Le TOP 5 de LUCIA SANTORO

1. VERNON SUBUTEX de Virginie DESPENTES, Grasset

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2. GUERRE ET TÉREBENTHINE de Stefan HERTMANS, Gallimard

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3. LE SERMON DE LA CHUTE DE ROME de Jérôme FERRARI, Actes Sud

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4. LE DIEU DES PIERRES de Lorenzo CAROLA, Editions Traverse

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5. LOST EGO de François DE SMET, P.U.F.

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LIEN vers LES LECTURES de LUCIA SANTORO pour LES BELLES PHRASES

Lucia Santoro sur le Réseau des Bibliothèques de la Ville de Soignies

LISEZ BELGE… : TUTTI CADAVERI d’ÉRIC BROGNIET, une lecture de Lucia SANTORO

Tutti Cadaveri d’Eric Brogniet fait partie de ces œuvres qui ne peuvent que résonner dans ce qu’il reste de mémoire collective. Le texte est court, dense, puissant. L’auteur y mêle le poème et le récit et cette matière en fusion est dédiée à la catastrophe minière du Bois du Cazier, survenue le 8 août 1956.

De ces 262 mineurs descendus dans les Enfers du Pays Noir, il ne reste que le souvenir de 262 personnes asphyxiées et brûlées, de 262 cadavres belges (flamands et wallons), italiens, polonais, grecs, etc.

De ces bras débarqués en gare de Charleroi « avec leur seule valise ficelée sur quelques effets personnels », de ces hommes, de ces pères de famille, de ces enfants, ont été retrouvés des habits qui « se balançaient au plafond de la salle dite des « pendus » et des photos, parfois.

« & l’on peut voir la photo de ces hommes dont les deux plus jeunes avaient 14 ans et la plupart entre vingt et trente ans dans une petite salle du Bois du Cazier que l’on a transformée en mémorial derrière le puits de descente par lequel ils se sont engouffrés par un jour clair & beau & chaud de l’été de 1956 ».

Après les horreurs de la guerre, c’était le temps de la reconstruction, des accords marchands, de la production et des petits arrangements.

En 1956, « les exploitants savent qu’elle n’en a plus pour longtemps à produire le précieux combustible ». À leurs yeux, il n’était donc plus nécessaire d’investir dans l’équipement et les procédures de sécurité, avec les conséquences que l’on connaît. Rien que du tragiquement classique. C’était avant que le grisou ne s’en mêle…

À ce jour, Eric Brogniet a publié une vingtaine de recueils de poésie et a été élu en 2010 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

Tutti Cadaveri est édité chez L’Arbre à paroles en version bilingue français-italien. Le texte a été traduit par Rio Di Maria et Cristiana Panella. La couverture est illustrée par le peintre Daniel Pelletti.

Lucia Santoro

Éric BROGNIET, Tutti Cadaveri, Editions L’Arbre à paroles, 2017

Le livre sur le site de La Maison de la Poésie d’Amay

ÉRIC BROGNIET  sur le site de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique

Le site du BOIS DU CAZIER 

GUERRE ET TÉRÉBENTHINE de STEFAN HERTMANS

par LUCIA SANTORO

 

9782070146338Pendant plus de 30 ans, Stefan Hertmans a conservé sans les ouvrir les deux cahiers où son grand-père a consigné ses souvenirs.

« Je gardais les cahiers fermés, alors que je savais que ce récit exceptionnellement bien documenté avait sa place dans les archives de la Première Guerre mondiale – autrement dit, que par ma scandaleuse indolence , je recelais de surcroît un témoignage direct saisissant , qui aurait dû entrer dans le domaine public. »

Le premier cahier contient les écrits d’une jeunesse « misérable » à Gand, avant 1900, ainsi qu’une partie de ses souvenirs de la Grande Guerre. Le second cahier reprend l’histoire d’Urbain là où s’arrêtait le premier, au beau milieu de l’année 1916.

Comment écrire sans trahir ? C’est tout l’enjeu de ce récit ambitieux qui, outre l’hommage rendu à une grande figure familiale, tente de réconcilier le militaire que fut Urbain Martien et l’artiste qu’il aurait voulu être.

