LES HORS-PISTES d’EDI-PHIL #4 – UN PLONGEON NOSTALGIQUE… Sarah WATERS & Kate ATKINSON, deux grandes autrices britanniques

Les hors-pistes d’Edi-Phil

Numéro 4 (septembre 2022)

Un plongeon nostalgique…

Sarah WATERS et Kate ATKINSON,

deux grandes autrices britanniques !


AVANT-PROPOS

Le feuilleton Les hors-pistes d’Edi-Phil, lancé en 2021, me permet de revisiter/partager mes fondations de lecteur, d’auteur et de médiateur entre deux salves de mes séries habituelles. Une pause d’intériorité entre divers élans vers le monde extérieur, l’altérité.

Dans l’épisode 1, j’ai présenté l’un de mes auteurs français préférés :

Dans l’épisode 2, j’ai choisi de me remémorer mes premiers pas dans la critique littéraire :

Dans l’épisode 3, j’ai republié 3 articles consacrés au créateur littéraire qui m’a le plus marqué depuis la fin de mes années de formation :

https://www.google.be/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwj-ypCi3-T5AhUAwAIHHTTrCg0QFnoECBEQAQ&url=https%3A%2F%2Flesbellesphrases264473161.wordpress.com%2Fcategory%2Fles-hors-pistes-dedi-phil%2F&usg=AOvVaw0jxTxSzIrb9ORsDjRvOBb_

Dans le présent épisode 4, des articles parus dans la revue Indications en 2006 rappellent à quel point le roman britannique contemporain m’a formé, influencé, ce qu’on aurait tendance à oublier vu mon engagement de proximité (la défense des Lettres belges) de ces 8 dernières années. A quel point de grandes dames m’ont reconfiguré, Kate Atkinson et Sarah Waters ayant pris le relais des sœurs Brontë de ma jeunesse. A quel point j’ai toujours été en demande de partage et de collaboration, mon épouse, fort logiquement, ayant été le premier membre de l’un de mes duos, et ayant co-signé les deux textes ci-dessous.

Mes conceptions se sont élargies ou diversifiées, mais je redécouvre dans ces articles passés (sur Ellroy ou les Anglo-Saxons en général) une sorte de manifeste filigrané en faveur d’un certain roman, auquel je pense être encore fidèle dans mes prédilections nationales (les thrillers littéraires de Marcel SEL, Jean-Marc RIGAUX, Alain BERENBOOM ou Bernard ANTOINE).


Kate ATKINSON, Les choses s’arrangent mais ça ne va pas mieux


E-BLOU-I-SSANT ! Un de ces romans parfaits dont les Anglo-Saxons ont le secret

Un léger effort à accomplir pour comprendre l’essence de l’ouvrage, un petit col à escalader, et vous voilà au sommet d’un plateau vous offrant à perte de vue du (très) Grand Cru romanesque.

Un début des plus vifs. Trois pages qui nous narrent un accrochage entre deux voitures, une Peugeot et une Honda. Banal ? Non, car l’incident dégénère (tabassage à la batte de baseball, vitres brisées), dégénère même à un point tel que ses implications inimaginables courront jusqu’à la dernière des 411 pages. Non, car les trois pages témoignent d’une densité rare, l’auteur saupoudrant l’action de notations intrigantes sur le conducteur agressé :

« Plusieurs pseudonymes le séparaient de son vrai nom (…) Il aimait jouer avec les identités, se glisser dans les fissures (…) lui qui avait tout lu, Platon, Kant, Hegel (…) tenu trois mois dans la jungle ou le désert (…) il jetait l’éponge (…) chose qu’il n’avait encore jamais faite (…) c’était la première fois de sa vie qu’il était content de voir les flics (…). »

Cet article, nous avons décidé d’y travailler à deux. Je tiendrai la plume mais on partagera nos impressions, on les fera rebondir par l’intermédiaire des réactions du partenaire. Une expérience. Comment en est-on arrivés là ? Au départ, GW a choisi l’ouvrage. Elle avait entendu parler de Kate Atkinson et de la polémique qui avait accompagné la sortie de son premier roman, en 1995, à quarante-quatre ans. Tudieu, la belle Ecossaise avait osé souffler le prestigieux Whitbread Price à l’auteur-phare du moment, Salman Rushdie. Et l’establishment littéraire le lui avait fait payer. Mais, après trois pages, GW s’est demandé si elle n’avait pas été trompée sur la marchandise. Le titre laissait espérer une comédie noire et elle se trouvait projetée dans un thriller. Pas tout à fait sa spécialité ni sa tasse de thé. Alors, elle m’a appelé en renfort.

Moi, après ces trois pages, je reprends – déjà ! – mon souffle et m’extasie sur l’extraordinaire supériorité du roman anglo-saxon, songeant à tous ces auteurs francophones qui écrivent très bien mais ne racontent rien, à ces autres, nettement plus rares, qui savent conter mais rédigent au ras-des-pâquerettes. Pourquoi ceux-là, les British, et pas nous ? Je repense à cette théorie qui dit que Descartes ou plutôt le cartésianisme de ses mauvais disciples, l’académisme ont émasculé la fiction française en privilégiant le raisonnement, la règle, la dissertation à l’imagination, à l’invention.

Revenons à nos moutons. Alors que le mystérieux background du conducteur de la Peugeot nous a mis l’eau à la bouche (un super-agent secret ? un tueur professionnel ?), alors qu’on brûle d’en savoir plus aussi sur le fou furieux qui l’a agressé de manière si disproportionnée, eh bien… non ! Atkinson claque la porte sous le nez des amateurs de policiers classiques pour leur montrer l’omnipotence de l’auteur. Et hop, disparus les deux caïds ! Disparu aussi le thriller ! Car la caméra s’en détourne pour éclairer les témoins de l’échauffourée, expliciter qui ils sont, pourquoi ils se trouvent là, comment ils en sont arrivés à être justement là et à réagir comme ils le font.

