Les hors-pistes d’Edi-Phil
Numéro 4 (septembre 2022)
Un plongeon nostalgique…
Sarah WATERS et Kate ATKINSON,
deux grandes autrices britanniques !
AVANT-PROPOS
Le feuilleton Les hors-pistes d’Edi-Phil, lancé en 2021, me permet de revisiter/partager mes fondations de lecteur, d’auteur et de médiateur entre deux salves de mes séries habituelles. Une pause d’intériorité entre divers élans vers le monde extérieur, l’altérité.
Dans l’épisode 1, j’ai présenté l’un de mes auteurs français préférés :
Dans l’épisode 2, j’ai choisi de me remémorer mes premiers pas dans la critique littéraire :
Dans l’épisode 3, j’ai republié 3 articles consacrés au créateur littéraire qui m’a le plus marqué depuis la fin de mes années de formation :
Dans le présent épisode 4, des articles parus dans la revue Indications en 2006 rappellent à quel point le roman britannique contemporain m’a formé, influencé, ce qu’on aurait tendance à oublier vu mon engagement de proximité (la défense des Lettres belges) de ces 8 dernières années. A quel point de grandes dames m’ont reconfiguré, Kate Atkinson et Sarah Waters ayant pris le relais des sœurs Brontë de ma jeunesse. A quel point j’ai toujours été en demande de partage et de collaboration, mon épouse, fort logiquement, ayant été le premier membre de l’un de mes duos, et ayant co-signé les deux textes ci-dessous.
Mes conceptions se sont élargies ou diversifiées, mais je redécouvre dans ces articles passés (sur Ellroy ou les Anglo-Saxons en général) une sorte de manifeste filigrané en faveur d’un certain roman, auquel je pense être encore fidèle dans mes prédilections nationales (les thrillers littéraires de Marcel SEL, Jean-Marc RIGAUX, Alain BERENBOOM ou Bernard ANTOINE).
Kate ATKINSON, Les choses s’arrangent mais ça ne va pas mieux

E-BLOU-I-SSANT ! Un de ces romans parfaits dont les Anglo-Saxons ont le secret
Un léger effort à accomplir pour comprendre l’essence de l’ouvrage, un petit col à escalader, et vous voilà au sommet d’un plateau vous offrant à perte de vue du (très) Grand Cru romanesque.
Un début des plus vifs. Trois pages qui nous narrent un accrochage entre deux voitures, une Peugeot et une Honda. Banal ? Non, car l’incident dégénère (tabassage à la batte de baseball, vitres brisées), dégénère même à un point tel que ses implications inimaginables courront jusqu’à la dernière des 411 pages. Non, car les trois pages témoignent d’une densité rare, l’auteur saupoudrant l’action de notations intrigantes sur le conducteur agressé :
« Plusieurs pseudonymes le séparaient de son vrai nom (…) Il aimait jouer avec les identités, se glisser dans les fissures (…) lui qui avait tout lu, Platon, Kant, Hegel (…) tenu trois mois dans la jungle ou le désert (…) il jetait l’éponge (…) chose qu’il n’avait encore jamais faite (…) c’était la première fois de sa vie qu’il était content de voir les flics (…). »
Cet article, nous avons décidé d’y travailler à deux. Je tiendrai la plume mais on partagera nos impressions, on les fera rebondir par l’intermédiaire des réactions du partenaire. Une expérience. Comment en est-on arrivés là ? Au départ, GW a choisi l’ouvrage. Elle avait entendu parler de Kate Atkinson et de la polémique qui avait accompagné la sortie de son premier roman, en 1995, à quarante-quatre ans. Tudieu, la belle Ecossaise avait osé souffler le prestigieux Whitbread Price à l’auteur-phare du moment, Salman Rushdie. Et l’establishment littéraire le lui avait fait payer. Mais, après trois pages, GW s’est demandé si elle n’avait pas été trompée sur la marchandise. Le titre laissait espérer une comédie noire et elle se trouvait projetée dans un thriller. Pas tout à fait sa spécialité ni sa tasse de thé. Alors, elle m’a appelé en renfort.
