
76.
Quand le poète broie du noir, il agite son shaker à concepts et en sort trente poèmes qui, en plus d’une nouvelle publication, le feront concourir pour un prix ou l’autre.
Ainsi on peut lire : Tant qu’à être ici et hier / au-dessus du non-être / je me tiens en équilibre / entre maintenant et ma mort ou Sans savoir qui j’ai tété / je revois la tache de lait / dans laquelle se reflétait / mon amour des mouches tsé-tsé.
Puis il adresse son recueil au comité de lecture duquel il est le président avec un mot aimable à chaque membre.

77.
Quand le poète est à l’église, il écoute religieusement le pieux guitariste.
Il pense surtout à préserver son statut d’artiste rebelle au système.
Puis, avant de sortir, il jette son masque sanitaire dans le bénitier, histoire d’en avoir une bonne à raconter à ses amis bouffeurs de curé.

78.
Quand le poète devenu prosateur cherche à écrire un nouveau hit pour continuer à surfer sur sa jeune notoriété, il reprend les mêmes ficelles qui ont fait son succès. Il rejoue la carte des valeurs familiales (paternité, conjugalité, collapsologie) dans un monde qui part en vrille à coups de formules dans le vent et d’échappées dans les airs de la nature immémoriale.
Puis il envoie son nouvel opus chez le Grantéditeur pour sa nouvelle collection décalée et mainstream qui fait signe vers la postmodernité littéraire.

79.
Pendant qu’il psalmodie les mots rockeurs de son poème vocal au son des gutturaux râlements rauques de son roquet roux, le poète perd la voix et pète un câble : « Qui a laissé pénétrer le clebs dans le studio pendant que j’enregistrais mon texte à thrènes ? »
Puis le chien, se croyant l’ami de l’homme de lettres, dépoté comme un cabot trop dorloté, lui saute à la gorge, triture et détricote et met en lambeaux dans un même massacre les vocables et les cordes vocales d’un poème destiné à être dit – et désormais, heureusement, à être à jamais tu.

80.
Pendant les années 80, le poète danse seul sur les dancefloors, il est punk, cold wave, il a les cheveux noir corbeau hérissés, coq noir épingle-de-sûreté, et il ne se voit pas d’avenir (encore un peu, il mettrait fin au rouge de ses joues).
Pendant les années 90, le poète vieillit, il danse et chante moins, il peaufine son oeuvre, il fait des incursions dans le roman et l’aphorisme, il multiplie les éditeurs et en enterre plus d’un (il verse quelques larmes de crocodile sur leur dépouille et des jets de sperme – il est encore vigoureux pendant ces année-là – sur leurs veuves).
Puis il pense à la fin de siècle et même (il n’est plus punk depuis longtemps) au prochain millénaire.

81.
Quand le poète est petit, il a horreur des nombres et des figures, des ensembles et des relations.
Puis, devenu grand, le poète s’attache aux nombre de ses publications et aux chiffres de vente de ses recueils, au nombre de ses participations à des concours et à celui de ses refus d’éditeur, il relève chaque jour l’augmentation du nombre de ses abonnés sur son compte Instagram s’il ne s’est pas inscrit à sa majorité à l’Oulipo pour perecquiniser ses œuvres mal composées.

82.
Pendant qu’il suit l’évolution de la courbe du temps, le poète calcule la tangente au point t et l’espace éditorial balayé jusque là.
Puis il dérive (et décline) sans fin et sans comprendre (s’il avait eu la bosse des lattes, on lui aurait cassé la tête avec) jusqu’à la disparition complète de ses coordonnées dans le repère spatio-littéraire non cartésien de sa région létale.

83.
Pendant qu’il n’est rien, le poète s’affiche en binôme, en trinôme, en polynôme (il relativise volontiers son importance, il s’inscrit dans la multitude, il n’a de goût que pour autrui) au sein d’associations, de comités, de collectifs, de revues…
Puis, parvenu au sommet, il cultive sa singularité et sa muflerie natives.

84.
Tous les Premier avril, le poète fait des yeux de merlan frit à sa truite saumonée, il est muet comme une carpe face au bavard (façon chabot), il se fait la raie dans la chevelure de Méduse, il met le turbot dans la mer pour dépasser le poisson-pilote et dorer sa tanche au soleil ; bref il est heureux comme un poisson-lune sous les étoiles.
Puis, il ne faut pas le croire vu la dat(t)e qu’il a entre les dents et qui annonce les palmes de printemps.

85.
Pendant la tristesse, le poète remonte dans la vallée des larmes le cours de la rivière de pleurs jusqu’à la source et là, comme on s’y attendait, il trouve une cascade de rires qui le met provisoirement en joie (sous ses airs patibulaires, un clown sommeille).
Puis, las d’attendre d’être submergé par la mer de la Tranquillité, il se noie dans le chagrin.

86.
Quand le poète ressent son vide intérieur et s’inquiète de son moi, il cherche refuge à l’ombre de son arbre, où il prend racine en questionnant chaque branche, de la ramure jusqu’à la cime, pour se délivrer de ses lourdeurs de style et gagner en légèreté. Avec deux notions de botanique et trois ficelles poétiques, il emprisonne le critique de poésie forestière dans ses filets.
Puis il s’affale dans l’idée d’une nouvelle publication papier lointainement tirée du bois dont il se fout comme de son premier poème (parti en fumée).

87.
Pendant les restrictions budgétaires, le poète se serre la ceinture, il gagne des pouces (= 2,54 cm) sur son tour de ventre (mais il garde intact la dimension de son trou de balle, ouvert à toutes les ventes), il pense décroissance, avenir de la planète, triage des déchets (il est à l’affût des dernières popotins à ce sujet, il regrettera même pour sûr la fin de l’espèce humaine)…
Puis il se met à écrire en vers économiques son épopée d’écologie politique.

88.
Pendant tout un temps, le poète pense à l’édition, à se faire publicateur, il suit des cours, s’entoure de belles plantes et d’imprimeurs cheap, et il finit par lancer sa maison mais trop loin, sur la Lune où, on le sait, il n’y pas assez d’air pour lire, trop de bibliothèques-cratères, et très peu de librairies fines recensées.
Puis il pense à Mars où il doit bien y avoir quelques lecteurs de verts.

89.
Pendant la journée, le poète garde les yeux ouverts et reçoit la lumière comme un bienfait, y compris à quinze heures pétantes, la première image d’un trou noir ; il n’en a jamais assez pour fixer toute l’étendue de ses sensations.
Puis c’est la fermeture éclair du jour et le poète, en tonnant de joie, donne dans un rêve ampoulé le récit de ses dernières vaines pâles heures.

90.
Pendant qu’il est mort, le poète revoit sa vie, son ascension littéraire fulgurante, son entrée au panthéon des Lettres, sa reconnaissance planétaire, la centaine de traductions de ses recueils, les femmes de tous âges et de toutes vertus se jetant à ses pieds (compteurs de vers).
Puis, on lui apprend là-haut que la mort autorise les rêves les plus fous.
