fille leur sont nés (…).

Si on connaît un tantinet la jeunesse, on est frappé par les tirades balancées aux parents (et leur arc-en-ciel de degrés), ce faussement paradoxal refus de voir les aînés réinventer leurs vies. Fuse ce besoin d’ancrage qui fonde mais fige.

Bref, tout emporte, de la vivacité des répliques aux multiples messages codés en passant par la difficulté du vivre ensemble et à sa nécessité pourtant.

 

(2) et (3)

Jeu d’intérieur, précédé de Petit Matin, Editions Jacques Antoine, Bruxelles, 1979, 74 pages.

Saison 1978-1979 / 1979- 1980

Retour en arrière et même à un début. Si JDD a vu paraître son premier livre à vingt-six ans, il s’agissait d’un essai. Huit ans plus tard, voici donc la première publication d’une fiction. Plus exactement, d’un coup, deux pièces, courtes, la première en un acte, la seconde en deux.

 

Petit Matin.

Dans un chalet montagnard, spacieux et cossu, un peu à l’écart d’une station de ski, quatre personnes, deux hommes et deux femmes, émergent d’une nuit festive et devisent au petit matin. Qui sont-ils ? Un couple (Yvan et Ingrid), mûr et solidement installé dans l’échelle sociale, a-t-il happé dans ses filets deux proies (Carole et Charles) pour meubler son oisiveté ? Les rapports sont ambigus :

« Ingrid : (…) je pourrais te regarder toute la vie comme ça, que j’aurais l’impression de l’avoir gagnée, ma vie.

Yvan : Moi aussi. Je ne me suis pas ennuyé une seconde avec toi. Tu es le non-ennui. Tu es la vie pleine, le temps rempli à ras-bords. Au point que j’ai parfois l’impression que tu vas m’étouffer. »

Les dialogues sont enlevés mais la pièce est fort brève, une esquisse aux allures de bulles de champagne. Esquisse de rencontres, esquisse des vies devinées derrière les indices… Avec une interrogation sur la difficulté de la communication. La difficulté/nécessité du vivre-ensemble encore. Et un flux continu de phrases/sentences, résumant une observation, incitant une réflexion.

Me frappent deux éléments qui annoncent Le Ventre de la baleine. Une condamnation de certaines pratiques politiques, inspirée par l’actualité du moment, qui prend plus de résonance aujourd’hui (où un Trump a remplacé un Reagan). Une métaphore fondée sur un animal, quand Yvan compare leur couple à des hérissons, à leur tactique face au froid :

« (…) ils se rapprochent les uns des autres, deux par deux. Ils se serrent l’un contre l’autre. Mais comme ils ont oublié qu’ils avaient des piquants, ils se blessent et sont obligés de garder leurs distances. Ils se retrouvent dans le froid. »

D’autres thèmes parcourent l’œuvre de JDD : la gémellité (les enfants d’Ingrid renvoient aux Pierre/Anne de Tranches de dimanche comme au faux couple Astrid/Gilbert de Parades amoureuses) ; un certain abandon des enfants/adolescents par les parents modernes. Ce qui pourrait renvoyer à la solitude intrinsèque de l’être humain, chacun parlant une langue différente, et au besoin compensatoire d’une âme-sœur, du partage, de la symbiose. D’où l’émouvant :

« Oui, mais je vous ai reconnue. »

Reconnue, au sens le plus fort. Celui d’un individu signé, donc en correspondance.

En surplomb : les trois scènes sont quasi indépendantes et pourraient s’apparenter à des nouvelles, elles poursuivent un élan mais il n’y a pas d’action centripète.

In fine, une pièce ludique à parfum sociologique sinon philosophique. Avec une mise en abyme, soudain, à la lecture d’entrefilets de journaux, quand Yvan observe la secondarisation honteuse de la disparition d’un philosophe important, ou ce qu’on en retient, confondant le contingent et l’essentiel :

« (…) le mot-clé de toute son œuvre n’avait jamais été convenablement traduit en français. »

Le drame de la plupart des créateurs ? L’ouverture d’un abîme entre deux sourires ?

 

Jeu d’intérieur.

Le pitch ? Myriam, une secrétaire de direction, a organisé sa vie de célibataire entre boulot, sorties avec son amie Sonia (une stagiaire pédicure, ce qui renvoie à une bienvenue mixité sociale) et coups de fil réguliers à sa mère. Mais un grain de sable vient tout chambouler : Marc, un homme marié, un père de famille, qui apparaît d’abord comme un ami, un homme différent donc de la meute qui ne pense qu’à ça, avant de laisser tomber le masque…

Un huis-clos (tout se passe dans l’appartement de Myriam) plus sombre que les pièces lues précédemment, qui s’étend cette fois sur une semaine. Avec des rebondissements, sinon un parfum évanescent de thriller.

 

(4)

Petit Matin, Grand Soir, L’Ambedui, Bruxelles, 1997, 101 pages. Pièce en deux actes, avec des illustrations d’Emile Lanc.

Saison 1982-1983 Petit Matin

A signaler.

Jacques De Decker donne une suite à Petit Matin… près de vingt ans plus tard, transformant la pièce initiale en premier acte d’une pièce nouvelle en deux volets (le deuxième titré… Dix-neuf plus tard)…, autour du même quatuor.