« Ce travail me confrontait à la douloureuse réalité de toute œuvre littéraire : je devais d’abord me guérir de l’histoire authentique, la libérer, avant de pouvoir la retrouver à ma manière. »

 

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Stefan Hertmans

 

Stefan Hertmans découpe son récit en trois parties distinctes. La première est consacrée au processus d’écriture de l’auteur et à la jeunesse difficile de son grand-père, aîné d’une famille désargentée de cinq enfants dont le père, Franciscus, restaurait avec talent les fresques fatiguées des églises sous le regard admiratif de son premier fils. Urbain héritera de lui un profond intérêt pour la peinture.

La deuxième partie constitue un volet sanguinaire. La parole est laissée au soldat de la Grande Guerre, lequel raconte dans une pléthore de détails les horreurs, les traumatismes et les humiliations mais aussi l’amitié, le courage et les valeurs militaires. Le tout offre un contraste saisissant entre « le sublime et la mort ». Dans les tranchées, le temps s’arrête pour ces jeunes gens sans âge et la monotonie s’installe : « Vieux avant l’heure, nous nous comportons comme des enfants fatalistes, enfermés, obtus, indifférents à la vie et à la mort. »

La troisième partie fait référence à la vie maritale d’Urbain Martien fondée, tout comme sa vie militaire, sur un certain sens du devoir. La peinture, qu’il exerce sans génie, lui permettra de ranimer quelque peu son amour perdu.

À travers l’histoire de son grand-père, Stefan Hertmans met magnifiquement en perspective la Flandre du début du 20siècle, à grand renfort de références à l’art, flamand principalement. En retournant un siècle plus tard sur ces  lieux qui « ne sont pas qu’un espace » mais qui « sont aussi associés à une époque », Hertmans interroge la cruauté du changement perpétuel :

« Même une poignée du sable froid et sale d’un sentier forestier ne me permet pas d’établir une forme de contact avec ce qui s’est passé autrefois.»      

Outre ses cahiers, Urbain Martien a légué à son petit-fils le sens merveilleux du détail et de l’émerveillement. Guerre et Térébenthine est le brillant aboutissement de cette transmission.

 

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Le livre sur le site de Gallimard

 

Disponible aussi en Folio 

 

En savoir plus sur Stefan Hertmans, écrivain belge néerlandophone né à Gand en 1951.

 

VERNON SUBUTEX de VIRGINIE DESPENTES

par LUCIA SANTORO

 

9782253087663-001-T.jpeg?itok=4-H5U69yDisquaire depuis plusieurs années, Vernon Subutex est contraint de mettre la clef sous la porte de son magasin. A plus de quarante ans, il ne sait dans quel domaine se reconvertir et s’apprête à affronter difficilement les années de disettes professionnelle et alimentaire. 

Depuis la débâcle du commerce de Vernon, Alex Bleach, chanteur à succès, lui a toujours glissé quelques billets pour éviter à son ami des ennuis financiers. Aussi, quand le généreux jeune homme décède, les difficultés de Vernon ne tardent pas à s’accumuler. Sa situation se complique douloureusement lorsqu’il est expulsé de l’appartement qu’il loue…

Ça s’est produit, petit à petit, il s’est mentalement paralysé – il y a de plus en plus de tâches relativement simples à accomplir et dont in ne parvient plus à s’acquitter. 

Commencent alors les pérégrinations obligées d’un homme entre deux âges dont rien ne laissait jusque-là présager la déchéance. Vernon vivotera quelques temps, hébergé par des connaissances qui ne désirent cependant pas s’encombrer durablement d’un sans domicile fixe, bientôt sans-abri…

Eliminer son prochain est la règle d’or de jeux dont on les a gavés au biberon.

