Bernard Maris, économiste reconnu, universitaire, écrivain, essayiste, journaliste, a été assassiné le 7 janvier avec plusieurs de ses amis de Charlie Hebdo. Il a été une personnalité marquante de la pensée économique contemporaine ; ses choix iconoclastes l’ont conduit à pourfendre inlassablement l’économie standard et à dénoncer ses impostures.
Acteur et penseur de son temps, dans une société soumise à des évolutions très puissantes depuis les années 1980 et à une crise sans précédent depuis le milieu de la dernière décennie, il s’est attaché, sans relâche à participer à la tâche indispensable de l’examen des idées, des institutions, des pratiques, des discours. Son esprit critique s’accompagnait toujours de propositions fortes. »
La suite de l’article Bernard Maris, un humaniste, un penseur critique de l’idéologie dominante sur Le Monde.fr
« Si quelques économistes ont grâce à ses yeux (Keynes, Sapir, Stiglitz, Méda, Krugman, ou encore Sen), Maris était plus qu’exaspéré par l’obsession des économistes pour le quantifiable et par leur fascination pour les équations. Il écrivait : «les équations lestent la raison raisonnante», et fulminait contre ces économistes-physiciens (Walras, Jevons, Pareto, Edgeworth, Fisher) qui ont donné naissance à l’économie classique en proposant une économie «positive» faite de «lois» et d’équilibres naturels. Bernard Maris oppose trois arguments majeurs à l’utilisation des mathématiques en économie : d’abord, l’économie est dominée par des phénomènes subjectifs, psychologiques, politiques et anthropologiques qui n’ont pas la permanence des phénomènes naturels ; ensuite, les mathématiques formalisent un discours logique dont le contenu, sous couvert de complexité et de technicité, est trop souvent un délire total ou une simple tautologie ; enfin, l’abus de mathématiques inutilement difficiles permet aux économistes de clôturer leur champ, de faire plus sérieux, et d’affirmer leur supériorité sur les «littéraires». «Qui n’a pas compris le côté ludique de l’économie mathématique n’a rien compris à l’économie», a écrit Maris. «Comme les échecs, l’économie «théorique» ne sert à rien, sinon à jouer». Ou encore, moins léger : «Le réel est sale. Il sent le bidonville et la souffrance. La pauvreté, pour tout dire. Les équations permettent de se boucher le nez». Tant pis si nous autres avons parfois besoin d’écrire quelques équations quand on cherche à comprendre où on veut et peut aller… Après tout, est-il légitime que les équations occupent une place énorme et captent notre attention au point d’en perdre le sens de la question elle-même ? Bernard Maris nous oblige donc à une grande discipline dans l’utilisation du formalisme, pour le meilleur ! »
L’intégralité de l’article d’Elise Huilery: Petite promenade dans la pensée vivifiante de Bernard Maris est sur le site de Libération.fr
Bernard Maris il y a quelques mois au micro de Jean Cornil au sujet de la laïcité, Freud, Keynes, la Première Guerre Mondiale, Houellebecq, les djihadistes…
Une interview datant de trois mois dans laquelle Bernard Maris présente Houellebecq économiste (Flammarion) en précisant que « faire de Houellebecq un économiste, c’est aussi honteux que d’assimiler Balzac à un psycho-comportementaliste. »
Transcription intégrale de la conférence de Michel Foucault : « Le Corps utopique », conférence radiophonique prononcée le 7 décembre 1966 sur France-Culture. Cette conférence a fait l’objet, avec celle intitulée « Les hétérotopies », d’une édition audio sous le titre « Utopies et hétérotopies » (INA-Mémoires vives, 2004).
Voir aussi Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Editions Lignes, 2009.
Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu-là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place – puisque après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le “bouger”, le remuer, le changer de place –, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.
Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que la vie a passées à la grisaille; comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir devant ma fenêtre ? Mais tous les matins, même présence, même blessure; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’est contre lui et comme pour l’effacer qu’on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le coeur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. Le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens, eh bien, c’est le pays où les corps se transportent aussi vite que la lumière, c’est le pays où les blessures guérissent avec un beaume merveilleux le temps d’un éclair, c’est le pays où on peut tomber d’une montagne et se relever vivant, c’est le pays où on est visible quand on veut, invisible quand on le désire. S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons.
