DIX QUESTIONS à IVAN O. GODFROID

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Entraînez-vous à ne rien répondre. Jamais.

(aphorisme #3483)

Toutes les interviews ont déjà été données.

(aphorisme #4529)

Ivan O. Godfroid, Réflexions sans miroir (Cactus Inébranlable)

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1/ Ivan O. Godfroid, tu es l’auteur d’un recueil de 5000 aphorismes sous le titre Réflexions sans miroir paru aux Cactus Inébranlable Editions, que tu as écrit sur une période de dix ans.
Peux-tu, en quelques mots, nous en raconter la genèse et dire quel en a été l’élément déclencheur, quel questionnement sous-tend ce livre ?

Tout d’abord je te remercie, Éric, de m’offrir cette occasion de m’exprimer sur mon parcours littéraire, et la philosophie du projet qu’il porte. Réflexions sans miroir s’inscrit en effet dans une continuité – celle de mes ouvrages précédents. Le fil conducteur est celui d’un questionnement sur l’existence ; l’aphorisme, un outil pratique. Si je me suis tourné vers la forme courte, c’était d’abord dans la recherche d’une « littérature du présent » : accessible, attrayante – un cheval de Troie de la pensée destiné aussi à ceux qui la fuient.

Lorsque j’ai découvert les réseaux sociaux, je les ai envisagés comme un moyen de toucher un grand nombre de lecteurs, facilement et gratuitement – en particulier le site de « microblog » Twitter. Composer chaque jour un ou plusieurs aphorismes originaux a représenté un défi très stimulant pour moi à partir de 2013, date de mon inscription. Bien sûr, j’avais déjà eu recours à l’aphorisme par le passé – dans Glam Dicinn, par exemple, publié en 2007 chez Socrate Éditions Promarex. Avec le temps toutefois, ils se sont accumulés, par dizaines, puis par centaines. Je les ai alors agencé d’une manière très particulière afin que leur enchaînement raconte une histoire, une histoire dépassant ce qu’un aphorisme isolé était capable d’atteindre – je recherchais une sorte de « propriété émergente » de ces enchaînements. Et c’est ce qui s’est produit : du texte sont nés des concepts originaux, comme celui de la « physiosophie ».

Les aphorismes se sont alors ordonnés par groupes de 500 unités, avec une logique interne. J’ai continué à écrire, jour après jour, pour atteindre mille, puis deux mille aphorismes, etc. Ayant dépassé les quatre mille cinq cents unités, je me suis dit que cela pourrait donner un ouvrage intéressant. J’ai alors cherché un éditeur spécialisé pour ce livre atypique, si possible un éditeur wallon – et une maison s’est imposée : Cactus Inébranlable, avec un Jean-Philippe Querton médusé à qui j’ai décrit mon projet lors qu’un coup de fil mémorable ! J’ai alors terminé la rédaction des cinq mille aphorismes, ai retravaillé les dix chapitres et je me suis rendu compte que ces différentes « parties » interagissaient de manière inattendue. Pour utiliser une image, j’ai conçu chacune des dix sections du livre comme autant de parties d’échecs, mais celles-ci sont liées les unes aux autres dans une sorte de géométrie – disons, un décaèdre –, dont les dix jeux s’entremêlent (mais gardons ça entre nous : je crains que ça n’effraie le lecteur).

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2/ Quels sont les écrivain(e)s qui t’ont porté, influencé, bouleversé, donné envie d’écrire ?

Adolescent, j’ai beaucoup lu, mais j’avoue avec un peu d’embarras que mon intérêt était avant tout tourné vers la littérature anglo-saxonne – en particulier le roman gothique. Puis j’ai découvert H.P. Lovecraft, que j’ai vénéré, avant d’embrasser sa passion pour Edgar Allan Poe, qui m’a fasciné, et que je tiens toujours pour un géant de la littérature mondiale. J’ai aussi dévoré les Sagas islandaises, traduites par Régis Boyer pour La Pléiade en 1987.

