Les lectures d’Edi-Phil
Numéro 47 (février 2023)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche :
deux objets (très) littéraires non identifiés (Luc Dellisse, Alexandre Millon), cinq romans (Vincent Engel, Nathalie Stalmans, Ziska Larouge, Charles Bertin, Tom Lanoye), un micro-essai (Nausicaa Dewez), un recueil de nouvelles (Marc Quaghebeur), un roman graphique (Gérard Bedoret/Pierre Klein/Olivier Corten) et quatre recueils de poésie (Yves Namur, Philippe Colmant, Pierre Yerlès et Pïerre Schroven) ; les maisons d’édition (françaises) Eléments de langage, Lettres vives, Fayard, Futuropolis, Les escales/10/18 et La différence, (belges) Lamiroy, Murmure des soirs, Samsa, Academia, Espace Nord, Ker, Bleu d’encre et L’arbre à paroles.
= = =
(1)
Vincent ENGEL, Le miroir des illusions, roman, Les escales/10-18, Paris, 2016, 526 pages.

De Vincent Engel, j’avais déjà lu plusieurs ouvrages et découvert diverses facettes : intellectuel engagé, brillant éditorialiste, concepteur de projets, fervent défenseur de l’art de la nouvelle, etc. Mais, à considérer l’écho qui l’entoure, me manquait d’avoir pleinement rencontré le romancier d’Oubliez Adam Weinberger et Retour à Montechiarro, les mystères entourant les récurrences de personnages ou l’utilisation d’un double littéraire.
Un hasard ! Et Le miroir des illusions a atterri sur mon bureau avant Montechiarro. Et pourquoi pas ? Les deux livres s’avèrent connectés, plusieurs personnages se baladent de l’un à l’autre, créant une apparence de fresque élargie, de complicité renforcée avec le lecteur fidèle, un peu comme chez Hergé ou Balzac.
Que dit le résumé de l’éditeur ?
« Genève, 1849. Le jeune Atanasio, tout juste arrivé d’un petit village de Toscane, apprend le décès de son protecteur de toujours, Don Carlo. Le notaire lui remet une lettre cachetée du défunt, accompagnée de cinq portraits : trois femmes, deux hommes. C’est le legs d’un père à celui qui ignorait être son fils. Un legs doublé d’une mission : venger Don Carlo par-delà la mort, en tuant tous ceux et celles qui ont empoisonné son existence.
Venise, 1800. Une enfant naît dans un palais en ruine : Alba. Radieuse et sauvage, elle grandit en se moquant des hommes comme de la morale, et n’entend pas changer de vie en épousant le prince Giancarlo Malcessati, alias Don Carlo.
Une nuit, au coin d’une rue mal famée, surgit Wolfgang. L’Allemand s’éprend aussitôt d’Alba. Entre eux, pourtant, il s’agira moins d’adultère que de crime… »
Le retour d’un romanesque atemporel ?