Les témoins ? Il y a d’abord Martin. Un paradoxe ambulant. Ecrivain à succès, il ne tire aucune fierté de ses polars nostalgiques. Être effacé auquel il n’arrive jamais rien, non violent et efféminé, vivant en léthargie loin du monde et de ses rapports, c’est pourtant lui qui a agi en héros : il a sauvé le chauffeur de la Peugeot en balançant sa sacoche (avec son portable) sur le King Kong de la Honda. Il y a Gloria, ensuite, la sexagénaire richissime, qui aime l’ordre et le respect des règles :

« Aujourd’hui, elle rêvait d’être la gardienne qui se tenait aux portes avec le grand registre, cochant le nom des morts à mesure qu’ils se présentaient devant elle, hochant la tête à celui-ci ou baissant le pouce devant celui-là. Tous ces gens qui se garaient sur des arrêts de bus sans tenir compte des passages piétons allaient tirer une sale tête quand Gloria les toiserait par-dessus ses lunettes et leur demanderait de se justifier. »

Des règles que son mari Graham n’a pourtant de cesse de bafouer pour édifier son empire immobilier. Il y a Jackson, aussi, l’ex-flic et ex-détective qui vit mal une retraite dorée anticipée (le legs d’une cliente), se sentant émasculé par le fric :

« Les hommes, les vrais, devaient gagner leur pain à la sueur de leur front. »

Lui, l’homme rompu à l’action, étrangement, il est demeuré sans réaction. Il y a encore les ados Archie et Hamish, de passage entre deux combines louches. Après la percussion du départ, la sensation d’une force centrifuge qui envoie notre attention se balader tous azimuts. Car on passe d’un personnage à un autre (et il n’y a pas que les témoins !) et, pour chacun, on a droit à des flashes-back, à des digressions. Je songe à Eco qui nous offre un morceau de narration (du style L’homme, caché derrière le pilier, sursauta : qui pouvait se balader à cette heure tardive dans les caves du musée ?) avant de pérorer durant trente pages sur telle ou telle information historique, artistique, philosophique, scientifique. Ou à la série américaine Lost, où l’action s’arrête régulièrement pour aller à la rencontre du passé des héros. Durant quelques dizaines de pages, je dois un peu m’accrocher. Pas ma partenaire GW, qui a, elle, douté trois pages avant d’être emportée. Par la profondeur des portraits brossés, l’humour de la comédie noire ou la force de la satire :

« Graham comme Murdo arboraient tous les signes extérieurs de la respectabilité : maison trop grande, voiture neuve chaque année et vieille épouse. Ils portaient des chemises d’un blanc aveuglant et des chaussures faites sur mesure, avaient le foie en piteux état et la conscience tranquille mais, sous leur vieux cuir, c’étaient des barbares. »

GW attire mon attention sur des réussites architecturales. Ainsi, une même scène peut être complétée ou corrigée voire remise en question selon qu’elle est lue en fonction de tel ou tel personnage. D’autre part, les fils narratifs qui s’attachent aux personnages s’apparentent tous à ces poupées gigognes qui s’ouvrent sur de plus petites figurines elles-mêmes emboîtées dans d’autres encore. Prenons l’exemple de Martin. On explore le présent de l’écrivain (ses relations avec son agent ou l’humoriste Richard, qui s’est installé chez lui et abuse honteusement de son hospitalité) avant d’ouvrir la boîte de ses aspirations (écrire un vrai livre, avoir un foyer de carte postale) puis celles de son passé et de ses différents traumatismes (un père militaire castrateur, une mère indifférente, une très mystérieuse et bouleversante aventure à Saint-Pétersbourg, etc.) ou une autre encore qui nous dévoile la psychologie ou les aventures de Nina Riley, son héroïne de papier.

GW a remarqué, aussi (et surtout ?), que de petits éléments, disséminés çà et là, poursuivaient tout de même l’intrigue initiale : l’homme à la Honda se relève et s’évapore, Jackson propose son aide à Martin, qui préfère suivre le conducteur de la Peugeot à l’hôpital puis à l’hôtel, où il découvre que son protégé possède quelques inquiétants secrets.

Il m’a fallu plus de temps. Mais, pour moi, d’un coup, la structure du roman, le projet véritable de l’auteur, la place de chaque pièce du puzzle, tout s’éclaire. Un arc-en-ciel majestueux et féérique. En fait, on a reculé pour mieux sauter. Le vertige se dissipe ou se transforme, plutôt, en émerveillement. Après avoir assisté, hagard, au Big Bang de la narration, je découvre la contraction du temps et de l’espace (tout se joue en quatre journées, à Edimbourg, la belle cité écossaise gorgée d’histoire, autour du Festival culturel local), la force centripète qui ramène les personnages, les événements dans une même direction. Tout faisait sens, tout était lié. Jackson est venu suivre les prestations de sa compagne, l’actrice Julia, qui va boire avec l’humoriste ringard Richard qui vit chez Martin, que Jackson a proposé d’aider. Un Jackson qui tombe amoureux de Louise Monroe (Louise Brooks + Marilyn Monroe ?), l’inspectrice en charge de la disparition singulière d’une présumée noyée que… Jackson a repêchée et qui aurait été en contact avec Gloria, après avoir été la maîtresse de Graham. Louise, qui est la mère d’Archie et vit dans une maison brinquebalante bâtie par… Graham. Etc.

Hallucinant, car ce n’est qu’un très pâle aperçu de la pelote de fils entrecroisés à l’infini qui en arrive à stupéfier les protagonistes mêmes du roman. La satire comme la comédie noire ne sont plus le fond mais le ton d’un thriller de plus en plus puissant, passionnant, haletant. D’ailleurs, bientôt la brute simiesque de la Honda commencera à s’en prendre aux témoins de la rixe initiale, bientôt… Jusqu’à ce qu’on s’interroge sur l’accrochage de départ lui-même, relu à la lumière de mille et une découvertes. Hasard ou… nécessité ?

Kate Atkinson

Quelle phénoménale autrice que cette Kate Atkinson qui, derrière le naturel et la fluidité de ses mots, de ses phrases, parvient à réussir quatre romans, au moins, en un.

Il y a le thriller, à l’avant-plan. Avec du suspens, des mystères, de l’action et des rebondissements stupéfiants. Rien à envier à une Higgins-Clark, sur ce registre.

