IN MEMORIAM PAUL DESALMAND, par DANIEL CHARNEUX

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Daniel CHARNEUX

Quand un ami parisien qui approche les huit décennies cesse de vous envoyer ses livres, vous vous dites que vous allez lui écrire. Vous continuez à lui envoyer les vôtres (bien moins nombreux que les siens), sans recevoir de réponse. Un jour, vous tapez « Paul Desalmand » sur Google et vous lisez, sur le site « Babelio » :

« Biographie : Paul Desalmand est né le 24 août 1937 à 6 h du matin et décédé le 17 Juin 2016. Il est originaire d’un village de Haute-Savoie (Arenthon). A propos de ses origines, il lui arrive de dire, paraphrasant Tchekhov : “Je suis né dans le peuple. On ne me fera pas le coup des vertus populaires.” »

Paul DESALMAND

J’ai découvert Paul Desalmand en 2001 grâce à Renaud Ambite, un excellent romancier (Sans frigo, Enfin tranquille, Thérèse m’agaçait) qui a depuis renoncé à l’écriture pour se consacrer à sa famille et à sa profession d’actuaire.

Je l’ai invité deux fois à Mons, à la maison Losseau : la première, le 26 avril 2003 (avec Renaud Ambite), le seconde le 21 avril 2007 (avec Chantal Portillo et Frédérique Deghelt).

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Je l’ai aussi rencontré à Seynod, dans sa Haute-Savoie natale, dans le cadre de l’excellent Salon de la Francophonie qu’organisait la municipalité, avec le concours de l’Organisation Internationale de la Francophonie.

En 2006, j’ai amené une classe de rhétorique à le rencontrer au « Grand Colbert », rue Vivienne à Paris, à propos de son livre Sartre et Stendhal. Un grand souvenir pour ces jeunes gens.

 

Je suis vraiment peiné d’apprendre le décès de celui qui, comme son maître Stendhal, aimait les pseudonymes : « Pablodesal », « Pablo de Montmartre »… Il habitait au 75 de la rue Caulaincourt, à deux pas du cimetière de Montmartre où, j’aime à l’imaginer, il a rejoint Dalida.

 

Il adorait les citations. J’en retrouve une, reçue de lui en août 2012 : « Je ne plonge jamais dans un roman-fleuve du premier coup, surtout en période de rentrée, j’ai trop peur de me faire emporter par les courants littéraires. » (Vincent Roca)

Ou encore ses vœux pour 2013 : « Pour vous deux une année 2013 sous le signe de Verlaine : De la douceur, de la douceur, de la douceur. »

 

Paul était ce que l’on appelle un polygraphe : une cinquantaine de livres, de la Grammaire bleue à la série des « 365 » (365 proverbes expliqués, 365 éponymes expliqués…), de Cher Stendhal, Un pari sur la gloire à Écrire est un miracle , de L’athéisme expliqué aux croyants à Sartre, Stendhal et la morale.

On lui doit aussi deux romans délicieux. Le Pilon (2006) et Les Fils d’Ariane (2009). Voici ma lecture du Pilon et le message que j’adressais à Paul après la lecture des Fils d’Ariane :

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« Dire que Paul Desalmand est un amateur de livres serait très en dessous de la vérité. Il serait plus exact de dire qu’il est amoureux des livres, dont l’univers n’a pas plus de secrets pour lui que, pour un Brillat-Savarin, celui de la gastronomie.

Il n’est donc pas surprenant qu’après plusieurs essais consacrés à Sartre ou Stendhal, au miracle d’écrire ou au petit monde de l’édition, il fasse du livre le sujet de son premier roman, Le Pilon, qui paraît en septembre [2006] aux éditions Quidam.

Belle mise en abyme, apte à séduire les amateurs de poupées russes, que ce livre dont un livre est le héros. On songe à Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino, mais alors que Calvino adopte la troisième personne pour décrire les aventures d’un livre qui se dérobe sans cesse, Desalmand donne ici la parole à l’ouvrage lui-même, un ouvrage défini dès le premier chapitre avec une précision d’entomologiste : « Je suis né le 17 juin 1983, à 16 h 37, sorti des presses de la Manutention à Mayenne. Format : 16,5 cm x 12,5 cm. Poids : 230 grammes. Nombre de pages : 224. Caractères : Garamond. Corps : 12. » Un ouvrage dont Desalmand nous livre les tribulations depuis la sortie de presse jusqu’à son départ pour l’Afrique, un continent que l’auteur connaît intimement (ce paragraphe sur les odeurs de l’Afrique…) pour y avoir enseigné durant des années.