Le nombre de pages, les années qui défilent, le titre même, les décors (Venise et ses palais déliquescents, ses gondoles et ses ponts, Milan et son opéra, l’Allemagne, les Etats-Unis, Genève), les thématiques (la vengeance, l’amour passion), l’époque (XIXe siècle), la bande sonore même (Liszt, Schubert, etc.), tout concourt à nous transporter dans un univers d’un autre temps, qui croiserait Balzac et Dumas. Il fallait oser aller à contre-temps tout en échappant aux écueils de l’entreprise, en modernisant l’ensemble en douceur, en privilégiant une grande fluidité de langue et de mouvement :
« Elle l’avait effrayé par sa fougue désespérée, par une avidité qu’il ne lui connaissait pas, une violence des gestes, des morsures, des ongles plantés dans son dos, une manière de se cabrer, de crier, de mener la danse, effrayé et émerveillé en même temps, tandis qu’elle découvrait dans ce lit, ruisselante de sueur, dévorant le corps de son amant, combien elle s’était perdue, combien Venise lui manquait, combien son père avait dû être désespéré et épuisé pour croire qu’une vie avec Giancarlo la rendrait plus heureuse que l’existence qu’elle menait à Venise. ».
Au large les digressions pesantes et les descriptions trop longues ! Toute la place est offerte aux personnages et aux trames qui les connectent, les décors et les atmosphères sont esquissés à la manière d’un coup de crayon d’Hugo Pratt, un pointillé laissant notre imaginaire compléter le tableau à partir de nos réminiscences de films, de documentaires.
Plus intimement…
Avec Vincent Engel, je croise une fraternité d’univers. Comme auteur, je me suis aventuré dans des zones limitrophes. Comme lecteur, j’ai placé au plus haut Le quinconce de Palliser, La créature de Fowles ou Le cercle et la croix de Pears. Me surprend certes le choix de Vincent Engel de restituer plusieurs épisodes d’action, de les glisser dans la marge du récit, ce qui tend souvent le roman vers une dramaturgie plus théâtrale que cinématographique. Mais l’essentiel est ailleurs, la réussite littéraire : le roman parvient à nous captiver tout en évacuant les poncifs du genre historique et en surprenant du début à la fin, quitte à bousculer, renverser nos points de vue sur les divers personnages. Ce qui insinue, mine de rien, une véritable morale loin de toute morale lénifiante et normative : le binaire n’existe pas, la plupart d’entre nous oscillent entre des pôles contradictoires et un rien peut incurver une identité :
« Notre destin ! C’est ce que nous serons devenus à défaut d’avoir été tout ce que nous aurions pu, si les circonstances avaient été différentes. »
Restons aux aguets ! Dans nos lectures et nos analyses, dans la vie de tous les jours.
Je poursuis ma rubrique, Le plat pays qui est le mien… de cœur, qui me permet de retrancher le mot « francophones » adossé à « Lettres belges » dans le sous-titre de cette mini-revue. Donc, après Pieter Aspe (et ses polars brugeois) ou David Van Reybrouck (figure de l’intellectuel engagé), voici…
*
(2)