Il y a le roman de mœurs, juste derrière, avec des personnages à la dérive, englués dans des vies qui ne leur conviennent pas ou plus, d’une vérité bouleversante. J’ai songé, en écoutant Gloria ou Louise, au coup de pinceau d’une Liliane Schraûwen, le chantre belge des ravinements de l’âme féminine face à la violence, l’ingratitude, l’incompréhension. Sauf que ce contenu-là, magistralement rendu, trouve ici son contrepoint dans d’autres éclairages (tout n’est pas de la faute de l’Autre, des circonstances). Sauf que des personnages masculins ou des adolescents sont traités avec la même empathie. Et l’on songe alors aux délicatesses d’un Jonathan Coe (Le Testament à l’anglaise) ou d’un Jean-Luc Outers (Le bureau de l’heure). A la chaleur rude du grand O’Connor (Inishowen). Condamnation, oui, mais compassion, rédemption. 

Il y a la satire sociale, ensuite, qui démasque la société britannique contemporaine ou le monde occidental (traite des filles de l’Est, théâtre d’avant-garde et littérature populaire plongeant pareillement dans le ridicule, corruption des politiques par les requins de l’immobilier, etc.). Une reconstitution d’entomologiste, si riche qu’on verrait bien cet ouvrage embarqué dans… l’engin spatial envoyé par les Américains à destination des civilisations extra-terrestres ! Témoignage ultime sur notre espèce.

Il y a le roman post-moderne, enfin, avec sa structure fouillée, ses mille et une inventions, ses mille et un clins d’œil au lecteur attentif ou cultivé. Remarquons ainsi les poupées gigognes qui apparaissent matériellement dans le récit, mise en abîme du procédé narratif de l’emboîtement. Qui émergent même doublement, car il y a des poupées russes… de chair et de sang aussi, qui se dissimulent l’une l’autre comme des… matriochkas. Une virtuosité qui nous a rappelé l’étonnant De gré de force du belge Rossano Rosi, un ovni qui avait échappé à la critique mais pas à… Indications (cocorico : Prix de la Jeune Critique 2006 !). Une virtuosité qui perdure jusqu’à la fin… et même au-delà. Car Atkinson a réussi l’impossible : elle donne les explications attendues mais nous évite un épilogue formaté. Et il nous appartient de tisser l’avenir des différents personnages en utilisant les signes distillés par la romancière. Des suggestions très subtiles, qui concluent le chef-d’œuvre en apothéose.

Chapeau, Kate. Vous êtes une très grande dame, une immense romancière. Qui conjugue l’intelligence et le cœur. Pour un peu, on n’oserait vous approcher tant vous semblez divine. Mais, trop bonne, vous avez glissé une petite filouterie qui vous rend à l’humaine condition. Car, si l’on relit les premières pages à la lumière des révélations…

Terminons par une note positive. Les livres de Kate Atkinson, qui ont fini par subjuguer l’intelligentsia et la critique, se vendent bien, très bien même. Ce qui prouve une fois pour toutes qu’il existe un public conséquent qui ne demande pas à être caressé dans le sens du poil, qu’il y a peut-être, à l’insu de nos analystes bougons ou aveugles, une amélioration du sens critique et de l’exigence.

Reste que… Pourquoi, décidément, ces British et ces Ricains ? Pourquoi, pourquoi ? Peut-être aussi parce que ces auteurs anglo-saxons que nous admirons se donnent (à moins qu’on ne leur donne ?) les moyens de leurs ambitions et travaillent à plein temps sur leurs ouvrages quand quasi tous nos francophones écrivent une heure par ci une heure par là. Peut-être parce que nos décideurs, frileux pour la plupart, comme le dit si bien Martin Winckler (La maladie de Sachs), privilégient recettes et conventions quand on ose l’audace et l’art ailleurs. Ce qui, en TL, donne Navarro ou Julie Lescaut pour les uns, Rome et Deadwood pour les autres.

Philippe Remy et Gisèle Wilkin

Kate ATKINSON

Les choses s’arrangent mais ça ne va pas mieux

Traduit de l’anglais par Isabelle Caron

Paris, de Fallois, 2006

Roman, 411 pages

Disponible en Livre de Poche


Sarah WATERS, Ronde de nuit


Et un grand cru anglo-saxon supplémentaire ! Un !

Comme dans l’ouvrage d’Atkinson analysé précédemment, il y a ici tout ce qui peut constituer un roman à la fois puissant et captivant, mais le dosage des ingrédients et le rythme adopté, très différents, privilégient la demi-teinte et nous offrent, au final, comme le verso, l’idéal complément, d’une magistrale leçon de littérature de fiction.

Dès la réception des livres choisis pour analyse, GW et moi nous étions étonnés de leurs convergences. Deux briques britanniques écrites par des femmes qui se sont concilié les faveurs de la critique et du public. Mais nous avions chacun entre les mains un roman qui convenait mieux au partenaire. L’idée d’un échange nous a effleurés puis celui d’un partage s’est imposé.

Acte II.

La première partie du livre s’intitule « 1947 » et possède, de fait, des allures de chronique du Londres de l’après-guerre. Mais nulle pesanteur ici, car la matière humaine occupe l’avant-plan et un découpage assez nerveux vient contrebalancer la profondeur des scènes. Nous voilà d’emblée projetés aux côtés de quatre personnages, autour desquels se développeront quatre fils narratifs qui ne cesseront de s’entrecroiser, parsemés d’éléments intrigants, déroutants, mystérieux.

Il y Kay, d’abord, peut-être l’axe véritable de l’ouvrage. Des allures de garçon manqué (pantalon, veste, cigarette), un comportement étrange :

« Elle avait la démarche d’une personne qui sait exactement où elle va, et pourquoi – alors qu’en réalité, elle n’avait rien à faire, aucune visite à rendre, personne à voir. Sa journée était vacante, comme toutes ses journées. »

Pourquoi passe-t-elle tout son temps à observer « quel nouvel estropié sonne à la porte de son logeur » ou à errer à travers Londres ? Elle qui fut naguère une femme d’action étincelante.

