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(aphorisme #3483)
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(aphorisme #4529)
Ivan O. Godfroid, Réflexions sans miroir (Cactus Inébranlable)
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1/ Ivan O. Godfroid, tu es l’auteur d’un recueil de 5000 aphorismes sous le titre Réflexions sans miroir paru aux Cactus Inébranlable Editions, que tu as écrit sur une période de dix ans.
Peux-tu, en quelques mots, nous en raconter la genèse et dire quel en a été l’élément déclencheur, quel questionnement sous-tend ce livre ?

Tout d’abord je te remercie, Éric, de m’offrir cette occasion de m’exprimer sur mon parcours littéraire, et la philosophie du projet qu’il porte. Réflexions sans miroir s’inscrit en effet dans une continuité – celle de mes ouvrages précédents. Le fil conducteur est celui d’un questionnement sur l’existence ; l’aphorisme, un outil pratique. Si je me suis tourné vers la forme courte, c’était d’abord dans la recherche d’une « littérature du présent » : accessible, attrayante – un cheval de Troie de la pensée destiné aussi à ceux qui la fuient.
Lorsque j’ai découvert les réseaux sociaux, je les ai envisagés comme un moyen de toucher un grand nombre de lecteurs, facilement et gratuitement – en particulier le site de « microblog » Twitter. Composer chaque jour un ou plusieurs aphorismes originaux a représenté un défi très stimulant pour moi à partir de 2013, date de mon inscription. Bien sûr, j’avais déjà eu recours à l’aphorisme par le passé – dans Glam Dicinn, par exemple, publié en 2007 chez Socrate Éditions Promarex. Avec le temps toutefois, ils se sont accumulés, par dizaines, puis par centaines. Je les ai alors agencé d’une manière très particulière afin que leur enchaînement raconte une histoire, une histoire dépassant ce qu’un aphorisme isolé était capable d’atteindre – je recherchais une sorte de « propriété émergente » de ces enchaînements. Et c’est ce qui s’est produit : du texte sont nés des concepts originaux, comme celui de la « physiosophie ».
Les aphorismes se sont alors ordonnés par groupes de 500 unités, avec une logique interne. J’ai continué à écrire, jour après jour, pour atteindre mille, puis deux mille aphorismes, etc. Ayant dépassé les quatre mille cinq cents unités, je me suis dit que cela pourrait donner un ouvrage intéressant. J’ai alors cherché un éditeur spécialisé pour ce livre atypique, si possible un éditeur wallon – et une maison s’est imposée : Cactus Inébranlable, avec un Jean-Philippe Querton médusé à qui j’ai décrit mon projet lors qu’un coup de fil mémorable ! J’ai alors terminé la rédaction des cinq mille aphorismes, ai retravaillé les dix chapitres et je me suis rendu compte que ces différentes « parties » interagissaient de manière inattendue. Pour utiliser une image, j’ai conçu chacune des dix sections du livre comme autant de parties d’échecs, mais celles-ci sont liées les unes aux autres dans une sorte de géométrie – disons, un décaèdre –, dont les dix jeux s’entremêlent (mais gardons ça entre nous : je crains que ça n’effraie le lecteur).
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2/ Quels sont les écrivain(e)s qui t’ont porté, influencé, bouleversé, donné envie d’écrire ?
Adolescent, j’ai beaucoup lu, mais j’avoue avec un peu d’embarras que mon intérêt était avant tout tourné vers la littérature anglo-saxonne – en particulier le roman gothique. Puis j’ai découvert H.P. Lovecraft, que j’ai vénéré, avant d’embrasser sa passion pour Edgar Allan Poe, qui m’a fasciné, et que je tiens toujours pour un géant de la littérature mondiale. J’ai aussi dévoré les Sagas islandaises, traduites par Régis Boyer pour La Pléiade en 1987.
Je dois forcément citer Umberto Eco, pour ce mélange d’érudition, de science et de littérature dont seul il avait le secret. Et finalement, c’est ce qui m’a toujours attiré : le cross-over, l’hybridation des genres ; le franchissement des frontières. J’ai donc lu autant de grands auteurs que de grands savants, constatant souvent qu’il existait des ponts invisibles entre les îlots de la pensée humaine.
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3/ Plusieurs entrées de ton livre sont consacrées à la littérature mais aussi à l’aphorisme, qui, pour ce livre, a constitué ton moyen d’expression.
Si tu ne devais retenir qu’une ou deux assertions pour définir l’aphorisme, quelle seraient-elles ? Pourquoi avoir, pour ce livre, privilégié ce moyen d’expression ?
Quels sont les auteurs d’aphorismes qui t’ont marqué ?
C’est par la force des choses que je me suis tourné vers l’aphorisme au début des années 2010. Entre mes obligations professionnelles et une vie familiale très prenante, il ne restait que très peu de temps pour l’écriture. Ne pouvant me résoudre à renoncer à écrire, je n’ai eu d’autre choix que d’incorporer la littérature à mon existence-même. Et l’aphorisme s’y prête merveilleusement : on peut le laisser mûrir dans un recoin de son esprit, le sentir se structurer peu à peu tout au long de la journée, en distinguer soudain la musique, et finalement le griffonner sur l’un de ces nombreux carnets qui ne me quittent jamais (j’en ai toujours un sur moi, et d’autres dans la plupart des endroits que je fréquente : voiture, bureaux, salon, chambre).
