POURQUOI NOUS AIMONS LES FEMMES / Mircea CARTARESCU

Parce qu’elles ont des seins ronds, des mamelons qui se dressent sous la blouse quand elles ont froid, parce qu’elles ont un derrière saillant et grassouillet, parce qu’elles ont les traits très doux, comme ceux des enfants, parce qu’elles ont les traits doux, comme ceux des enfants, parce qu’elles ont des lèvres pleines, des dents décentes et une langue qui ne vous répugne pas. Parce qu’elles ne sentent pas la respiration ou le mauvais tabac et qu’elles ne suent pas de la lèvre supérieure. Parce qu’elles sourient à tous les petits enfants qu’elles croisent. Parce qu’elles avancent dans la rue droites, la tête haute, les épaules rejetées en arrière et qu’elles ne répondent pas à vos regards de maniaque. Parce qu’elles dépassent avec un courage surprenant toutes les servitudes de leur anatomie délicate. Parce que au lit elles sont audacieuses et inventives, non par perversité mais pour vous montrer qu’elles vous aiment. Parce qu’elles font toutes les choses énervantes et minuscules de la maison, sans en faire une gloire et sans attendre la moindre reconnaissance. Parce qu’elles ne lisent pas de revues porno et qu’elles ne naviguent pas sur des sites pornos. Parce qu’elles portent toutes sortes de trucs en toc qu’elles assortissent à leurs vêtements, selon des règles compliquées et incompréhensibles. Parce qu’elles redessinent et qu’elles fardent leur visage avec l’attention concentrée d’un artiste inspiré. Parce qu’elles sont obsédées par la finesse à la Giacometti. Parce qu’elles descendent des petites filles. Parce qu’elles se vernissent les ongles des doigts de pied. Parce qu’elles jouent aux échecs, au whist ou au ping-pong sans se préoccuper de qui va gagner. Parce qu’elles conduisent prudemment des voitures astiquées comme des bonbons, et espèrent que vous les admirerez en traversant le passage clouté devant elles. Parce qu’elles ont une manière de résoudre les problèmes qui vous rend fou. Parce qu’elles ont une manière de penser qui vous rend fou. Parce qu’elles vous disent « je t’aime » exactement quand elles vous aiment le moins, comme pour compenser. Parce qu’elles ne se masturbent pas. Parce qu’elles souffrent de temps en temps de petits maux : une douleur rhumatismale, une constipation, une ampoule, et qu’alors vous vous rendez compte, soudain, que les femmes sont humaines, humaines comme vous. Parce qu’elles écrivent, soit avec une grande délicatesse, collectionnant les fines observations, esquissant de subtiles nuances psychologiques, soit avec une brutalité scatologique pour ne pas être suspectée de faire de la littérature féminine. Parce qu’elles sont d’extraordinaires lectrices, pour lesquelles les trois quarts de la poésie et de la prose mondiale sont écrits. Parce qu’elles sont folles d’Angie des Rolling Stones. Parce qu’elles rendent les armes pour Cohen. Parce qu’elles mènent une guerre totale et inexplicable contre les cafards de la cuisine. Parce que la plus âpre des businesswomen porte des culottes aux tendres fleurettes et dentelles. Parce qu’il est insolite en diable d’étendre sur le fil du balcon les culottes de votre femme, ces petites choses humides, noires, rouges et blanches, mi-satinées, mi-rêches, et de vous laisser surprendre à l’idée de l’exiguïté de la surface qu’elles recouvrent. Parce que dans les films elles ne prennent jamais une douche avant de faire l’amour, mais seulement dans les films. Parce que jamais vous n’arrivez à un accord avec elles sur la beauté sur la beauté d’une autre femme ou d’un autre homme. Parce qu’elles prennent la vie au sérieux, parce qu’elles semblent croire vraiment à la réalité. Parce qu’elles sont réellement intéressées par qui couche avec qui chez les vedettes de la télé. Parce qu’elles se souviennent du nom des actrices et des acteurs dans les films, même les plus obscurs. Parce que s’il n’est soumis à aucun bombardement d’hormones, l’embryon se développe toujours en une femme. Parce qu’elles ne sont pas obnubilées par l’idée de se le faire, le gars mignon qu’elles voient dans le trolleybus. Parce qu’elles boivent des cochonneries comme le Martini orange, le gin tonic ou le Coca vanille. Parce qu’elles ne vous mettent la main aux fesses que dans les réclames. Parce que l’idée de viol ne les excite que dans l’esprit des hommes. Parce qu’elles sont blondes, brunes, rousses, douces, baisables, chaudes, mignonnes, parce qu’elles ont chaque fois un orgasme. Parce que si elles n’ont pas d’orgasme, elles ne le simulent pas. Parce que le plus beau moment de la journée est le café du matin, quand vous passez une heure à grignoter des biscuits et à faire des projets pour la journée. Parce qu’elles sont des femmes, parce qu’elles ne sont pas des hommes, et rien d’autre. Parce qu’on est sortis et qu’on y retourne et que notre esprit évolue, telle une planète lente, encore et toujours, autour d’elles, et rien qu’autour d’elles.

Texte extrait du savoureux recueil de nouvelles éponyme de Mircea CARTARESCU paru chez Denoël, traduit du roumain par Laure Hinckel.

C’EST LÀ QUE JE VAIS de CLARICE LISPECTOR

Au-delà de l’oreille existe un son, à l’extrémité du regard un aspect des choses, au bout des doigts un objet – c’est là que je vais.

A la pointe du crayon, le trait.
Là où expire ne pensé il y a une idée, à la dernière bouffée de joie une autre joie, à la pointe de l’épée, la magie – c’est là que je vais.

A la pointe des pieds, le saut.

C’est un peu l’histoire de quelqu’un qui est parti et qui ne revint jamais – c’est là que je vais.

J’y vais ou je n’y vais pas ? Mais si, j’y vais. Et maintenant je reviens pour voir comment vont les choses. Si elles sont toujours aussi magiques. Réalité ? je t’attends. Là-bas où je vais.

A la pointe du mot il y a le mot. J’ai envie d’employer le mot « retrouvailles » mais je ne sais où ni quand. A l’orée des « retrouvailles » est la famille. A l’orée de la famille est le je.  A l’orée du je il y a moi. C’est vers moi que je vais. Et c’est de moi que je sors voir. Voir quoi ? Voir ce qui existe. Une fois morte c’est vers la réalité que je vais. Pour l’instant c’est un rêve. Rêve fatidique. Mais après – après tout est réel. Et l’âme libre cherche un coin où se lover. Moi est un je que je proclame. Je ne sais pas de quoi je parle. Je parle de rien. Je suis rien. Une fois morte je grandirai et je m’épandrai, et quelqu’un dira mon nom avec amour.

C’est vers mon pauvre nom que je vais.

Et de là, de lui, je reviens pour appeler le nom de l’être aimé, celui de mes enfants. Ils me répondront. J’aurai enfin une réponse. Quelle réponse ?  Celle de l’amour. Amour : je t’aime tant. Mes yeux sont verts. Mais d’un vert si sombre que sur les photos ils sont noirs. Mon secret c’est d’avoir les yeux verts et que personne ne le sache.

A l’extrémité de moi je suis-je. Je, implorante, je, celle qui a des besoins, celle qui demande, celle qui pleure, celle qui se lamente. Celle qui chante pourtant. Celle qui dit les mots. Mots emportés par le vent ? qu’importe, les vents les rapportent de nouveau et le les possède.

Je à l’orée du vent. Les hauts de hurle-vent m’appellent. J’y vais, sorcière je suis. Et je me transmue.

Oh, chien, qu’as-tu fait de ton âme ? Est-elle à l’orée de ton corps ? Moi je suis à l’orée de mon corps. Et lentement je dépéris.

Que dis-je ici ? Je dis l’amour. Et c’est à l’orée de l’amour que nous sommes.

Texte tiré de Où étais-tu pendant la nuit ? Nouvelles traduites du brésilien par Geneviève Leibrich et Nicola Biros (Ed. des Femmes)

Clarice Lispector recebe título de cidadã pernambucana pela Alepe

Clarice LISPECTOR (1920-1977) est « une figure majeure de la littérature brésilienne et l’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle. Née en Ukraine, elle est arrivée au Brésil avec sa famille, d’origine juive, qui fuyait les pogroms. Son œuvre, publiée presque entièrement en France par les éditions des femmes-Antoinette Fouque, est composée de fictions, de nouvelles, de chroniques, de contes et de correspondance qui font entendre une voix unique, que cerne une écriture d’une précision implacable. »

L’oeuvre de Clarice Lispector en français (20 ouvrages) est publiée aux Editions Des Femmes-Antoinette Fouque.

Sur Le Lorgnon mélancolique, le blog de Patrick Corneau, on peut lire plusieurs lectures de ses livres, comme celle des Chroniques 1946-1947 de Clarice Lispector dans laquelle il écrit:

« Une des revendications les plus fréquentes de Clarice Lispector, l’écrivaine brésilienne, est de ne pas comprendre, pour la raison que comprendre limite. Ou alors comprendre juste un peu, juste assez pour comprendre qu’on ne comprend pas, que l’on est gravement en décalage avec le monde, que l’on n’arrive pas à régler son pas sur lui. Et de se méfier de la raison, de la logique qui sait tout : « Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, dit-elle, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même ». En effet, la raison s’épuise dans ses tautologies et n’explique rien, elle est vide et elle est suffisante. Clarice Lispector ajoutait : « Être cohérent c’est se mutiler ». »

On peut aussi lire en pdf un remarquable texte de Clarice Lispector via ce lien: L’oeuf et la poule.