Moi, après ces trois pages, je reprends – déjà ! – mon souffle et m’extasie sur l’extraordinaire supériorité du roman anglo-saxon, songeant à tous ces auteurs francophones qui écrivent très bien mais ne racontent rien, à ces autres, nettement plus rares, qui savent conter mais rédigent au ras-des-pâquerettes. Pourquoi ceux-là, les British, et pas nous ? Je repense à cette théorie qui dit que Descartes ou plutôt le cartésianisme de ses mauvais disciples, l’académisme ont émasculé la fiction française en privilégiant le raisonnement, la règle, la dissertation à l’imagination, à l’invention.
Revenons à nos moutons. Alors que le mystérieux background du conducteur de la Peugeot nous a mis l’eau à la bouche (un super-agent secret ? un tueur professionnel ?), alors qu’on brûle d’en savoir plus aussi sur le fou furieux qui l’a agressé de manière si disproportionnée, eh bien… non ! Atkinson claque la porte sous le nez des amateurs de policiers classiques pour leur montrer l’omnipotence de l’auteur. Et hop, disparus les deux caïds ! Disparu aussi le thriller ! Car la caméra s’en détourne pour éclairer les témoins de l’échauffourée, expliciter qui ils sont, pourquoi ils se trouvent là, comment ils en sont arrivés à être justement là et à réagir comme ils le font.
Les témoins ? Il y a d’abord Martin. Un paradoxe ambulant. Ecrivain à succès, il ne tire aucune fierté de ses polars nostalgiques. Être effacé auquel il n’arrive jamais rien, non violent et efféminé, vivant en léthargie loin du monde et de ses rapports, c’est pourtant lui qui a agi en héros : il a sauvé le chauffeur de la Peugeot en balançant sa sacoche (avec son portable) sur le King Kong de la Honda. Il y a Gloria, ensuite, la sexagénaire richissime, qui aime l’ordre et le respect des règles :
« Aujourd’hui, elle rêvait d’être la gardienne qui se tenait aux portes avec le grand registre, cochant le nom des morts à mesure qu’ils se présentaient devant elle, hochant la tête à celui-ci ou baissant le pouce devant celui-là. Tous ces gens qui se garaient sur des arrêts de bus sans tenir compte des passages piétons allaient tirer une sale tête quand Gloria les toiserait par-dessus ses lunettes et leur demanderait de se justifier. »
Des règles que son mari Graham n’a pourtant de cesse de bafouer pour édifier son empire immobilier. Il y a Jackson, aussi, l’ex-flic et ex-détective qui vit mal une retraite dorée anticipée (le legs d’une cliente), se sentant émasculé par le fric :
« Les hommes, les vrais, devaient gagner leur pain à la sueur de leur front. »
Lui, l’homme rompu à l’action, étrangement, il est demeuré sans réaction. Il y a encore les ados Archie et Hamish, de passage entre deux combines louches. Après la percussion du départ, la sensation d’une force centrifuge qui envoie notre attention se balader tous azimuts. Car on passe d’un personnage à un autre (et il n’y a pas que les témoins !) et, pour chacun, on a droit à des flashes-back, à des digressions. Je songe à Eco qui nous offre un morceau de narration (du style L’homme, caché derrière le pilier, sursauta : qui pouvait se balader à cette heure tardive dans les caves du musée ?) avant de pérorer durant trente pages sur telle ou telle information historique, artistique, philosophique, scientifique. Ou à la série américaine Lost, où l’action s’arrête régulièrement pour aller à la rencontre du passé des héros. Durant quelques dizaines de pages, je dois un peu m’accrocher. Pas ma partenaire GW, qui a, elle, douté trois pages avant d’être emportée. Par la profondeur des portraits brossés, l’humour de la comédie noire ou la force de la satire :
« Graham comme Murdo arboraient tous les signes extérieurs de la respectabilité : maison trop grande, voiture neuve chaque année et vieille épouse. Ils portaient des chemises d’un blanc aveuglant et des chaussures faites sur mesure, avaient le foie en piteux état et la conscience tranquille mais, sous leur vieux cuir, c’étaient des barbares. »
GW attire mon attention sur des réussites architecturales. Ainsi, une même scène peut être complétée ou corrigée voire remise en question selon qu’elle est lue en fonction de tel ou tel personnage. D’autre part, les fils narratifs qui s’attachent aux personnages s’apparentent tous à ces poupées gigognes qui s’ouvrent sur de plus petites figurines elles-mêmes emboîtées dans d’autres encore. Prenons l’exemple de Martin. On explore le présent de l’écrivain (ses relations avec son agent ou l’humoriste Richard, qui s’est installé chez lui et abuse honteusement de son hospitalité) avant d’ouvrir la boîte de ses aspirations (écrire un vrai livre, avoir un foyer de carte postale) puis celles de son passé et de ses différents traumatismes (un père militaire castrateur, une mère indifférente, une très mystérieuse et bouleversante aventure à Saint-Pétersbourg, etc.) ou une autre encore qui nous dévoile la psychologie ou les aventures de Nina Riley, son héroïne de papier.