L’auteur
Tom Lanoye, né en 1958, est considéré comme l’un des plus grands auteurs flamands contemporains. De fait, il est l’un des plus lus et primés. C’est un créateur éclectique, qui écrit des romans et de la poésie, des chroniques et des scénarios, des pièces de théâtre. Adapté en série télé, il a lui-même adapté pour la scène des pièces de Shakespeare, Euripide, Eschyle, Tchékhov, etc.
Le livre
Le roman, découpé en 3 parties (La chute, La réunion, L’espoir), commence par alterner deux scènes ou, plus précisément, les aventures survenant à deux hommes a priori différents et sans connexion, hormis un nom commun : Tony Hanssen. Jusqu’à il y a peu, l’un accumulait les petits boulots un peu partout sur les mers (steward sur des paquebots de luxe, marin dans la marine marchande, etc.) quand l’autre était confortablement arrimé à une vie familiale très bourgeoise et une réussite professionnelle haut-de-gamme comme expert informatique dans une grande banque. Si dissemblables hier, un Loser et un Winner, de singulières convergences les rapprochent aujourd’hui : perte d’adéquation avec leurs vies respectives, dérive loin de leurs racines belges (flamandes) et au bout du monde (l’un à Buenos Aires, l’autre dans un parc naturel sud-africain), moment de bascule à travers des actes et des rebondissements dramatiques, une confrontation avec la mort.
Après une centaine de pages, la narration n’a pas beaucoup évolué ou, plutôt, si, elle a progressivement pivoté mais sans déploiement d’intrigue. L’auteur, en fait, nous a offert deux grandes scènes, très étirées, ralentissant le temps pour nous plonger de plain-pied auprès de ses deux homonymes avant, pendant et après un moment censé incurver leurs destinées. Tout en infiltrant des notations sur leurs passés, leurs psychologies tourmentées. On songe à un Jean-Philippe Toussaint, pour sa science de la scène qui imprime l’imaginaire.
Deux suspenses, donc. Engendrés pour chacun par la nécessité de se refaire une santé financière (ou de survivre ?). Tony 1 joue les guides/gardes du corps pour l’épouse, âgée, d’un très puissant (et très redoutable) homme d’affaires chinois, mais celle-ci, lors de leur périple en Amérique du Sud, ajoute sa satisfaction sexuelle au cahier de charges, il se soumet avec ennui sinon répulsion. Tony 2 s’est mué en braconnier, fondant tous ses espoirs sur la corne d’une femelle rhinocéros, sauf qu’il sombre dans des atermoiements sentimentaux avant l’acte, hésite, voit apparaître un autre chasseur, dénué de scrupules et cruel, le dégoût l’envahit et…
Ne déflorons pas les deux intrigues, qui ont à voir avec la gestion d’une sortie de route appuyée, qui en suit d’autres, des allures de mises en abyme spectaculaires du destin. Que vont-ils faire ? Et comment vont-ils gérer les conséquences de leurs choix ? Et vont-ils se rencontrer ? Vont-ils être confondus, chacun ayant son lot de casseroles et de menaces derrière lui ? Sont-ils unis par quelque lien secret ?
J’ai été illico séduit par la langue de l’auteur, sa consistance et sa modernité, son humour et son originalité. J’ai été ensuite impressionné par l’art de la mise du récit en scènes clés, à la fois cinématographiques et littéraires. Mais, in fine, j’ai été emporté par le mouvement orchestral de la narration, jusqu’à me passionner pour le devenir des personnages, la perception progressive de leurs essences psychologiques face aux rencontres désopilantes (Mme Mercedes en Argentine, le policier sud-africain Khumalo à Canton) et aux coups du sort.
En arrière-plan se dessine une vision sombre et décapante du monde moderne et de la mondialisation, du progrès et de la réussite, du pouvoir. A tel point que les divers personnages en acquièrent des dimensions métaphoriques. Toute l’histoire de l’Afrique, quasi, est résumée à travers le récit et les considérations de Khumalo. Quant aux deux Hanssen, nul doute qu’ils représentent les faces contrastées d’un Occident poussé dans les cordes, des « esclaves heureux » de la machine infernale qui mène le monde à coups d’algorithmes et de fake news, de consumérisme, vers quelque sinistre précipice. Les faces d’une même pièce ? Qui aurait à voir avec l’abandon des vraies valeurs, une déresponsabilisation, une régression vers le paradis (infernal) d’avant la pomme (et le choix, l’audace) ? Est-cela le destin de l’humanité ? Revenir avant le point de bascule qui l’a mythiquement fondée pour brouter dans l’hébétude ?
Pourtant, a contrario du cynisme ambiant, une leçon de sagesse humaniste s’infiltre discrètement :
« Mais une main sur la joue, c’était déjà beaucoup. C’était plus qu’il ne le méritait, trouvait-il. (…) Etonné de lui-même. Parce qu’il ressentait une chose qu’il n’avait plus éprouvée depuis longtemps, sauf pour Martine et Klaartje. Une préoccupation. Du souci. »
Un thriller économico-philosophique ? Un très bon livre en tous les cas, original et percutant. Qui appelle d’autres lectures.
Pour en savoir davantage sur l’auteur et son œuvre
Voir la fiche Wikipédia de Tom Lanoye :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tom_Lanoye
Bonus : une anecdote !
Tom Lanoye est traduit en français par un Belge très réputé (et primé), Alain Van Crugten. Or ce dernier a été mon professeur à l’université (cours sur le préromantisme à l’ULB) mais il a surtout décidé de ma vie privée… en conseillant à ma future épouse, quelques années plus tôt, lors d’un intérim dans l’enseignement secondaire, de privilégier une candidature préalable en langues romanes avant une licence en journalisme (qu’elle ne fit jamais, restant à mon côté).
*
(3)