Le matin dans la cuisine sur la table je vois l’œuf.
Je regarde l’œuf d’un seul regard. Immédiatement je perçois qu’on ne peut pas voir un œuf.
Voir l’œuf ne se maintient jamais dans le présent : à peine vois-je l’œuf et aussitôt cela
devient avoir vu un œuf, le même, il y a trois millénaires. – Dans l’instant même de voir l’œuf,
il est le souvenir d’un œuf. – Seul voit l’œuf celui qui l’aura déjà vu. – Si l’on voit l’œuf, c’est
trop tard : œuf vu, œuf perdu. – Voir l’œuf est la promesse qu’un jour on verra de nouveau
l’œuf. – Regard bref et indivisible ; au cas où il y a une pensée; il n’y en a pas ; il y a l’œuf. –
Regarder est l’instrument nécessaire que je jetterai après usage. Je me retrouverai avec l’œuf. –
L’œuf n’a pas un soi-même. Individuellement il n’existe pas.
[…]

À écouter: Laurence Vielle lit « Il m’est arrivé de cacher un amour par peur de le perdre » de Clarice Lispector

Ci-dessous, un entretien de Clarice Lispector pour TV Cultura de 1977, quelque temps avant sa mort.

TROIS TEXTES tirés de LES PÉRÉGRINS d’OLGA TOKARCZUK (Noir sur Blanc)

Cartes gommées

Je gomme mentalement de mes cartes tout ce qui me blesse : les endroits où j’ai trébuché, où je suis tombée, ceux où l’on m’a frappée, outragée, piquée au vif, ceux où j’ai souffert. Tous ces lieux, d’un coup, cessent d’exister sur ma mappemonde.

Ainsi, j’ai effacé plusieurs grandes villes, et même une province entière. Peut-être en viendrais-je un jour à gommer un pays entier. Il faut dire que les cartes acceptent ce traitement radical avec beaucoup de compréhension ; elles doivent garder la nostalgie des taches blanches, de cette époque bienheureuse de leur enfance.

 Parfois, quand je suis amenée à retourner dans ces lieux sans existence (j’essaie de ne pas être rancunière), je deviens un œil mobile, évoluant comme un fantôme dans une ville spectrale. Si je me concentrais un peu plus, je pourrais passer ma main sans problème à travers les dalles de béton les plus compactes ou traverser les boulevards aux heures de pointe, en louvoyant sans dommage, impunément, silencieusement, au milieu de longues files de véhicules.

Or je me garde d’agir ainsi et j’adopte les règles du jeu des habitants de ces villes. Je tâche à chaque fois de ne pas dévoiler à ces pauvres gens que, gommés de la carte, ils sont devenus prisonniers de lieux d’illusion. Je leur souris et acquiesce à tout ce qu’ils disent. Loin de moi l’intention de les plonger dans la confusion mentale en leur révélant qu’ils n’existent pas.

Les Pérégrins - Olga Tokarczuk - Éditions Noir sur Blanc

Les marchands de prénoms

J’ai vu dans la rue de minuscules échoppes spécialisées dans la vente de prénoms pour les enfants à naître. Les futurs parents doivent s’y présenter suffisamment en avance pour passer commande. Pour ce faire, il est nécessaire de fournir la date exacte de la conception de l’enfant et aussi les résultats de l’échographie, car il est vraiment essentiel de connaître le sexe de l’enfant, quand on doit choisir un prénom. Le marchand consigne ces informations et dit de revenir quelques jours plus tard. Pendant ce temps, il dresse l’horoscope de l’enfant à naître et s’adonne à la méditation. Parfois, le prénom vient aisément, il se matérialise au bout de la langue en deux trois sons que la salive rassemble en syllabes, transposées ensuite par la main experte du maître en élégants caractère rouges sur une feuille de papier de riz.  D’autres fois, le prénom renâcle à sortir, il n’émerge qu’avec réticence, d’une manière vague, indécise, d’où la difficulté de l’enfermer dans des mots.  Dans ce cas, on fait appel à des technique de secours qui restent, cependant, le secret exclusif de chaque marchand de prénoms.

Les portes entrebâillées de ces échoppes encombrées de papier de riz, de statuettes de Bouddha et de prières manuscrites laissent voir les marchands de prénoms, penchés sur l’ouvrage, la pointe d’un fin pinceau suspendue au-dessus du papier. Parfois, le prénom tombe du ciel, par surprise, comme un pâté d’encre sur une feuille vierge – un prénom bien net, parfait. Devant une telle révélation, on ne peut rien faire. Bien sûr, cela n’est pas toujours du goût des futurs parents, qui auraient préféré un prénom plus doux et plein d’optimise, du genre Eclat de Lune ou Rivières Calme – pour leurs filles, et pour leurs garçons : Va Toujours de l’Avant, Intrépide ou bien Atteint son But. Et le marchand aura beau leur expliquer que Bouddha lui-même a appelé son propre fils Nœud Coulant, rien n’y fera. Les clients, en grommelant de mécontentement, iront voir la concurrence.

Entretien avec Maryla Laurent, traductrice des "Histoires bizarroïdes" d'Olga  Tokarczuk aux éditions Noir sur Blanc - Radio - Play RTS
Olga Tockarczuk

Lire l’avenir dans Cioran

Un autre homme, timide et doux, me racontait que, lorsqu’il partait en voyage d’affaires, il emportait toujours avec lui un ouvrage de Cioran, l’un de ceux composés de testes très courts.

Dans les hôtels, il posait son livre sur le meuble de chevet et, dès son réveil, il l’ouvrait au hasard, pour découvrir la phrase qu’il allait mettre en exergue de la journée. Cet homme était d’avis que dans les hôtels d’Europe, il fallait au plus vite remplacer tous les exemplaires de la Bible par des ouvrages de Cioran. Partout. Depuis la Roumanie jusqu’à la France. Il soutenait que la Bibl avait perdu sa pertinence quant à la prédiction de l’avenir. Imaginez, par exemple – m’a-t’il dit -, que vous tombiez par hasard sur ce verset de la Bible un vendredi du mois d’avril ou bien un mercredi de décembre : « Tous les ustensiles destinés au service du tabernacle, tous ses pieux, ainsi que tous les pieux du parvis, seront d’airain » (Exode, 27,19). Comment interpréter pareil message ? Mais du reste, il ne tenait pas mordicus à ce que ce soit du Cioran.

Il me défia du regard et dit :

  • Allez-y, je vous en prie, madame, proposez autre chose !

Rien ne me venait à l’esprit. L’homme a alors sorti de son sac à dos un bouquin tout mince, usé, lu et relu maintes fois, l’a ouvert au hasard et, aussitôt, son visage s’est illuminé.

  • « Au lieu de faire attention à la figure des passants, je regarderai leurs pieds, et tous ces agités se réduisaient à des pas qui se précipitaient – vers quoi ? Et il me parut clair que notre mission était de frôler la poussière en quête d’un mystère dépourvu de sérieux. »
  • Là, mon interlocuteur a arrêté sa lecture, un sourire satisfait au coin des lèvres.

Extraits de Les Pérégrins, Olga Kokarczuk, traduit du polonais par Grazyna Erhard, Editions Noir sur Blanc, 2010

Les livres d’Olga Tockarczuk, prix Nobel de littérature 2018, sur le site des Editions Noir sur Blanc

Olga Tockarczuk parle de Les Livres de Jacob

 

MOÏSE ET LES MICHELANGELO (le sculpteur et le cinéaste)

 

J’écoutais Moïse et Aaron, le grand opéra de Schoenberg sur l’aphasie. Pour triompher de toutes les épreuves auxquelles la pensée est exposée, Moïse affirme qu’il faut un Dieu à Israël, mais Israël n’en veut pas, d’où sa colère. Je me demandais à quoi s’adresserait aujourd’hui la colère de Moïse, sinon à la destruction même de la pensée, à ce ravage qui destine les corps à l’inexistence politique.

Si Freud redoutait  tellement  le regard  du Moïse, c’était parce que Michel-Ange a sculpté dans le marbre l’instant où le héros découvre la vulgarité de son peuple : son regard semble bondir, il se jette – écrit Freud – sur la populace.
Et puis j’ai pensé au Regard de Michel-Ange, un film d’une quinzaine de minutes de Michelangelo Antonioni , où celui-ci, vers la fin de sa vie, vient regarder la statue de Moïse. Antonioni monte les marches de l’église pour dévisager la statue – pour « tenir bon » face à Moïse, comme disait Freud.

Une série de champs-contrechamps silencieux concentre l’échange de regards : qui regarde qui ? – et depuis quel secret ? On sait qu’Antonioni, suite à un accident cérébral, avait perdu la parole. On sait aussi que Moïse ne parlait pas : sa bouche était « lourde », dit la Bible. C’est un héros du silence : « Ma langue est raide, je sais penser mais non parler », dit le Moïse de Schoenberg. Ce que donne à voir ce petit film d’Antonioni, c’est un transfert de silence.