Mais il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les corps. Cette utopie, c’est le pays des morts, ce sont les grandes cités utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne. Les momies, après tout, qu’est-ce que c’est ? C’est l’utopie du corps nié et transfiguré. Il y a eu aussi les masques d’or que la civilisation mycénienne posait sur les visages des rois défunts : utopie de leurs corps glorieux, puissants, solaires, terreur des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux; les gisants, qui depuis le Moyen Age prolongent dans l’immobilité une jeunesse qui ne passera plus. Il y a maintenant, de nos jours, ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. Et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu.
Mais peut-être la plus obstinée, la plus puissante de ces utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologie du corps, c’est le grand mythe de l’âme qui nous la fournit depuis le fond de l’histoire occidentale. L’âme fonctionne dans mon corps d’une façon bien merveilleuse. Elle y loge, bien sûr, mais elle sait bien s’en échapper : elle s’en échappe pour voir les choses, à travers les fenêtres de mes yeux, elle s’en échappe pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche; et si mon corps boueux – en tout cas pas très propre – vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté première. Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand min vieux corps ira pourrir. Vive mon âme ! C’est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile, mobile, tiède, frais; c’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon.
Et voilà ! Mon corps, par la vertu de toutes ces utopies, a disparu. Il a disparu comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. L’âme, les tombeaux, les génies et les fées ont fait main basse sur lui, l’ont fait disparaître en un tournemain, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et me l’ont restitué éblouissant et perpétuel.
Mais mon corps, à vrai dire, ne se laisse pas réduire si facilement. Il a, après tout, lui-même, ses ressources propres de fantastique; il en possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus obstinés encore que l’âme, que le tombeau, que l’enchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages lumineuses. Ma tête, par exemple, ma tête : quelle étrange caverne ouverte sur le monde extérieur par deux fenêtres, deux ouvertures, j’en suis sûr, puisque je les vois dans le miroir; et puis, je peux fermer l’une ou l’autre séparément. Et pourtant, il n’y en a qu’une seule, de ces ouvertures, car je ne vois devant moi qu’un seul paysage, continu, sans cloison ni coupure. Et dans cette tête, comment est-ce que les choses se passent ? Eh bien, les choses viennent se loger en elle. Elles y entrent – et ça, je suis bien sûr que les choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est trop fort et m’éblouit, va déchirer jusqu’au fond de mon cerveau –, et pourtant ces choses qui entrent dans ma tête demeurent bien à l’extérieur, puisque je les vois devant moi et que, pour les rejoindre, je dois m’avancer à mon tour.
Corps incompréhensible, corps pénétrable et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens : je sais très bien ce que c’est qu’être regardé par quelqu’un d’autre de la tête aux pieds, je sais ce que c’est qu’être épié par-derrière, surveillé par-dessus l’épaule, surpris quand je m’y attends, je sais ce qu’est être nu ; pourtant, ce même corps qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte d’invisibilité de laquelle jamais je ne peux le détacher. Ce crâne, ce derrière de mon crâne que je peux tâter, là, avec mes doigts, mais voir, jamais; ce dos, que je sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan, quand je suis allongé, mais que je ne surprendrai que par la ruse d’un miroir; et qu’est-ce que c’est que cette épaule, dont je connais avec précision les mouvements et les positions, mais que je ne saurai jamais voir sans me contourner affreusement. Le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une façon fragmentaire. Est-ce que vraiment j’ai besoin des génies et des fées, et de la mort et de l’âme, pour être à la fois indissociablement visible et invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est impondérable; rien n’est moins chose que lui : il court, il agit, il vit, il désire, il se laisse traverser sans résistance par toutes mes intentions. Hé oui ! Mais jusqu’au jour où j’ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où se bloquent, où s’engorgent, où se bourrent d’étoupe ma poitrine et ma gorge. Jusqu’au jour où s’étoile au fond de ma bouche le mal aux dents. Alors, alors là, je cesse d’être léger, impondérable, etc.; je deviens chose, architecture fantastique et ruinée.