Bien qu’Amélie Nothomb ne soit pas ou plus (car j’avais beaucoup aimé ses deux premiers romans) ma tasse de thé, j’ai lu pour Nausicaa Dewez, leur connexion (profonde) autrice/commentatrice, la curiosité d’un regard avisé et expert. Et… ?
Lisons d’abord l’éditorial du directeur de collection :
Ce que dit Maxime Lamiroy m’interpelle. Nos auteurs belges doivent-ils en passer par un attrait pour « une autre culture », « une autre terre natale » ? Amélie et le Japon, donc et soit. Mais je réalise soudain… Je lis présentement Vincent Engel, la passion pour l’Italie imprègne tant et tant son œuvre, sa vie (voir supra), or il se bat tant et plus pour notre microcosme, jusqu’à diriger la collection Belgiques chez Ker, ressusciter la revue Marginales ou initier le projet Liber Amicorum.
Ensuite ?
Nausicaa Dewez nous livre un texte agréable à lire, une perspective originale sur la romancière, ses œuvres, l’associant à des figures mythiques comme Shéhérazade mais Orphée aussi, Barbe-Bleue. Jusqu’à réussir à démontrer combien Amélie Nothomb, qui semble à bien des détracteurs superficielle ou artificielle*, entretiendrait in fine un rapport intime, viscéral avec le fait littéraire même. Jusqu’à justifier l’autofiction faussée ou réinventée. Le droit au secret. La littérature est-elle une sur-vie plus réelle et dotée de sens que la vie réelle ? La vraie vie ? Ou alors la littérature (l’art, plus généralement ?) est-elle ce qui peut sauver de « la seule vraie mort, qui est l’oubli » (Amélie Nothomb, Hygiène de l’assassin, pp. 181-182) ? D’où la mise en fiction du père Patrick Nothomb… Et la phrase finale de Nausicaa Dewez, qui sonne comme une profession de foi :
« Car l’écriture, la littérature donnent vie à tout ce qu’elles touchent et métamorphosent l’écrivain en démiurge. »
Eh bien, mission accomplie par le texte Shéhérazade, père et fille ! J’irai revisiter un de ces jours l’œuvre de la romancière, quitte à affronter mes préjugés.
* Michel Torrekens, qui a interviewé Amélie Nothomb, m’a confié avoir été frappé par sa sincérité.
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(4)
Nathalie STALMANS, D’or et de grenat, roman, Samsa, Bruxelles, 226 pages.