Je dois forcément citer Umberto Eco, pour ce mélange d’érudition, de science et de littérature dont seul il avait le secret. Et finalement, c’est ce qui m’a toujours attiré : le cross-over, l’hybridation des genres ; le franchissement des frontières. J’ai donc lu autant de grands auteurs que de grands savants, constatant souvent qu’il existait des ponts invisibles entre les îlots de la pensée humaine.

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3/ Plusieurs entrées de ton livre sont consacrées à la littérature mais aussi à l’aphorisme, qui, pour ce livre, a constitué ton moyen d’expression. 

Si tu ne devais retenir qu’une ou deux assertions pour définir l’aphorisme, quelle seraient-elles ? Pourquoi avoir, pour ce livre, privilégié ce moyen d’expression ?
Quels sont les auteurs d’aphorismes qui t’ont marqué ?

C’est par la force des choses que je me suis tourné vers l’aphorisme au début des années 2010. Entre mes obligations professionnelles et une vie familiale très prenante, il ne restait que très peu de temps pour l’écriture. Ne pouvant me résoudre à renoncer à écrire, je n’ai eu d’autre choix que d’incorporer la littérature à mon existence-même. Et l’aphorisme s’y prête merveilleusement : on peut le laisser mûrir dans un recoin de son esprit, le sentir se structurer peu à peu tout au long de la journée, en distinguer soudain la musique, et finalement le griffonner sur l’un de ces nombreux carnets qui ne me quittent jamais (j’en ai toujours un sur moi, et d’autres dans la plupart des endroits que je fréquente : voiture, bureaux, salon, chambre).

À mes yeux, le plus grand des aphoristes – et l’un des rares auteurs vers je lequel je reviens sans lassitude –, est Jean de la Fontaine. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour Sun Tzu.

Et pour répondre à ta première question : « L’aphorisme tient de l’origami : l’art de plier les longs paragraphes en d’innocents calligrammes » (#23) ; et aussi : « On peut tirer un aphorisme de tous les sujets ; le plus difficile est d’éviter de perdre en clarté ce que l’on gagne en justesse » (#2216).

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4/ Tu exerces la profession de psychiatre en tant que chef du service psychiatrie d’un grand hôpital. Tu écris en quatrième de couverture de ton livre : « Si les fous littéraires portaient des blouses blanches, deviendraient-ils des psychiatres littéraires ? »

Et : « Ah, si Hemingway avait eu un bon psychiatre. »

Mais aussi, parmi les mille questions que comprend ton livre : « Faut-il être fou ou psychiatre pour être écrivain ? »
En quoi l’écriture relève-t-elle de la folie ou/et de l’activité du rêve ?

As-tu déjà recommandé des lectures à tes patient(e)s dans le cadre d’une thérapie ?

Relevant de l’émotion plus que de la raison, toute création artistique tient de l’utopie : c’est en cela qu’elle recèle une part de folie irréductible – l’émergence de ce qui n’existait pas, de ce qui n’était pas connu, prévisible, et donc empreint de la réassurance cartésienne. Pas besoin d’être psychiatre pour être écrivain toutefois, et encore moins d’être fou… mais rêveur, ah ça oui ! Le rêve, c’est l’intrusion de l’inconscient, et donc de l’intuition, de la créativité débridée.

Je recommande rarement une lecture à mes patients, mais j’ai cependant une très belle anecdote à ce sujet. Il y a quelques années, une patiente éprouvait de grosses difficultés à mettre de l’ordre dans sa vie. Je me suis alors souvenu d’un article publié dans les Annales Médico-Psychologiques qui démontrait que par ses exigences de concision et d’équilibre, le haïku était utilisé en psychiatrie dans le cadre d’ateliers d’écriture. Peu de temps après, la patiente déménageait dans un autre pays, et les consultations cessèrent. Plusieurs années passèrent et un jour cette patiente me recontacta pour m’annoncer une grande nouvelle : elle n’avait jamais arrêté d’écrire des haïkus, et l’un d’entre eux venait d’être sélectionné pour figurer dans un recueil international à paraître au Japon !