Il y a Duncan, ensuite, un jeune homme sensible et fragile, qui a quitté récemment la prison et travaille dans une sorte d’atelier protégé pour invalides, où l’on confectionne des bougies. Un Duncan largué par les siens, sauf par sa sœur Viv et qui vit auprès d’un vieillard, Mr Mundy. Mais pourquoi la prison, hier, ou les bougies aujourd’hui, ce compagnon qu’il fait passer pour un oncle ?

Puis il y a Viv, la glamourous sœur de Duncan, qui souffre de voir s’effilocher sa relation avec Reggie, un homme marié, ou d’escamoter ce frère si… différent. Viv, qui ne sait plus ce qu’elle veut, qui s’ennuie au boulot mais ne semble pouvoir s’en passer, qui fuit Kay quand elle l’aperçoit mais s’attarde pourtant sur les lieux fréquentés par celle-ci.

Enfin, il y a Helen, qui travaille avec Viv dans une agence matrimoniale et vit une relation intense mais douloureuse avec Julia, une romancière à succès. Douloureuse, parce qu’il faut se cacher, que la réussite de l’une entraîne la séduction et donc attise la jalousie de l’autre.

Quatre personnages « dont les pendules et les montres se sont arrêtées » à la suite d’énigmatiques traumatismes :

« Je vais au cinéma, dit Kay ; il n’y a rien de drôle là-dedans. Quelquefois, je reste pendant deux séances d’affilée. Ou alors j’arrive au milieu du film, et je regarde d’abord la deuxième moitié. Je les préfère presque comme ça – le passé des gens est tellement plus intéressant que leur avenir. »

Sarah Waters

Quatre solitaires confinés dans une sorte de no man’s land, entre engourdissement et malaise morbide, en quête d’eux-mêmes, et de l’Autre aussi. Dont on va progressivement mettre à jour les liens, des plus aléatoires (Mundy et Duncan font partie des gens observés par Kay, etc.) aux plus intimes (Helen a été la compagne de Kay, qui a elle-même changé le destin de Viv, etc.).

Durant la première partie, nous pénétrons en douceur dans la vie de nos protagonistes, nous nous plaçons dans la foulée du brave Fraser, un ami de prison de Duncan, pour tenter de remonter le cours de leurs vies, d’en cerner enfin les secrets :

« C’est une curieuse manière de vivre, je trouve, pour un jeune garçon comme Duncan. D’ailleurs, ce n’est plus un jeune garçon, n’est-ce pas ? Et en même temps, impossible de le voir autrement. Comme s’il était resté bloqué. Et je pense qu’il est resté bloqué. Je pense qu’il s’est arrangé lui-même pour rester bloqué, comme pour – pour se punir de tout ce qui est arrivé il y a des années de cela, de tout ce qu’il a fait et pas fait… »

Au tiers du livre, un choc copernicien nous attend. La deuxième partie, « 1944 » se déroule… AVANT la première. Et autant le dire tout de suite, la troisième et dernière, « 1941 » remonte encore un peu plus loin. 1944 ou 1941, à Londres, c’est le Blitz, ces terrifiants bombardements nazis qui ont failli raser la cité. Un déluge de feu, des champs de ruines et de misère à n’en plus finir. Un arrière-plan d’enfer, où nos personnages se distinguent. Pour le meilleur ou pour le pire. Kay apparaît en brancardière de choc, en héroïne épique, elle vit avec Helen et… N’en disons pas plus. Si ce n’est que nos protagonistes déambulent à travers les bombes comme ceux du Hussard sur le toit (Giono) à travers le choléra. Et l’on apprécie l’irruption, déchirant l’atmosphère générale en demi-teinte, d’incandescents morceaux de bravoure. Duncan dressé sur une table et suivant le spectacle dantesque des déflagrations et des incendies (alors que les détenus ont été abandonnés par des gardiens qui se terrent dans leurs abris !). Ou Kay plantée au centre de l’aire dévastée, rasée, où vivait son grand amour, décor hallucinant, cendres et braises, où se succèdent, en marées, sensations et rebondissements :

« Une brusque pluie d’étincelles lui cribla les cheveux, le visage, comme autant d’épingles brûlantes. Elle tomba, perdit un instant le sens de l’orientation, se releva, courut, se heurta à un mur, obliqua, continua et se cogna à un autre, quelques mètres plus loin… Quelque chose se précipita vers elle – un morceau de papier enflammé, lui sembla-t-il, comme elle se baissait pour l’éviter de justesse. Puis elle vit que c’était un pigeon, les ailes en feu. Elle tendit les mains et s’écarta, titubant d’horreur, laissant tomber son mouchoir et reprenant sa respiration au moment même où une nouvelle vague de fumée venait la frapper au visage. »

Un roman à rebours, donc. Shocking, isn’it ? Surprenant, en tous les cas. On pourrait croire à un artifice d’auteur séduit par des expériences de laboratoire qui vont nuire au plaisir pur du récit. Eh bien, non, mille fois non ! Que du contraire. Le roman était fin, prenant. Il devient… vertigineux ! Durant deux cents pages, Waters nous avait légué des indices de vies et nous nous escrimions à reconstituer, assembler. Et nous avions quitté les protagonistes au cœur de scènes ouvertes, ambiguës. Des êtres en suspens. Suspense ! Mais, dans les parties II et III, avec une maestria confondante, Waters va nous livrer les moyens de relire la partie I à la lumière des révélations distillées. Et de dessiner nous-mêmes l’avenir de ces personnages attachants.

Comme Kate Atkinson (voir supra), Sarah Waters nous offre un roman où la qualité s’arc-boute sur la quantité. Une qualité qui épouse pratiquement tous les registres. Chronique historique et fresque sociale, oui, mais roman d’amour aussi, étude de mœurs. Et l’on admirera la subtilité avec laquelle l’auteur nous dévoile l’intimité de la femme (d’un avortement au développement d’une crise de jalousie) ou la difficulté d’être de qui refuse la norme (lesbiennes, objecteurs de conscience… du temps !).