S’il fallait choisir un seul roman illustrant parfaitement les années qui suivent la crise de 2008 en Europe et plus précisément en France, ce serait celui-là : Vernon Subutex, décliné en trilogie.Virginie-Despentes-prefere-le-Goncourt-au-Femina.jpg

Virginie Despentes y examine sans complaisance et avec humour une société française où « le mépris se transmet aussi facilement qu’une gale » et une époque qui « plébiscite la brutalité ». Paris, avec ses taux de précarité et de violence exponentiels, est une toile de fond idéale. La Ville Lumière perd en éclat tandis que l’insouciance des jeunes années se délite.

Autour de la trentaine, les choses commencent à perdre en éclat, qu’on soit précaire ou mégastar, ça ne va en s’arrangeant pour personne. La différence, c’est que pour ceux qui ne montent pas dans le train du succès, il n’y a aucune compensation.

L’auteur de 48 ans s’intéresse spécialement à la génération X, à laquelle elle appartient. Ce premier volet est construit en mosaïque, autour de nombreux personnages appartenant à des couches sociales variées et soumis aux addictions les plus diverses. Derrière cette impression d’anticonformisme voire de marginalité, le lecteur relèvera peut-être au contraire des indices d’un conformisme concentré, et notamment ceux de l’égocentrisme et de l’individualisme.

Et cette antienne illusoire, qui donne le ton de la lente et inexorable disparition d’une certaine civilisation cacochyme : « C’est le troisième millénaire, tout est permis.»

Avec ce premier tome de Vernon Subutex, Virginie Despentes a reçu les Prix Anaïs-Nin, Landerneau et La Coupole 2015.

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Le livre sur le site des Éditions Grasset

Les livres de Virginie Despentes chez Grasset

 

CADRES NOIRS de PIERRE LEMAITRE

par Lucia SANTORO

 

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Alain Delambre est « cadre au chômage » depuis quatre ans. A cinquante-sept ans, son âge le disqualifie systématiquement mais malgré les déconvenues, il persiste à chercher de l’emploi dans son secteur : Alain Delambre est directeur aux ressources humaines.

   « Depuis quatre ans qu’on se connait, forcément, je considère mon conseiller de Pôle emploi comme l’un de mes proches. Il m’a dit récemment avec une sorte d’admiration dans la voix, que j’étais un exemple. Ce qu’il veut dire, c’est que j’ai renoncé à l’idée de trouver du travail, mais que je n’ai pas renoncé à en chercher. »

   En attendant, pour « arrondir les fins de mois » et accessoirement pour ne pas contrarier Pôle emploi, il effectue des boulots alimentaires mal payés et temporaires où exploitation rime avec humiliation.

   « En quatre ans, à mesure que mes revenus se sont liquéfiés, mon état d’esprit est passé de l’incrédulité au doute, puis à la culpabilité, et enfin au sentiment d’injustice. Aujourd’hui, je me sens en colère. Ca n’est pas un sentiment très positif ça, la colère. Quand j’arrive aux Messageries, que je vois le sourcil broussailleux de Mehmet, la longue silhouette chancelante de Charles et que je pense à tout ce que j’ai dû traverser jusqu’ici, une colère terrible se met à gronder en moi. Il ne faut surtout pas que je pense aux années qui m’attendent, aux points de retraite qui vont me manquer, aux allocations qui s’amenuisent, à l’accablement qui nous saisit parfois, Nicole et moi. Il ne faut pas que je pense à ça parce que malgré ma sciatique, je me sens des humeurs de terroriste. »

   La coupe est pleine lorsqu’il se fait proprement « botter le cul » par son supérieur immédiat. Alain réplique violemment, à la suite de quoi il est licencié pour faute grave et attaqué en justice. À sa situation déjà précaire s’ajoute un procès…

   Une opportunité professionnelle apparaît enfin lorsqu’un employeur potentiel retient sa candidature pour un poste de cadre. Alain est prêt à tout pour obtenir cet emploi, même à emprunter de l’argent ou à participer à l’ultime épreuve de recrutement : un jeu de rôle sous la forme d’une prise d’otages qui va très mal tourner…

 

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Pierre Lemaitre

 

   Pierre Lemaitre a été récompensé du Prix Goncourt en 2013 avec son roman picaresque Au revoir là-hautCadres noirs précède l’ouvrage primé et constitue un excellent thriller social, inspiré d’un fait divers survenu en 2005 à France Télévision Publicité.