Alors, d’un silence à l’autre, qu’est-ce qui se passe ? De quelle nature est le passage entre le Moïse de Michel-Ange et son homonyme antonionien ? Est-ce le Moïse de Michel-Ange qui offre quelque chose à Antonioni, ou celui-ci qui fait de son mutisme une offrande ? La transparence inquiète de cet échange convoque dans sa mélancolie des figures immémoriales : sans doute Antonioni vient-il à la fois saluer la beauté et annoncer sa sortie, comme si, une fois son parcours artistique bouclé, il s’agissait encore de s’exposer au verdict de l’art, à la terrible endurance de son regard : rencontrer son propre silence dans le marbre, c’est se mesurer à l’énigme de la transfiguration.

« Tenir bon » face au Moïse de Michel-Ange consiste ainsi à avoir parcouru l’expérience même de l’art jusqu’à extinction de ses possibilités et – comme Lacan le dit du héros – à ne pas céder sur son désir. Le face-à-face avec les œuvres est l’histoire même du temps : c’est le lieu de la transfiguration, c’est-à-dire du monde à venir – c’est la grande politique. Quand Freud penser à Moïse, il pense contre la Loi. Quand Schoenberg penser à Moïse, il y pense contre Hitler. Quand Antonioni pense à Moïse, il y pense contre quoi ? Sans doute contre l’Italie – contre la dévastation politique et culturelle de l’Italie.

L’aphasie d’Antonioni est historiale : c’est une manière d’endurer la destruction de l’Italie – de lui répliquer. Il n’y a plus rien à dire face au ravage organisé dans ce pays ; Antonioni en a vécu les conséquences de manière la plus extrême : l’Italie lui a ôté la parole. Comme Moïse face à l’idolâtrie de son peuple, Antonioni, à la fin de sa vie – et d’une manière peut-être plus profonde encore que Pasolini – défie les Italiens. Son silence est une forme de pensée : c’est un avoir-dit glorieux.
On sait que le temps du regard est contrôlé par la société ; c’est par l’enregistrement que le contrôle s’exerce. La grande ironie d’Antonioni – la puissance de sa fragilité – consiste à mettre son corps en travers de la surveillance ; car s’il existe quelque chose qui échappe à celle-ci, c’est le silence. Les sphinx sont le contraire des spectres. Les sphinx pensent, ils ne sont pas repérables.

Cette rencontre entre Antonioni et Moïse est un acte secret. En lui se concentre quelque chose de décisif, que Schoenberg avait entrevu : la parole, politiquement, ne tiens plus ; ce qui doit se dire passera par le silence.  Dans la rencontre entre Antonioni et Moïse, il en va ainsi de la transmission même de la pensée. La transmission de la pensée s’accomplit en silence à travers le temps ; c’est la véritable histoire.

Yannick HAENEL

Yannick Haenel, Je cherche l’Italie (Gallimard, 2015)

Voir aussi le post D’un silence à l’autre avec un extrait de la lettre de Barthes à Antonioni

ÊTRE OU NE PAS ÊTRE CHARLIE par PHILIPPE REMY-WILKIN

philippe-rw-c3a0-brighton-gb-nov-09-photo-gisc3a8le-wilkin.jpgEtre ou ne pas être… Charlie.

 

Un texte écrit dans le contexte des débats sur les caricatures/blasphèmes/intégrismes et dédié aux esprits libres,

avec une pensée toute particulière pour François Cavenaile et Frédéric Renard, Michel Gross et André Versaille.

 

 

 

Des foules en marche, avec des pancartes ou des t-shirts « Je suis Charlie ».

Des foules en marche, avec des pancartes ou des t-shirts « Je ne suis pas Charlie » ou « Je suis Kouachi ».

Des foules.

A priori différentes. Les unes enracinées dans la compassion, les autres dans le rejet.

Mais. Est-ce vraiment si simple ? L’amour contre la haine, le droit contre le non-droit ?

Une foule peut-elle signifier le Mal et une autre le Bien ?

Qu’est-ce qu’une foule ?

Question subsidiaire : combien de vrais Charlie dans la foule des Charlie ? Marchent-ils pour attirer la sympathie du voisin ou pour s’intégrer, pour un idéal philosophique, pour l’autre et sa survie, sa sécurité ? Savent-ils clairement ce qu’ils proclament ? Ce qu’ils proclament est-il identique ou le message premier escamote-t-il des réalités, des revendications fort diverses voire opposées ? S’agit-il de rassembler la société occidentale, dans ses différentes composantes, athées et croyants, catholiques, juifs et musulmans, etc., au nom de la tolérance ? Ou de fragmenter, opposer un front large à un monde du Dehors vu comme menaçant, l’intégrisme islamiste voire l’islam, au nom d’une intolérance laïque ?

 

La marche des Charlie. Qui a remué l’Occident. Etait-ce positif et beau ? Ou confus et maladroit ?

La marche des Charlie. Avec des Netanyahou et des Erdogan, d’autres du même acabit. Curieux.

La marche des Charlie. Avec des gens de toutes les couleurs et de tous les horizons, qui luttent pour la liberté d’expression, les droits des femmes, etc.

La marche des Charlie et celle des anti-Charlie. Les uns, au premier abord, défilent pour la liberté d’expression, les autres contre le blasphème. Des positions inconciliables ? Ou existe-t-il un point de rencontre, loin des amalgames et des clichés, des réductions ?

 

Liberté d’expression et blasphème.

Mais de quoi parle-t-on ?

 

La liberté d’expression.

Certains la déposent sur la table des débats… comme une nouvelle Table des Lois, un socle définitif, absolu. Un palier de moralité ou de civilisation en dessous duquel il ne faudrait pas descendre. La tentation, il est vrai, est grande, car il a fallu des millénaires pour faire reculer l’arbitraire, nous doter de droits inaliénables, d’un Vivre ensemble infiniment plus confortable. Un formidable acquis de la laïcité, des philosophes ? Certainement. Mais c’est oublier que nos religions furent sans doute aussi, à un moment donné de l’Histoire, des occasions de progrès, d’ouverture. C’est oublier que tout mouvement croît, stagne, agonise. Que ce qui fut constructif et libérateur devient ensuite castrateur ou fossilisant. Le syndrome du père Mozart, le complexe Léopold ? Qui vaut pour des systèmes, des organisations, des partis, qui furent des décennies durant à l’avant-garde du progrès avant de devenir des maillons faibles, ankylosés, corrompus, égocentriques du développement sociétal.

 

La liberté d’expression.

Des Etats appartenant à la même civilisation occidentalo-libéralo-romano-gréco-judéo-chrétienne peuvent diverger sur la notion, ses limites, son viol. Ainsi un pasteur, aux States, pourra en toute impunité brûler un Coran en public, tout en sachant que le battage médiatique fera des morts aux quatre coins du monde. Mais un humoriste (Dieudonné), en France, sera poursuivi pénalement pour incitation à la haine, certains de ses spectacles interdits. Nos pays diffuseront largement les couvertures de Charlie Hebdo, les caricatures incriminées, quand le monde anglo-saxon s’y refusera. Une journaliste française (Caroline Fourest), d’ailleurs, dénonçant cette pusillanimité sur un plateau télévisé britannique, se verra rappeler à l’ordre par la présentatrice, et cette dernière présentera ses excuses au public, la caméra filera hors champ pour escamoter la couverture brandie. Une pudeur, des tabous à géométrie variable ? Oui. Selon qu’on soit en Australie, en Amérique, en France, il n’y aura pas le même rapport à l’argent, à la réussite, à l’intime, au sacré.

Or, si l’on admet des divergences de perspectives entre la France et l’Angleterre, pourquoi ne ferait-on pas l’effort d’en admettre de plus conséquentes entre la Turquie et la Belgique, la Russie et l’Allemagne, les Alpes et l’Amazonie, etc. ? Comment concilier des invariants civilisationnels chers à nos Lumières, nos Voltaire, tout en échappant à l’étroitesse de vues, au nombrilisme de l’eurocentrisme, de l’ethnocentrisme, du communautarocentrisme ? Tout est là. Oser poser des balises et interdire, refuser à droite (par exemple l’excision, le mariage forcé, le crime d’honneur…) tout en acceptant à gauche (le port de la kippa ou du voile, de la croix, la pratique du Ramadan…).

 

La liberté d’expression.

Toute liberté est, par essence, limitée, parce que ma liberté, dit l’adage, se termine où commence celle de l’autre. Peut-on fumer sous le nez d’un bébé, pousser sa chaîne hifi au maximum quand un voisin dort ou étudie, raser un biotope admirable pour y placer son habitat, poursuivre une jeune beauté de gestes débridés, pour ne pas dire violer, frapper, assassiner à son gré ? Non. Les libertés individuelles absolues ne peuvent cohabiter. Toute vie en société, fondée sur un échange de services et le respect de règles, d’interdits, nous confronte à la limite. Comme toute règle, en grammaire, s’assortit d’exceptions. Pour le meilleur, souvent, car l’existence de l’exception entrave l’abandon au dogmatisme et au Non pensé. S’il n’y avait cette nécessité de l’empathie, ce double mouvement obligé du Vouloir et du Respecter, la liberté s’embétonnerait, une loi aveugle et inflexible défaisant l’esprit de la loi, balayant la capacité de notre esprit à discriminer le cas par cas, qui fait pourtant notre dignité voire notre humanité. La règle, en art, n’a-t-elle pas souvent, loin de brider, décuplé le génie créatif ? Il n’est qu’à songer aux pièces de l’ère classique confrontées aux trois unités, aux cinéastes de l’âge d’or hollywoodien contournant le Code Hays, etc.