 

Le pitch de l’acte II (Grand Soir) ?

Que s’est-il passé il y a dix-neuf ans lors d’une brève rencontre pour que… ? Yvan a eu un accident, qui l’a laissé en fauteuil roulant, Ingrid a appelé Charles. Ingrid, qui se lance en politique et se voit conseiller d’enrôler Carole… par Charles.

 

En filigrane des retrouvailles, la thématique des affinités électives, sans doute, le sens des engagements, la montée en puissance de la gent féminine et une crise en corollaire chez les hommes, etc.

 

La lecture de Julien-Paul Remy (actes I et II, Petit Matin et Grand Soir).

Plus on découvre l’œuvre théâtrale de JDD, plus une pensée/idée s’affirme : ses pièces reflètent la réalité du Théâtre lui-même. Peut-être plus que toute autre, Petit Matin, Grand Soir incarne cette particularité. On y retrouve en effet de manière omniprésente une dimension essentielle du théâtre : la fragilité. A l’image de la vie, le théâtre n’existe vraiment que dans l’acte (théâtral) lui-même. En dehors de la scène, le théâtre n’est pas. C’est l’art de l’instant présent, de la fragilité du ici et maintenant exposé aux aléas du réel (problème technique, défaillance du comédien, réaction du public…). Avec pour conséquence l’ombre d’un danger : la rupture. Comme un tissu déchiré dans un geste brusque. Comme un château de cartes s’écroulant après son point culminant d’harmonie. Comme la corde d’un instrument de musique se brisant en pleine symphonie.

Chaque scène du premier acte, Petit Matin (le deuxième acte, Grand Soir, offre plutôt une résolution de ce qui précède), reproduit un moment de rupture, de violence, d’arrêt, de basculement, de dévoilement dans l’ordre naturel des choses. L’harmonie du présent est rompue par l’irruption d’informations funestes sur le passé des protagonistes : événement fondateur dans l’enfance de Charles (le viol) ; volonté de suicide, autrefois, de la part d’Ingrid ; regrets de Carole face à son incapacité à se réaliser ; mort de la femme de Charles des suites d’un cancer… D’où un écho saisissant entre cette pièce et la citation mise en exergue au début d’une autre pièce, Tranches de dimanche : « Nous sommes tous des farceurs : nous survivons à nos problèmes. » (Emil Cioran). Autrement dit : notre présent survit à notre passé.

En réalité, la rupture se mue en révélation. En moment de vérité, double : vérité par rapport à un événement/fait tragique dans la vie de l’un des personnages, et vérité par rapport à la relation entre la personne qui parle et celle à qui la parole est adressée. La révélation est ici confession. Chaque personnage reçoit la vérité de l’autre et lui donne la sienne. Car la tristesse de la chose révélée n’a d’égale que la beauté et la joie d’être entendu, compris et aimé pour soi-même par quelqu’un d’autre.

Alors, pièce inachevée ou, au contraire, reflet de l’inachèvement (de la vie humaine, du théâtre) ?

 

Le mot final de Julien-Paul Remy ?

Si le théâtre de JDD s’apparentait à une peinture, elle emprunterait au réalisme hollandais le souci du réel et de la fresque populaire, puiserait dans l’impressionnisme l’art de saisir la fugacité du présent et la douceur d’une sensation. En prenant la forme d’un tableau de nature morte d’où surgiraient de manière intermittente des moments de vie, lumineux et éternels, accentuant la couleur de tel fruit, déplaçant furtivement tel objet, avant de disparaître. Laissant derrière eux un tableau un peu moins mort et tragique, un peu plus vivant et éclairé.

 

Mais encore… ?

 

On ne désespère pas de pouvoir enfin lire la troisième pièce de JDD (Epiphanie, Le Cri, Bruxelles, 1982), sa cinquième (Fitness, L’Ambedui, Bruxelles, 1994) et la septième (Le Magnolia ou le Veau-de-Ville et le Veau-des-Champs, Lansman, Carnières-Morlanwez, 1998).

 

Edi-Phil RW et Julien-Paul Remy.

 

* Ils ont fondé ensemble le Théâtre de l’Esprit frappeur vers leurs 18 ans, comme rappelé dans un article paru dans Les Belles Phrases :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2017/10/20/lesprit-frappeur-quete-dune-mythologie-theatrale/

À lire aussi : Le coup de projo d’EDI-PHIL sur les monde des lettres belges francophones consacré à l’OEUVRE ROMANESQUE de JACQUES DE DECKER

L’OEUVRE DRAMATIQUE de JACQUES DE DECKER sur son site

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DIE STRASSE : FUIR, MAIS OÙ ? – un article de Julien-Paul Remy

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Julien-Paul REMY

Le spectacle nocturne de « performance urbaine » Die Strasse nous plonge dans une expérience artistique et sensorielle inédite en arrachant le théâtre à ses gonds pour le propulser vers l’extérieur, sur le devant d’une scène d’un genre particulier, la vie. En plein dans la cohue vrombissante et sur les pavés irréguliers et coupants, où rôde le danger de la chute, pour le corps de l’interprète exposé aux blessures et pour le spectacle rendu vulnérable par les codes du Dehors, l’imprévu et la rupture.