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5/ Tu as beaucoup voyagé, signales-tu, et les aphorismes que tu consacres à plusieurs grandes villes du monde l’attestent. Quelle est ta ville préférée ?

Quel livre emporterais-tu dans une ville – déserte ? – pour un long séjour ?

La ville dont la visite m’a procuré le plus d’émotions est sans conteste Saint-Pétersbourg – mais est-ce vraiment la cité que j’ai visitée qui m’a tant plu, ou toute la magie de la capitale de Pierre le Grand qui m’enivrait bien avant mon arrivée ?

Si je devais emporter un seul livre dans une ville déserte, ce serait à n’en pas douter un dictionnaire. Et lorsque je l’aurais entièrement lu, je pourrais toujours en faire un palimpseste…

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6/ Tu es un amoureux des chats. Tu leur consacres plusieurs aphorismes. Quel chat d’écrivain(e) aurais-tu voulu être ?

Ils sont en effet très nombreux, les écrivains qui ont partagé l’existence d’un chat. Le nom de Colette vient tout naturellement à l’esprit, mais citons Chateaubriant, Baudelaire, Dickens, Twain, Hugo, Perec, et puis Gide, Céline – bien sûr –, T.S. Eliot, Neruda, Borges… à vrai dire, il est infiniment peu probable qu’une personne qui publie des livres sans aimer les chats puisse être qualifiée d’écrivain.

J’aurais pu être Catarina, le chat qui possédait Edgar Poe – mais j’aurais dû m’astreindre à son régime spartiate, et puis me méfier des coups de bec du corbeau –, ou mieux : le noir Crazy Christian qui fraternisa avec Ernest Hemingway (les chats de Key West, par une singularité génétique, possèdent six griffes aux pattes avant : de quoi mieux griffer le vieil homme amer).

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7/ À l’aphorisme # 2122, tu écris : « Mon premier robot s’appellera von Neumann. » (du nom du mathématicien hongrois inventeur de l’idée d’ordinateur). Quels noms de personnages célèbres donnerais-tu à tes autres robots ?

Asimov me semble incontournable… Et si je devais avoir autant de robots que je n’ai actuellement de chats – sept –, les cinq autres ne nommeraient probablement Diogène (déjà le prénom d’un félin de ma vie), Jheronimus, Marc Aurèle, Ludwig van et… Kongzǐ ?

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8/ Tu as écrit dans d’autres genres littéraires. Peux-tu nous dire, en quelques mots, de quels livres il s’agit ?  

J’ai beaucoup écrit dans le domaine de la littérature scientifique : un genre littéraire à part entière, à n’en pas douter, avec ses codes, ses structures ; sa rigueur obsessionnelle. Bien qu’ayant commencé à écrire durant l’adolescence (ma première « œuvre » publiée figure dans le Recueil de la quatrième foire aux poètes de chez nous, à Charleroi en 1988), mes publications suivantes participent de la recherche médicale. Deux sujets de prédilection : l’effet placebo et la psychiatrie de la femme. Après un certain nombres d’articles sur ce dernier domaine, j’ai envoyé toute une série de « tirés-à-parts » aux Presses Universitaires de France, avec le synopsis d’un livre. Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir un contrat d’édition par retour du courrier ! Je n’étais qu’en première année de spécialisation. Quelques mois plus tard paraissait La Psychiatrie de la femme (PUF, 1999), mon premier livre. Fin 2001, je terminais ma spécialisation, et la voie était toute tracée : continuer à rédiger des articles scientifiques, et publier des ouvrages médicaux. Mais cela m’a paru facile et ennuyeux. Après un livre sur le placebo (L’Effet placebo, Un voyage à la frontière du cerveau et de l’esprit. Socrate Editions Promarex, 2003), j’ai laissé tomber les sentiers battus pour mettre le cap au large, à la recherche d’une terre inconnue.