   L’auteur y déconstruit avec finesse un système de management coercitif et écrasant qui nous apparait d’autant plus cruel que le directeur des ressources humaines Alain Delambre n’échappe pas à la machine implacable qu’il a alimentée avec professionnalisme et enthousiasme. Son pire ennemi est l’espoir : « L’espoir est une saloperie inventée par Lucifer pour que les hommes acceptent leur condition avec patience ».

   Pierre Lemaitre donne une vision perspicace du monde du travail, des entreprises et du management. Il n’hésite pas à s’appuyer sur ses auteurs de références, qu’ils soient écrivains ou philosophes, et ce de Proust à Bergson en passant par Kant et Céline. Aussi, il fait de son héros un être abîmé et pleinement conscient, à la fois de sa faillite personnelle, mais aussi de la supercherie générale, qu’elle soit privée ou institutionnalisée.

   Enfin, l’intérêt du roman ne réside pas dans le fait que « l’arroseur se trouve être arrosé » mais bien dans le jeu de dupes qui se joue d’un bout à l’autre du récit puisqu’Alain Delambre connaît parfaitement les stratégies du management. Manipulera bien qui manipulera le dernier…

 

Cadres-noirs.jpgLe livre sur le site de Calmann-Levy

Le livre sur le site du Livre de Poche

D’AILLEURS, LES POISSONS N’ONT PAS DE PIEDS de JÓN KALMAN STEFÁNSSON

par Lucia SANTORO

 

9782070145959Éditeur installé au Danemark à la suite de son divorce, Ari revient en Islande après plusieurs années d’absence. Un colis plein de souvenirs, envoyé par son père malade, le pousse à revenir dans la localité où il a passé son enfance, réputée pour être « l’endroit le plus noir du pays ». À Keflavik, il paraît que « nulle part ailleurs en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort. »

La nostalgie et un sentiment de culpabilité assaillent Ari qui a de plus l’impression d’avoir donné une mauvaise direction à sa vie, ou du moins d’avoir échoué jusque-là dans la quête universelle du bonheur. « Une seule chance nous est offerte d’être heureux. Comment la mettre à profit. »

Le moment est venu pour lui d’affronter ses démons et un passé qui lui fournira peut-être des réponses à ses questions. Le narrateur convoque l’histoire de trois générations qui aidera Ari à changer sa perception des événements…

« Nos rêves ne sont qu’illusions et fuite, ils ne sont que la preuve de notre incapacité à regarder la réalité en face. »

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds. Voilà un intitulé qui paraît bien étrange pour ce roman introspectif venu du Nord écrit par Jón Kalman Stefánsson. L’auteur est certes romancier mais aussi poète, ce qui est rappelé à chaque phrase au lecteur. Les métaphores sont choisies tandis que la langue est impétueuse et âpre, semblable à cette Islande qui abrite « les montagnes colériques »« le vent impitoyable, le froid glacial et désespérant ».

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Jón Kalman Stefánsson 

 

Stefánsson raconte le temps qui passe et ses métamorphoses. Le récit est ainsi traversé par les cris de nouveau-nés, par les premiers émois, la fin d’un mariage ou encore par le dernier souffle. « Le monde est un perpétuel changement, il n’en existe aucune version qui fasse autorité, nous ignorons d’ailleurs comment Dieu lui-même l’envisage, ne saurions dire quelle est, à ses yeux, la forme des montagnes ; sont-elles des plantes violettes ou des roses immémoriales, ses yeux voient sans doute le réel autrement que les nôtres, peut-être que vus du ciel, les séquoias de la côte ouest des États-Unis sont des anges de taille démesurée. Et certains événements changent tout, notre regard, notre vision, nos perceptions – la façon dont nous écoutons…»

Et le changement de nos perceptions peut également transformer le sens donné jusque-là à un événement…. Ainsi en est-il pour le chagrin : « Celui qui ne ressent aucune souffrance et n’est pas bouleversé face à la vie a le cœur froid et n’a jamais vécu – voilà pourquoi vous devez être reconnaissant de verser ces larmes. »

Le roman est pénétré de souffrances secrètes, indicibles mais universelles, d’une quête de sens face à une certaine absurdité du monde.