Au centre de ce mouvement de décentrement, une thématique logée au plus profond de l’humain : le désir et la capacité de dire « Non ». S’extirper de la dynamique cyclique des choses, nier une certaine vie pour en affirmer une autre. Placer la qualité de la vie au-delà de son simple maintien, s’opposer au destin pour s’échiner à créer le sien. Fuir ce qui nous rend étranger à nous-mêmes.

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© Aline Fournier

Comment recréer les conditions d’un spectacle de danse-théâtre dans la jungle urbaine, le chaos du réel traversé d’innombrables flux de badauds et festivaliers en tout genre ? Comment instiller de la continuité dans la discontinuité, de l’ordre dans le désordre, du silence dans le magma sonore, de la lenteur dans la frénésie, de l’immobilité dans le fouet du mouvement exalté ? En ramenant le spectacle vivant à l’essentiel : bande sonore (casque audio vissé sur la tête des spectateurs), perche, projecteur lumière, corps des deux interprètes et regard du public.

De l’enceinte du Théâtre 11 • Gilgamesh Belleville, le public itinérant accompagne un responsable à travers les rues de l’Avignon intra-muros jusqu’au pied d’un immeuble où, adossée à un mur et l’air hagard, une jeune femme à l’allure rebelle et vêtue de noir grille une cigarette pour masquer son impatience. Elle ne veut plus attendre. Elle a déjà trop attendu. Il est temps de ne plus attendre. Elle ne peut obtenir ce qu’elle attend de la vie en attendant.

Surgit une autre femme. La voix off nous apprend que ces deux anges de la nuit souffrent d’un sentiment d’abandon, de rejet et de perte. Relations ratées avec la figure paternelle, échecs amoureux. Que leur reste-t-il pour affronter le vide ? Leur corps. Leur volonté. Et une valise. Elles s’emparent de ces deux matériaux et plongent dans le labyrinthe de la ville, se perdant, se retrouvant, nous perdant, nous retrouvant, sillonnant les intestins de pavés comme l’eau s’infiltre dans un château de sable pour ensuite se retirer. Marée haute tendant vers la liberté, marée basse ramenée vers la nasse du destin. La valise se fait, puis se défait. Se refait, est re-défaite. Un bras de fer incessant entre liberté et aliénation, entre passé et avenir. A la narration en voix off des débuts succèdent quelques éclats de parole intermittents, l’essentiel du spectacle se donnant à voir plus qu’à écouter (le casque audio ne vise pas tant à véhiculer un contenu sonore qu’à supprimer et masquer le brouhaha de l’extérieur, le tumulte de la foule d’Avignon, afin de recréer une forme de silence sonore nécessaire pour saisir l’aura du spectacle et instiller un espace d’intimité) : l’expression d’une quête existentielle par le biais de deux corps dansant, rampant, trébuchant, s’entrechoquant, s’unissant, avançant, reculant, sautant, se figeant et se faufilant dans le dédale des rues. Alternant la cadence de l’urgence et la lenteur du silence, le poids de la violence et la légèreté de la douceur. Culminant dans une scène ultime à l’extérieur des remparts (symbole d’enfermement et d’aliénation) d’Avignon, dans un désert de silence tragique.

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© Aline Fournier

Le public se sent rapidement pris au piège car les codes traditionnels du spectacle volent en éclats : Où regarder ? Comment se positionner ? Comment regarder l’action sans l’entraver ? Courir lorsque les interprètes courent, marcher lorsqu’elles marchent ? Vivre ce spectacle à son propre rythme ou bien vivre le spectacle au rythme imposé ? Qu’est-ce que le spectacle attend de moi, public ? Comment assumer ma liberté et ma responsabilité ? Où suis-je ? Dans une réalité fictive ? Dans une fiction réelle ?

Die strasse. La rue. A la fois lieu et mouvement, contenant et contenu, décor englobant l’action et impulsion de l’action, la rue incarne la quête et le lieu de cette quête. Le spectacle évoque une version radicalisée de ce qu’est le théâtre dans sa prise de risque, sa mise en danger et son frottement avec le public. La rue rassemble ainsi deux types de personnes tout au long de la représentation : un public privé (les spectateurs possédant leur ticket et assistant à toutes les scènes) et un public public (passants assistant à des bribes de scène), portant la rencontre comédiens-spectateurs à son paroxysme et brouillant la frontière entre réalité et fiction. D’où cette question : jusqu’où le réel peut-il accueillir la fiction et l’art ?

Die Strasse ne renvoie-t-il pas, métaphoriquement, au festival et à la ville d’Avignon eux-mêmes, à ce phénomène qui convertit une ville (microsociété) en écrin de culture et de spectacles vivants pendant près d’un mois ? Jusqu’où la réalité d’une ville peut-elle intégrer et héberger la réalité artistique ?

Au sortir du spectacle, une étrange impression flotte en nous : la fuite de ces deux femmes nous a aussi permis de fuir. Leurs corps ont matérialisé en fuite physique la fuite symbolique qu’illustre l’art par rapport à la vie. Or, l’évasion artistique ressemble ici à une fuite de l’intérieur. En s’important directement dans la vie, le théâtre s’en est évadé sans pour autant rompre avec le lieu du réel. L’art a fui la réalité en l’affrontant de plein fouet, il l’a … recréée. Cette fuite parallèle, frontale et non-géographique ne reflète-t-elle pas justement la condition humaine : l’homme, pour se libérer du monde, n’est-il pas condamné à le réinventer ? Comme les comédiennes, nous cherchons tous à fuir quelque chose, mais où ?