 

La liberté d’expression.

Si l’on ne peut tout faire, on ne peut tout dire non plus. On ne peut pas tout dire n’importe où, n’importe comment et avec n’importe qui. Une blague sur les Juifs qu’on partage avec un ami juif, ce n’est pas la même chose qu’un rire partagé avec un membre du Front national. Un Juif qui blague à propos de la Shoah, ce n’est pas la même chose qu’un jeune étudiant d’origine maghrébine. Et réciproquement avec Allah, Muhammad.

La caricature ou la liberté d’expression, somme toute, ne sont pas des valeurs absolues. Elles peuvent refléter un confort, un défouloir, flotter alors dans un horizon moyen. Elles peuvent aussi sombrer dans l’abject, s’il s’agit de stigmatiser une autre communauté ou des individus marginalisés, de hurler avec les loups, la majorité contre une minorité. L’horreur de Salem, du pogrom ! Elles peuvent enfin tendre vers l’Idéal, vers le plus beau des combats, si elles s’apparentent à un courageux contre-courant, s’il s’agit de nourrir la dialectique, relancer le débat citoyen, dénoncer ou balayer des lieux communs, des mensonges, protéger l’innocence martyrisée. La grandeur de Voltaire, de Zola !

 

La liberté d’expression.

Et le blasphème. Dans l’angle opposé.

 

Le blasphème.

Qu’est-ce que le blasphème ? Un sacrilège, un écart énorme par rapport au sacré. Or le sacré est lié à la religion, à la foi.

La foi. Il n’y a aucune preuve objective, scientifique de l’existence d’une ou plusieurs divinités. La foi, pour être de bon aloi, repose donc non sur une certitude, un Savoir mais sur un Croire, une sensation qui peut être certainement très forte, très profonde mais qui n’en demeure pas moins une terre enchâssée dans l’océan du Doute. Elle relève donc de l’individuel, du privé, de l’intime dans une société évoluée, progressiste, où le citoyen a des perceptions affinées du monde et du rapport à l’autre, à l’éthique. Mais elle est de l’ordre du communautaire dans une société du passé ou réactionnaire, où elle offre un ciment à une nation, un Etat dont le membre n’est pas encore un adulte plein et délié, un citoyen responsable, mais demeure, au contraire, un enfant immature, à l’identité précaire, qui abandonne la liberté de ses choix pour la satisfaction de besoins immédiats, le plus souvent préjudiciables.

Cependant. L’absence de preuve n’implique pas une supériorité de la négation du divin face à son affirmation. Y a-t-il des éléments matériels pour accréditer la supériorité de Shakespeare sur Marc Lévy, celle de Mozart ou des Beatles sur Plastic Bertrand, celle de Bergman ou Fellini sur Luc Besson, d’Arte sur TF1 ? Il existe une autre dimension, l’intuition, qui n’est pas mol abandon à de fugaces impressions mais fulgurance percutante issue de l’ordinateur de notre être, qui active mille logiciels d’analyse du monde et nous présente une synthèse qui peut être mille fois plus pertinente qu’un lent décryptage rationnel.

 

Le blasphème.

On peut considérer, et c’est mon cas, que la notion n’existe pas au sens strict, absolu, tout en étant pénétré de la conviction profonde et sincère, et c’est encore mon cas, qu’il y a derrière ce terme, dans certains cas, un écart éthique conséquent, voire délictueux ou criminel.

De fait, sans sacré, il n’y a pas d’insulte au sacré. Mais. Si l’on considère avec respect celui/celle qui croit, il y a une acception à définir et qui serait le verso, pour l’athée ou l’agnostique, du recto blasphème du croyant. Quand on touche à l’intime d’une communauté. Surtout quand on y touche gratuitement. C’est-à-dire sans valeur ajoutée au débat, dévoilement d’une vérité difficile à dire, etc. Quand on y touche par intérêt. C’est-à-dire pour s’attirer les faveurs d’une frange de population animée de troubles intentions.

 

Le blasphème.

Le dérapage à connotation blasphématoire, disons.

Se moquer d’une institution humaine (l’Eglise catholique, par exemple), des excès et dérives de fanatiques (DAESH), de naïfs, tout cela est sain, vital, nécessaire. De l’ordre de la critique citoyenne, de la remise en question, qui nous acheminent vers l’autonomie, la responsabilité, la solidarité.

Mais. S’attaquer à un Dieu qui ne nous a rien fait ni dit. A des fondateurs de religion (Jésus, Muhammad) dont les figures sont mal connues, dont les messages nous sont parvenus manipulés, interprétés, déformés… à quoi cela rime-t-il ? Ne serait-ce pas comme s’attaquer à la végétation ou au vent, aux volcans ou aux mers ? Soit se tromper de combat. Ou ne pas se tromper, bien sûr, par perversion, malveillance. Car le combat ne peut fonctionner que contre des acteurs conscients. Un pape, un mollah, un président, un chef de parti, une majorité dans une assemblée, un gouvernement, une escouade de fous, d’assassins, etc.

A quoi bon, ainsi, incriminer Allah ou Muhammad, l’islam quand l’islamisme, le terrorisme islamique ont comme premières victimes des musulmans et une culture musulmane ? Et comme forces motrices, très souvent, des délinquants sans foi ni loi, qui se jettent dans n’importe quelle dérive sectaire au hasard de leurs errances ou des failles du système.

A quoi bon ?

Mais à quoi bon aussi s’offusquer trop radicalement si on est sûr de sa foi et assuré dans son identité ? Il suffit de sourire et de se détourner. De ridiculiser à son tour ou de mener vers un tribunal. De proposer un échange qui véhiculera au-delà des clichés et lacunes du Savoir.

 

Le dérapage à connotation blasphématoire.

On peut mépriser ou haïr M’Bala M’Bala, l’odieux donné (au système… d’en face) sans souhaiter qu’il soit brûlé par des disciples du rabbin Kahane. Mais simplement, légalement, interdit, sanctionné. Plus judicieux encore : démonté par une analyse démontrant un opportunisme très conventionnel, très… système.

 

Alors ?

Entre liberté d’expression et dérapage à connotation blasphématoire.

Etre ou ne pas être… Charlie ?

 

Etre ou ne pas être Charlie.

Il m’est arrivé de me sentir en communion avec des (DES !) Charlie, et beaucoup assurément, tout en étant incapable de me dire Charlie, pour avoir épousé, aussi, des réflexions d’anti-Charlie ou de Non Charlie.

Situation inconfortable dans un monde d’étiquettes et de chapelles, où celui qui est à égale distance de deux ennemis est appréhendé comme un ennemi par ces deux-là.

Si être Charlie, c’est refuser qu’on soit assassiné pour un dessin, un écrit, je suis Charlie. Contre la barbarie et le non-droit. Condamnant sans réserve des sauvages, ne leur laissant aucune circonstance atténuante.

Mais. En même temps. Quand on est coulé depuis l’enfance dans la volonté de tendre des passerelles entre les communautés, dans un combat quotidien contre l’amalgame et le cliché, comment épouser le nom d’une revue qui glissait si souvent dans la provocation gratuite, soit le bête et méchant, le nihilisme ou la discrimination variable aux antipodes de l’éthique intellectuelle. Comment cautionner ce qui blesse non un puissant, ce qui confinerait à l’audace et à l’héroïsme, mais une population fragilisée, juxtaposant mille inégalités et discriminations ? Il me souvient qu’enfant j’intervenais pour protéger un condisciple attaqué par quatre garnements mais ne me suis jamais rallié à une bande, un encerclement clanique.

 

Etre ou ne pas être Charlie.

On ne tiendra pas compte, évidemment, de l’opinion des fanatiques, et la vérité, toujours, mérite de progresser toutes voiles dehors (sans jeu de mots).

 

Je suis Charlie s’il s’agit de pouvoir avancer des thèses sans tabou. Muhammad n’a pas existé, il était juif, il n’a pas inventé l’islam mais poursuivi la religion du Livre. Les Juifs n’ont pas connu l’Exode et sont descendus des collines cananéennes, David fut un roitelet et un chef de bande, le monothéisme biblique est une création tardive d’un Josias aux aspirations génocidaires, Yahwé avait une épouse, Ashera, le Jardin d’Eden ou le Déluge sont des plagiats de L’Epopée de Gilgamesh, une merveille mésopotamienne. Jésus était un homme, sa mère l’a conçu hors mariage, son père, Pantera, était un légionnaire romain d’origine syrienne dont on a retrouvé la tombe en Allemagne. Le christianisme a été réinventé, confisqué, détourné par Byzance et Rome. Etc. On doit pouvoir ouvrir tous ces débats, comme il convient de remettre en question les soubassements de l’Amérique, l’impérialisme financier, l’influence sur le sort du monde de la City ou des compagnies pétrolières, le colonialisme, les dérives du communisme, de l’ultra-libéralisme, de l’islamisme… Démonter Napoléon, Staline, Léopold II. Tout doit pouvoir être interrogé, critiqué, remis en question. Baudouin a-t-il trempé dans l’assassinat de Lumumba ? Qui a assassiné Lahaut ? Peut-on parler d’un génocide congolais ?