 « Souvenez-vous tout comme moi que l’homme doit avoir deux choses s’il veut parvenir à soulever ce poids, à marcher la tête haute, à préserver l’étincelle qui habite son regard, la constance de son cœur, la musique de son sang – des reins solides et des larmes. »

 

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Le livre sur le site des Éditions Gallimard

Les ouvrages de JÓN KALMAN STEFÁNSSON chez Gallimard

Le livre sur le site de Folio

LA MÉMOIRE EST UNE CHIENNE INDOCILE de ELLIOT PERLMAN

par LUCIA SANTORO

 

la-me%CC%81moire-perlman.jpgAlors qu’il est en probation dans un hôpital, un jeune Noir du Bronx se lie d’amitié avec un patient, survivant d’Auschwitz. Monsieur Mandelbrot raconte à Lamont Williams le soulèvement du Sonderkommando, lequel était constitué de prisonniers forcés de participer au processus d’extermination.

Parallèlement, alors qu’il cherche la preuve que des Afro-Américains ont participé à la libération des camps, Adam Zignelik, professeur d’histoire en sursis à l’Université de Columbia, exhume un document sans précédent : les premiers témoignages sonores des rescapés de l’Holocauste.

Plusieurs récits et une multiplicité de personnages s’entrecroisent. S’ils ne se connaissent pas, ils sont tous reliés par un événement, un lieu, une personne ou un passé commun. Chacun constitue un fil de la trame.

Si l’Holocauste est une marque d’infamie pour l’Europe, il n’est dans l’histoire américaine qu’un épisode, une anecdote parmi d’autres. La lutte pour les droits civiques, par contre, c’est une autre histoire… Le lien qu’Eliot Perlman fait entre le génocide juif et la lutte pour les droits civiques est salvateur. Le message est clair : se méfier de l’histoire unique et être unis dans la lutte pour plus de justice sociale.

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Elliot Perlman

 « La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laissera ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire. C’est drôle, parfois, ce qu’on peut se rappeler ».

A l’heure où « le grand progrès du 20e siècle est le stockage », le travail de mémoire devrait-il s’imposer ou être rendu plus aisé ? A quels enjeux répond-il ? Que nous apprend cette mémoire impérieuse, parfois fantasque, parfois traîtresse ?

L’auteur australien entraîne le lecteur dans un chavirant kaléidoscope et le projette dans un large spectre spatio-temporel : de Cracovie à Auschwitz, en passant par les ghettos de Varsovie, New-York et Chicago, avec aussi un retour à Melbourne. Même s’il souffre de quelques longueurs, ce formidable récit s’interroge sur la résilience, la transmission d’une mémoire et d’une langue, l’indicible et l’innommable.

 « Dites à tout le monde, ce qui s’est passé ici, dites à tout le monde ce qui s’est passé ici, dites à tout le monde ... »

Le livre sur le site de 10/18

Elliot Perlman sur le site des Éditions Robert Laffont

MERCI de ZIDROU & MONIN

par LUCIA SANTORO

 

album-cover-large-24444.jpgLa jeune et impétueuse Merci Zylberajch a orné une façade de tags injurieux. Condamnée à cent cinquante heures de travaux d’intérêt général par un juge d’application des peines quelque peu extravagant, elle devra développer un projet durable en faveur des adolescents de la commune de Bredenne, et ce en collaboration avec ses élus communaux.

Il  convient en effet d’admettre que les adolescents sont désœuvrés et livrés à eux-mêmes dans cette petite ville où rien n’est prévu pour eux.