À mes yeux, le plus grand des aphoristes – et l’un des rares auteurs vers je lequel je reviens sans lassitude –, est Jean de la Fontaine. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour Sun Tzu.
Et pour répondre à ta première question : « L’aphorisme tient de l’origami : l’art de plier les longs paragraphes en d’innocents calligrammes » (#23) ; et aussi : « On peut tirer un aphorisme de tous les sujets ; le plus difficile est d’éviter de perdre en clarté ce que l’on gagne en justesse » (#2216).
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4/ Tu exerces la profession de psychiatre en tant que chef du service psychiatrie d’un grand hôpital. Tu écris en quatrième de couverture de ton livre : « Si les fous littéraires portaient des blouses blanches, deviendraient-ils des psychiatres littéraires ? »
Et : « Ah, si Hemingway avait eu un bon psychiatre. »
Mais aussi, parmi les mille questions que comprend ton livre : « Faut-il être fou ou psychiatre pour être écrivain ? »
En quoi l’écriture relève-t-elle de la folie ou/et de l’activité du rêve ?
As-tu déjà recommandé des lectures à tes patient(e)s dans le cadre d’une thérapie ?
Relevant de l’émotion plus que de la raison, toute création artistique tient de l’utopie : c’est en cela qu’elle recèle une part de folie irréductible – l’émergence de ce qui n’existait pas, de ce qui n’était pas connu, prévisible, et donc empreint de la réassurance cartésienne. Pas besoin d’être psychiatre pour être écrivain toutefois, et encore moins d’être fou… mais rêveur, ah ça oui ! Le rêve, c’est l’intrusion de l’inconscient, et donc de l’intuition, de la créativité débridée.
Je recommande rarement une lecture à mes patients, mais j’ai cependant une très belle anecdote à ce sujet. Il y a quelques années, une patiente éprouvait de grosses difficultés à mettre de l’ordre dans sa vie. Je me suis alors souvenu d’un article publié dans les Annales Médico-Psychologiques qui démontrait que par ses exigences de concision et d’équilibre, le haïku était utilisé en psychiatrie dans le cadre d’ateliers d’écriture. Peu de temps après, la patiente déménageait dans un autre pays, et les consultations cessèrent. Plusieurs années passèrent et un jour cette patiente me recontacta pour m’annoncer une grande nouvelle : elle n’avait jamais arrêté d’écrire des haïkus, et l’un d’entre eux venait d’être sélectionné pour figurer dans un recueil international à paraître au Japon !
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5/ Tu as beaucoup voyagé, signales-tu, et les aphorismes que tu consacres à plusieurs grandes villes du monde l’attestent. Quelle est ta ville préférée ?
Quel livre emporterais-tu dans une ville – déserte ? – pour un long séjour ?
La ville dont la visite m’a procuré le plus d’émotions est sans conteste Saint-Pétersbourg – mais est-ce vraiment la cité que j’ai visitée qui m’a tant plu, ou toute la magie de la capitale de Pierre le Grand qui m’enivrait bien avant mon arrivée ?
Si je devais emporter un seul livre dans une ville déserte, ce serait à n’en pas douter un dictionnaire. Et lorsque je l’aurais entièrement lu, je pourrais toujours en faire un palimpseste…
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6/ Tu es un amoureux des chats. Tu leur consacres plusieurs aphorismes. Quel chat d’écrivain(e) aurais-tu voulu être ?
Ils sont en effet très nombreux, les écrivains qui ont partagé l’existence d’un chat. Le nom de Colette vient tout naturellement à l’esprit, mais citons Chateaubriant, Baudelaire, Dickens, Twain, Hugo, Perec, et puis Gide, Céline – bien sûr –, T.S. Eliot, Neruda, Borges… à vrai dire, il est infiniment peu probable qu’une personne qui publie des livres sans aimer les chats puisse être qualifiée d’écrivain.
J’aurais pu être Catarina, le chat qui possédait Edgar Poe – mais j’aurais dû m’astreindre à son régime spartiate, et puis me méfier des coups de bec du corbeau –, ou mieux : le noir Crazy Christian qui fraternisa avec Ernest Hemingway (les chats de Key West, par une singularité génétique, possèdent six griffes aux pattes avant : de quoi mieux griffer le vieil homme amer).
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7/ À l’aphorisme # 2122, tu écris : « Mon premier robot s’appellera von Neumann. » (du nom du mathématicien hongrois inventeur de l’idée d’ordinateur). Quels noms de personnages célèbres donnerais-tu à tes autres robots ?
Asimov me semble incontournable… Et si je devais avoir autant de robots que je n’ai actuellement de chats – sept –, les cinq autres ne nommeraient probablement Diogène (déjà le prénom d’un félin de ma vie), Jheronimus, Marc Aurèle, Ludwig van et… Kongzǐ ?
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8/ Tu as écrit dans d’autres genres littéraires. Peux-tu nous dire, en quelques mots, de quels livres il s’agit ?
J’ai beaucoup écrit dans le domaine de la littérature scientifique : un genre littéraire à part entière, à n’en pas douter, avec ses codes, ses structures ; sa rigueur obsessionnelle. Bien qu’ayant commencé à écrire durant l’adolescence (ma première « œuvre » publiée figure dans le Recueil de la quatrième foire aux poètes de chez nous, à Charleroi en 1988), mes publications suivantes participent de la recherche médicale. Deux sujets de prédilection : l’effet placebo et la psychiatrie de la femme. Après un certain nombres d’articles sur ce dernier domaine, j’ai envoyé toute une série de « tirés-à-parts » aux Presses Universitaires de France, avec le synopsis d’un livre. Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir un contrat d’édition par retour du courrier ! Je n’étais qu’en première année de spécialisation. Quelques mois plus tard paraissait La Psychiatrie de la femme (PUF, 1999), mon premier livre. Fin 2001, je terminais ma spécialisation, et la voie était toute tracée : continuer à rédiger des articles scientifiques, et publier des ouvrages médicaux. Mais cela m’a paru facile et ennuyeux. Après un livre sur le placebo (L’Effet placebo, Un voyage à la frontière du cerveau et de l’esprit. Socrate Editions Promarex, 2003), j’ai laissé tomber les sentiers battus pour mettre le cap au large, à la recherche d’une terre inconnue.
C’est là que débute l’aventure de L’Ombre close des portes celtiques : une série de sept essais mêlant littérature et science. Chaque essai devait avoir un sujet spécifique, et employer un média d’écriture différent, mais l’ensemble contait une seule histoire. Je reprenais là un projet de mon adolescence : j’avais déjà rédigé à cette époque et durant mes études les deux premiers Livres de la série. Mais leur qualité ne me satisfaisant pas, c’est ainsi que le Livre III fut le premier publié : Larmes de venin, essai sur le pouvoir (Socrate Editions Promarex, 2004) dont la poésie était le support principal. Puis l’année suivante Pacte de contrition, Essai sur la folie, dominé par littérature scientifique.
J’ai ensuite marqué une pause pour m’attaquer à la rédaction d’un livre particulièrement subversif, à commencer par sa forme (il est écrit dans une langue imaginaire d’où émerge peu à peu un texte en langue celte), puis dans sa structure : toute l’œuvre est assignée aux notes de bas de page, dont la fonction académique est tour à tour questionnée, détournée, moquée – et je l’espère, sublimée. Glam Dicinn est une œuvre autant visuelle que littéraire, avec un gros travail sur le lettrage. Enfin, je me suis attaqué à l’écriture d’un roman, que j’ai abandonné, ayant fait fausse route ; puis d’un autre – au prix d’un éveil quotidien à 4h30 durant plusieurs années –, que j’ai cette fois terminé, mais qui reste inédit à cette heure.
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9/ Tu es un fin gourmet. Quel est ton mets préféré ?
Peux-tu composer un menu littéraire (entrée, plat, dessert…) ?
Le ris de veau, lorsqu’il est parfaitement maitrisé, est un plat exquis contre lequel toute résistance est inutile.
Le Livre II de L’Ombre close des portes celtiques, un essai sur l’art, comportera le menu littéraire que tu me demandes, aussi le garderons-nous secret pour l’instant… mais que cela ne nous empêche pas de sabrer une bouteille champagne pour tromper l’attente !
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10/ Ton livre s’ouvre sur l’aphorisme performatif : « Ceci est la littérature du présent » et se termine sur un constant cinglant : « Ceci est la dictature du présent. »
Tu écris par ailleurs : « Le meilleur de mes livres, c’est toujours le prochain, parce que le tout dernier, c’est déjà l’œuvre d’un autre. »
Quel est l‘état présent de tes projets littéraires ?
Depuis la publication de Réflexions sans miroir, je me suis replongé dans l’écriture du Livre premier de L’Ombre close des portes celtiques. Il s’agira d’un « essai sur les commencements » dont le titre est Murmures d’une extrême violence. Je me donne cinq ans pour terminer cet opus, dont le support principal sera le roman. Par la suite, je compte enchaîner sur le Livre II, puis une révision rigoureuse de Larmes de venin et Pacte de contrition, et enfin la rédaction des trois derniers Livres. La prise de note est déjà en cours pour les sept parties quoi qu’il en soit.
À présent au début de la cinquantaine, n’ayant plus rien à prouver, je me sens prêt, tant artistiquement que scientifiquement, à me lancer dans l’exploration de cette terra incognita, à mille lieues de toute ligne éditoriale conventionnelle, étranger à toute pression financière et surtout, définitivement affranchi de la doxa.
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LIENS UTILES

IVAN O. GODFROID sur le site des Editeurs Singuliers
L’émission littéraire Sous Couverture où Thierry Bellefroid parle de ce livre
Réflexions sans miroir d’Ivan O. Godfroid sur Les Belles Phrases (lecture d’Eric Allard + séléction de 40 aphorismes)
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