Voir mon article dans Le Carnet :
Comme ce livre a décroché le Coup de cœur du Carnet, je lui offre ici quelques bonus, qui dépassaient les limites du format imposé.
Un récit féministe ?
La suite des tableaux historiques démontre à la fois, et par un faux paradoxe, à quel point les femmes ont été atrocement brimées et secondarisées à travers les siècles, mais aussi comment d’aucunes, subtiles et avisées, dictent la marche du monde depuis les coulisses. Dès le premier faux-chapitre, Basine et Geneviève volent la vedette au roi Childéric. Dans la suite, les protagonistes masculins sont souvent falots : le chanoine de la cathédrale de Tournai Philippe Chifflet ; son frère Jean-Jacques, médecin du gouverneur des Pays-Bas espagnols ; l’archiduc Léopold-Guillaume ; etc.. Les premiers rôles féminins, a contrario, impressionnent : Alexandrine mènera Félix par le bout du nez* ; la maîtresse du père de celui-ci perçoit la réalité des uns et des autres avec une lucidité confondante** ; la belle et intrépide vicomtesse Delphine de Nays-Candau réussit à échapper à Vidocq, fascine et émeut – mais finit par arborer une tonalité woke***-, etc.).
* « Le plus simple (NDLA : songe Félix) serait qu’Alexandrine décide de tout. »
** « (…) je pense à notre pauvre Félix, un jeune homme brillant, rendu si fragile par les horreurs vécues (…) Félix donc sourit à son père (…) Et que ce sourire lui va bien. »
*** « Ces hommes, elle allait siphonner leur confiance en eux, les dépouiller de leurs atours, s’en moquer. »
Une deuxième Affaire du Collier !
Le fil 1831-1833 conclut le livre avec la percussion du premier texte. Un micro-thriller historique qui m’a rappelé le ténébreux complot ourdi contre le cardinal Rohan et la reine Marie-Antoinette, une préface de la Révolution française pour d’aucuns, starisant l’aventurier Cagliostro et l’irrésistible Jeanne de la Motte. Mais aussi le feuilleton télévisuel Vidocq, dont la baronne sulfureuse, ennemie jurée du grand policier (et ex-bagnard), semble avoir été inspirée par Delphine de Nays-Candau.
L’épilogue du dernier fil narratif et du livre entier est réussi. Le trésor, fondu, va disparaître définitivement et, soudain, se croisent les deux dernières abeilles, portées en broches par la vicomtesse et son hôtesse genevoise, une descendante d’Adrien Quinquin, le paysan sourd qui a découvert le trésor en 1653. La boucle est bouclée, un parfum de Schnitzler (La ronde) et d’Ophüls (Madame de…) flotte dans l’air.
Que représentent les abeilles ?
Pour Basine, à l’origine de leur utilisation :
« En Thuringe, il s’agissait d’un symbole d’abondance et de vie éternelle. »
Pour Philippe Chifflet :
« Selon les mythes de l’Egypte ancienne, les abeilles seraient l’incarnation des larmes du dieu solaire Râ. Dans la pensée romaine, à en croire Virgile, les essaims seraient nés spontanément de la carcasse putride d’un veau. »
Pour Jean-Jacques Chifflet :
« Il en avait été convaincu sur-le-champ : ces abeilles aux ailes serrées étaient le véritable symbole des rois de France. A un moment donné de l’Histoire, elles avaient dû être mal dessinées et se transformer en fleurs de lys stylisées. »
Des abeilles métaphoriques
Le trésor et les abeilles incarnent la dilution du patrimoine et du souvenir, leur envol. Au départ, le trésor est conséquent : un squelette complet, un crâne plus petit, une outre avec des pièces, des armes rouillées (une lance, une hache de jet, une épée et un long couteau appelé scramasaxe), et des bijoux (un anneau sigillaire, trois cents abeilles, etc.). Mais, dès la découverte, il y a des vols, des détournements. D’autres suivront au fil des époques. La prédation et l’obscurantisme frappent partout et depuis toujours. Jusqu’à la disparition quasi totale de la merveille exhumée, qui se réduit aujourd’hui à peu de chose, dont deux abeilles.
Tournai au Ve siècle
On appréciera la balade dans un décor rarement entrevu :
« La cité (…) grouillait déjà d’activité. Des gens achetaient du pain et de la bière, des colporteurs et des prostituées arpentaient les rues poussiéreuses, des muletiers et des charretiers déchargeaient des sacs de grain. (…) Sur le quai, des porteurs attendaient les cargaisons. Les pêcheurs débarquaient leurs poissons tandis qu’un bon nombre de barges à fond plat amenaient des poules, du bois, divers légumes et, surtout, de la laine et du lin car les ateliers de confection de la ville étaient réputés. »
*
(5)