A quarante ans, Sarah Waters est déjà solidement installée dans le landerneau littéraire. Icône underground aux States mais héritière des Dickens, Wilkie Collins et Brontë aux yeux des Britanniques, sacrée jeune auteur de l’année en 2002 ou plébiscitée par la revue Granta*, adaptée par la classieuse BBC (un sensuel et émouvant Du bout des doigts, notamment), elle est en route, dit-on, pour le Booker Prize. Wait and see !

Philippe Remy et Gisèle Wilkin

Sarah WATERS

Ronde de nuit

Traduit de l’anglais par Alain Defossé

Paris, Denoël, 2006

Roman, 592 pages

* Un phénomène sans équivalent chez nous. Cette revue publie tous les dix ans une liste des écrivains appelés à compter. Pour donner une idée de son envergure, rappelons que la levée 1983 recensait les noms de Ian McEwan, Martin Amis ou Salman Rushdie !

Edi-Phil, alias Philippe Remy-Wilkin.

LES HORS-PISTES d’EDI-PHIL #3 -UN PLONGEON NOSTALGIQUE ! JAMES ELLROY – LE SHAKESPEARE DU ROMAN NOIR AMÉRICAIN ?

Numéro 3 (août 2022)

Un plongeon nostalgique !

James ELLROY

Le Shakespeare du roman noir américain ?


AVANT-PROPOS

J’ai lancé ce nouveau feuilleton, Les hors-pistes d’Edi-Phil, en 2021, pour récupérer un peu et réfléchir à rebours entre mes feuilletons destinés aux Belles phrases sur l’actualité éditoriale ou le patrimoine littéraire belges, les histoires du cinéma et de la musique. Pour revisiter et partager mes fondations de lecteur, d’auteur et de médiateur aussi.

Ainsi, dans l’épisode 1, en mars, ai-je présenté l’un de mes auteurs français préférés, Villiers de l’Isle-Adam :

Dans l’épisode 2, en août, pour fêter mes 20 ans de critique littéraire et culturelle, j’ai choisi de me remémorer mes premiers pas dans la discipline, comment j’en suis arrivé là, les impulsions, les personnes qui m’y ont mené :

Dans cet épisode 3, je vais livrer une clé supplémentaire, en republiant 3 articles consacrés au créateur littéraire qui m’a le plus marqué depuis la fin de mes années de formation et la fin de mon cursus universitaire : James ELLROY. Les deux premiers, consacrés aux romans Le dahlia noir et Underworld USA, ont été publiés par la revue Indications en 2005 et 2010, puis republiés sur la plateforme Karoo dans la foulée d’un reportage réalisé lors du passage d’Ellroy à Bruxelles en 2016.


LE DAHLIA NOIR

Pèlerins du noir, du polar, du thriller, en route vers la Mecque crépusculaire du genre, vers sa pierre (noire) angulaire. 

Imaginez un écrivain qui cumulerait les dons de Balzac, Flaubert et Dumas, soit un visionnaire social, un architecte de la phrase et du texte, un conteur qui vous emporterait au 7e ciel. Impossible ? Non, le 20e siècle a produit ce génie absolu, l’ultime romancier. Découvrez son chef-d’œuvre.


Au départ du roman, en août 1942, deux policiers qui se frôlent, qui s’espionnent de loin en loin, dont le destin semble lentement croiser les trajectoires. Le narrateur, Bucky Dwight Bleichert, « mi-lourd, 36 victoires, zéro défaite, zéro nul, jadis classé dixième par Ring magazine ». Lee Blanchard, « 43 victoires, 4 défaites, 2 nuls comme poids-lourd, autrefois attraction régulière du Legion Stadium à Hollywood ». Deux anciens espoirs de la boxe, donc, et on devine que chacun, dans les bureaux de la police de Los Angeles, ne rêve que d’un affrontement entre Bucky, l’esthète rusé, et Lee le cogneur/encaisseur. Glace et Feu. Les paris, déjà, vont bon train et ne demandent qu’à s’envoler. Le combat aura lieu et sera magnifique, comme une opération alchimique qui putréfie la matière pour la recréer plus pure et plus belle.

Une amitié est née sur les décombres des dents déchaussées et des points de suture. Un trio, car Kay, la compagne de Lee, fait office de troisième mousquetaire :

« (…) elle ne venait jamais se mettre entre nous mais elle emplissait nos deux vies, le travail terminé, avec grâce et style. »

Dans la foulée, Bleichert et Blanchard vont faire équipe. Et quelle équipe ! Aussi efficace face aux malfrats que soudée dans la vie de tous les jours :

« (…) nous allâmes ensemble partout. Au cinéma, Kay prenait la place du milieu entre nous deux et agrippait nos deux mains pendant les passages qui lui faisaient peur ; le vendredi, au Malibu Rendez-vous, aux soirées dansantes avec grand orchestre, elle alternait les danses avec l’un puis avec l’autre et elle tirait toujours au sort le veinard qui aurait droit à la dernière série de slows avec elle. »

Les planètes Blanchard et Bleichert en gravitation autour de l’astre Kay, une galaxie d’amitié et d’amour.

On n’est pas dans Starsky et Hutch ou Amicalement vôtre ! Derrière l’aventure ou le suspens, un début de conte de fées, des fausses notes laissent entendre des trajectoires plus complexes, plus sombres :

« Lee et moi, on ne couche pas ensemble. »

Qu’est-ce à dire ? Et puis, à bien y réfléchir, que font Glace et Feu dans la police alors qu’un avenir riant, la fortune les attendaient sur le ring ? Quels chemins de traverse ont pu à ce point les égarer ? Pour Bleichert, nous sommes rapidement fixés :

« (…) il lui fallait fuir des événements (…) comme la menace d’une expulsion de l’Académie lorsqu’avait éclaté au grand jour l’appartenance de son père à l’Alliance Germano-Américaine ; on avait fait pression sur lui pour qu’il dénonce à la Brigade des Etrangers les Japonais parmi lesquels il avait grandi, afin de pouvoir assurer sa nomination au L.A.P.D. (NDLR : police de Los Angeles). »

Pour Blanchard, il y a eu l’assassinat de sa sœur par un maniaque, l’envie obsessionnelle de remettre de l’ordre dans la société. Mais est-ce vraiment tout ? Cherchez la femme, peut-être. En l’occurrence, cette Kay Lake, six années d’université et deux maîtrises financées par Lee, rencontrée au cours de l’affaire qui l’a rendu célèbre. Officiellement : une brebis égarée arrachée à un maquereau. Mais dans la réalité… ?