 

Interprète(s) : Stéphanie Boll, Joanie Ecuyer

Spectacle de la Boll & Roch Compagnie (Stéphanie Boll et Alain Roche)

Musique et perche son : Alain Roche

Collaboration artistique : Sébastien Ribaux

Voix off : Olivier Werner, Alain Mudry

Lumière /Chariot : Victor Lafrej

Chariot /Lumière : Alexandre Hoesli

Avignon Off 2018 (6-27 juillet) – Théâtre 11 Gilgamesh Belleville

FESTIVAL D’AVIGNON : POUR L’AMOUR DE SIMONE, un article de Julien-Paul REMY

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Julien-Paul Remy

La pièce Pour l’Amour de Simone a pour but de rendre à Simone de Beauvoir l’Intellectuelle son corps, son coeur, sa féminité et ses désirs, en donnant voix aux correspondances épistolaires qu’elle a nourries avec trois amants.

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Comment une intellectuelle vit-elle l’expérience du désir du corps et de l’amour ? Une intellectuelle sait-elle aimer ? Simone de Beauvoir vivait-elle l’amour de manière plus intellectuelle que passionnelle ? Si un contrat moral et des principes bien établis ne sont pas étrangers à sa relation d’amour principale (avec Sartre), « liberté des corps, fidélité des esprits, transparence des relations », cet apparat relationnel semble en réalité user de l’intellectualisme pour mieux s’en libérer. Comme si le rôle de la raison consistait davantage à orienter et tracer la voie du fleuve des passions qu’à réguler et freiner l’expression de celles-ci.

La mise en scène traduit avec brio la volonté de transformer les mots de Simone en véritables paroles. La pluralité des comédiens, au nombre de quatre (un homme pour jouer les trois amants et trois femmes pour jouer trois Simone correspondant chacune à un amant distinct), reflète la pluralité de Simone elle-même et la richesse de sa personnalité, habitée tantôt d’une fureur de vivre et d’aimer, tantôt d’une légèreté amusée, sensuelle et intime, tantôt lucide et mesurée, tantôt aveugle et emportée. La présence d’un seul homme sur scène semble s’expliquer de deux manières : d’une part, pour mettre en exergue le primat de la figure féminine, omniprésente, en écho à l’engagement féministe de Simone de Beauvoir durant sa vie et illustré par son ouvrage Le Deuxième Sexe, qui traverse en filigrane toute la pièce. D’autre part, pour insinuer, outre la hiérarchie femme-homme, une hiérarchie au sein des hommes eux-mêmes : Jean-Paul Sartre incarnant l' »amour nécessaire », Jacques-Laurent Bost et Nelson Algren ravalés au rang d' »amours contingents ».

D’où un paradoxe éclatant : prise séparément et vu la nature des épanchements épistolaires, chaque relation ressemble à l’Amour ultime, à l’Idée d’amour, idéal et idéalisé. A titre d’exemple, voici des extraits d’une lettre de 1950 adressée à Nelson :

« Car je suis le seul lieu sur la terre où vous êtes authentiquement vous-même » […] « Ce soir, vous dire la force de mon amour paraît essentiel, comme si je devais mourir au matin » […] « votre Simone ».

Pourtant, la lumière de Sartre ne brille jamais autant que dans la pénombre de son absence. Comme si les autres amours l’éloignaient de Sartre pour mieux l’en rapprocher, comme s’ils servaient seulement de moyens et de faire-valoir. L’apparence de polyamour (engagement dans plusieurs relations) dissimule l’amour Unique et éternel partagé avec Sartre. Bien plus qu’un amant, il représente celui que le Destin lui a attribué.

La pièce met également en lumière le rôle du discours et du langage dans le domaine amoureux. Exprimer l’amour par écrit signifie bien plus que reproduire et recopier en mots les pensées et sentiments éprouvés à l’intérieur de soi. L’auteur d’une lettre d’amour n’est pas seulement le scribe de son coeur, il en est aussi en partie le créateur et l’architecte. L’écrit prolonge et amplifie les sentiments car il les met en scène, les dramatise grâce aux ressorts de l’imaginaire.

Le spectacle s’apparente ainsi à la mise en scène d’une mise en scène : la scène des lettres d’amour se voit mise en scène sur les planches du théâtre, dans un ballet de paroles exquises et exaltées ayant pour effet d’inspirer au spectateur le désir de désirer et l’envie d’aimer.

Sur le site du Festival off d’Avignon:

http://www.avignonleoff.com/programme/2018/pour-l-amour-de-simone-s21412/

Sur le site du Petit Louvre, un théâtre au coeur d’Avignon 

http://theatre-petit-louvre.fr/avignon/pour-lamour-de-simone/

À voir pendant toute la durée du festival (jusqu’au 29 juillet)

Mise en scène : Anne-Marie Philippe

Comédiens : Anne-Marie Philippe, Camille Lockhart, Aurélie Noblesse et Alexandre Laval

Bande son : Clément Garcin/ Lumières : Fouad Souaker

Production Sea Art

SEUL EN ALASKA

2506907114.3.jpgpar JULIEN-PAUL REMY

 

 

 

 

Retour sur le Festival du Film de Voyage et d’Aventure qui se tint à Bruxelles en décembre, un événement consacré à une caractéristique essentielle de l’être humain : la capacité à s’arracher à sa propre existence, à dire non à son environnement de vie, à se déterritorialiser pour mieux s’enraciner ailleurs.