Nous avons consacré des articles et des dossiers à Luc Dellisse, adoré son essai Libre comme Robinson ou son recueil de nouvelles Belgiques. Que nous livre-t-il cette fois ? Un OVNI. Enfin, un « O.L.N.I. », qui, comme le nom de la collection l’indique, est « un objet littéraire non identifié ». Ce titre ! Parler avec les dieux. Ensuite la quatrième de couverture :
« On reconnaît la divinité à ses pouvoirs mystérieux. Elle modifie la vie sans en avoir l’air. Elle laisse entrevoir un autre monde que le nôtre. C’est un sentiment diffus, un rêve, le souvenir d’un rêve. La divinité ressemble à l’amour. Elle fait rêver d’un infini dans les détails. Elle fait tourner la tête, puis s’éloigne les mains dans les poches. Son absence se referme comme l’eau d’un lac. Certains disent que la divinité n’est pas une race mais un moment. Que les dieux ne descendent pas du ciel pour se mêler aux humains. Que les dieux sont des humains saisis par un souffle magique, à un moment soudain d’une vie jusque-là banale. Que la divinité est en somme un accident. Un miracle imprévu, terrible. »
De quoi Luc Dellisse veut-il donc nous parler dans ce livre court, ces 50 textes répartis en 3 parties (Rues, Traces, Preuves) ? On entame la lecture. Des effluves de poésie, d’aphorismes, de philosophie nous balaient, mais ce n’est pas tout à fait ça, on est dans la prose, la pleine page, le concret. Des filets tissés en mots jetés sur des êtres, des situations pour en saisir, en extraire une poudre d’or ? Un gibier-licorne qui irait à l’encontre de ce que déversent nos écrans à longueur de journées ? Comme si le monde, in fine, ne se limitait pas à une comédie burlesque, une litanie d’horreurs (violence, prédation, vulgarité, égoïsme).
Luc Dellisse a raison et son Parler avec les dieux pose un acte citoyen, artistique fort, métaphorisant dans ses textes un « Ailleurs », un « Autrement » qui se faufilent depuis toujours et partout, tendant un étendard d’espoir, qui n’est pas chimères mais alter-réalité :
« Il s’agit de saisir ce moment d’intensité, avant qu’il ne s’efface. »
Des traces, des indices, des preuves. Incarnées dans des figures visibles :
« Personne au monde ne connaît aussi bien qu’eux le silence. Personne ne sait mieux ce qui peut s’échanger dans un bref moment d’éternité, sans un mot. Ils ont cessé de parler. Ils ne se taisent pas pour autant. »
Cette démarche rejoint mon malaise devant la récente production audiovisuelle où des séries, des films d’un noir absolu dépeignent un monde atrocement glauque. Et, ce faisant, nous mentent sur la réalité quasi tout autant que l’ère hollywoodienne Disney/Capra avec son rose bonbon. Ce qui n’est pas anodin. Car nos perspectives et nos attitudes s’éliment, se pervertissent. Mimétisme, peur de la candeur, de l’idéal… Or non ! Les ténèbres nous environnent, soit, mais il y a eu, il y a, il y aura des passeurs de lumière et de chaleur, des embrasements et des éclairs :
« Fuyant la foudre, ils auraient pris le chemin de traverse. Ils auraient mis du soin et du temps à se glisser tout doucement dans les failles du chemin. Ils auraient décidé d’être tout entiers dans l’instant. De ne pas avoir de projet, ni de certitude. »
Le secret de la vie, du bonheur, ne réside-t-il pas dans l’adéquation ? Au monde, à un autre, à l’instant ?
« S’arrêter le jour venu, au bon endroit, à la bonne place, retrouver l’autre, devenir un moment de son temps à lui, sortir de sa substance et entrer dans le moment délicieux de la communion par le rire. »
Luc Dellisse a-t-il écrit une sorte de manifeste a contrario des temps moroses (dérèglement climatique et catastrophes naturelles, retour des impérialismes et des populismes, pandémie et complotisme, etc.) ? Une ouverture de vie, loin du lourd pensum, un arc-en-ciel d’instantanés trouant lumineusement nos horizons ?
Pour en savoir plus sur l’éditeur…
http://www.elementsdelangage.eu/
Qui se définit ainsi :
« (…) éléments de langage est un comptoir éditorial indépendant spécialisé dans la littérature hors la loi du marché. Il ne recherche pas le profit mais de nouveaux espaces littéraires pour y faire résonner des voix singulières. Mettre le langage en réflexion pourrait être sa devise car il ne craint ni la pompe ni la blague. Il décortique les discours comme les crustacés, avec les doigts. Sa figure de prédilection pourrait être celle du retournement. Délibérément pyromane, il n’a qu’un but : mettre le feu à la langue de bois (ressource plus que renouvelable), pour dégeler les paroles et les laisser fondre sur vous, plus vives que jamais. »
*
(6)
Alexandre MILLON, Les heures claires, recueil d’instantanés, Murmure des soirs.