Les scènes intimistes équivoques, les secrets des uns et des autres, les aventures proprement policières des deux héros, les rapports tortueux de Bleichert avec son père ou avec son passé, la menace représentée par l’ancien protecteur de Kay qui sort de prison ivre de vengeance, il y a de quoi remplir (et très largement) un sacré bon roman. Hum… Je vous arrête tout de suite (enfin, façon de parler : je ne suis pas flic, moi !) : nous sommes chez Ellroy et tout ceci… n’est qu’une sorte de prologue. Un prologue formidable qui a installé les personnages avec une précision d’orfèvre, une densité inégalable. On ne s’est pas encore ennuyé une minute, on a dévoré les pages quand… quand…

Blanchard et Bleichert, renseignés par un indic, sont occupés à visiter le « baisodrome » d’un redoutable assassin lorsque Bucky, suffoqué par la puanteur, se dirige vers la fenêtre et aperçoit en contrebas de l’immeuble un groupe de collègues dont les regards sont rivés en direction d’un terrain vague. Qu’ont-ils découvert ? Les deux amis se précipitent, lisent l’horreur dans les yeux de leurs frères d’armes :

« C’était une jeune fille dont le corps nu et mutilé avait été sectionné en deux au niveau de la taille. La moitié inférieure gisait dans les mauvaises herbes à quelques mètres du haut, jambes grand ouvertes. Sur la cuisse gauche, on avait découpé une large portion de chair et de la taille tranchée au sommet de la toison pubienne courait une entaille longue et ouverte. Les deux lèvres de peau étaient retroussées : il ne restait rien dans la plaie béante. La moitié supérieure était pire : les seins étaient parsemés de brûlures de cigarettes, celui de droite pendait sectionné, rattaché au torse par quelques lambeaux de peau ; celui de gauche était lacéré autour du téton. Les coupures s’enfonçaient jusqu’à l’os, mais le plus atroce de tout, c’était le visage de la fille. C’était un énorme hématome violacé, le nez écrasé, enfoncé profondément dans la cavité faciale, la bouche ouverte d’une oreille à l’autre en une plaie de sourire qui vous grimaçait à la figure comme si elle voulait en quelque sorte tourner en dérision toutes les brutalités infligées au corps. Je sus que ce sourire me suivrait toujours et que je l’emporterais dans la tombe. »

Qui parle ? Bleichert, le narrateur, ou Ellroy, l’auteur ?

« Vivante, je ne l’ai jamais connue, des choses de sa vie je n’ai rien partagé. Elle n’existe pour moi qu’au travers des autres, tant sa mort suscita de réactions transparaissant dans le moindre de leurs actes. En remontant dans le passé, ne cherchant que les faits, je l’ai reconstruite, petite fille triste et putain, au mieux quelqu’un-qui-aurait-pu-être, étiquette qui pourrait tout autant s’appliquer à moi. »

Le dahlia noir. Betty Short, une call-girl de 22 ans retrouvée le 15 juin 1947 dans un terrain vague de Los Angeles, une « délinquante folle de son corps, toujours vêtue de noir ». Un fait divers réel, qui va occuper la première page des journaux durant 6 semaines et hanter définitivement Ellroy qui associe ce crime avec l’assassinat de sa propre mère dix ans plus tard par un inconnu qu’elle avait dragué. Une tragédie qui l’a envoyé valdinguer dans la drogue et l’alcool, la délinquance et le désespoir. C’est donc bien Ellroy qui s’exprime avec la tendresse sombre qui le caractérise, et la figure de sa mère apparaît en surimpression au-dessus du dahlia, cette mère à laquelle il dédie d’ailleurs son ouvrage :

« A Geneva Hilliker Ellroy (…) Mère : vingt-neuf ans plus tard, ces pages d’adieux aux lettres de sang. »

Retour au roman. Exit la présentation des personnages et de leur background. La caméra s’envole pour embrasser l’envers du décor hollywoodien. Et ce n’est pas très reluisant. Entre les bavures policières et les magouilles immobilières, l’arrivisme forcené des uns et des autres, les « canapés d’engagement » et les « bars à gouines », il y a de quoi perdre définitivement sa foi en l’humanité. On devine que Lee et Bucky ne sortiront pas indemnes d’une enquête qui les aspire inexorablement. Blanchard qui a fait du Dahlia une résurgence de sa sœur se met à carburer à la benzédrine. Bleichert, d’abord réticent, se laisse entraîner dans une aventure sulfureuse avec un sosie du Dahlia, qui se double d’une fille à papa richissime. Et l’on s’aperçoit qu’un simple souper chez les parents d’une petite amie réserve son lot d’horreurs :

« Je remarquai un épagneul naturalisé qui se tenait près de la cheminée, avec dans la gueule un journal roulé et tout jauni. Madeleine dit : – Ça, c’est Balto. Le journal, c’est le L.A. Times du 1er août 1926. C’est le jour où Papa a appris qu’il était millionnaire pour la première fois. Balto était notre chien à l’époque. Le comptable de Papa l’a appelé et a dit : « Emmett, vous êtes millionnaire ! » Daddy était en train de nettoyer ses pistolets, et Balto est arrivé avec le journal dans la gueule. Papa a voulu consacrer ce moment, aussi, il l’a abattu. Si vous regardez de près, vous verrez l’orifice de la balle dans la poitrine. Retenez votre souffle, mon joli. Voici la famille. »

La suite de la soirée est homérique, digne de toutes les anthologies, avec une conclusion à la hauteur, lorsque la plus jeune des sœurs Sprague tend une feuille à leur hôte épouvanté :

« (…) je regardai le dessin. Il nous représentait tous les deux, Madeleine et moi, nus. Madeleine avait les jambes écartées. Je me trouvais en leur milieu et je la grignotais de mes dents de lapin géantes, les dents de Bucky Bleichert. »

La suite de l’enquête et ses extraordinaires péripéties, le destin de nos personnages appartiennent à l’histoire du roman noir et du thriller, et je n’ose y toucher. Trop complexe, trop riche. Comme d’évoquer la personnalité tragique du Dahlia, l’absente omniprésente. La tâche du critique atteint ici, largement, ses limites. Une impression ? Imaginez-vous sur un rocher au milieu des chutes Victoria. Au cœur d’une jungle luxuriante qui vous inonde de ses parfums multiples, les flots déferlent de partout, sauvages et terrifiants, d’une beauté à couper le souffle aussi, à pleurer. C’est ça, Le dahlia noir. C’est ça, Ellroy.