Coup de projecteur sur le film Seul en Alaska, mettant en scène Eliott Schonfeld et sa traversée de l’Alaska pendant trois mois. Une aventure entreprise initialement davantage par rejet de la société individualiste, matérialiste et capitaliste que par attrait d’un ailleurs.

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   Le Projet

   Avant de retracer le récit du film et d’en dévoiler tout l’intérêt, une critique s’impose d’emblée concernant le projet de l’explorateur-réalisateur : l’individu qui, pour rompre avec la société individualiste, s’en sépare géographiquement, ne reproduit-il pas une logique individualiste en poursuivant son seul intérêt ? Un certain type d’individualisme comme remède à un autre type d’individualisme ?

   Le point de départ du film s’ancre dans une question propre à la jeunesse : comment trouver sa place ? C’est précisément pour y apporter une réponse que le protagoniste entreprend de se déplacer : il désire ainsi trouver sa place dans la société en trouvant sa place dans la nature et dans le monde.

   Certains trouvent leur place dans la société sans avoir à la trouver dans la nature, d’autres trouvent leur place dans la nature sans la trouver dans la société, et d’autres encore trouvent leur place en société en la trouvant dans la nature. Cette dernière catégorie opère un double mouvement : du particulier (partie d’un tout, un microcosme, la société) au général (le tout, l’ensemble, le cosmos, le monde), et ensuite du général au particulier. En trouvant leur place dans le Tout, ils trouvent leur place dans l’une de ses parties. Comme si l’humain procédait d’une triple origine : familiale, nationale/territoriale, et naturelle. Comme s’il se départait de ses origines secondaires pour retrouver ses origines primaires. Comme si la société humaine, en se rendant étrangère à la nature, rendait les êtres humains étrangers à eux-mêmes. Comme si l’être humain, pour s’accomplir, avait besoin de réaliser sa part d’être de nature et d’animal.

https://youtu.be/i1cSWpo8aXI

 

   L’Expédition

   Eliott entretient au début de son aventure une relation ambivalente d’amour-haine avec la nature. Amour de la nature car symbole d’échappatoire au malheur et à la violence de la société mais, durant son parcours d’intégration, surgissent également une haine, une colère et une jalousie : il a rejeté la société mais la nature le rejette. Comment ? En lui rendant la vie dure. Il fustige alors la nature et ses êtres vivants, animaux, insectes et végétaux : comment osent-ils avoir ce qu’il n’a pas : leur place ? Comment osent-ils vivre en harmonie ? Comment osent-ils avoir tout, en n’ayant rien ? Comment osent-ils vivre aussi facilement et simplement alors que pour lui, humain, la vie est un combat de chaque instant ? Sa vie est survie, alors que pour eux, la vie n’est que vie. Leur vie consiste à accueillir la vie, à recevoir ce qu’elle leur donne, tandis que pour lui, vivre consiste à confronter son existence à la vie, à imposer à la nature sa propre vie, qu’elle considère comme un corps étranger. La nature lui semble aussi injuste que la société. Mais, paradoxalement, plus l’épreuve dure, moins elle est une épreuve car plus il pénètre physiquement dans la nature, plus la nature le pénètre spirituellement. Il en devient une partie, un élément. En intériorisant la nature tout en obligeant celle-ci à l’intérioriser. Le voilà peu à peu membre de cette nouvelle patrie d’adoption. Il a trouvé sa place, sait ce que la nature peut lui donner et éprouve un sentiment de symbiose. La peur de l’inconnu et de ses dangers (ours, grizzly) ne l’habite plus car la nature lui est familière. Il a tout, en n’ayant rien.

   Le titre du film évoque la solitude mais en réalité cette expérience se caractérise par une solitude partagée. Eliott est seul sans jamais être seul car il a choisi de garder un lien permanent avec la société humaine : une caméra, qui lui sert d’interlocuteur ou, plus exactement, qui représente quelqu’un à qui/quelque chose auquel s’adresser. L’écran de la caméra incarne l’œil, le regard de l’humanité et des autres sur lui. En partageant chaque jour sa solitude, il n’est jamais vraiment seul. Aussi, cet intermédiaire technologique le pousse à jouer un rôle car on ne se comporte pas de la même manière face à une caméra, c’est-à-dire face à autrui, qu’en étant seul avec soi-même. Le rôle de la caméra ne se limite pas à enregistrer purement et simplement la réalité de son expérience de vie, non, le fait d’être vu modifie sa manière d’être et de voir son expérience : il manie l’humour à foison, prend du recul par rapport à son vécu, éprouve une jubilation sociale impossible à éprouver seul. La caméra modifie par sa présence cela même qu’elle filme. Elle n’est pas extérieure au voyage mais partie intégrante de celui-ci. D’ailleurs, sans elle, ce voyage eût-il été entrepris ?