Non, vraiment, il n’est pas besoin de magie ni de féerie, il n’est pas besoin d’une âme ni d’une mort pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose: pour que je sois utopie, il suffit que je sois un corps. Toutes ces utopies par lesquelles j’esquivais mon corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon corps lui-même. J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées à l’effacer : elles sont nées du corps lui-même et se sont peut-être ensuite retournées contre lui.
En tout cas, il y a une chose certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies. Après tout, une des plus vieilles utopies que les hommes se sont racontées à eux-mêmes, n’est-ce pas le rêve de corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde ? C’est la vieille utopie des géants, qu’on trouve au coeur de tant de légendes, en Europe, en Afrique, en Océanie, en Asie; cette vieille légende qui a si longtemps nourri l’imagination occidentale, de Prométhée à Gulliver.
Le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s’agit des masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, acquérir un autre corps, simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable; se tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose, c’est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles. Le masque, le signe tatoué, le fard déposent sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui. On sera saisi par les dieux ou on sera saisi par la personne qu’on vient de séduire. En tout cas, le masque, le tatouage, le fard sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace.
Ecoutez pas exemple ce conte japonais et la manière dont un tatoueur fait passer dans un univers qui n’est pas le nôtre le corps de la jeune fille qu’il désire : “Le soleil dardait ses rayons sur la rivière et incendiait la chambre aux sept nattes. Ses rayons réfléchis sur la surface de l’eau formaient un dessin de vagues dorées sur le papier des paravents et sur le visage de la jeune fille profondément endormie. Seikichi, après avoir tiré les cloisons, prit en mains ses outils de tatouage. Pendant quelques instants, il demeura plongé dans une sorte d’extase. C’est à présent qu’il goûtait pleinement de l’étrange beauté de la jeune fille. Il lui semblait qu’il pouvait rester assis devant ce visage immobile pendant des dizaines et des centaines d’années sans jamais ressentir ni fatigue ni ennui. Comme le peuple de Memphis embellissait jadis la terre magnifique d’Egypte de pyramides et de sphinx, ainsi Seikichi de tout son amour voulut embellir de son dessin la peau fraiche de la jeune fille. Il lui appliqua aussitôt la pointe de ses pinceaux de couleur tenus entre le pouce, l’annulaire et le petit doigt de la main gauche, et à mesure que les lignes étaient dessinées, il les piquait de son aiguille tenue de la main droite.”
Et si on songe que le vêtement sacré, ou profane, religieux ou civil fait entrer l’individu dans l’espace clos du religieux ou dans le réseau invisible de la société, alors on voit que tout ce qui touche au corps – dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement, uniforme –, tout cela fait épanouir sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps.
Mais peut-être faudrait-il descendre encore au-dessous du vêtement, peut-être faudrait-il atteindre la chair elle-même, et alors on verrait que dans certains cas, à la limite, c’est le corps lui-même qui retourne contre soi son pouvoir utopique et fait entrer tout l’espace du religieux et du sacré, tout l’espace de l’autre monde, tout l’espace du contre-monde, à l’intérieur de l’espace qui lui est réservé. Alors, le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes. Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? Et les drogués aussi, et les possédés; les possédés, dont le corps devient enfer; les stigmatisés, dont le corps devient souffrance, rachat et salut, sanglant paradis.
J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable et qu’il s’opposait à toute utopie.
Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au coeur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques.
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir. D’une façon plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps, il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes : il n’y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre. C’est ce cadavre, par conséquent, c’est le cadavre et c’est le miroir qui nous enseignent (enfin, qui ont enseigné au Grecs et qui enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids; bref, que le corps occupe un lieu. C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture – qui est maintenant pour nous scellées – cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie. Or, si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible. et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps.
Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autres les vôtres se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devantses yeux mis-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées.
L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici.
Septembre en fait des tonnes. C’est une éruption de bleu pur sur un canal, une apothéose de lumière que criblent les grands platanes penchés sur l’eau. C’est de tout côté éboulis de douceur, débauche d’harmonie.