C’est là que débute l’aventure de L’Ombre close des portes celtiques : une série de sept essais mêlant littérature et science. Chaque essai devait avoir un sujet spécifique, et employer un média d’écriture différent, mais l’ensemble contait une seule histoire. Je reprenais là un projet de mon adolescence : j’avais déjà rédigé à cette époque et durant mes études les deux premiers Livres de la série. Mais leur qualité ne me satisfaisant pas, c’est ainsi que le Livre III fut le premier publié : Larmes de venin, essai sur le pouvoir (Socrate Editions Promarex, 2004) dont la poésie était le support principal. Puis l’année suivante Pacte de contrition, Essai sur la folie, dominé par littérature scientifique.

J’ai ensuite marqué une pause pour m’attaquer à la rédaction d’un livre particulièrement subversif, à commencer par sa forme (il est écrit dans une langue imaginaire d’où émerge peu à peu un texte en langue celte), puis dans sa structure : toute l’œuvre est assignée aux notes de bas de page, dont la fonction académique est tour à tour questionnée, détournée, moquée – et je l’espère, sublimée. Glam Dicinn est une œuvre autant visuelle que littéraire, avec un gros travail sur le lettrage. Enfin, je me suis attaqué à l’écriture d’un roman, que j’ai abandonné, ayant fait fausse route ; puis d’un autre – au prix d’un éveil quotidien à 4h30 durant plusieurs années –, que j’ai cette fois terminé, mais qui reste inédit à cette heure.

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9/ Tu es un fin gourmet. Quel est ton mets préféré ?

Peux-tu composer un menu littéraire (entrée, plat, dessert…) ?

Le ris de veau, lorsqu’il est parfaitement maitrisé, est un plat exquis contre lequel toute résistance est inutile.

Le Livre II de L’Ombre close des portes celtiques, un essai sur l’art, comportera le menu littéraire que tu me demandes, aussi le garderons-nous secret pour l’instant… mais que cela ne nous empêche pas de sabrer une bouteille champagne pour tromper l’attente !

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10/ Ton livre s’ouvre sur l’aphorisme performatif : « Ceci est la littérature du présent » et se termine sur un constant cinglant : « Ceci est la dictature du présent. »

Tu écris par ailleurs : « Le meilleur de mes livres, c’est toujours le prochain, parce que le tout dernier, c’est déjà l’œuvre d’un autre. »

Quel est l‘état présent de tes projets littéraires ?

Depuis la publication de Réflexions sans miroir, je me suis replongé dans l’écriture du Livre premier de L’Ombre close des portes celtiques. Il s’agira d’un « essai sur les commencements » dont le titre est Murmures d’une extrême violence. Je me donne cinq ans pour terminer cet opus, dont le support principal sera le roman. Par la suite, je compte enchaîner sur le Livre II, puis une révision rigoureuse de Larmes de venin et Pacte de contrition, et enfin la rédaction des trois derniers Livres. La prise de note est déjà en cours pour les sept parties quoi qu’il en soit.

À présent au début de la cinquantaine, n’ayant plus rien à prouver, je me sens prêt, tant artistiquement que scientifiquement, à me lancer dans l’exploration de cette terra incognita, à mille lieues de toute ligne éditoriale conventionnelle, étranger à toute pression financière et surtout, définitivement affranchi de la doxa.

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LIENS UTILES

Ivan O. Godfroid

RÉFLEXIONS SANS MIROIR – 5000 aphorismes – sur le site de vente en ligne des Cactus Inébranlable Editions

IVAN O. GODFROID sur le site des Editeurs Singuliers

L’émission littéraire Sous Couverture où Thierry Bellefroid parle de ce livre

Réflexions sans miroir d’Ivan O. Godfroid sur Les Belles Phrases (lecture d’Eric Allard + séléction de 40 aphorismes)

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DIX QUESTIONS À… LORENZO CECCHI

LORENZO CECCHI, natif de Charleroi, a publié six livres depuis 2012. Blues Social Club, un recueil de sept nouvelles, est paru fin 2017 aux Cactus Inébranlable Éditions.