     Eliott Schonfeld Aventurier

L’ESPRIT FRAPPEUR : QUÊTE D’UNE MYTHOLOGIE THÉÂTRALE

 17439924_1810530535936981_1374668078_n - Copie - Copie (2).jpgpar Julien-Paul REMY

 

 

 

 

 

 

L-esprit-frappeur.jpgAvec L’Esprit Frappeur, le metteur en scène et directeur de théâtre belge Albert-André Lheureux signe un ouvrage captivant et décalé qui retrace une double histoire : celle de sa vie et du théâtre belge au cours des années 60 et 70, lorsque « le théâtre menait la révolution ! »

Histoire n’est pas le mot, il s’agit en vérité d’une aventure, d’un enchaînement d’événements (rencontres avec Jacques Brel, Eugène Ionesco, Marlene Dietrich) et d’actions inédits digne d’une œuvre de fiction ! Avant d’amener la vie dans le théâtre en tant que metteur en scène, Lheureux amenait déjà le théâtre dans la vie durant son enfance par le biais de canulars et de jeux de rôle en tout genre. Très tôt, sa passion pour le spectacle et la scène le rendit épris de cirque, de marionnettes et de cinéma.

Plus tard, le théâtre, art de l’incarnation par excellence, allait trouver en la personne d’Albert-André Lheureux… incarnation. Un fer de lance. Un corps pour porter et renouveler le souffle d’un art des planches alors en pleine mutation :

« Dès la fin des années cinquante, les formes théâtrales se transformaient. Elles cherchaient à sortir du format classique texte d’auteur/comédiens/public, dans lequel chacun tenait un rôle immuable. Sous l’influence du Living Theatre et de la Beat Generation, notamment, le public était invité sur scène, les comédiens se mêlaient aux spectateurs. Surtout, à côté du texte, de nouvelles formes visuelles et sonores transformaient la classique pièce de théâtre en performance. »

Résultat, il fonde avec une jeune équipe de passionnés un nouveau théâtre en 1963, L’Esprit Frappeur, animé d’une mission aussi explicite qu’ambitieuse : frapper les esprits. Frapper le corps en frappant l’esprit (promotion de textes énergiques et suscitant l’émotion) et frapper l’esprit en frappant le corps (renversement des codes théâtraux en matière de son, de lumière, d’espace et d’image). En d’autres mots, il s’agit de spiritualiser par le corps. L’Esprit Frappeur se veut donc un coup de théâtre, non pas au sens d’événement imprévu survenant dans la réalité fictive d’une pièce de théâtre, mais bien au sens d’événement imprévu et surprenant dans la vie réelle des spectateurs.  

Parmi les anecdotes foisonnant dans le livre, celle de l’origine du nom L’Esprit Frappeur s’avère particulièrement marquante. À l’Athénée de Schaerbeek, un camarade de classe d’Albert-André Lheureux ourdit un stratagème ingénieux et épatant en trouant le plancher du local de classe pour y insérer une vis rattachée à une corde, le tout associé à un système de poulie et à un boulon frappeur logé en dessous du bureau du professeur. Le principe ? Un jeu de questions-réponses avec l’Esprit Frappeur. Les élèves le questionnaient par exemple au sujet du bien-fondé des interrogations : « Esprit Frappeur, veux-tu une interrogation ? ». Deux coups signifiaient oui, trois non. Le théâtre éponyme allait donc naître sous le signe de la subversion, du canular, de l’artifice, de la magie et de l’humour !Albert-Andre%CC%81%20Lheureux%20-%20photo.jpg

Frappeur, mais pas assommeur ! Le nouveau langage théâtral préconisé ne fait pas la part belle à l’intellectualisme cérébral et aux plaidoyers politiques moralisateurs. Non. Le théâtre ne doit pas refléter la vie ou la réalité, mais les réinventer, les recréer. L’essentiel réside dans l’expérience conférée au spectateur, à l’altération de sa conscience, de sa perception, de sa vision et de son rapport au monde. Quel que soit le chemin emprunté, comique, surréaliste, absurde, tragique ou satyrique, un effet commun doit primer au sein des pièces proposées : une magie, un dépassement. Le sentiment d’avoir quitté un univers pour en pénétrer un autre. De quitter la réalité pour mieux la retrouver. « Le théâtre est un temple dans lequel on entre en laissant derrière soi le monde profane. » Autrement dit, un théâtre de l’émotion, du sensuel et du sensoriel qui affirme le corps, sans pour autant nier l’esprit, comme l’illustre le caractère engagé et la volonté d’agiter les consciences dans certaines pièces abordant des thématiques sulfureuses pour l’époque comme le féminisme et la bisexualité. Une philosophie qui tient en ces mots :

 « Pour l’Esprit Frappeur, ne prévalait qu’une seule règle de sélection : la pièce devait être porteuse d’une vision originale du monde. La musique de la pièce, celle des mots, avait son importance bien sûr, mais aussi sa dimension visuelle. Il fallait montrer le monde autrement. Chaque soir, un rituel devait avoir lieu et emporter le spectateur dans un autre univers que le sien. L’Esprit Frappeur appartenait à la veine du théâtre poétique, où l’écrivain avait ses mythes, ses manies, sa vision personnelle de la vie. »

Surtout, le théâtre ne doit pas n’être que théâtre, mais doit au contraire s’inspirer des autres arts et les intégrer en lui pour élaborer un langage et une réalité pluridisciplinaire et transgenre, aux confins de la danse, de la peinture, du cinéma, de la musique et de la poésie. Un théâtre avant-gardiste et expérimental qui fonde les différentes langues artistiques en un langage unique et universel.