Que des bonnes questions, aucune réponse. Il faudrait que je m’astreigne à des mois — des années ! — de diète de lecture, que je trouve la force de me soustraire à la stérile intelligence des livres… pour que jaillissant de moi ou du ciel, de la terre ou du sang, ou même de nulle part, uneétincelleannihile à jamais toute question et toute réponse.
Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.
Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.
Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.
Est-ce possible qu’il n’y ait rien à ce point, et que ce soit si lourd… Je suis découragé. J’ai un cerveau d’après exode lexical, y rencontrer ne serait-ce qu’une virgule tiendrait du miracle. Aucun mot ne se présente à mon esprit. Je prends sur l’étagère un livre que j’ai écrit, le feuillette et reste incrédule devant certaines petites proses pas si mal troussées. Je n’en reviens pas. Je dois renoncer définitivement à l’écriture. Je suis donc libre. Mais n’ayant malheureusement rien prévu de tel pour ma vie.
Il faut se fixer des idéaux atteignables quand on ne saute pas deux mètres cinquante en hauteur de vue.
Quel que soit le nombre de jours qui te sépare d’une chose, la chose arrive. Voilà ce qui. Ce matin. Me rend maussade. Un jour n’est rien de plus qu’un accès au jour suivant ; tu avances d’un cran dans la file d’attente. De temps en temps c’est ton tour, pour l’amour, pour l’hôpital, pour la joie ou la déconfiture, la chance ou l’accident stupide. Inutile de se réjouir ou de s’affliger, c’est le sort commun. Tu refais la queue pour autre chose. Quand tu n’acceptes pas ce pitoyable pointage, cela s’appelle le suicide. Plus jeune la pensée du suicide me rassérénait : j’étais libre puisque je pouvais me tuer. Aujourd’hui je choisis librement de pointer, car au fond l’héroïsme n’est pas mon fort.
Il est rare qu’un homme puisse regarder une journée entière, du lever au coucher, sans céder au besoin irrépressible de l’acte. Non seulement ne pas y céder mais s’en défendre absolument : ne rien faire du tout. Ne pas sortir bien sûr, écarter toute tentation ludique ou culturelle ou utilitaire, ne voir personne. Quelque chose comme tenir compagnie aux heures, pour voir ce qu’il y a quand il n’y a rien. Cela en toute liberté, hors claustration clinique ou carcérale. J’y parviens pour ma part assez bien. — Y aurait-il dans cette assertion comme une bravade… — Eh, sans parler d’une expérience de l’extrême, l’affaire mérite attention. Appartenir à l’espèce la plus agitée qui soit et ne plus bouger : défi immense que je suis presque seul à relever par la seule volition, entre deux mictions, un repas frugal sur un coin de table et une fermeté quasi héroïque face à toute sollicitation érotogène.
Le lecteur de Jean-Pierre Georges ne sait pas toujours s’il doit rire ou pleurer et c’est là le don de l’artiste ès poésie, s’il nous remue beaucoup, s’il nous secoue, jamais le poète de l’ennui ne nous ennuie. Offrez-vous Le moi chronique et les oeuvres complètes dans la foulée, parlez-en autour de vous, faites-en cadeau à vos proches, à vos lointains, vous ne le regretterez pas… (Valérie Rouzeau)
La poésie c’est beaucoup plus que la poésie. Elle est historiquement morte, c’est pour cela qu’elle se multiplie, qu’elle se dissémine sur la planète. Comme le théâtre. Comme la danse. Comme la totalité des arts plastiques. Comme la pornographie. Comme les « luttes » de libération sociétales. (…) La poésie gagne en surface ce qu’elle a perdu en signification, elle doit être sur toutes les surfaces, sur tous les murs. Depuis que la poésie est sortie du poème, on la retrouve partout. Tout le monde est poète. Tout le monde a droit à la poésie. Tout le monde fait ou a le droit de faire de la création, et cette prolifération d’armes de création massive, cette explosion effrayante de culture, ce lyrisme dans tous les coins, cette graphomanie, cette accumulation infernale de « spectacle vivant », ce nouveau développement insensé du quantitatif lyrique d’où la dispariton de toute qualité ne fait plus peur à personne, cette haine au fond de la poésie et de ce qu’elle a pu être malgré tout, sont mes cibles principales, et jusqu’à l’intérieur des poèmes que j’ai écrits. (Festivus festivus)