Tout. Tant qu’il s’agit de faire progresser la dialectique, le savoir, la compréhension du monde. Détruire (des mythes, des légendes, des contre-vérités) pour permettre une reconstruction plus nuancée, sincère, vraie.

Mais. Si la destruction est pathologique ? Gratuite donc.

 

Je ne suis pas Charlie s’il est question de dessiner un Muhammad hideux et barbare, voire le derrière à l’air. Car. Loin de susciter un débat fertile, ne tente-t-on pas alors de flatter/rallier le raciste qui sommeille en beaucoup ? Le musulmanophobe, rimant avec arabophobe, qui nous éloigne d’une islamophobie a priori légitime. A contrario, un dessin où Muhammad regretterait d’être aimé par des abrutis… Le message serait subversif, interpellant, productif. Sauf s’il est dit ou sous-entendu qu’il n’est aimé QUE par des abrutis. La caricature, là, au lieu d’ouvrir, amenuiserait la réflexion et la plaquerait violemment entre des œillères.

 

Etre ou ne pas être Charlie.

Ou être à la confluence des deux courants. Des deux aspirations.

Exprimer et respecter.

Sortir de la théorie et du laboratoire. Appliquer dans le champ du réel. Essayer.

Elire. Tout acte, toute parole attachés à une réflexion.

Faire et dire à droite, ne pas faire ou dire à gauche. Ou peaufiner la manière, poser des balises claires.

Ainsi, dans un roman, narrer une page d’Histoire, un génocide (en Terre de Feu), en s’abstenant de révéler les origines du commanditaire. Dans un autre, donner une famille d’accueil juive au héros, ou des amis allemands, polonais au creux des sombres années 1920. Ou oser raconter Muhammad et la genèse de l’islam.

Dans tous les cas, en balayant clichés et amalgames, en offrant de la matière solide, de la diversité, de la nuance. Sans complaisance. Avec empathie. Pour s’enrichir de la richesse inépuisable et somptueuse de l’altérité, reculer ses limites, atténuer ses lacunes, ses a priori. Avant de proposer le même voyage à d’autres.

Philippe REMY-WILKIN

 

Le roman de Philippe Remy-Wilkin, Lumière dans les ténèbres, vient de paraître aux Éditions Samsa

L’Épopée de Gilgamesh de Philippe Remy-Wilkin (Éd. Maelström)

VLADIMIR NABOKOV, la POCHLOST et autres propos intransigeants

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Dans l’introduction aux deux tomes de la Pléiade, Maurice Couturier cite deux ou trois propos de Nabokov tiré d’Intransigeances (publié d’abord aux USA, en 1973, et chez Julliard, en 1985), un recueil d’entretiens donnés par Nabokov à plusieurs journaux, magazines ou revues américains entre 62 et 72. Il ne comprend toutefois pas les réponses préalablement écrites qu’il donna sur le plateau d’Apostrophes aux questions de Bernard Pivot le 30 mai 1975.

À propos de la pochlost’, Couturier dit que « cette sottise (selon Chamfort), que Flaubert qualifiait de « bêtise » dans sa Correspondance et dont il faisait l’autopsie dans le Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet, Nabokov la désignait sous un nom russe, pochlost. » On pense aussi au « kitsch » défini par Kundera.

 

QUELQUES PROPOS tirés d’Intransigeances

La pochlust– ou dans une translittéraation meilleure : pochlost’ – comporte bien des nuances et de toute évidence je ne les ai pas décrites avec une clarté suffisante dans mon petit livre sur Gogol, puisque vous pensez qu’on peut demander à quelqu’un s’il a jamais été tenté par la pochlost’.

Une camelote éculée, des clichés vulgaires, le philistinisme dans toutes ses phases, des imitations d’imitations, des profondeurs en carton-pâte, une pseudo littérature, grossière, imbécile, malhonnête – voilà quelques exemples évidents. Maintenant, si nous voulons débusquer la pochlost dans la littérature contemporaine, il faut la chercher dans le symbolisme freudien, les mythologies mangées aux mites, le discours social, les messages humanistiques, les allégories politiques, le souci exagéré des classes et des races et les généralisations journalistiques que nous connaissons tous.

La pochlost montre sa tête dans des affirmations telles que « l’Amérique ne vaut guère mieux que la Russie » ou « nous partageons tous la culpabilité  de l’Allemagne ». Les fleurs de la pochlost’ s’épanouissent dans des expressions ou des termes tels que : « le moment de vérité », « charisme », « existentiel «  (utilisé sans rire), « dialogue » (dans le sens d’une négociation entre les nations) et «  vocabulaire » (appliqué à un barbouilleur). Réunir dans un seul et même propos Auschwitz, Hiroshima et le Vietnam c’est de la pochlost’ séditieuse. Appartenir à un club très fermé (avec parmi les noms des membres un seul non Juif – celui du trésorier), c’est de la pochlost’ de bourgeois compassé. Les critiques littéraires à quatre sous sont souvent lourdes de pochlost’, mais celle-ci se dissimule parfois aussi dans certains essais à prétention intellectuelle. La pochlost’ appelle M. Blanc un grand poète et M. Bluff un grand romancier. C’est dans les expositions d’art où la pochlost’ prospère particulièrement ; là elle est fabriquée par de prétendus sculpteurs qui utilisent les outils des ferrailleurs pour construire des crétins contrefaits en acier inoxydable, des stéréotypes zen, des oiseaux exotiques en polystyrène, des objets trouvés dans les latrines, des boulets de canon et des balles en conserve. Là, nous admirons le papier peint de gabinetti des peintres que l’on dit abstraits, des surréalistes freudiens, des traînées de couleurs aléatoires et des taches de Rorschah – tout ça étant aussi « ringard » que Triste Septembre ou Les Fleuristes de Florence académiques d’il y a un demi-siècle. La liste est longue et bien sûr chacun a sa bête noire, parmi toutes ces manifestations. Ma bête noire, c’est cette publicité d’une compagnie aérienne où l’on voit un repas servi par une obséquieuse créature à un jeune couple – elle considérant en extase les canapés au concombre, et lui admirant l’hôtesse avec concupiscence. L’autre bête noire c’est « Mort à Venise ». L’éventail est large, comme vous voyez.

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Il arrive que le cinéma confère un soupçon de pochlost’ à un roman en le présentant au travers de son verre déformant, en le modifiant, en lui enlevant de sa subtilité. Je pense que Kubrick a su éviter ce défaut dans sa version, mais je ne comprendrai jamais pourquoi il n’a pas suivi mes indications et mes rêves. (…)

Je dois préciser cependant que je n’ai pris aucune part à la mise en scène du film. Si je l’avais fait, j’aurais peut-être insisté pour souligner certaines choses qui ne l’ont pas été – par exemple les différents motels où ils ont séjourné.

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Une des fonctions de mes romans est de démontrer que le roman, en général, n’existe pas. 

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Je préfère infiniment parler des livres modernes que je déteste d’emblée: les monographies savantes sur des groupes minoritaires, les livres sur les chagrins des homosexuels, le sermon antiaméricain sovietnamien, le conte picaresque entrelardé d’obscénités juvéniles (…) Quant à l’influence, eh bien, je n’ai jamais été influencé par qui que ce soit en particulier, mort ou vif, tout comme je n’ai jamais appartenu à un club ou à un mouvement. 

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Laissons les crédules et les vulgaires continuer à croire que toutes les infortunes mentales peuvent être guéries par une application quotidienne de vieux mythes grecs sur les parties intimes de leur individu. Peu m’importe, vraiment. 

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Je me borne à dire que ce qui est mauvais pour les Rouges est bon pour moi. 

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Le dialogue peut être délicieux s’il est stylisé d’une manière dramatique ou comique ou s’il est artistement mêlé à la prose descriptive; en d’autres termes, s’il est un élément du style ou de la structure d’un ouvrage donné. Dans le cas contraire, ce n’est rien d’autre que de la dactylographie automatique, que des discours informes…

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A quelques exceptions près, le roman policier est une sorte de collage qui réunit des énigmes plus ou moins originales et des artifices d’écriture conventionnels et médiocres. 

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Je n’écris pas pour des groupes, je n’approuve pas non plus la thérapie de groupe (la scène de bravoure de la farce freudienne); comme je l’ai dit trop souvent, j’écris pour un moi-même multiplié à l’infini. 

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Je pense souvent qu’il devrait y avoir un signe typographique spécial pour désigner un sourire – une sorte de marque concave, une parenthèse renversée sur le dos, signe que j’aimerais pouvoir utiliser en réponse à votre question.

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Je méprise cette mode vulgaire et philistine d’utiliser des mots orduriers à tout bout de champ.

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Je suis parvenu il y a longtemps déjà à la conclusion que le meilleur enseignement peut être dispensé grâce à des disques qu’un étudiant peut écouter autant de fois qu’il le veut ou qu’il le doit dans sa cellule isolée du bruit.

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La meilleure part de la biographie d’un écrivain, ce n’est pas le compte-rendu de ses aventures, mais l’histoire de son style.