L’Esprit Frappeur fut plus qu’un théâtre et qu’une compagnie, il incarna un véritable mouvement artistique, lui-même cause et conséquence d’un mouvement plus large en Belgique francophone à l’aube des années 50 : le Jeune Théâtre, une vague de jeunes auteurs, acteurs, techniciens et metteurs en scène attachés à renouveler la place du théâtre dans la société, les rapports entre spectateur et pièce de théâtre et entre réalité et fiction, à repenser la liberté du corps humain et le joug des normes bien-pensantes.

 

Albert-André Lheureux, L’Esprit Frappeur : récit d’une aventure théâtrale, Genèse Édition, 192p., 19,50€.

Le livre sur le site de Genèse Edition

Pour en savoir plus sur l’éditeur: À la découverte de Genèse édition #1 par Philippe Remy-Wilkin sur Karoo.me

 

KAROO OU LA MALADIE DE L’EXISTENCE

17439924_1810530535936981_1374668078_n - Copie - Copie (2).jpgpar Julien-Paul REMY

 

  

 

 

 

 

 

Faux_livre_Karoo+.jpgChef-d’œuvre de la littérature américaine achevé en 1996 et traduit en français il y a seulement quelques années, Karoo a inspiré en Belgique le nom d’un jeune magazine de critique culturelle francophone : Karoo.me. C’est que ce livre revêt une portée universelle : le tragique et l’absurdité de l’existence humaine. Son auteur, Steve Tesich, y met en scène une double tragédie. D’amour et d’existence. Pour l’incarner, un homme, Saul Karoo, lutte contre la condition humaine pour mieux s’y enfermer.

États-Unis, fin des années 80. Contexte de l’effondrement de l’URSS. Saul, bedonnant, d’âge avancé, séparé et père adoptif d’un adolescent nommé Billy, est un homme malade. Mais d’un genre particulier. Physiquement, son organisme est atteint d’une maladie de l’ivresse : il s’avère incapable d’intégrer les effets de l’alcool. A son grand dam, puisque son alcoolisme de jadis lui permettait d’échapper à la réalité grâce à sa vertu amnésique, effaçant sa mémoire en même temps que la responsabilité qui pourrait en découler. Le voilà devenu un alcoolique raté, aussi sobre qu’une bûche de Noël. Socialement, il souffre d’un rapport malade à la vérité le muant en menteur invétéré. Psychologiquement, il souffre d’une maladie de la volonté qui le rend incapable de se donner les moyens de réaliser ses désirs, ainsi que d’une maladie de la subjectivité, un mécanisme d’autodéfense qui l’immunise contre toute irruption de sentiments humains et affectifs, rapidement neutralisés par la froideur objective de son intellect. La réalité se trouve réduite à l’état de cadavre sur une table de dissection. Cette maladie en implique une autre, la maladie de l’intimité, au gré de laquelle Saul Karoo se montre incapable d’entretenir une quelconque intimité privée, en particulier avec les membres de sa famille et ses proches. Il lui substitue cependant une intimité publique : pour se montrer intime, Saul a besoin de la présence de témoins. Plus il s’éloigne de ce qu’il est avec quelqu’un, plus il se sent proche de cette personne. Inversement, plus il se rapproche de ce qu’il est avec une personne, plus il se sent étranger par rapport à elle.

« Tout ce que Billy voulait, c’était passer du temps seul avec moi, mais je ne pouvais lui donner ce qu’il voulait. Je n’avais aucune idée du nom à donner à cette maladie. La maladie de l’intermédiaire ? La maladie du tiers ? La maladie de l’observateur ? Quel que soit son nom, cette maladie m’empêchait totalement de jamais me sentir à l’aise avec quelqu’un sans un public pour nous observer. »

Or, la notion d’intimité publique, en plus de saisir un symptôme relationnel humain atemporel, semble anticiper un phénomène de notre époque : la réalité virtuelle des réseaux sociaux. Facebook n’est-il justement pas le lieu d’une expression publique de l’intimité ?

Retour au récit :

« Aussi ironique que cela puisse paraître, malgré mes nombreuses maladies, mon surnom, dans le métier, c’est Doc. Doc Karoo. »

Basculement. Après des premières pages attachées à présenter un homme malade dans sa vie personnelle et sociale, on découvre un autre homme dans la vie professionnelle qui, au lieu de devoir être soigné, soigne. Dans son rôle de script doctor pour l’industrie du cinéma hollywoodien, Saul Karoo soigne des films et des scénarios malades. Il réécrit des scénarios et remonte des films. Il les retape, les réarrange. Tantôt en rééquilibrant l’intrigue, tantôt en supprimant les corps étrangers (personnages superflus). Dans son milieu, on le considère comme un génie. Loser dans la vie privée, le voilà winner dans la vie professionnelle.