Ellroy, on adore ou on déteste. Car on peut être légitimement rebuté par ces pages fréquentes qui sentent l’urine, la vaseline, le sang, le vomi ou le sperme ; cette plongée hallucinée et hallucinante dans le vice et la violence. Mais c’est la vie, pardi ! Et toute prise de conscience n’est-elle pas en soi salutaire ? Vaste débat. Pour ma part, je suis extrêmement ému par le romantisme noir d’Ellroy, ces éclairs de tendresse, d’amitié et d’amour, ces élans vers l’idéal, le bonheur, l’absolu qui giclent sans cesse hors de la boue du mal. La condition humaine, bouleversante.

Quoi qu’il en soit, au-delà des appréciations subjectives, il y a la vérité du talent. Un talent immense qui décline le mot Titan à tous les modes. D’abord, les proportions de l’œuvre. Le dahlia noir est un bouquin bien épais, mais que dire de l’ensemble dans lequel s’imbrique ce thriller ? Le quatuor de Los Angeles ? Des milliers de pages. Mais il y a eu la trilogie Lloyd Hopkins, auparavant,et d’autres livres. Et depuis… d’autres livres encore dont une nouvelle trilogie, Underworld USA, dont le deuxième tome compte plus de… huit cent pages ! Un nouveau Balzac, un Prométhée des Lettres ? Oui, mais… tellement plus encore. Car prenez n’importe laquelle de ses pages, elle est d’une intensité folle, sur tous les plans : narration, psychologie, description (recréation d’un milieu, d’une époque).

Ce n’est pas tout : Ellroy réussit la gageure d’une incroyable pérennité tout en se réinventant sans cesse, renouvelant son style, la construction de ses récits ou le choix de ses sujets. Ainsi passe-t-on du lyrisme sauvage du Dahlia noir au traitement de plus en plus elliptique de L.A. Confidential (magnifiquement adapté au cinéma) ou carrément syncopé, presque télégraphique, de White Jazz. D’un récit à la première personne à un roman qui juxtapose trois destins avant de les conjuguer. Oui, tout est possible avec Ellroy, comme de voir évoluer des personnages de livre en livre (les récurrences, comme chez Balzac… ou Hergé) : Russ Millard qui « ressemblait au prêtre-brave-mec des films de cinéma – celui qui a tout vu et qui file l’absolution pour tout le toutim » ; Ellis Loew (« Je crois qu’il va essayer d’étouffer tout ce qui peut la faire passer pour une roulure. Plus le public éprouvera de la sympathie pour la fille, plus ça lui fera de pub comme Procureur si jamais ce merdier passe devant un tribunal. ») ; la paire Vogel/Koenig, des gorilles sans cervelle ni scrupules capables de faire avouer n’importe quel innocent ; et tant d’autres figures inoubliables. Tout est possible, comme de se faire lâcher par un héros au beau milieu du récit. Tout.

Que dire enfin de la progression du choix de ses sujets ? Avec Lloyd Hopkins, Ellroy avait rédigé l’épopée d’un faux surhomme, une âme en peine. Avec Le quatuor, il a élargi son propos aux dimensions d’une mégapole, recréant le Los Angeles des années 47 à 60, celui de son enfance (pour entraver la fuite du temps, retrouver l’ombre de sa mère ?) ; le thriller se fond dans une puissante vision historique et panoramique : la chasse aux sorcières du sénateur Mac Carthy, les magazines à scandales, la corruption des milieux du cinéma ou de la boxe, les liquidations massives. Une fantastique saga du vice et du sang, hantée par des anges déchus en quête de rédemption.

Aujourd’hui, Ellroy est plus loin encore : dans American Tabloïd ou American Death Trip, c’est l’histoire des Etats-Unis des années 60 et 70 qu’il réécrit tout au long de nouveaux milliers de pages, l’Amérique mythique des Kennedy et de Martin Luther King, de la Mafia ou de Marilyn. Quelle sera la prochaine étape du « chien fou des Lettres américaines »? L’histoire de notre civilisation occidentale au 20e siècle ? A 57 ans, le bougre en serait bien capable. Et qui d’autre ? Que Thot, le dieu des scribes, veille et lui assure longue vie !

PS. Shakespeare, vous avez dit Shakespeare ? Oui, le Shakespeare du noir. Avec un zest de Milton ?  

UNDERWORLD USA

Un thriller shakespearien, un ballet d’âmes embourbées dans le Crime

Underworld USA achève la trilogie entamée avec American Tabloid puis American Death Trip. De quoi s’agit-il ? D’une flamboyante fresque socio-historique de l’Amérique des années 60 (jusqu’à 1972), l’envers du décor hollywoodien, entre noir cendres et rouge sang. Complots, manipulations, collusions. Maffia, FBI, Howard Hughes, affaires cubaines. Les assassinats des Kennedy et autres Luther King. Mais tout cela imbriqué magistralement dans le cours de vies, de récits qui nous tiennent haletants.


« SOUDAIN :

Le camion laitier braqua sèchement à droite et mordit le trottoir. Le volant échappa aux mains du chauffeur. Pris de panique, il écrasa les freins. Le coup de patins fit chasser l’arrière. Un fourgon blindé de la Wells Fargo percuta le flanc du camion laitier – de plein fouet.