GW a remarqué, aussi (et surtout ?), que de petits éléments, disséminés çà et là, poursuivaient tout de même l’intrigue initiale : l’homme à la Honda se relève et s’évapore, Jackson propose son aide à Martin, qui préfère suivre le conducteur de la Peugeot à l’hôpital puis à l’hôtel, où il découvre que son protégé possède quelques inquiétants secrets.
Il m’a fallu plus de temps. Mais, pour moi, d’un coup, la structure du roman, le projet véritable de l’auteur, la place de chaque pièce du puzzle, tout s’éclaire. Un arc-en-ciel majestueux et féérique. En fait, on a reculé pour mieux sauter. Le vertige se dissipe ou se transforme, plutôt, en émerveillement. Après avoir assisté, hagard, au Big Bang de la narration, je découvre la contraction du temps et de l’espace (tout se joue en quatre journées, à Edimbourg, la belle cité écossaise gorgée d’histoire, autour du Festival culturel local), la force centripète qui ramène les personnages, les événements dans une même direction. Tout faisait sens, tout était lié. Jackson est venu suivre les prestations de sa compagne, l’actrice Julia, qui va boire avec l’humoriste ringard Richard qui vit chez Martin, que Jackson a proposé d’aider. Un Jackson qui tombe amoureux de Louise Monroe (Louise Brooks + Marilyn Monroe ?), l’inspectrice en charge de la disparition singulière d’une présumée noyée que… Jackson a repêchée et qui aurait été en contact avec Gloria, après avoir été la maîtresse de Graham. Louise, qui est la mère d’Archie et vit dans une maison brinquebalante bâtie par… Graham. Etc.
Hallucinant, car ce n’est qu’un très pâle aperçu de la pelote de fils entrecroisés à l’infini qui en arrive à stupéfier les protagonistes mêmes du roman. La satire comme la comédie noire ne sont plus le fond mais le ton d’un thriller de plus en plus puissant, passionnant, haletant. D’ailleurs, bientôt la brute simiesque de la Honda commencera à s’en prendre aux témoins de la rixe initiale, bientôt… Jusqu’à ce qu’on s’interroge sur l’accrochage de départ lui-même, relu à la lumière de mille et une découvertes. Hasard ou… nécessité ?

Quelle phénoménale autrice que cette Kate Atkinson qui, derrière le naturel et la fluidité de ses mots, de ses phrases, parvient à réussir quatre romans, au moins, en un.
Il y a le thriller, à l’avant-plan. Avec du suspens, des mystères, de l’action et des rebondissements stupéfiants. Rien à envier à une Higgins-Clark, sur ce registre.
Il y a le roman de mœurs, juste derrière, avec des personnages à la dérive, englués dans des vies qui ne leur conviennent pas ou plus, d’une vérité bouleversante. J’ai songé, en écoutant Gloria ou Louise, au coup de pinceau d’une Liliane Schraûwen, le chantre belge des ravinements de l’âme féminine face à la violence, l’ingratitude, l’incompréhension. Sauf que ce contenu-là, magistralement rendu, trouve ici son contrepoint dans d’autres éclairages (tout n’est pas de la faute de l’Autre, des circonstances). Sauf que des personnages masculins ou des adolescents sont traités avec la même empathie. Et l’on songe alors aux délicatesses d’un Jonathan Coe (Le Testament à l’anglaise) ou d’un Jean-Luc Outers (Le bureau de l’heure). A la chaleur rude du grand O’Connor (Inishowen). Condamnation, oui, mais compassion, rédemption.