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  • Tu as sorti fin 2017 ton second recueil de nouvelles au Cactus Inébranlable, intitulé Blues Social Club. Peux-tu nous dire comment tu as composé ce recueil, sur quel(s) thème(s), avec quel(s) fil(s) rouge(s) ?

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Depuis six ans, depuis que je me suis mis à l’écriture, en même temps que des romans, j’ai écrit des nouvelles, assez bien de nouvelles. Je ne les ai pas écrites avec une idée de logique, avec un fil rouge. Elles me sont venues comme ça, je les ai entassées et, quand il a été question de les publier, j’ai pioché dans la production et les ai réunies en recueils en les adaptant pour leur donner un semblant de cohérence. Ainsi pour les « Contes espagnols », ai-je ajouté un verre de cava par-ci, un « adios » par-là pour « ibériser » le texte. Je trouve cette habitude de thème un peu idiote : chaque texte se suffit et raconte une histoire finie ; pourquoi doit-il être relié au précédent ou au suivant ? Mystère !

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  • Tu n’as pas toujours écrit de la fiction. C’est assez récent. Quel a été l’élément déclencheur, comme on dit ? Y a-il eu des signes avant-coureurs ?

Je crois avoir été saisi d’une sorte de pudeur et, après « Faux témoignages », je me suis mis à travestir mon vécu pour le rendre de moins en moins conforme à la réalité. La fin de « Petite Fleur de Java » a été décisive. Après avoir mêlé le vrai au faux durant tout le roman (le faux ayant la plus grande part comme pour « Nature morte au papillons ») la fin délirante s’est imposée à moi comme pour me propulser dans la fiction pure du suivant : « Un verger sous les étoiles ».

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  • Tes écrits sont, pour une partie d’entre eux, ancrés dans ton passé et tes diverses vies (agrégé de sociologie, tu as exercé des emplois ou fonctions dans les milieux culturels et commerciaux). Après quoi, tu prends des libertés avec ton vécu pour verser dans la pure fiction… Penses-tu qu’il faille avoir beaucoup vécu pour bien écrire ? Quel est ton idée de la littérature ?

Je ne sais pas s’il faut avoir beaucoup vécu pour bien écrire, l’exemple de Rimbaud, de Radiguet, de Keats montre l’inverse. Qu’il faille vivre les choses intensément pour rendre le réel intéressant, voilà qui me semble plus important. Mais aurais-je écrit de façon intéressante (écris-je d’ailleurs bien et ma prose est-elle captivante ?) si je n’avais pas une histoire de soixante ans derrière moi ? Je n’en sais rien et n’en saurai jamais rien. Ce dont je suis certain, c’est que la narration, quand elle est de qualité, qu’elle raconte du vécu ou du fantasmé, suffit. Tout est dans la façon de raconter.

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  • Au cours de tes différentes existences, tu as enseigné durant une dizaine d’années la philosophie de l’art à l’académie des Beaux-arts de Mons. Qu’as-tu tiré de cette expérience dans l’enseignement ? Tu écrivais les textes de tes cours de tes conférences ? Quels sont les artistes que tu as mis en valeur, ceux qui ont toujours tes faveurs ?

J’enseignais deux heures par semaine à Mons. Le reste du temps, j’étais représentant de commerce. Ces deux heures me permettaient une rupture avec le monde des affaires. Les étudiants en peinture auxquels je m’adressais, m’apportaient la fraîcheur, l’insouciance, l’arrogance aussi de leur âge. J’avais été comme eux peu de temps auparavant, mais connaissais maintenant la dure loi de la société de consommation ; je leur ai enlevé quelques illusions, ils m’ont rendu quelque naïveté…

Aucune préparation de cours ni de texte. On partait sur un thème que l’on poursuivait toute l’année. Le cours se construisait de lui-même de façon dialectique, logique qui, à mon sens préside à la création et donc adaptée à mon public de futurs peintres. Je m’efforçais de pointer les faux syllogismes et les opinions qui se présentaient comme vraies et indiscutables. Je jouais les animateurs, les encourageais à faire table rase des mythes et préjugés, surtout ceux qui touchaient au statut de l’artiste : l’homme qui vient d’ailleurs et qui voit ou sent ce que les autres, la piétaille, ne voient pas.