D’abord réticente, Merci se découvre un intérêt inattendu pour sa ville et pour l’un de ses éminents habitants, le poète Maurice Cheneval. C’est ainsi que la jeune fille fera ses premiers pas en politique et en poésie, étrange mariage s’il en est… Photo_2153.jpg

Zidrou fourmille d’idées. Sa bibliographie est révélatrice de sa luxuriante imagination. Apprécié pour ses histoires courtes et ses séries désopilantes telles que L’Elève Ducobu ou Tamara, Zidrou excelle également dans des scénarios plus longs. Merci fait partie de ces récits aboutis et sensibles. Le scénariste nous gratifie ici d’un album politiquement incongru invitant le lecteur à considérer l’engagement citoyen en vers et contre tout.110366806.jpg

Zidrou s’est associé avec Arno Monin pour le dessin et les couleurs. Celui-ci s’était déjà distingué avec les remarquables l’Enfant maudit et l’Envolée sauvage. Les deux signent un album clair, coloré et engagé. Tout un poème…

ZIDROU et MONIN, Arno. Merci. Paris : Bamboo, 2014. (Grand Angle). 64 p.

Le livre sur le site de l’éditeur

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MÉMOIRE DE FILLE d’ANNIE ERNAUX

par LUCIA SANTORO

 

ob_f3b61a_ectac-memoire-de-fille-pae-annie-ernau.jpg« Il y aura forcément un dernier livre, comme il y a un dernier amant, un dernier printemps, mais aucun signe pour le savoir ».

Le dernier livre d’Annie Ernaux sera-t-il Mémoire de fille ? Cette question s’impose avec force à l’auteur qui vient de fêter ses 76 ans tandis que la nécessité se fait sentir depuis plusieurs années d’écrire sur « la fille de 58 » dont le souvenir la tourmente.

Voilà plusieurs années qu’Annie Ernaux tente d’oublier ce pan embarrassant de l’histoire de la jeune femme qu’elle a été. Elle nous le livre ici sans fard avec la distance qui lui est coutumière, laquelle donne toute sa puissance à ses récits. Une note d’intention retrouvée dans ses papiers explique sa démarche : « explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ».

Mais par quel bout prendre ce récit, peut-être l’ultime, qui macère dans les recoins de sa mémoire et de ses carnets intimes ?

« Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été ». C’est donc saisir sans complaisance les aspérités et la brutalité juvénile d’Annie D. car « tout en elle est désir et orgueil ».

Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux replonge dans l’été 1958. C’est à la colonie de S. qu’elle passera sa première nuit avec un homme. Cette expérience bouleversante restera longtemps marquée dans la chair et le sang et aura pour conséquence collatérale de voir s’éteindre les ambitions scolaires de la jeune femme.

Alors que nous sommes dix ans avant la libération sexuelle, « avoir reçu les clefs pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer ». A 18 ans, Annie D. connaît l’amour, l’impudeur, la flétrissure et l’exclusion mais elle est « fière de ce qu’elle a vécu, tenant pour négligeable les avanies et les insultes ».

A partir de cette nuit et les deux années qui suivront, une expérience et un savoir nouveau sont acquis qui donneront un grand livre quelque 50 ans plus tard. Annie Ernaux écrit à partir de photos, de lettres écrites à ses amies et d’une mémoire implacable. Mémoire de fille est « en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive ». Une vie, une œuvre.

Le livre sur le site des Editions Gallimard

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A CÔTÉ DU SENTIER de DANIEL SIMON (Éditions M.E.O.)

Par Lucia SANTORO

 

a-cc3b4tc3a9-du-sentier-de-daniel-simon.jpg?w=600Daniel SIMON a une prédilection pour les récits courts et enlevés, les poèmes en prose. L’homme écrit juste. Son style méditatif et poétique, puissant et ramassé, laisse pantelant. Exigeant, il s’emploie à esquiver la littéralité du récit, lui préfère la parabole et la poésie.