Il y a la satire sociale, ensuite, qui démasque la société britannique contemporaine ou le monde occidental (traite des filles de l’Est, théâtre d’avant-garde et littérature populaire plongeant pareillement dans le ridicule, corruption des politiques par les requins de l’immobilier, etc.). Une reconstitution d’entomologiste, si riche qu’on verrait bien cet ouvrage embarqué dans… l’engin spatial envoyé par les Américains à destination des civilisations extra-terrestres ! Témoignage ultime sur notre espèce.
Il y a le roman post-moderne, enfin, avec sa structure fouillée, ses mille et une inventions, ses mille et un clins d’œil au lecteur attentif ou cultivé. Remarquons ainsi les poupées gigognes qui apparaissent matériellement dans le récit, mise en abîme du procédé narratif de l’emboîtement. Qui émergent même doublement, car il y a des poupées russes… de chair et de sang aussi, qui se dissimulent l’une l’autre comme des… matriochkas. Une virtuosité qui nous a rappelé l’étonnant De gré de force du belge Rossano Rosi, un ovni qui avait échappé à la critique mais pas à… Indications (cocorico : Prix de la Jeune Critique 2006 !). Une virtuosité qui perdure jusqu’à la fin… et même au-delà. Car Atkinson a réussi l’impossible : elle donne les explications attendues mais nous évite un épilogue formaté. Et il nous appartient de tisser l’avenir des différents personnages en utilisant les signes distillés par la romancière. Des suggestions très subtiles, qui concluent le chef-d’œuvre en apothéose.
Chapeau, Kate. Vous êtes une très grande dame, une immense romancière. Qui conjugue l’intelligence et le cœur. Pour un peu, on n’oserait vous approcher tant vous semblez divine. Mais, trop bonne, vous avez glissé une petite filouterie qui vous rend à l’humaine condition. Car, si l’on relit les premières pages à la lumière des révélations…
Terminons par une note positive. Les livres de Kate Atkinson, qui ont fini par subjuguer l’intelligentsia et la critique, se vendent bien, très bien même. Ce qui prouve une fois pour toutes qu’il existe un public conséquent qui ne demande pas à être caressé dans le sens du poil, qu’il y a peut-être, à l’insu de nos analystes bougons ou aveugles, une amélioration du sens critique et de l’exigence.
Reste que… Pourquoi, décidément, ces British et ces Ricains ? Pourquoi, pourquoi ? Peut-être aussi parce que ces auteurs anglo-saxons que nous admirons se donnent (à moins qu’on ne leur donne ?) les moyens de leurs ambitions et travaillent à plein temps sur leurs ouvrages quand quasi tous nos francophones écrivent une heure par ci une heure par là. Peut-être parce que nos décideurs, frileux pour la plupart, comme le dit si bien Martin Winckler (La maladie de Sachs), privilégient recettes et conventions quand on ose l’audace et l’art ailleurs. Ce qui, en TL, donne Navarro ou Julie Lescaut pour les uns, Rome et Deadwood pour les autres.
Philippe Remy et Gisèle Wilkin
Kate ATKINSON
Les choses s’arrangent mais ça ne va pas mieux
Traduit de l’anglais par Isabelle Caron
Paris, de Fallois, 2006
Roman, 411 pages
Sarah WATERS, Ronde de nuit

Et un grand cru anglo-saxon supplémentaire ! Un !
Comme dans l’ouvrage d’Atkinson analysé précédemment, il y a ici tout ce qui peut constituer un roman à la fois puissant et captivant, mais le dosage des ingrédients et le rythme adopté, très différents, privilégient la demi-teinte et nous offrent, au final, comme le verso, l’idéal complément, d’une magistrale leçon de littérature de fiction.
