Toujours le corps, qui marque le début, puis la fin, puis on ne sait. Y entre le feu dont le poète sonde l’intention jusqu’ à la texture explosive de la peau. Au-delà d’elle, il semblerait que les corps, beaux ou non, ayant brûlé leurs plus petites cendres, se consumerait encore d’un désir, de l’idée d’une chair de femme. Même Icare, dans les mondes allardiens, ne pourrait être que femme. Femme piste d’envol où l’on pourrait tomber de haut, femme dont la géographie vaste s’étale des nourritures journalières aux brillances interdites, abreuve des sources qui dépassent le tangible. Femme de lave et de croyances, femme tribale, d’offrandes et de sangs non jugulés.
Voici peu, après bien des échanges virtuels sur l’écriture, je rencontrai enfin l’homme, lors d’un salon organisé en son fief carolo. Il m’accueillit, me guida et m’entoura d’une amitié vraie qui me toucha ; je parlerais même de douceur si ce terme n’était trop galvaudé. Eric Allard m’offrit un de ses recueils, Les corbeaux brûlés, au titre aussi saisissant que le dessin de couverture de Salvatore Gucciardo.
Je n’étais pas au bout de mes surprises ; dont la première, celle d’une écriture à l’opposé du personnage, ambivalence amusante, mais surtout qui suggère une abondance à creuser, une palette d’envoûtements dont Les corbeaux brûlés auraient survolé la face cachée du corps lunaire, fait de falaises, de vin noir, d’épices, de flammes, toujours, d’eau bénite et de charbons ardents, de blasphème et de chants de romarin.
Eric Allard risque la thématique de la sensualité, dont on a presque trop dit pour surprendre encore, thématique osée aux mots trop souvent éculés au gré de littératures doucereuses, malgré sa beauté intime – mystifiante – qui mérite bien mieux. Lui nous la livre sans expédient ni mièvrerie, sans vulgarité ni retenue. Et va jusqu’à dépasser la frontière peau, secouant le lecteur qui se hasarde en ces terres ranimées, tantôt salées, tantôt grouillantes. Il assigne le verbe qui perce, gicle, déferle : « Le cheval de foudre brûle ses feux dans le sillon de l’aube. Tes fesses chauffent mes nuits jusqu’au soleil »
« …Deux bras comme des ailes et le trois de ton toit pour triturer la lune à gauche. Quatre cartes pour te jouer une mélodie à cordes. Cinq cordes à linge auxquelles pendre les étoiles. Six lunes assassines…. » Et le poème de continuer jusqu’à un milliard, tant l’arithmétique le propulse jusqu’à le conduire dans une sorte de fable délirante, gamme tellement ivre qu’elle n’a d’autre choix que de revenir à l’absolu du zéro.
Le recueil d’Eric Allard ne peut à mon sens se lire sur un seul souffle. Fût-on le plus aguerri des aventuriers, qui peut revenir d’un voyage périlleux sans reprendre son souffle dans un bout de quotidienneté ?
Je ressors à la fois secoué et émerveillé des mondes parallèles d’Eric Allard, comme s’il avait redéfini les limites du corps, à la lisière de ceux des surréalistes. Il suffit d’ailleurs de lire ses titres pour réaliser que l’on n’est guère éloigné de ceux que Paul Nougé élabora pour de nombreuses œuvres de Magritte. Ailleurs, je retrouve Marcel Marien – comment ne pas évoquer ce talent multiple, chantre lui aussi du corps de la femme ? -, à la lecture des Corbeaux brûlés, notamment dans les derniers mots de Secrets de fabrication :
« Dans la confusion la plus totale, je t’enchaînai à un livre et toi à une oeuvre de chair. L’enfant que nous conçûmes fut un monstre de poésie détestable mais poli. » Vraiment ? Si poli que cela ? Ce serait sans compter sur l’humour décalé de ce recueil… Cependant, la malice et la bravade y sont d’élégance.
On avance en une grotte primitive, une lueur de chair à la main, tendue puis ravivée par un vent d’animalité. Invisible pour nous, avant que le poète ne l’éclaire d’une torche qui en accroît les parois d’ombres sous un festin de cris. On y débouche en une salle de corps de lumière, de femme, éternellement : « tes cuisses, ces mâchoires de cire vivante, coulent le long de cierges drôles ». on a beau traverser des arènes, des ruelles mortes, des fèves éclatées, des boues, des souterrains de syllabes, des territoires élus, toujours, partout, la femme, reine ou blessure, jamais citée, presque inaccessible à force d’être incarnée. Eros ayant lié pacte avec Hadès, sous l’aile consentante de Gaïa.
Ames trop sensibles, abstenez-vous, ou mieux, jetez-vous dans l’aventure. Eric Allard a joué ici les alchimistes. Vos organes seront mis à vif, dépecés de leur lustre sage, de leur imagerie familière. Moi-même je ne suis plus sûr de rien !
Thierry RIES
LIENS UTILES
Thierry RIES sur Arts et Lettres
DE LA SAMBRE à L’ESCAUT,Chemins de traverse, l’anthologie coordonnée par Thierry
La minute de l’artiste: Thierry RIES (vidéo de présentation d’une minute)
Les CORBEAUX BRÛLES sur le site des EDITIONS DU CYGNE (recueil disponible en version numérique)