Je ne mettais pas d’artistes particuliers en valeur, mais ne pouvais m’empêcher de montrer ma préférence pour les figuratifs (en argumentant cela va de soi !) dans les échanges avec les étudiants dont j’étais plus le pair que le magister.

 

  • Tu es par ailleurs  harmoniciste et chanteur. C’est arrivé comment ? Que t’apporte la musique ? Quels sont tes musiciens préférés ? La musique, le rythme déteignent-ils dans ton écriture ?

Je n’ai pas véritablement une activité d’harmoniciste ou de chanteur, il m’arrive de chanter ou de jouer avec des musiciens quand cela se présente (rarement). Je ne chante ou joue que du blues. Comment cela est-il arrivé ? J’étais animateur à la maison des jeunes « La brique » à Charleroi. Un groupe du coin devait s’y produire (l’un des membres, tout jeune à l’époque, et qui a fait une carrière internationale depuis, était Michel Hatzigeorgiou). Voilà t’y pas que le chanteur perd sa voix juste avant de monter sur scène. Pour palier sa défection, les musiciens me demandèrent de le remplacer. Ma carrière de chanteur commença ce soir-là, planqué derrière d’immenses haut-parleurs, baragouinant un semblant d’anglais. Trois semaines plus tard, avec d’autres potes, nous formions « Too Late Blues Band » qui se produisit pendant deux ans dans toute la Wallonie et aussi (une seule fois) en France.

Je ne saurais dire si la musique déteint sur mon écriture, mais il est vrai que je me relis tout haut et que je suis très sensible au rythme des phrases. C’est souvent la musique de la phrase qui m’impose les corrections, et elles sont nombreuses, crois-moi !

Mes musiciens préférés sont pléthore et dans tous les genres, du classique à la variété, mais j’ai un faible pour les vieux bluesmen comme Robert Johnson ou Muddy Waters. J’adore aussi la chanson napolitaine.

 

  • Peux-tu nous donner un exemple ou l’autre de genèse d’une nouvelle ou d’un roman ? De quoi tu es parti, comment l’idée de départ a-t-elle évolué… ? Quels sont par ailleurs tes rapports avec la poésie ? Et l’écriture sous contrainte (à partir de photo, dans un cadre fixé, comme tu as été conduit à la faire pour textes aux Editions Jacques Flament ou pour le projet Shoot, avec le photographe Michel Clair) ?

La genèse de « Petite Fleur de Java » : L’idée de départ vient d’un reportage télévisé ou l’on voit une femme défigurée par une projection d’acide sulfurique. Comment accepter une situation de traumatisme aussi grave, quels problèmes énormes d’identité rencontrait cette pauvre dame ?  J’avais moi-même été confronté à un gros traumatisme après un accident de la route et, bien que les séquelles fussent bien moins conséquentes, il m’avait été difficile d’accepter mon nouvel état. Ainsi est né le roman  Petite Fleur… », une réflexion sur l’identité et la schizophrénie comme échappatoire possible.

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En ce qui concerne la poésie, je suis admiratif des poètes qui, en quelques mots, arrivent à la quintessence, à des moments d’illumination et à les faire partager. Je pense que la poésie est le genre littéraire le plus difficile : c’est l’art de la synthèse, on dit tout avec presque rien. Peut-être m’y essayerai-je un jour… C’est le top de l’écriture sous contrainte, la poésie.

J’ai aimé écrire dernièrement des textes régis par des règles strictes de longueur et de thèmes. J’ai toujours défendu l’idée que la discipline, les contraintes ouvraient plus les champs de l’imaginaire qu’elles ne les restreignaient et j’en été conforté en l’expérimentant moi-même ; il semble que la création exige sa part de sueur pour atteindre la beauté. La facilité apparente, l’épure ne s’obtient que par des années de travail. 

 

  • On a l’impression que tu n’es pas du genre à t’asseoir en position de lotus pour trouver l’inspiration mais, que lorsqu’une idée te vient, il te faut la mettre à écrire sans tarder ni te soucier de considérations matérielles. Comment mûris-tu tes idées, entretiens-tu la muse ? As-tu toutefois des manies, des tics d’écriture, des moments et des lieux privilégiés pour écrire ?

Contrairement à l’impression que je semble donner, je suis plutôt du genre contemplatif et paresseux. Je peux rester longtemps sans rien écrire. Puis, tout à coup, je ressens un manque. C’est le signal. Je m’installe devant l’ordi, sans avoir la moindre idée de ce qui va arriver. Après les premiers mots qui résolvent la première contradiction (celle de la page blanche insatisfaisante), les autres apparaissent qui m’imposent de les surmonter pour avancer dans le récit. Je ne sais pas où celui-ci m’emporte, il se construit au fur et à mesure. Puis je le travaille et retravaille. J’ai beaucoup de textes commencés que je revisite presque quotidiennement, ajoutant un mot, retranchant une phrase ou envoyés à la poubelle carrément quand ils ne veulent pas faire le chemin avec moi.

J’écris dans mon bureau et seulement là. En vacances, en dehors de mon bureau, je suis incapable de former la moindre phrase intéressante. 

 

  • Tes auteurs, personnages préférés, tes romans cultes, ceux que tu aurais aimé avoir écrits ? Comment et quand t’est venu le goût de la lecture ? Le premier livre que tu as lu ?

Impossible de répondre de façon exhaustive à ta question. J’aime trop d’auteurs que pour les citer tous. Quelques uns : Sciascia, Pavese, Bevilacqua, Faulkner, Harrison, Stevenson, Conrad, Modiano, Bloy, Gary, Bernanos (Georges), etc. J’aurais aimé écrire « La vie devant soi ».

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Je pense que le goût de la lecture m’est venu par mon oncle Raffael. J’avais cinq ou six ans quand il arriva d’Italie, exclu du séminaire, avec une valise pleine de livres. Parmi ceux-ci, des livres d’histoire illustrés où l’on voyait des images d’Annibal traversant les Alpes escortés d’éléphants et d’hommes en armes. Après ça, j’ai voulu comprendre et me suis acharné à vouloir apprendre à lire. Robinson Crusoé a été le premier livre que j’ai lu en dehors des manuels scolaires, il m’avait été offert par un voisin.

 

  • Quel est pour l’instant ton meilleur (ou pire) souvenir d’auteur? Une anecdote savoureuse, insolite sur le milieu littéraire ?

Pire souvenir : Quand une dame de la RTBF m’a téléphoné pour m’annoncer que « Nature morte aux papillons » était sélectionné pour le prix Première et qu’elle a ajouté qu’il était impératif que Laurent Dehaussay m’interviewe sous peine d’être exclu de la sélection. La perspective de me retrouver face au journaliste m’a rendu malade longtemps. Je n’ai dû mon salut qu’à un ami médecin, hypnotiseur éricksonien. J’ai répondu aux questions du journaliste (extrêmement gentil) comme dans un rêve. Mon inconscient avait pris le relais, heureusement paraît-il.

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  • Les projets littéraires, artistiques qui te tiennent particulièrement à cœur en ce début 2018 ?

Deux livres: Un recueil de nouvelles illustré par le peintre Michel Jamsin au « Cactus Inébranlable Éditions » et « Paul, je m’appelle Paul ! », un roman qui paraîtra chez LiLys éditions.

 

 Propos recueillis par Éric Allard

 

BLUES SOCIAL CLUB de LORENZO CECCHI sur le site du Cactus Inébranlable

Une lecture de BLUES SOCIAL CLUB sur Les Belles Phrases