Aux applaudissements de la plupart, il y a trente ou quarante ans, les grands principes romanesques ont été virés à la poubelle par « les nouveaux romanciers ». L »héritage » de Balzac et des autres a été abandonné. Presque aussitôt, le journalisme planétaire s’en est emparé. Il a repris tout, tout le romanesque retombé en jachère: l’intrigue, les rebondissements, les dialogues, la reconstruction du réel, les personnages, mais dans un but d’efficacité publicitaire et de manipulation optimum, et il le traduit quotidiennement dans son esthétique de supermarché. Les médias sont de grands fabriquants de personnages. Comme la pensé mythique dont ils héritent, ils ne supportent pas l’imprécision, le flou, les responsabilités collectives, le hasard, la culpabilité indivise. Il leur faut QUELQU’UN. Un nom, une personne. Sinon, il n’y a pas d’affaire. (Désaccord parfait)
Si la gauche a encore l’air de mieux tenir le coup, c’est que ses principes fondamentaux et sentimentaux cadrent plus étroitement avec le programme hyperfestif; mais elle aussi s’affole : elle sait bien que sans la droite, sans l’ersatz de droite qui la fait exister en tant qu’ersatz de gauche, elle n’est plus grand-chose; et que la rupture d’équilibre peut être dramatique également pour elle. Va-t-elle même encore être longtemps « la gauche » sans son vieux complice de bonneteau? Elle a déjà tout oublié de son essence négatrice, jadis basée sur des hostilités de classes, au profit d’une inflation de morale et de vertuisme sans précédent. Elle a remplacé le matérialisme dialectique par la pratique du bien et substitué à la dictature du prolétariat le terrorisme des « valeurs ». (Après l’Histoire)
L’existence de Dieu: texte de Philippe Muray, musique de Bertrand Louis
Le Bien a vraiment tout envahi ; un Bien un peu spécial, évidemment, ce qui complique encore les choses. Une Vertu de mascarade ; ou plutôt, plus justement, ce qui reste de la Vertu quand la virulence du Vice a cessé de l’asticoter. Ce Bien réchauffé, ce Bien en revival que j’évoque est un peu à l’ « Être infiniment bon » de la théologie ce qu’un quartier réhabilité est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’« espace arboré » à de bons vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature.(L’Empire du bien)
Oui, il y a de la joie dans la cruauté, de la jubilation dans la détestation, de la volupté dans la non appartenance. (Festivus festivus)
Le cinéma, c’est le damné du concret, c’est le forçat du réel. Il n’y a qu’en littérature qu’on voit des images ; au cinéma on ne voit que l’apparence et elle est irréfutable. Par-dessus le marché, au cinéma tout le monde voit la même chose alors qu’en littérature tout le monde voit des choses différentes, mais personne ne verra jamais ce que les lecteurs voient (il n’y a pas deux Anna Karénine semblables dans la tête de deux lecteurs assis côte à côte et lisant au même rythme). (Festivus festivus)
Nous oublions tout mais nous sommes obligés de tout voir, tout le temps, comme nous sommes obligés de tout entendre, nous sommes prisonniers de l’excès d’exhibition et de précision pornographiques, nous n’avons même plus le droit de détourner les yeux (ni les oreilles), ce serait une insulte à la confusion empathique des sentiments que commande la démocratie terminale pour que nous ne nous sentions plus jamais seuls. (Festivus festivus)
La passion fait tout passer, c’est le droit de l’homme le plus imprescriptible. Plus les affaires règnent, plus le business tourne dans son propre vide, avec pour seul et unique projet son extension absolument sans fin, et plus le lyrisme cordicole doit triompher à la surface, habiller la réalité, camoufler les pires trafics, ennuager toutes les intrigues, faire passer l’Ordre Nouveau du monde pour une sorte d’ordre divin. (L’empire du bien)