Malgré son statut de Doc, Saul Karoo a besoin d’être soigné. Il ne souffre pas tant de lui-même que de faire (involontairement) souffrir les autres. Sa maladie principale est d’être une maladie, un cancer pour ceux qu’il aime. Son vrai problème ? L’incapacité à bien aimer, son fils adoptif en particulier. Un défaut, un handicap légué apparemment par ses propres parents, tout aussi inaptes à lui donner ce qu’il ne parvient pas à donner aux autres. Un père sénile, amnésique et atteint de folie au point de condamner à mort son propre fils depuis son lit d’hôpital, et une mère en proie à une autre folie, relationnelle, à l’image de son incapacité à construire une relation intime avec son fils. D’où ces questions :

« Comment donner à autrui ce que l’on n’a pas reçu soi-même ? », « Comment être le père que l’on n’a jamais eu ? ».

Saul est tiraillé, en tension entre une indifférence éclatante voire immorale envers les autres (d’où un certain rapport indirect à ceux qui l’entourent) et une voix intérieure, celle de « l’homme moral », une conscience qui lui rappelle ses devoirs, de père, de figure paternelle, de mari, de scénariste, d’être humain. S’il se déresponsabilise en actes, il se responsabilise en pensées. Notamment à l’égard de son fils :

« Son innocence était insupportable. Elle me rendait fou mais, en même temps, me faisait l’aimer davantage. Elle me décidait encore plus à, un jour, me rattraper. Pour le mal que je lui avais fait au fil des années et pour la souffrance que j’allais lui infliger ce soir. Me rattraper d’un seul coup. »

 

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Steve Tesich (1942-1996)

 

Cet homme au cynisme déshumanisé évoluant dans la sphère mondaine et nantie, faite d’artifices, où le rôle que l’on joue prime qui on est, n’est pas le vulgaire reflet de son milieu. Conformiste dans son comportement, Saul Karoo recèle un esprit éminemment subversif par rapport à l’opinion commune, non dénué d’un humour incisif :

« C’était l’intimité et le temps passé seuls, uniquement tous les deux, qui avaient détruit notre mariage. Pas cette intimité publique que nous connaissions à cette fête, mais l’intimité intime. Juste nous deux. A cet égard, j’étais totalement irréprochable. J’avais fait tout mon possible pour éviter le moindre moment intime entre nous. »

Son métier lui plaît même s’il le fait par défaut : incapable d’écrire une histoire qu’il a en tête (une Odyssée d’Homère futuriste) depuis longtemps, il s’enferme dans son rôle d’écrivain raté voué à réécrire les histoires des autres. L’écriture joue ici un rôle métaphorique : à force de réécrire la vie d’autres que lui, il ne prend pas le temps d’écrire sa propre vie. Il a besoin que l’on fasse pour lui ce qu’il fait pour autrui : sauver. Saul représente un certain type de sauveur, qui sauve des histoires de la mort et de l’oubli en les rendant commerciales et au goût du public. Mais le sauveur a besoin d’être sauvé.

Le moment déclencheur du récit coïncide pour Saul avec la perspective d’une renaissance, d’une rédemption en sauvant, non pas une histoire imaginaire tirée d’un scénario de film, mais bien une histoire réelle, la vie tragique de Leila, la mère biologique du garçon qu’il a adopté, une actrice ratée reconvertie en serveuse. La rencontre de Saul et de cette femme symbolise la rencontre de deux tragédies. Quelle issue de la collision de deux tragédies sinon une tragédie elle-même ? Pourtant, Saul pense pouvoir réécrire la vie de cette femme en lui faisant retrouver son fils biologique, et en recréant un film dans lequel elle a joué pour la transformer en star et lui faire gagner quelque chose, à elle dont la vie ne fut que pertes. Les deux tragédies peuvent elles se sauver mutuellement ? Une tragédie trouve-t-elle sa solution dans une autre tragédie ? La conjonction de deux vies négatives peut-elle, comme en mathématiques, accoucher d’une issue positive ?

(SPOILER)

Karoo est l’histoire d’une quête de rédemption et de renaissance. Hélas, nulle réversibilité possible ici. En voulant sauver deux tragédies, Saul ne fait que les rendre plus tragiques encore en causant involontairement la mort des deux êtres qu’il aime le plus au monde, Billy et Leila. Le destin semble le punir pour ne pas avoir aimé de la bonne manière. Pour ne pas avoir assez aimé. Pour ne pas avoir aimé au bon moment. Le voilà maudit et condamné, non pas à mourir, mais à vivre avec la mort. La mort des autres, dans un éternel présent d’errance et le néant de la condition humaine. Y a-t-il une vie après la mort (de ceux qu’on aime et lorsqu’on en est coupable) ?

Ce livre s’apparente aussi à une mise en abîme de la littérature, de l’écrivain, de l’accomplissement de soi et de la création. La tragédie de ce livre semble véhiculer une vision tragique de l’écrivain : pour en devenir un, il faudrait vivre une tragédie dans sa vie personnelle. Cette résonance trouve son illustration à la fin du récit, où le protagoniste parvient à écrire l’histoire qu’il a toujours voulu écrire. Ainsi, c’est après avoir tout perdu qu’il finit par gagner quelque chose dont il avait toujours été privé. Mais le prix à payer est immense. Perdre ceux que l’on aime et qui nous font aimer la vie. Perdre à jamais bonheur et amour. La vie d’écrivain ne semble émerger que des cendres de la mort.

 

9782757833056.jpgSteve Tesich, Karoo, trad. par Anne Wicke, Éditions Monsieur Toussaint Louverture (2012), 608 pages. 

Le livre sur le site des Ed. Monsieur Toussaint Louverture

Disponible aussi en Points/Seuil