Un roman picaresque, en somme, qui permet à Paul Desalmand de dresser une sorte d’inventaire de la société, de pénétrer partout en suivant les pérégrinations de son héros de papier, et de démontrer à nouveau son énorme savoir concernant le livre, contenant et contenu : le président du « Cac 40 » lui ressemble étrangement. « Cac 40 : le Club des Amis des Citations. Cette association n’avait qu’une dizaine de membres dont un “préposé aux menus plaisirs”. Le nombre 40 signifiait que le but était d’arriver à quarante comme à l’Académie française. »

Dans ce jeu de piste qu’il est bon de parcourir avec le flair d’un détective, on appréciera aussi les clins d’œil aux amis : Renaud Ambite, Chantal Portillo qui envoie son éditeur au pilon, sans compter « Patrick Klotz » [alias Patrick Cauvin], ou encore les citations détournées, telles, en vrac : « des hommes, sans aptitude autre que celle consistant à exploiter leurs semblables, pouvaient engloutir en un repas la nourriture de cent familles », « courons à l’Afrique en rejaillir vivant » et surtout cet extraordinaire clin d’œil à Flaubert : « C’était à Métagna, faubourg de Pézenas, dans les entrepôts d’un connard. »

Un roman truffé de détails intéressants ou de regards originaux sur le monde du livre ou des bouquinistes (la « révision », la librairie Préférences à Tulle, chasse et pêche en librairie, les réincarnations du livre,…)

Un premier roman intelligent et tendre à lire en amoureux du livre et de la vie. Un hommage à ce « vice impuni » qui est peut-être la plus belle vertu de l’être humain : la lecture. »

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Trois ans après, Paul Desalmand publiait un second roman, Les Fils d’Ariane. Je lui écrivais alors :

« Mon cher Paul,

Quelques jours après Seynod [le salon du livre francophone de Seynod, en Haute-Savoie, où nous nous étions rencontrés], je profite de ce jour de congé que nous devons à notre Seigneur JC pour te faire un compte rendu des fils d’Ariane, dont la lecture a enchanté mon voyage de retour.
D’abord, je ne crois pas que tu doives verser 50 € à quiconque : point de coquilles, bourdons ou autres bourdes.
Ensuite, j’estime ce roman bien supérieur au Pilon : tu y étais virtuose, ici, tu deviens musicien.
Pourrais-je ajouter que Le Pilon était un bon livre, alors que Les fils d’Ariane est un vrai roman?
La structure, tu le signales toi-même, évoque le Decameron, ou encore les récits cadres de ce Maupassant que tu adores où, après une journée de chasse, chaque convive y va de sa narration. Comme s’il fallait éviter le silence qui nous renverrait trop durement à nous-mêmes. L’un des principaux personnages de ton livre est la conversation, qu’il faut entretenir en permanence comme un petit feu sous peine de le voir s’étioler, mourir, et nous envahir le froid des relations artificielles, précurseur craint du froid mortuaire. Car sous leurs dehors primesautiers voire égrillards, les propos échangés par les quatre convives, deux hommes, deux femmes, cachent les blessures d’enfance, l’angoisse du vieillissement, la terreur du caveau.
Autre clin d’œil à Maupassant, les prénoms des deux frères : Pierre et Jean. Amis / ennemis, rivaux se disputant l’amour de leur mère, un amour qui, chez Maupassant aussi, frôle l’inceste (cette scène tragi-comique où Jean reçoit les aveux de sa mère).
Pierre et Jean, que précède la célèbre préface “Le Roman”. Toi aussi, tu y vas de ton cours sur le roman (comme, également, l’Édouard des Faux-Monnayeurs) : toi qui as si souvent dénoncé ces “auteurs” n’ayant d’autre sujet qu’eux-mêmes, tu sais combien il est périlleux de t’aventurer à ton tour sur cette voie de l’autobiographie. Mais là où la plupart échouent parce que : “Le plus souvent, ce n’est pas écrit”, toi, tu “écris” juste ce qu’il faut (puis-je te dire que le Pilon était parfois “trop écrit” ?)
Et tes “souvenirs d’enfance” évoquent le Marcel du “château de ma mère” davantage sans doute que celui de la “Recherche”. Oui, “quand on tire un fil de l’enfance, tout se met à revenir.” Le Garlaban de l’un, l’Arve de l’autre… dans les deux cas, d’une motte de terre naît l’universel.
Rendre ne serait-ce qu’une seule vie plus belle suffit peut-être à justifier la sienne.” C’est sans doute la justification (certains diraient la rédemption) de l’écrivain. Et s’il est, comme tu l’indiques, “une terrible et inhumaine machine à engranger”, alors, tu n’usurpes pas ce titre, ce beau nom d’écrivain. Et ton écrit n’est pas vain, cet écrit où tu donnes aux amis ce précieux conseil : dans un livre, “comme pour le vin, il faut veiller à ne pas redescendre”. Tu ne redescends pas, Paul, tu emmènes ton lecteur exactement où tu veux aller, jusqu’à cet émouvant “champ à Morel” où se nouent tous les fils de ton livre. Ariane peut dormir en paix : “Quoi de mieux que la littérature pour se laver des salissures de la vie.
Merci pour ce livre, Paul. Merci et à bientôt!

Daniel »

 

Merci pour tous ces livres, mon cher Paul. Et à bientôt, forcément…

 

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Renaud Ambite, Paul Desalmand et Daniel Charneux à Mons en 2003

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Les livres de PAUL DESALMAND sur Babelio

TANDIS QUE J’AGONISE et ABSALON, ABSALON! de WILLIAM FAULKNER – Une lecture de Daniel Charneux

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Daniel CHARNEUX
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L’épopée d’un cercueil.

En train de mourir, Addie Bundren. En train d’agoniser, la mère, pendant que son fils Cash scie une à une les planches de son cercueil. Bruit rythmé de la scie, souffle de Cash envoyant la sciure se perdre dans le monde tandis qu’elle agonise, Addie, et qu’elle vérifie parfois, trouvant la force de se redresser sur son grabat, l’état d’avancement du cercueil que le fils assemble patiemment. Semblant attendre qu’il soit prêt pour mourir. En train de crever, Addie Bundren, et puis voilà, sans transition, crevée, va savoir. Passant le cap d’un coup, ou peu à peu, va savoir. C’est vivant et puis c’est mort. Et qui sait s’il ne reste pas un peu de vivant dans un mort, un peu de femme dans le cheval, ou le poisson, la chose enfin qu’elle devient, si bien que son agonie va continuer après sa mort, va durer tout le livre, et déjà avant sans doute, comme si son agonie durait depuis toujours, comme si son agonie c’était sa vie. Car vivre, c’est se préparer à être mort. Car pour faire un nouvel être humain, il faut deux êtres humains et pour mourir il suffit d’être seul.

En train de se décomposer, Addie, enfin son corps, ses restes, tandis que les siens la conduisent à Jefferson pour l’enterrer dans sa famille, enfin sa famille d’avant, d’avant sa rencontre avec Anse, sa famille de jeune fille, avant qu’elle devienne une femme, une mère, une bête de somme en somme. Et chacun raconte une partie du voyage, quarante miles sur une charrette bringuebalante tirée par deux mules fatiguées, en plein juillet, tandis que le corps se met à sentir, se met à pourrir, que les rivières en crue effacent les ponts, mangent les gués et que les charognards tournoient dans le ciel. Chacun sa bribe, chacun son temps de parole, chacun son petit morceau de vérité sur le cortège funèbre d’Addie Bundren, sur la vie, sur la mort, sur le Sud, sur les hommes. Chacun sa goutte de vie prête à sombrer, chacun son rêve contingent, le père, Anse, et son dentier, le dentier qu’il s’achètera à Jefferson pour pouvoir remanger comme Dieu a voulu qu’un homme mange, Darl et sa folie incendiaire, Jewel et son cheval et sa susceptibilité, Cash et ses outils et sa jambe cassée, Dewey Dell et cette larve d’homme qui pousse dans son ventre, et Vardaman le petit dernier, celui qui a pêché un poisson trop grand pour lui et qui ne veut pas que Cash cloue sa maman dans cette boîte et qui profite de la nuit pour faire des trous dans le couvercle de la boîte avec la tarière de Cash, quelques trous pour qu’elle respire avant qu’on la mette dans son trou, quelques trous aussi dans la figure de sa maman car il est petit, il n’a pas réfléchi aux conséquences.

Une procession tragi-comique que regardent passer, ahuris, les fermiers croisés sur la route, en se bouchant les narines pour tenter d’oublier l’insupportable odeur que les Bundren supporteront neuf jours. Une marche funèbre aux allures d’épopée durant laquelle rien ne sera épargné aux Bundren, à leur obstination paysanne, à leur orgueil stupide, à leur calme folie, ni les inondations, ni l’incendie, ni la noyade des mules, ni la gangrène qui s’attaque à la jambe brisée de Cash. Comme si le Bon Dieu était devenu méchant. Comme si leur volonté de faire la volonté d’Addie était mise à l’épreuve. Par la vie. Une vie qui n’a pas à être facile et qu’il faut accepter telle car nous n’avons rien d’autre. Et que tout ça, au fond, ça doit avoir un sens. Non ?

WILLIAM FAULKNER, Tandis que j’agonise, Folio n° 307

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« Une atroce et sanglante mésaventure humaine ».

«Demain, puis demain, puis demain glisse ainsi à petits pas jusqu’à la dernière syllabe que le temps écrit dans son livre. Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi! Éteins-toi!, court flambeau! La vie n’est qu’une ombre errante, un pauvre comédien qui se pavane et se lamente pendant son heure sur le théâtre et qu’après on n’entend plus. C’est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.»

« Le bruit et la fureur »… la dette de Faulkner envers Shakespeare apparaît dans le titre de l’un de ses plus grands romans, emprunté à cet extrait de « Macbeth » (Acte V scène V) où s’exprime le désespoir du roi usurpateur qui vient d’apprendre la mort de sa femme.

L’influence shakespearienne est également patente dans « Absalon ! Absalon ! », et notamment cet inoubliable triple « demain » : « toutes les voix, les murmures de demain demain et demain, une fois passé le moment de la fureur ». L’homme égaré dans le temps, maillon illusoire d’une chaîne qui le joint inexorablement à ses ancêtres, à ses descendants, mais qui n’est au bout du compte qu’une chaîne de poussière.

Et puis, cette désespérance shakespearienne, ce « nonsense » qui éclate presque à chaque page devant l’inéluctabilité du malheur et la fragilité de l’existence humaine, mais nulle part peut-être mieux que dans cet extrait : « On laisse si peu de trace, voyez-vous. On naît, on essaye ceci ou cela mais on ne sait pas pourquoi on continue de l’essayer ; on naît en même temps qu’un tas d’autres gens, absolument embrouillé avec eux, comme si on était forcé, comme si on était obligé de faire mouvoir avec des ficelles ses bras et ses jambes, mais que les mêmes ficelles fussent attachées à tous les autres bras, à toutes les autres jambes, à tous les autres qui essayent également mais ne savent pas non plus pourquoi, si ce n’est que toutes les ficelles s’entrecroisent, comme si cinq ou six personnes essayaient de tisser un tapis sur le même métier, mais que chacune d’elle voulût tisser sur le tapis son propre dessin ; et cela ne peut pas avoir d’importance, vous le savez, ou bien Ceux qui ont installé le métier à tisser auraient un peu mieux arrangé les choses, et pourtant cela doit avoir de l’importance, puisque l’on continue à essayer, ou que l’on est obligé de continuer, et puis, tout à coup, tout est fini et tout ce qui vous reste c’est un bloc de pierre avec quelque chose de griffonné dessus, en admettant qu’il y ait quelqu’un qui se souvienne ou qui ait le temps de faire ériger un monument et d’y faire graver quelque chose, et il pleut dessus, le soleil brille dessus, et, au bout d’un peu de temps, on ne se rappelle plus ni le nom ni ce que les choses gravées tentent de raconter, et cela n’a pas d’importance. »

Non, cela n’a pas d’importance, du moins nous cherchons tous à nous en persuader, car la vie est une machine à transformer ce qui doit être en ce qui est, ce qui devait être en ce qui fut, et nous n’y pouvons rien. Et nous nous accrochons à nos rêves « car il y a cet aurait-dû-être qui est l’unique rocher où nous nous cramponnons au-dessus du maelström de l’insupportable réalité ». Nous nous accrochons comme Thomas Sutpen s’accroche à son désir, à son unique désir : avoir une descendance masculine. Pour que continue son nom. Pour que survive sa race. Et cela lui sera refusé car cela devait être – et la machine infernale du Destin à la grecque éclate à chaque instant dans cette « atroce et sanglante mésaventure humaine », mais il ne peut en être autrement car « Ceux qui ont installé le métier à tisser » sont toujours plus forts que ces misérables tisserands que nous sommes.

Tissu aussi que ce texte, que cette narration où s’entrecroisent les voix, Rosa Coldfield racontant à Quentin ces bribes d’une histoire telle qu’elle les a perçues ; M. Compson, le grand-père de Quentin (unique ami de Thomas Sutpen), comblant les trous d’après les confidences du principal protagoniste et permettant à Quentin de transmettre à son tour ce conte plein de bruit et de fureur à son ami Shreve ; Quentin et Shreve devinant parfois les bribes, reconstituant les pièces manquantes du puzzle, rapiéçant le tissu chamarré, rapiécé, chatoyant, usé, restaurant ou inventant cette parodie de tragédie sur fond de guerre de Sécession, cette anatomie d’une vengeance, cette épopée biblique transférée dans le comté d’Yoknapatawpha. Quentin et Shreve devenant tour à tour Henry Sutpen et Charles Bon, ou les deux ensemble, comme le lecteur devient à son tour Charles, Henry, Quentin, Shreve ou Thomas.

« Absalon ! Absalon ! » : le titre, jamais expliqué dans le texte, en constitue pourtant la clé de voûte. Faulkner a en effet transféré à ce comté d’Yoknapatawpha dont il se dit « Unique Possesseur & Propriétaire », de larges extraits de la Bible (du livre de Samuel). David, le berger devenu roi, prend les traits de Thomas Sutpen ; son fils aîné Amnon, qui tombe amoureux de sa demi-sœur Tamar, est Charles Bon, fils que Thomas Sutpen a d’un premier mariage et qui convoite sa demi-sœur Judith ; pour empêcher l’inceste, Absalon, le cadet, tue Amnon comme Henry tue Charles Bon. Quant à l’exclamation « Absalon ! Absalon ! », elle est prononcée par le vieux David quand il apprend la mort de son fils. Dans le roman de Faulkner, elle évoque sans doute l’amertume du vieux Thomas Sutpen devant la perte (la mort symbolique) de son fils Henry devenu impropre à ses espoirs de descendance suite à son geste fratricide.

Un roman qui ne s’offre pas immédiatement : il m’a attendu longtemps sur une étagère avant que je m’en imprègne comme d’un parfum de glycine, cette glycine qu’il a en commun (« Il était une fois un été de glycine ») avec « Histoire » de Claude Simon ; avant que je me laisse emporter (de nouveau comme pour « Histoire ») par ces phrases sinueuses, serpentines dont le venin éveille plutôt que d’endormir. Dont le venin éveille à une jouissance plutôt qu’à un plaisir, pour reprendre la distinction de Barthes.

Un roman foisonnant dont la force naît aussi des multiples tensions qui le charpentent : entre Nord et Sud, entre désirs et réalité, entre noirs et blancs, entre hommes et femmes, entre bergers et rois, entre pères et fils, entre frères, entre insectes, entre atomes. Jusqu’à ce que tout se résolve en « un bloc de pierre avec quelque chose de griffonné dessus » ou, pourquoi pas, un bloc de papier avec quelque chose de griffonné dessus, ce bloc de papier qui n’attend plus que le bon vouloir d’un lecteur pour exister encore un peu.

William Faulkner, Absalon, Absalon !, Gallimard, L’Imaginaire

William FAULKNER chez Gallimard 

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LES BLANCS PAINS de FRANÇOISE LISON-LEROY & DIANE DELAFONTAINE (Esperluette) – Une lecture de Daniel Charneux

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Daniel CHARNEUX

L’histoire raflée sur la ligne du temps.

« Faire ses blancs pains, c’est pétrir le drap du lit afin de préparer une offrande pour l’au-delà. On utilisait cette expression au Pays des Collines, quand ce geste annonçait que la mort était proche. »
« Les blancs pains », c’est aussi le titre du nouveau recueil de Françoise Lison-Leroy illustré de belle manière par Diane Delafontaine.

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Blancs pains et vers blancs. Le mélodieux alexandrin se cache souvent dans les 47 brefs poèmes en prose qui constituent le recueil, en trois sections (15, 17, 15) :
« Il te reste un crayon trouvé dans l’atelier.
Ce que tu sais de nous renaît entre tes lignes.
Elle est ce moineau vif aux yeux noyés de songes. »

Qui écrit ? Françoise ou la jeune Tantine morte à deux ans ? Un dialogue, sans doute. Une dictée partagée : « Tu nous lègues l’histoire raflée sur la ligne du temps. Je la recueille aujourd’hui, entre mille lignes déjà écloses. »

Dans toutes ces pages sourd la profonde tendresse de l’auteure pour « Tantine », la petite sœur du père et de l’oncle, dernière arrivée, partie la première : « Petite tante. Tu me devances à grands pas, car ta course est légère. Je fais halte en ce siècle qui convoque ma présence. Je lâcherai prise à mon tour, léguant le crayon à d’autres mains fugueuses. Tout ce qui est écrit s’immisce dans la fresque, témoin de l’échappée. Il fait clair. »

« Il y a toujours un matin qui survient, […] on le voit jeter l’ancre vers nos rives. » Jeter l’ancre et l’encre. Si peu d’encre, pour une si petite vie. Faire vivre encore, à travers la mort qui n’existe pas, à travers les « siècles fondateurs, […] dans l’impériale avancée. »

Mystère de la petite morte, aux yeux des grands : « tes frères rentraient de l’école. On les envoya jouer dans l’étable. » Les grands frères qui croîtront et se multiplieront : « Je suis l’une d’entre eux. Enfant de ton frère, héritière de ta chevelure, à défaut de porter ton prénom. »

Paradoxe : la petite de deux ans est partie depuis huit décennies laissant les siens poursuivre la lignée : « Nous sommes de vieux enfants inscrits dans la course du monde. » Écrire, c’est probablement dire cela : « tu as eu lieu ». Oui, Tantine, Françoise t’a trouvée, elle t’a rendu la vie l’espace de quelques mots et la voilà comme nous « à l’autre bout du livre », confiant les mots de l’enfant à ceux de sa cordée.
Que pouvons-nous, sinon contempler en silence ?

Françoise Lison-Leroy, « Les blancs pains »¸ illustrations de Diane Delafontaine, &esperluète éditions, 2018, ISBN 978-2-35984-106-0 

Le livre sur le site de l’éditeur

 

LES FIANÇAILLES DE M. HIRE de GEORGES SIMENON – Une lecture de Daniel Charneux

 

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Daniel CHARNEUX

Le sacrifice de l’innocent

Un des premiers « romans-romans » de Simenon (1930) et déjà un chef-d’oeuvre!
En ces temps d’idolâtrie et de médiatisation, il faut relire Simenon pour ce qu’il est, pour ce qu’il a toujours voulu être : un romancier. Un artisan du roman. Un raconteur d’histoires.

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Monsieur Hire. Hirovitch. Un Juif russe ou polonais. L’un de ces errants rencontrés par Georges grâce à une mère qui, par peur de « manquer », louait des chambres à des étudiants étrangers.
Monsieur Hire. Sa chair trop grasse, sa peau trop blanche, cette ridicule façon de courir en canard, à petits pas, pour attraper son tramway.
Monsieur Hire et Alice, la servante aux gros seins, aux aisselles rousses, qui se déshabille avec impudeur, à la fenête d’en face.
Et la concierge qui pleure, qui crie, qui gifle ses enfants.
Et cette femme qu’on a retrouvée morte. Saignée comme une bête, dans le terrain vague d’à côté.
Il suffit d’une serviette tachée de sang, aperçue par l’entrebâillement d’une porte, pour que la concierge soupçonne Monsieur Hire. Et, de soupçon en dénonciation, qu’elle remette en scène le sacrifice de l’innocent, avec trahison, foule écoeurante de méchanceté antisémite, mains lavées du sang du juste, mains du juste, enfin, ouvertes sur des traces de sang rouge…
Monsieur Hire qui avait écrit une lettre à Alice où il lui disait « Je vous aime ». Monsieur Hire qui lui avait acheté une bague de fiançailles. Monsieur Hire qui y avait cru. Qui avait eu le tort d’y croire.
Et ce langage degré zéro où ressortent sur le tissu banal quelques phrases à faire rêver les amoureux du « beau style » : « Pendant qu’elle se déshabillait en quelques mouvements que l’habitude rendait hiératiques et qui la sculptaient peu à peu jusqu’au moment où s’abattait sur elle la chemise de nuit blanche, la servante évitait d’exposer son visage au regard invisible des trois papiers gris. »
Un livre coup de poing en forme de prophétie. Le nazisme n’est pas loin. 1930. De tristes fiançailles…

Tout Simenon, un site consacré à Georges Simenon

Le blog de Daniel Charneux

Deux adaptations cinématographiques

Panique de Julien Duvivier (1946)

Monsieur Hire de Patrice Leconte (1989)