La disparition de l’art est un événement qui attend son sens, mais on peut douter qu’il le trouve jamais. Évoquer cette fin comme une éventualité sérieuse ne signifie pas qu’aucun individu, dorénavant, ne se dira plus artiste; ni même qu’il n’y aura pas encore dans l’avenir de grands artistes. L’hypothèse de la fin de l’art ne concerne que l’hypothèse de la fin de l’histoire de l’art, c’est-à-dire le moment où les dernières possibilités de l’art ont été épuisées, et l’ont été par les artistes eux-mêmes (Picasso, Duchamp); et où ne se pose donc plus, du point de vue des artistes, que la redoutable question de la désirabilité de l’art en tant que survivance, inscrite désormais dans une tout autre histoire encore inconsciente. (Après l’Histoire)
Avec l’artiste contemporain, c’est-à-dire le post-homme (ou femme) dans toute sa splendeur, on a enfin face à face, l’effroyable monstre de l’avenir: l’homme n’est plus un loup pour l’homme, c’est un artiste pour l’artiste. Equipé comme il se doit de cornes de brume, de sifflets, d’échasses et de tambours du Bronx. On ne pourrait l’arrêter dans son expansio qu’en remettant violemment en cause, avec tout le mépris qu’elle mérite, la culture sacro-sainte dont il se réclame, et l’art dont il confisque abusivement la définition. Mais cela ne se fera pas. personne n’osera. Personne, même n’y pense. (Festivus festivus)
« Le sport n’est qu’un des pires moments à passer parmi d’autres. Je n’en sais pas grand-chose, sinon que je l’abomine allègrement. Tous les sports en vrac, et depuis toujours, du foot au saut à l’élastique et de la planche à voile aux courses automobiles. C’est une sorte de répugnance instinctive, chez moi, qui remonte à loin. Il y a peu de choses dont je me détourne depuis longtemps et avec une telle assiduité. « Sportif » a été très tôt pour moi une espèce d’insulte. Une journée de lycée qui commençait par la gymnastique ne pouvait pas se terminier bien. » (Désaccord parfait)
Fabrice Luchini lit Tombeau pour une touriste innocente de Muray
Le doute est devenu une maladie (L’empire du bien)
Jacques Rancière nous parle de l’expérience pratiquée en 1818 par Joseph Jacotot qui, sans connaître le Hollandais, apprend avec une édition bilingue de Télémaque, le français à des étudiants flamands de l’Université de Louvain, alors dépendant des Pays-Bas. « La révélation qui saisit Joseph Jacotot se ramène à ceci: il faut renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. » Ce qu’il réalise, c’est qu’on peut apprendre seul et sans maître explicateur, « par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation ». Il parle d’émancipation qu’il différencie de l’abrutissement, celle-ci s’appuyant sur l’opposition de la science et de l’ignorance.
Sacralisation du travail pour permettre un travail dégradant… Généralisation du salaire précaire… Le modèle du football… La main gauche et la main droite de l’Etat…
Extrait du film de Pierre Carles, Attention, danger travail (2003)
Extrait du film de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat (2001)
Quelques livres lus de cet auteur, à commencer par La pensée sauvage, qui chaque fois ont été des lectures mémorables, des ouvertures de pensée, des éclaircissements.
Voici deux liens
Claude Lévi-Strauss, le goût de l’autre. Par Nathalie Crom. Sur Télérama.fr:
Gilles Deleuze définit le style, il parle de Luca, Péguy, Kerouac et Céline.
Dans la seconde partie de l’entretien avec Claire Parnet, Deleuze parle de ses propres oeuvres, de l’élégance, de l’émission des signes et des rapports mondains.
Gilles DELEUZE, dont on peut (re)voir des extraits sur le Net de sonremarquable Abécédaire (avec Claire Parnet, réal. de P-A Boutang): C comme Culture…
« Je n’ai aucun savoir de réserve. »
Dans la lignée des Deleuze, Foucault, Derrida: Jacques RANCIÈRE, ici l’invité de Siné Hebdo: