
Il faut pourtant que la critique se mêle toujours à l’éloge, le serpent aux fleurs, l’épine aux roses et la vérole au cul.
Gustave FLAUBERT
Depuis une période indéterminée, ce critique ne trouve plus plaisir à lire.
Il se rappelle ses débuts tonitruants dans la critique littéraire où il n’était pas rare qu’il connût plusieurs orgasmes de lecture pendant une même journée. De l’aube au crépuscule en mordant sur ses nuits, il prenait son pied en lisant à tel point que les attachées de presse des maisons d’édition et la direction du journal qui l’employait s’inquiétaient de sa maigreur, de son visage creusé par la fatigue. Il mangeait et buvait peu mais il lisait comme jamais. Il avalait des livres et des livres dans une joie profuse. Il rendait compte de ses bonheurs de lecture dans des articles enjoués, bien tournés qui, à leur tour, généraient des lecteurs heureux, vifs, avides de lire. L’édition roulait sur l’or et les auteurs étaient fêtés comme des princes…
Aujourd’hui, il a beau se répéter, tel un mantra de Maitre Coué, « je vais jouir je vais jouir » en ouvrant un livre, chercher le point G du texte, varier les positions de lecture, il ne l’atteint plus. Son gland reste encapuchonné, sa bite molle, ses testicules pendants entre ses jambes de lecteur assis, irrémédiablement assis.
Alors qu’il voudrait symboliquement exhiber aux yeux de son lecteur une trique de taureau, écrire avec son foutre des articles enthousiastes, sa plume lui tombe des mains, le papier flétrit, se rabougrit, et finit en boule dans la corbeille.
Parfois encore (ne caricaturons pas le monde littéraire déjà bien accablé !), lors d’impatientes lectures, il approche dans des paragraphes ou des strophes rares, d’humides touffeurs jadis rencontrées à foison, il hume l’air du sexe du livre mais, le paragraphe suivant, la ligne d’après qui déraille, le vers subséquent qui part en couille, qui n’assume pas le suspens ménagé jusque-là, tous les espoirs mis en lui, il déchante, il débande et finit par cracher par terre plutôt qu’expédier sa semence dans un puissant (é)cri(t) de contentement. C’est l’insulte plutôt qui fuse : Littérature de merde ! Écrivains de mes deux ! Éditeurs à la noix !*
Les éditions raffinées le désespèrent comme une femme aux atours somptueux, à la peau d’une rare finesse, luisante sous les lumières, naturelle ou artificielle, aux pores comme autant de minuscules sexes, aux bijoux rares et aux parfums subtils qui, au lit (tous ses charmes étant lus), se révèle un glaçon, pur joyau, cela dit, d’une banquise en voie de disparition. Il aspire plutôt à un livre-souillon, aux pages tachetées de café, brunes de sueur séchée, mouchetées de loups de nez ou de moustiques-tigres inscrits dans le tissu du papier comme autant de fossiles d’une époque révolue et qui, la petite mais magnifique salope, se donnerait à lui comme jamais, extrayant son jus de critique comme le lait d’un pis plein jaillit dans la main tripoteuse et experte de la féminité lourde et odorante des vaches. Voire des pages manuscrites vierges encore de toute lecture, de toute interprétation critique…
Lui qui passait naguère pour un passeur de livres apprécié bouchonne dans les entournures, il attend le livre-Destop qui débouchera les tuyaux encombrés de visquosité, de déchets gros comme des étrons.
Alors, il se sert de substituts, il triche, il va rechercher des livres osés, d’anciens livres flairant, malgré les années passées, toujours le neuf, la novation (comme disait Barthes), le Nouveau (comme lançait Rimbaud) et non le rance, le resservi, le périmé depuis deux siècles, et il s’aide à la façon d’un gode ou d’un anneau pénien pour parvenir à l’acmé.
Mais le mélange des genres ou plutôt des époques ne lui réussit pas. C’est un pur critique, qui n’admet pas les mixtions. Même les miscellanées bien accomodées à la sauce du jour, s’il s’en trouvaient encore, ne le tireraient pas de sa léthargie. Même un seul vers parfaitement résonant, un aphorisme tourné vers les étoiles et non vers les bas-fonds du sens, même une phrase insolite qui aurait le goût du passé et d’un avenir meilleur jamais encore figuré pourrait dans un jaillissement lui apporter le bonheur à défaut de se faire sans cesse désiré.
Il le reconnaît, il est désormais un critique frigide, un lecteur acariâtre qui en est venu à éloigner le facteur en lui envoyant à la tête des livres de la veille de peur qu’il laisse tomber dans sa boîte un nouvel arrivage de livres sans saveur, ni odeur ni piquant ni piments malgré les appellation d’origines contrôlées, les quatrième de couverture alléchants, les critiques montées en épingle (quand le livre est une réédition) ou à venir (par les mots qui vont truffer les articles de presse écrits à la lumière d’un quelconque écran).
Tout est fade, morne, clean, cynique, destiné au recyclage ; l’indigence est le nouveau goût du monde.
Alors, il baise et s’abreuve d’images (à défaut de métaphores renversantes), il se disperse et pisse de la copie ; faut bien remplir sa carcasse de liquide pour que tout à l’intérieur baigne, glisse irrémédiablement vers une fin désormais providentielle.
Le livre est triste et j’ai connu toutes les femmes, dit-il en paraphrasant Mallarmé.
Certains soirs de malsaines beuveries, il se dit qu’il pourrait écrire de la fiction ou de la poésie mais il sait qu’il ne ferait qu’ajouter du non-bandant au sans relief existant. Il a au moins ça pour lui, la lucidité. Mais comme l’a écrit Char, c’est une blessure brûlante destinée à s’évaporer à l’approche du soleil, tel Icare, ce con ailé de la mythologie.
Il allume la télé ou son portable, il ouvre les journaux, il guette toujours le volume qui le délivrerait de son impuissance. La prescience de la rentrée littéraire le fait encore un rien vibrer ; il a l’espoir chevillé au corps ; c’est un vieux romantique, un cœur farci de guimauve. Il lui reste un grain d’espoir, qu’il finit par moudre dans le moulin des activités dérisoires qui nous tiennent lieu de vie, tel un fil cassé ne pouvant se défaire de sa dernière perle.
Puis il se dit qu’il y a de plus grands malheurs dans la vie littéraire comme le refus d’un énième manuscrit par un éditeur blasé ou d’un article par la direction du journal où filtrerait trop le désenchantement et il rit, il rit… d’un grand, d’un beau rire qui se résorbe dans un sanglot long.
La veille de la rentrée littéraire, le directeur de journal l’ayant appelé en vain sur son portable craignit le malheur annoncé et prévint la police qui se rendit à son domicile. On le trouva par terre près du sofa où il aimait encore à lire, la bouche encombrée jusqu’à la glotte de papier prémâché, qu’il avait enduit d’alcool pour mieux l’incorporer et formé de pages de ses quatre ou cinq livres préférés dont il avait composé un bol livresque mortel. On ne put pas bien distinguer la page de quel ouvrage lui avait finalement été fatal. On pense même qu’il fut surpris du sort de son geste et qu’il eût voulu vivre encore, regrettant dans un dernier spasme la littérature dont, au fond de lui, il avait n’avait pas totalement désespéré.
C’était le dernier signe, indistinct, certes, qu’il livra au monde des vivants que cette mort, interprétable désormais à l’infini, comme les plus beaux textes qu’il avait lus et sur lesquels il avait écrit des pages tout aussi admirables. C’est sur un ultime appel lancé aux écrivains, les seuls vrais amis de sa vie, qu’il a si bien servis, qu’il a décidé de faire ses adieux.
* Les insultes ont été revues à la baisse de façon à ne pas heurter les acteurs du monde littéraire toujours susceptibles de lire, même après sa mort, ces propos et de salir ensuite la mémoire du critique disparu.