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Le fait que je paraisse distant est une illusion qui s’explique par mon refus d’appartenir à quelque coterie que ce soit, littéraire, politique ou sociale. Je suis un agneau solitaire. Permettez-moi cependant de rappeler que j’ai dérogé à cette « distance esthétique » , à ma manière, en condamnant d’une façon absolue le totalitarisme allemand et russe dans mes romans Invitation au supplice et Brisure à Senestre.

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Les problèmes d’échec sont la poésie des échecs. Ils exigent du compositeur les mêmes vertus que celles qui caractérisent tout artiste digne de ce nom : originalité, invention, harmonie, concision, complexité et absence splendide de sincérité.

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Dans l’art supérieur, comme dans la science pure, c’est le détail qui compte. (…)Plus le problème est grand, moins il m’intéresse. Certaines de plus grandes mes préoccupations sont des taches de couleurs microscopiques.

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Les « casseurs » ne sont jamais des révolutionnaires, ils sont toujours des réactionnaires. C’est parmi les jeunes que l’on trouve les plus grands conformistes et les philistins les plus indécrottables, comme ces hippies avec leurs barbes interchangeables, leurs démonstrations collectives.

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Le Nouveau Roman français n’existe pas vraiment, ce n’est qu’un petit tas de poussière et de plumes dans une case de pigeonnier crottés. (…)Mais  Robbe-Grillet est si différent des autres. On ne peut pas, on ne doit pas les mettre tous dans le même sac. (…) Tous les romanciers qui valent quelque chose sont des romanciers psychologiques, je suppose. A propos des précurseurs du Nouveau Roman, il y a Franz Hellens, un Belge, qui est très important.

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De quels péchés littéraires aurez-vous à répondre un jour – et quelle sera alors votre défense ?

– D’avoir, dans mes livres, épargné trop d’imbéciles politiques et trop de faux intellectuels parmi mes connaissances. D’avoir été trop regardant dans le choix de mes cibles.

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LOLITA de NABOKOV 

NABOKOV à APOSTROPHES

VARIATION sur LA DISPARITION de GEORGES PEREC par JACQUES FLAMENT

Variation sur LA DISPARITION

… ou discours sur l’incongru à la façon d’un grand manitou barbu.

A… B… C… D… Abracadabra !

Disparu l’ingrat attribut suivant du canon orthographocommun.

Goujat, malotru, charlatan, sagouin, iroquois, bachi-bouzouk aurait dit Haddock !

Ainsi donc un fringant prof ras du caillou nous proposa, parmi un choix accablant d’importuns fabricants d’originaux bouquins, un training psychicomaso au but humant fagot d’ouvrir nos carafons, chous, citrons ramollis à l’abondant propos dont il avait pour mission l’instruction.

Vint à mon siphon maladif, l’incongru tronçon anthologicoscriptural d’un tordu du bocal au surnom du grand barbu d’Ivry : « La disparition ».

Mais pourquoi donc choisir « La disparition » du grand barbu susdit plutôt qu’un album distinct dans sa filiation ?

Illico « La disparition » participa surtout à assouvir mon plaisir d’affliction vis-à-vis du joug du mot, plaisir pas du tout malsain pour qui, à ma façon, vingt ans durant, accomplit un sport associant boyaux du ciboulot à la raison du plus fou.

Voici donc ma vision du plaisant polar qu’il fit sortir sans tambours ni clairons alors qu’aussi brillant travail commandait à coup sûr glorifications.

Tout à fait clair, tout à fait admis par tout un chacun ainsi qu’un bouquin normal, « La disparition » a pourtant un atout piquant, paradoxal : la proscription, la scotomisation du suc, du corps dudit individu bouquin.

Imaginons-nous un baobab sans tronc, un institut sans savant, un futur poupon sans amnios, un humain sans phallus, un mort sans asticots ? Voilà pourtant collations, confrontations, comparaisons satisfaisants.

Car d’ablation du plus courant attribut du susdit canon, il aura fait son dada, son bourrin poussif tant il fut vrai qu’un ultimatum aussi fou qui aurait dû finir dans un attristant fiasco, fut accompli dans l’affliction mais conduit au summum sans aucun accroc.

Travaillant, s’inscrivant dans un profil contraignant, droit issu d’un ouvroir du nom aujourd’hui connu d’OULIPO, pratiquant assidu du go dont il produisit un discours jouissif, l’ahurissant juif polonais, prit pour parti, proposition constants d’ouvrir, nourrir tout individu d’un propos aux tours mirobolants mais toujours inscrits dans la banalisation du commun. Ainsi introduit, tout quidam, vous, moi, habitants d’Ivry ou d’avilissants pays inconnus sans noms, sortirions ravis du trou banalisant « la disparition » par l’ablation du banal.

Un synopsis du joyau ainsi conçu ? Oui, à coup sûr.

Mais banal, lui aussi : la volatilisation, la disparition d’Anton Voyl, paradoxal individu droit sorti du giron imaginatif du grand barbu.

Mais choisissons plutôt un lingot d’or pur parmi l’alcool du manuscrit total pour saisir la profusion du travail accompli :

Chacun sait qu’un mal sans nom agit à l’insu, chacun sait qu’au grand dam, nous barrant tout parcours, nous condamnant sans fin aux circonvolutions, aux bafouillis, aux oublis, à l’insupport d’un faux savoir où vont s’opacifiant, s’obscurcissant nos cris, nos voix, nos sanglots, nos soupirs, nos souhaits, un mur infranchi nous forclot à jamais.

Ah oui, jouissif, colossal, hallucinant ! disons-nous abasourdis si nous nous livrons un tant soit prou à d’infinis margouillis, patouillis, salmigondis impliquant nos jargons discursifs.

Au final, un roman lipogrammosubtil, hors du commun, loin du courant rapport au nombril autosatisfait, abracadabrant, inouï, au confort scriptural ma foi suffisant, tout à fait ad hoc au rapport grammatical, qui divisa d’obtus criticaillons mais ravit gus, zigotos, cocos, bouffons, individus originaux qui ont la conviction qu’à courir l’incongru on finit par jouir d’un bon cru.

Mais plus fort… pourrait-on, illustrant par là un plaisir ludicomaso tout à fait fou sortir mutations, fluctuations d’aussi puissant travail narratif contraignant ?

Pourquoi pas !

Ainsi pourrait-on bâtir la composition dont tout mot aurait un chic frais, original d’avoir pour trait initial un A ou tout attribut distinct du canon orthographocommun.

 

***

 

ANNE, AMBITIEUSE APHRODITE…

Anne, ambitieuse aphrodite aux atouts anatomiques ambrés, arcboutée aux appliques asiatiques, apostropha Anatole : “Anatole, Anatoool…, accours, amour à Anne !”
Anatole, amoureux ardent, abandonnant “Amphithéâtres assyriens”, admirable abécédaire antique, assez attristé – abandonner aussi ambitieux album artistique apparaîtra assurément abstrus aux amateurs avertis –, accoutumé à aussi appétissant appel, accourut avec ardeur.
Alexandrine, arrogante angora, altesse abyssine aux allures aristocrates, assiste, apeurée aux aventures aquatiques annanatoliennes.
Abracadabrant ! articule Alexandrine abasasourdie.
Assurément ! ….

 

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Jacques Flament 

 

Les Éditions Jacques Flament

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Georges Perec dans La Pléiade

Le Grand palindrome de Georges Perec

152 PROVERBES mis au goût du jour de Paul ELUARD et Benjamin PERET

original.jpg » En 1925, moins d’un an après le lancement de La Révolution surréaliste, Paul Eluard et Benjamin Péret cosignent une courte brochure, 152 Proverbes mis au goût du jour, diffusée par la Librairie Gallimard. Eluard avait pour sa part collaboré, juste après la Grande Guerre, à une éphémère revue, intitulée Proverbe, où il pratiquait le détournement des formes brèves.  » (Jérôme Meizoz)

C’est au moment de la publication des 152 proverbes, en 1925, qu’Yves Tanguy adhère au mouvement surréaliste. Il reçoit alors un envoi autographe signé de Péret contresigné par Paul Eluard: « A Yves Tanguy / Il faut battre sa mère pendant / qu’elle est jeune / l’as-tu fait ? / Benjamin Péret / Paul Éluard ».

Tanguy illustrera par la suite plusieurs ouvrages de Benjamin Péret.

 

 
  1.  Avant le déluge, désarmez les cerveaux.
  2.  Une maîtresse en mérite une autre.
  3.  Ne brûlez pas les parfums dans les fleurs.
  4.  Les éléphants sont contagieux.
  5.  Il faut rendre à la paille ce qui appartient à la poutre.
  6.  La diction est une seconde punition.
  7.  Comme une huître qui a trouvé une perle.
  8.  Qui couche avec le pape doit avoir de longs pieds.
  9.  Le trottoir mélange les sexes.
  10.  A fourneau vert, chameau bleu.
  11.  Sommeil qui chante fait trembler les ombres.
  12.  Ne mets pas la manucure dans la cave.
  13.  Quand un œuf casse des œufs, c’est qu’il n’aime pas les omelettes.
  14.  L’agent fraîchement assommé se masturbe de même.
  15.  La danse règne sur le bois blanc.
  16.  Les grands oiseaux font les petites persiennes.
  17.  Un crabe, sous n’importe quel autre nom, n’oublierait pas la mer.
  18.  Nul ne nage dans la futaie.
  19.  « Examine mon cas » dit le héros à l’héroïne.
  20.  Pour la canaille obsession vaut mitre.
  21.  Les labyrinthes ne sont pas faits pour les chiens.
  22.  Rincer l’arbre.
  23.  Orfèvre, pas plus haut que le gazon.
  24.  Les curés ont toujours peur.
  25.  C’est le gant qui tombe dans la chaussure.
  26.  Devenu creux, le cap se fait tétine.
  27.  Le soleil ne luit pour personne.
  28.  Épargner la manne, c’est rater l’enfant.
  29.  Un vrai voleur d’hirondelles.
  30.  A petits tonneaux, petits tonneaux.
  31.  Ne fumez pas le Job ou ne fumez pas.
  32.  Plus elle est loin de l’urne plus la barbe est longue.
  33.  La concierge pique à la machine.
  34.  Belette n’est pas de bois.
  35.  Trois dattes dans une flûte.
  36.  Il ne faut pas coudre les animaux.
  37.  Dieu calme le corail
  38.  Tourner le radius du côté du mur.
  39.  Qui s’y remue s’y perd.
  40.  Il faut battre sa mère pendant qu’elle est jeune.
  41.  Un clou chasse Hercule.
  42.  Quand la raison n’est pas là, les souris dansent.
  43.  Un peu plus vert et moins que blond.
  44.  Viande froide n’éteint pas le feu.
  45.  Une ombre est une ombre quand même.
  46.  Saisir l’œil par le monocle.
  47.  Le silence fait pleurer les mères.
  48.  Peau qui pèle va au ciel.
  49.  Il n’y a pas de désir sans reine.
  50.  Qui n’entend que moi entend tout.
  51.  Trop de mortier nuit au blé.
  52.  Une femme nue est bientôt amoureuse.
  53.  Qui sème des ongles récolte une torche.
  54.  La grandeur ne consiste pas dans les ruses, mais dans les erreurs.
  55.  On n’est jamais blanchi que par les pierres.
  56.  Mourir quand il n’est plus temps.
  57.  Se mettre une toupie sur la tête.
  58.  Honore Sébastien si Ferdinand est libre.
  59.  Trois font une truie.
  60.  Il y a toujours un squelette dans le buffet.
  61.  La métrite adoucit les flirts.
  62.  Un loup fait deux beaux visages.
  63.  Saisir la malle du blond.
  64.  Les complices s’enrichissent.
  65.  La feuille précède le vent.
  66.  Les cerises tombent où les textes manquent.
  67.  Joyeux dans l’eau, pâle dans le miroir.
  68.  Le marbre des odeurs a des veines mouvantes.
  69.  Mettez un moulin à cheval, il ira à Chatou.
  70.  S’il n’en reste qu’une, c’est la foudre.
  71.  Il ne faut pas lâcher la canne pour la pêche.
  72.  Duvet cotonneux des médailles.
  73.  Vague de sous, puits de moules.
  74.  Un nègre marche à côté de vous et vous voile la route.
  75.  Le rat arrose, la cigogne sèche.
  76.  Les enfants qui parlent ne pleurent pas.
  77.  A chaque jour suffit sa tente.
  78.  Comme une poulie dans un pâté.
  79.  Tout ce qui grossit n’est pas mou.
  80.  C’est l’auréole qui perce la dentelle.
  81.  Les poils tombés ne repoussent pas pour rien.
  82.  Coupez votre doigt selon la bague.
  83.  Il y a toujours une perle dans ta bouche.
  84.  Ne jetez aux démons que les anges.
  85.  Vous avez tout lu mais rien bu.
  86.  A quelque rose chasseur est bon.
  87.  Faire son petit sou neuf.
  88.  Loin des glands, près du boxeur.
  89.  Fidèle comme un chat sans os.
  90.  Un cou crasseux fait un pipe culottée.
  91.  Les beaux crânes font de belles découvertes.
  92.  Gratter sa voisine ne fleurit pas en mai.
  93.  D’abord enfermez le collier, ensuite attrapez-le.
  94.  Tout ce qui vient de ma cuisine grandit dans la cour.
  95.  Brûler le coq pour grossir.
  96.  Tirez toujours avant de ramper.
  97.  Un corset en juillet vaut un troupeau de rats.
  98.  User sa corde en se pendant.
  99.   Une brume s’y prend plus gentiment.
  100.  Jouer du violon le mardi.
  101.  Le pélican est ce qui se rapproche le plus du bonnet de nuit.
  102.  Saluer l’âne qui broute des griffes.
  103. Rassemble, afin d’aimer.
  104. Les courtisanes perdent leurs as.
  105. Passe ou file.
  106. Les savants qui s’approchent jettent leurs vêtements dans les fossés.
  107. Faire deux heures d’une horloge.
  108. Les homards qui chantent sont américains.
  109.  Il n’y a pas de cheveux sans rides.
  110.  Les amants coupent les amantes.
  111.  Un albinos ne fait pas le beau temps.
  112.  Tout ce qui vole n’est pas rose.
  113.  Je suis venu, je me suis assis, je suis parti.
  114.  Il y a loin de la route aux escargots.
  115.  Rouge comme un pharmacien. 
  116.  Porter ses os à sa mère.
  117.  Un plongeon vaut mieux qu’une grimace.
  118.  Le son fait la Beauce.
  119.  Dans le paysage, un beau fruit fait une bosse et un trou.
  120.  A chien étranglé, porte fermée.
  121. Herbe sonore se prend au nid.
  122. Dansez tout le jour ou perdez vos binocles.
  123.  Sourd comme l’oreille d’une cloche.
  124. Deux crins font un crime.
  125.  Mieux vaut mourir d’amour que d’aimer sans regrets.
  126.  Il y a un ivrogne pour les curieux.
  127.  C’est un rat qui dégonfle un autre rat.
  128.  Un trombone dans un verre d’eau.
  129.  Une arme suffit pour montrer la vie.
  130. Un jeune homme marié perd son nez.
  131.  Il n’y a pas de bijoux sans ivresse.
  132.  Les castors ne se purgent pas la nuit.
  133.  Mon prochain, c’est hier ou demain.
  134.  Écraser deux pavés avec la même souche.
  135.  Tuer n’est jamais voler.
  136.  Ne grattez pas le squelette de vos aïeux.
  137.  Taquiner le corbillard.
  138.  Les pelles ne se vendent pas sans fusils.
  139.  A chacun sa panse.
  140.  Les blessures en forme d’arc ne conjurent pas l’orage.
  141.  Sois grand avant d’être gras.
  142.  Un rêve sans étoiles est un rêve oublié.
  143.  Brosse d’amour pour les hirsutes.
  144.  Le sein est toujours le cadet.
  145.  Pendu aux cerises.
  146.  Chien mal peigné s’arrache les poils.
  147.  Celui qui n’a jamais senti la pluie se moque des nénuphars.
  148.  La rivière est borgne.
  149.  Une tarte suffit pour l’horizon.
  150.  A bonne mère, suie chaude.
  151.  Quand la route est faite, il faut la refaire.
  152.  Vivre d’erreurs et de parfums.

 

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LE TREIZIÈME TRAVAIL D’HERCULÈS de FRIGYES KARINTHY

arton455-c039f.jpgFrigyes KARINTHY (1887-1938) est un auteur hongrois de contes brefs remarquables et piquants. On lit encore aujourd’hui ses textes qui datent pour certains de plus d’un siècle avec un vif plaisir, et ils continuent de faire mouche, comme s’ils avaient été écrits la veille. Ce volume, Je dénonce l’humanité, regroupe une partie seulement des nouvelles qu’il a écrites entre 1912 et 1934.

Il a écrit: En humour, je ne plaisante jamais. Et son humour n’est, en effet, jamais gratuit ; il s’appuie sur une critique de la société et sur des préoccupations diverses, tant sociales, qu’esthétiques, philosophiques ou morales.

Dans la même maison d’édition, on trouve son Voyage autour de mon crâne qui relate l’opération réussie d’une tumeur au cerveau. Il mourra quelques années après, en 1938, en laçant sa chaussure, lui qui avait écrit en 1912 un texte intitulé Le lacet de chaussure.

 

Dans cette nouvelle, on verra que le treizième travail d’Herculès n’est pas le moins éprouvant car il se passe dans le féroce milieu des Lettres. Il va s’agir pour le héros grec, qui sait heureusement user de la ruse, de convaincre un redoutable et buté (on dirait aujourd’hui psychorigide) poète en place de l’inanité de son travail…  

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LE TREIZIEME TRAVAIL D’HERCULÈS 

Cela fait, Herculès se présenta devant le roi Eurysthée, et comme il se devait apporta la tête du Lion de Némée avec laquelle il avait balayé les écuries d’Augias.

  • – Voici la tête, ô roi. Vas-tu enfin me détacher de mes chaînes ?
  • – Mais Eurysthée fronça les sourcils , médita et dit :
  • – Un nouveau travail t’attend, ô Herculès.
  • – De quoi s’agit-il ? et Herculès fit tournoyer sa massue.

Eurysthée sortit de sa poche le dernier numéro de Rafina, la revue des belles lettres , et l’ouvrit à la page où se détachait en lettres bleues, en travers et à l’envers, le poème de Lajos Chacrat : Blanche salive sur disque vieux.