Voir mon article dans Le Carnet :
*
(7)
Ziska LAROUGE, L’affaire Octavia Effe, roman policier, Academia.

Voir mon article dans le cadre de Lisez-vous le belge ? :
*
(8)
Marc QUAGHEBEUR, Belgiques, recueil de nouvelles, Ker.

Voir mon long article écrit dans le cadre de Lisez-vous le belge ? :
*
(9)
Charles BERTIN, Journal d’un crime, roman, Espace Nord.

Voir mon long article écrit dans le cadre de Lisez-vous le belge ? :
A noter que les livres de Charles Bertin et Marc Quaghebeur ont terminé dans mon Top 10 de 2022 et été évoqués aussi en radio :
(10)

Voir mon article et mon coup de cœur dans Le Carnet :
Et une évocation en radio aussi, comme membre de mon Top 10 2022 (deuxième heure de l’émission, avec un problème de son pour ma partie) :
= = =
Et pour terminer… selon mon habitude, loin de toute analyse, dans le plaisir pur de la perception… un peu de poésie, quelques extraits puisés dans divers recueils, non commentés…
*
(11)
Yves NAMUR, N’être que ça, Lettres vives/collection Entre 4 yeux, Paris, 2021.

« (…) je cherche une maison ou une haie. Mais pas n’importe laquelle. La maison la plus éloignée, celle où l’on ne sait rien, celle où tout peut encore advenir. Quant à la haie, j’entends qu’elle accueille à la fois les oiseaux, les murmures, les silences et les heures creuses comme sont les nids ou les mains entrouvertes du pèlerin. »
« (…) une voix me parvient du dedans d’un livre que je tiens en mains : Le regard n’est pas le savoir, mais la porte. Voir, c’est ouvrir une porte. »
« (…) Naître, serait-ce savoir que quelque chose advient enfin, que quelque chose devient… et entre en soi ? »
« (…) Naître et écrire : le poète en parle souvent comme étant une seule et même chose. »
*
(12)
Philippe COLMANT, Maison mère, Bleu d’encre, Yvoir, 2022.

« Le soleil est tombé
Au bout du champ du jour.
Il est l’heure d’aller,
D’éteindre les miroirs,
De descendre en rappel
Dans le puits intérieur
Pour dans le creux des paumes
Boire un peu d’eau d’enfance. »
« Marcher allègrement
Dans les copeaux de vie,
Avaler le brouillon,
Alléger la besace,
Acclamer chaque rire
Et aérer le ciel.
A force de gravité
On s’appesantit trop
Sur l’essence des choses. »
*
(13)

Cet homme, que je ne connaissais pas du tout (qui semble avoir été un professeur d’université – à Louvain – mémorable et s’avère le père du comédien Bernard Yerlès), se fend d’un premier recueil de poésie à plus de quatre-vingt ans, pour dire au revoir aux proches, aux amis, à la vie.
Pour en savoir plus sur le recueil, lire la belle recension de mon collègue Daniel Laroche dans Le carnet :
« Ainsi sont nées ces élégies
de mes quatre-vingt-trois ans
humble liturgie
de nos derniers instants »
« Comme avant tout voyage,
s’y préparer à temps, sans hâte,
même sans valise à boucler
ni billet de retour à quérir
(…)
Comme avant tout voyage,
du séjour prévu
préciser l’adresse :
la nuit étoilée
et l’herbe de futurs printemps
(…) »
« Tu te meurs Cyrano
mon grand ami mon frère
(…)
Tu te meurs
mais tu chantes encore
la beauté des feuilles mortes
dans leur gracieux vol
jusqu’à la terre »
*
(14)
Pierre SCHROVEN, Preuves de la vie même, L’arbre à paroles, Amay, 2009.

« Que faire d’une minute de silence
Sur laquelle l’infini a déroulé ses fantasmes
C’est ma question
Quand je regarde par la fenêtre d’un poème
Posant son grain de folie
Entre les pages de ma vie endormie »
« Quand je danse
Je voyage
j’ai des ailes
Qui n’attendent qu’un vent de folie
Pour courir les paysages du temps
A la recherche d’un monde
où le sol est absent »
« Où va cet instant
Qui s’allie à tout ce qui bouge
Et fait des signes dont on ne sait rien
Sinon qu’ils ont encore la force
de se sentir des ailes »
***