Dès la réception des livres choisis pour analyse, GW et moi nous étions étonnés de leurs convergences. Deux briques britanniques écrites par des femmes qui se sont concilié les faveurs de la critique et du public. Mais nous avions chacun entre les mains un roman qui convenait mieux au partenaire. L’idée d’un échange nous a effleurés puis celui d’un partage s’est imposé.
Acte II.
La première partie du livre s’intitule « 1947 » et possède, de fait, des allures de chronique du Londres de l’après-guerre. Mais nulle pesanteur ici, car la matière humaine occupe l’avant-plan et un découpage assez nerveux vient contrebalancer la profondeur des scènes. Nous voilà d’emblée projetés aux côtés de quatre personnages, autour desquels se développeront quatre fils narratifs qui ne cesseront de s’entrecroiser, parsemés d’éléments intrigants, déroutants, mystérieux.
Il y Kay, d’abord, peut-être l’axe véritable de l’ouvrage. Des allures de garçon manqué (pantalon, veste, cigarette), un comportement étrange :
« Elle avait la démarche d’une personne qui sait exactement où elle va, et pourquoi – alors qu’en réalité, elle n’avait rien à faire, aucune visite à rendre, personne à voir. Sa journée était vacante, comme toutes ses journées. »
Pourquoi passe-t-elle tout son temps à observer « quel nouvel estropié sonne à la porte de son logeur » ou à errer à travers Londres ? Elle qui fut naguère une femme d’action étincelante.
Il y a Duncan, ensuite, un jeune homme sensible et fragile, qui a quitté récemment la prison et travaille dans une sorte d’atelier protégé pour invalides, où l’on confectionne des bougies. Un Duncan largué par les siens, sauf par sa sœur Viv et qui vit auprès d’un vieillard, Mr Mundy. Mais pourquoi la prison, hier, ou les bougies aujourd’hui, ce compagnon qu’il fait passer pour un oncle ?
Puis il y a Viv, la glamourous sœur de Duncan, qui souffre de voir s’effilocher sa relation avec Reggie, un homme marié, ou d’escamoter ce frère si… différent. Viv, qui ne sait plus ce qu’elle veut, qui s’ennuie au boulot mais ne semble pouvoir s’en passer, qui fuit Kay quand elle l’aperçoit mais s’attarde pourtant sur les lieux fréquentés par celle-ci.
Enfin, il y a Helen, qui travaille avec Viv dans une agence matrimoniale et vit une relation intense mais douloureuse avec Julia, une romancière à succès. Douloureuse, parce qu’il faut se cacher, que la réussite de l’une entraîne la séduction et donc attise la jalousie de l’autre.
Quatre personnages « dont les pendules et les montres se sont arrêtées » à la suite d’énigmatiques traumatismes :
« Je vais au cinéma, dit Kay ; il n’y a rien de drôle là-dedans. Quelquefois, je reste pendant deux séances d’affilée. Ou alors j’arrive au milieu du film, et je regarde d’abord la deuxième moitié. Je les préfère presque comme ça – le passé des gens est tellement plus intéressant que leur avenir. »

Quatre solitaires confinés dans une sorte de no man’s land, entre engourdissement et malaise morbide, en quête d’eux-mêmes, et de l’Autre aussi. Dont on va progressivement mettre à jour les liens, des plus aléatoires (Mundy et Duncan font partie des gens observés par Kay, etc.) aux plus intimes (Helen a été la compagne de Kay, qui a elle-même changé le destin de Viv, etc.).
Durant la première partie, nous pénétrons en douceur dans la vie de nos protagonistes, nous nous plaçons dans la foulée du brave Fraser, un ami de prison de Duncan, pour tenter de remonter le cours de leurs vies, d’en cerner enfin les secrets :
« C’est une curieuse manière de vivre, je trouve, pour un jeune garçon comme Duncan. D’ailleurs, ce n’est plus un jeune garçon, n’est-ce pas ? Et en même temps, impossible de le voir autrement. Comme s’il était resté bloqué. Et je pense qu’il est resté bloqué. Je pense qu’il s’est arrangé lui-même pour rester bloqué, comme pour – pour se punir de tout ce qui est arrivé il y a des années de cela, de tout ce qu’il a fait et pas fait… »
Au tiers du livre, un choc copernicien nous attend. La deuxième partie, « 1944 » se déroule… AVANT la première. Et autant le dire tout de suite, la troisième et dernière, « 1941 » remonte encore un peu plus loin. 1944 ou 1941, à Londres, c’est le Blitz, ces terrifiants bombardements nazis qui ont failli raser la cité. Un déluge de feu, des champs de ruines et de misère à n’en plus finir. Un arrière-plan d’enfer, où nos personnages se distinguent. Pour le meilleur ou pour le pire. Kay apparaît en brancardière de choc, en héroïne épique, elle vit avec Helen et… N’en disons pas plus. Si ce n’est que nos protagonistes déambulent à travers les bombes comme ceux du Hussard sur le toit (Giono) à travers le choléra. Et l’on apprécie l’irruption, déchirant l’atmosphère générale en demi-teinte, d’incandescents morceaux de bravoure. Duncan dressé sur une table et suivant le spectacle dantesque des déflagrations et des incendies (alors que les détenus ont été abandonnés par des gardiens qui se terrent dans leurs abris !). Ou Kay plantée au centre de l’aire dévastée, rasée, où vivait son grand amour, décor hallucinant, cendres et braises, où se succèdent, en marées, sensations et rebondissements :
« Une brusque pluie d’étincelles lui cribla les cheveux, le visage, comme autant d’épingles brûlantes. Elle tomba, perdit un instant le sens de l’orientation, se releva, courut, se heurta à un mur, obliqua, continua et se cogna à un autre, quelques mètres plus loin… Quelque chose se précipita vers elle – un morceau de papier enflammé, lui sembla-t-il, comme elle se baissait pour l’éviter de justesse. Puis elle vit que c’était un pigeon, les ailes en feu. Elle tendit les mains et s’écarta, titubant d’horreur, laissant tomber son mouchoir et reprenant sa respiration au moment même où une nouvelle vague de fumée venait la frapper au visage. »
Un roman à rebours, donc. Shocking, isn’it ? Surprenant, en tous les cas. On pourrait croire à un artifice d’auteur séduit par des expériences de laboratoire qui vont nuire au plaisir pur du récit. Eh bien, non, mille fois non ! Que du contraire. Le roman était fin, prenant. Il devient… vertigineux ! Durant deux cents pages, Waters nous avait légué des indices de vies et nous nous escrimions à reconstituer, assembler. Et nous avions quitté les protagonistes au cœur de scènes ouvertes, ambiguës. Des êtres en suspens. Suspense ! Mais, dans les parties II et III, avec une maestria confondante, Waters va nous livrer les moyens de relire la partie I à la lumière des révélations distillées. Et de dessiner nous-mêmes l’avenir de ces personnages attachants.
Comme Kate Atkinson (voir supra), Sarah Waters nous offre un roman où la qualité s’arc-boute sur la quantité. Une qualité qui épouse pratiquement tous les registres. Chronique historique et fresque sociale, oui, mais roman d’amour aussi, étude de mœurs. Et l’on admirera la subtilité avec laquelle l’auteur nous dévoile l’intimité de la femme (d’un avortement au développement d’une crise de jalousie) ou la difficulté d’être de qui refuse la norme (lesbiennes, objecteurs de conscience… du temps !).
A quarante ans, Sarah Waters est déjà solidement installée dans le landerneau littéraire. Icône underground aux States mais héritière des Dickens, Wilkie Collins et Brontë aux yeux des Britanniques, sacrée jeune auteur de l’année en 2002 ou plébiscitée par la revue Granta*, adaptée par la classieuse BBC (un sensuel et émouvant Du bout des doigts, notamment), elle est en route, dit-on, pour le Booker Prize. Wait and see !
Philippe Remy et Gisèle Wilkin
Traduit de l’anglais par Alain Defossé
Roman, 592 pages
* Un phénomène sans équivalent chez nous. Cette revue publie tous les dix ans une liste des écrivains appelés à compter. Pour donner une idée de son envergure, rappelons que la levée 1983 recensait les noms de Ian McEwan, Martin Amis ou Salman Rushdie !