Le titre poétique de ce nouveau recueil est tiré de l’une des dix-neuf nouvelles qui le compose. À marcher « à côté du sentier », nul ne risque de se perdre tandis que, marginal d’occasion, il a l’impression trompeuse de sortir de sa zone de confort et de partir à l’aventure. Pourtant, jamais il n’aura quitté le sentier des yeux. Certains, comme Julia, décident un beau jour d’en frayer un nouveau. L’égarement sera, peut-être, source de renaissance. Mais où diable mène-t-il ce chemin si étroit ? Quelques-uns en seront chassés et condamnés à l’errance. La révolte des Canuts n’aura plus lieu…

Le regard de Daniel Simon est mélancolique, féroce et sans concession. Lui, qui s’est nourri des espérances de l’après-mai 68, est un observateur perspicace d’un monde en mutation et en recul social. Il se saisit de l’instant, le transforme à sa façon. Aussi, le trou laissé par une dent, prémisses du manque, lui évoque le début d’une déchéance physique et morale. La crise de 2008 lui inspire un texte fécal et d’une cruelle lucidité tandis que, au beau milieu du sentier, il y a Désiré, enfant frappé de cécité aux yeux desquels ses copains veulent pourtant exister.daniel-simon-3.jpg

Chaque page est imprégnée du désir de prendre chair, d’être vu et reconnu, et du besoin de laisser des traces pour mieux combattre l’inanité d’une vie. Chaque texte est traversé par le sentiment illusoire de liberté tandis que l’ennui, qui rend capable du meilleur comme du pire, est prégnant et englue le lecteur. Celui-ci reconnaît également la sensation d’angoisse intrinsèquement liée à toute transition d’une civilisation qui change ou qui se meurt. Après nous, le déluge ? Un sentiment de déjà-vu résonne. On sait ce qu’il adviendra puisqu’on l’a déjà vécu…

La lecture d’À côté du sentier est un délicieux exercice de défragmentation. En dépit de leur remarquable concision, les récits sont si féconds qu’ils invitent le lecteur avide à réfréner son désir et à morceler sa lecture. A côté du sentier est un peu comme la poussière d’étoiles : brillante, subtile et précieuse. Lisez, lisez, il en restera toujours quelque chose.

À côté du sentier est publié aux éditions M.E.O.

Le précédent recueil de Daniel SIMON, Ne trouves-tu pas que le temps change ?, a obtenu le prix Gauchez-Philippot en 2012.

 

Extraits

« Ça a commencé comme ça… Il a perdu une dent. Bêtement, en tombant. Une incisive. Un trou noir. Le reste est encore plus simple, pas suffisamment d’argent et le trou est resté. Mais il n’a plus souri. Il a d’abord porté sa main à sa bouche pour masquer le trou. Mais on ne regardait plus que ça. Alors, il a fini par retirer sa main et à parler, comme ça. On ne l’écoutait plus de la même façon. On regardait le trou et on avait peur de tomber dedans. Pourquoi ce trou n’était-il pas bouché ? On s’en doutait, on avait peur. » (in Face-à-Face)

« Ça recommence d’une autre façon, toujours aussi sauvage, mais ça recommence toujours, d’une époque à l’autre, c’est le même scénario. On sait bien que nos gosses, vont se l’arracher le travail et ils n’en auront que des morceaux. La plupart ne travailleront pas. Des jobs, des stages, du passe-temps national. On n’a pas envie de leur dire de tout foutre en l’air aujourd’hui, parce qu’on espère encore, mais ça ne sent pas bon. » ( in Les Canuts)

« On forme un couple un peu fragile, dans le genre « cours après moi que je t’attrape », ça fait tellement longtemps que ça dure… On a dû trouver un système qui nous convient sans décider vraiment, une façon de se jouer un air de liberté, on sait que c’est que du jeu, cette façon de se prendre au mot, de se quitter pour quelques jours, de se croire désespérés, d’être à bout de nerfs. C’est qu’un jeu facile, mais à notre âge, c’est du luxe. » (in Les Copines)

SIMON, Daniel. A côté du sentier. [s.l.] : M.E.O., 2015. ISBN 978-2-8070-0025-4

 

LIENS UTILES

Lucia Santoro, bibliothécaire et écrivain public, sur le site de la Bibliothèque de la Régence à Soignies

Le livre sur le site des Éditions M.E.O.

Le blog de Daniel Simon auteur, éditeur

Autobiographie rêvée, le nouveau livre de Daniel Simon paru chez Couleurs Livres