  • – Vois-tu ce poème ?
  • – Je le vois. Et vraiment il le voyait.

Bon. Rends-toi chez Lajos Chacrat et démontre-lui que ceci n’a aucun sens. Cela fait personne n’ose lui dire.

Herculès raccrocha sa massue à sa ceinture. En frottant deux pierres l’une contre l’autre ils fabriqua deux lourdes haches, il enroula  une longue corde autour de la taille et fourra trois livre dans son aumônière ; sur une lanière de cuir il enfila quatre critiques féroces et bien muselées, qu’il nourrit de viande crue pendant plusieurs deux jours, puis il fit tremper quatre années de la revue Nyugat dans de l’eau, enfin il prit la route.

Il tenta d’approcher la demeure du monstre par le grand boulevard. Il creusa un fossé autour de la caverne du tripot qu’on appelait en ce temps-là – selon les bêtes sauvages qui y logent et qui hurlent fréquemment « Niou-Niou » – Café New York. Dans un des fourrés qui bordent la caverne, Herculès rencontra la fée Carabosse.

  • – Bonsoir, vieille mère, l’interpella Herculès.
  • – T’as de la chance de m’avoir appelée «  femme de lettres hongroise, répondit-elle. Pour te récompenser je vais te fournir la rime qui va avec « mercantile ».

Mais Herculès ne se laissa pas surprendre par la ruse, d’un coup il faucha les pieds des sonnets de la sorcière.  Il découvrit le monstre au sommet de la montagne : il touillait dans une tasse un poison noirâtre et vaguement  mousseux.

Herculès ne partit pas immédiatement à l’assaut. Il passa par l’arrière et donna cinq sesterces à Agnès. Il plaça les critiques féroces, après les avoir ligotés, de part et d’autre de la descente ; pour les faire patienter – en attendant qu’on ait besoin d’eux -, il leur jeta en pâture des recueils de poèmes saignants.

Ensuite, par-derrière, prudemment, il s’approcha du monstre. Puis il fondit sur lui : le monstre n’eut même pas le temps de se retourner, et avant qu’il fît un geste, le héros abattit le poème sous ses yeux :

  • – Ceci n’a aucun sens ! proféra farouchement Herculès, tous les muscles bandés.

Le monstre émit un ronflement épouvantable. Ses yeux s’injectèrent de sang. Il écarta les doigts et retourna face à son assaillant.

  • – Ceci n’a aucun sens ! répéta Herculès en empoignant le monstre par les reins.

Un effroyable combat s’ensuivit. Le fauve battait l’air autour de lui : il planta son stylo dans la gorge d’Herculès, il rédigea une déclaration qui invoquait Lajos Hatvany destinée à la rubrique de politique littéraire de la revue Univers, laquelle toutefois ne parut pas. Puis il entreprit quelques pirouettes vertigineuses et poignarda trente-cinq poèmes de son recueil paru l’année précédente.

  • – Ceci n’a aucun sens ! persista Herculès.

Le monstre mordit le ventre du héros avec douze autre poèmes. Il lui enfonça également un dans la poitrine et un autre entre les deux omoplates.

  • – Cela n’a aucun sens ! haleta Herculès, sans lâcher les reins. Cela n’a aucun sens ! Où est le sens ? Je demande où est le sens ?

Le fauve griffa de nouveaux poèmes sous son aisselle. Herculès sentit qu’il ne pourrait plus tenir longtemps. Il trancha les lanières des critiques féroces, qui se ruèrent en glapissant sur le fauve, mais quand ils eurent flairé les poèmes, ils reculèrent en rampant et en geignant.

  • – Aucun sens ! hurla Herculès.

Il retourna le poème, le jeta à la tête du monstre – qui l’engloutit goulûment – le mastiqua et vomit. Vraiment insupportable.

Herculès eut alors une idée.

D’un coup de massue il signa le poème du nom d’un autre poète et le lança vers le monstre, qui le fixa.

  • – Aucun sens ! hurla-t-il, lui aussi.

Herculès le ramassa et l’emporta chez Eurysthée.  

 

(traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy)

Le livre sur le site des Editions Viviane Hamy

La lecture de Christophe Claro

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L’oeuvre MOBILE de MICHEL BUTOR

3126944504_07f39a2dbc_z.jpg?zz=1Dans Mobile paru en 1962, après un premier séjour de sept mois de l’auteur aux Etats Unis,  Michel Butor entreprend de radiographier le milieu, au sens d’espace, dans lequel naissent les choses et prennent du sens. Il ne raconte pas de souvenirs de voyage et il choisit, dit-il au micro de Pierre Dumayet, « comme forme fondamentale de ce texte non pas la phrase ou le récit mais la nomenclature, la liste parce qu’une phrase, c’est une structure fermée (…) tandis qu’une liste, c’est quelque chose d’ouvert. »

C’est la vogue des catalogues publiés par les « grands magasins par correspondance ». On y trouve à part quasi égale des caractères romains et des caractères italiques. « Les textes en caractères romains étendent sur l’ensemble des Etats Unis une sorte de réseau et c’est à l’intérieur des mailles de ce réseau que les caractères en italiques vont apporter leurs illustrations. »

« Les mots imprimés en capitale sont tous des noms de villes. »

Et de constater qu’un des aspects les plus frappants de ce pays est l’homonymie, autrement dit le même mot désigne des quantités de choses très différentes. Particulièrement pour les villes, ce qui modifie pour Butor les relations entre les mots et les choses. Les villes y ont fréquemment le même nom. Ce qui lui permet une lecture transversale du territoire. Pour concevoir son bouquin, Butor prend la suite des états dans l’ordre alphabétique, puis il cherche de chaque état à l’état suivant quels sont les lieux homonymes. De plus, à l’intérieur de chaque état, ces noms de lieux renvoient à  d’autres états et constituent chaque état comme « un foyer de rayonnement ».

Marion

Dans Psychose, le roman original de Bloch, l’héroïne s’appelle Mary mais comme c’était le nom le plus employé en Californie au moment du tournage du film d’Hitchcock, dans lequel les spectatrices auraient pu s’identifier, on préconise au réalisateur de choisir un autre prénom. D’où l’emploi de Marion en place de Mary.

Dans Mobile, on trouve plusieurs fois l’occurrence Marion qui est donc un nom souvent employé pour désigner notamment des lieux aux Etats-Unis.4987523_7_c165_michel-butor-le-9-mars-2011-a-paris_442f0f08c704081b65bf19541be5d7e5.jpg

On trouve MARION dans le premier état traversé par le livre. Il sert de tampon entre la CAROLINE DU NORD et la CAROLINE DU SUD après avoir signalé qu’il existe aussi en VIRGINIE

On retrouve MARION en IOWA, dans le comté de Linn qui renvoie à MARION dans l’ILLINOIS et dans l’INDIANA et dans l’Etat de la Violette.
MARION revient dans l’état du KANSAS où on le signale aussi à Waupaca, dans le WISCONSIN et dans l’INDIANA

Là on lit Elle rêve qu’elle se promène seule dans la nuit noire.

Avant de signaler MARION dans le Kentucky. Sous la mention MARION, on lit des Notes sur l’Etat de Virginie de Thomas Jefferson.

On n’est pas à la moitié du livre et puis on ne trouve plus trace de MARION.

Les véhicules de Mobile 

Mais de nombreuses voitures sont référencées avec une identification de leur propriétaire et qualifiée d’une couleur de fruit ainsi que la vitesse autorisée en miles et d’autres variantes plus anecdotiques, dans un des séries qui efface la réalité des choses. Relevons ici seulement les véhicules conduits par des femmes.

Il faut attendre l’état de l’ILLINOIS pour découvrir des véhicules conduits par des femmes

Une énorme Plymouth grise conduite par une vieille Blanche très jaune en robe cassis à pois cerise avec un chapeau à fleurs chocolat (65 miles)

Une énorme Lincoln jaune rutilante, conduite par une grosse vieille Blanche à robe mangue avec un chapeau à fleurs pistache (60 miles)

Une Kaiser ananas rutilante, conduite par une jeune Noire presque blanche en robe cerise à pois café (65 miles). 

Une Chevrolet pistache conduite par une vieille Blanche très brune en robe orange (70 miles)

Notons que les couleurs sont associées, signale Butor, au mot noir.

On n’en rencontre plus avant la PENNSYLVANIE

Une énorme vielle Dooge rouge conduite par une jeune Noire très noire, qui dépasse largement la vitesse autorisée

A cette occasion on rencontre Marion (en minuscules) comme chef lieu de Grant

Au TEXAS : une Buik orange conduite par une jeune Blanche très brune en robe mirabelle à pois fraise avec un chapeau à fleurs citron…

Mobile crée une rupture dans son oeuvre. Si, le Nouveau Roman auquel on a identifié Butor prenait déjà ses distances avec le roman traditionnel et questionnaient les rapports de durée et de distance, malmenant l’idée commune de personnage, ce livre entre essai et poésie questionnant la typographie, l’espace réel et représentatif  (la carte et le territoire), le génie à l’épreuve dans le lieu, signera l’arrêt de son activité romanesque. 

E.A. 


Michel Butor pour Mobile (en mars 1962) au micro de Pierre Dumayet

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