Notez bien l’heure :

7h16 du matin, au sud de Los Angeles (…). »

Ainsi débute le dernier ouvrage de James Ellroy, qui se poursuit par la description, méticuleuse et percutante, d’un étonnant braquage. Mise en scène d’un accident, attaque d’une violence extrême, massacre des convoyeurs puis… des braqueurs par le dernier d’entre eux. Qui file, masqué, avec 16 sacs remplis de billets et 14 mallettes bourrées d’émeraudes. 4 pages à peine, vous êtes déjà essoufflé, bouleversé. Un homme apparaît :

« Physiquement, il était impressionnant. Il portait un costume de tweed et un nœud papillon écossais. De petits chiffres « 14 » étaient brodés dans la soie. Il avait abattu 14 braqueurs armés. »

Fin du préambule.

Apparition d’un narrateur qui évoque 40 ans d’études approfondies, il a posé des micros, suivi des gens, il va nous dévoiler une vérité redoutable, établir le lien caché entre « Alors » et « Maintenant », qu’il a su extraire de documents publics ou privés détournés, dérobés. Qui est-il, cet homme qui se propose de nous offrir « la vérité pure des textes sacrés et un contenu du niveau des feuilles à scandale » ? Au-delà du personnage de chair et de sang, une mise en abyme de l’auteur et de son projet global ?

On tourne la page, ce deuxième préambule. Le roman va commencer. Avec cette impression, très rapidement. Vous êtes, lecteur, devant un barrage immense, et les vannes s’ouvrent, un déluge vous emporte, vous balaie. La puissance créatrice du plus grand auteur vivant.

Ellroy. James Ellroy. Tout lecteur sensible a rencontré de ces auteurs, de ces livres qui vous changent la vie, votre rapport aux autres… ou aux autres livres. Quand j’ai découvert le triptyque Lune sanglante/A cause de la nuit/La colline aux suicidés, j’ai été émerveillé au premier degré. J’avais entamé un policier mais il s’avérait plus passionnant que n’importe quel autre, plus complexe, plus subtil, plus réaliste, plus émouvant, plus… D’un coup, toute une littérature d’énigmes et d’enquêtes m’apparut formatée, décolorée, frelatée. Qui soutenait la comparaison ? Je me suis documenté sur l’Américain, j’ai appris (avec quelle frustration, d’abord !) qu’il avait tourné le dos au succès de son héros (Lloyd Hopkins, une sorte de surhomme déjanté, mal au monde) pour se lancer dans une entreprise plus littéraire. Plus littéraire ? Je grinçais des dents. On en connaît d’autres, dans tous les arts, qui, voulant trop élever la barre de leurs capacités, y ont surtout perdu la grâce. Mais là… miracle ! Ellroy était passé à un… Quatuor (de Los Angeles), qui a tout simplement bouleversé l’histoire des Lettres, fusionnant la Grande Littérature (expériences et audaces de style, de construction, profondeur du propos, des personnages, vision du monde, peinture sociale, etc.) et le Grand Roman Populaire (intrigues magistrales, suspense, émotions). Il était le Balzac et le Flaubert du XXIe siècle, mais en même temps Dumas, Hammett, Chandler… Un auteur immense, qui se réinvente sans cesse tout en restant captivant, bouleversant.

Retour au présent ouvrage. Plus de 800 pages d’une densité folle. Aucun moment creux. L’Amérique des années 68-72, ses arcanes les plus sombres se reconstituent devant nos yeux éblouis. Nous suivons les aventures de Don Crutchfield, Dwight Holly et Wayne Tedrow. Un détective de 20 ans. Un sbire de J. Edgar Hoover, la cinquantaine fatiguée. Un ex-flic, la trentaine, trafiquant d’héroïne reconverti en courroie de transmission entre puissances occultes. Ce sont trois romans qui s’esquissent, autour de personnages ravinés par des pulsions contradictoires, aux vies pourries, chacun se débattant dans un enfer, avec des femmes/feux follets par-deçà, qui symbolisent la vie et la mort, la rédemption et la chute, une aspiration vers un Autrement possible. Ainsi, Dwight, fils d’un chef du Ku Klux Klan, s’est-il amouraché d’une idéaliste de gauche, quaker, communiste… dont le grand-père, un immigrant grec, a été lynché par ledit KKK. Et Dwight d’effacer les mentions des arrestations de sa Karen, puis de la venger contre son propre Klan (c’est le cas de le dire), en faisant transférer le petit-fils néo-nazi d’un des lyncheurs dans un quartier de prison réservé aux Noirs :

« Elle lui demanda pourquoi il avait fait cela. Il lui dit qu’il voulait lui offrir quelque chose que personne d’autre ne pouvait lui donner. »

Ellroy. Ellroy !

D’un côté, on lit un thriller grandiose. On est scotchés par les fils narratifs, leurs rebondissements, leurs coups d’éclat. On observe avec quelle maestria le maître fait converger les destins (ceux de nos 3 héros mais bien d’autres encore, ceux des gens qu’ils croisent, qu’ils aiment, qu’ils pourchassent), les enquêtes (Don et Gretchen, l’insaisissable séductrice/voleuse de milliardaires, Dwight et Joan, la Déesse rouge mystérieuse, Wayne et Reginald, le fils disparu de la belle Mary Beth), les conspirations (la neutralisation des cellules militantes noires, l’installation des casinos de la Mafia en Amérique centrale, etc.) pour nous ramener puissamment vers le braquage initial, le Zorro aux 14 trophées, le narrateur mystérieux du « Maintenant »…

D’un autre côté, il y a ces relations bouleversantes, l’Amour et l’Amitié au cœur de la fange et malgré elle, au cœur de l’Action et du Suspense, la Beauté dans l’Horreur et le Crime. L’incroyable complexité des sentiments et des motivations, la perte de Sens et sa poursuite hallucinée, la suffocation des âmes. On se balade dans la matière, poisseuse et lumineuse tout à la fois, de l’humanité. On se dit que l’homme n’est pas cet être de raison qu’on nous a si souvent dépeint. N’est-il pas, au contraire, le moins raisonnable des animaux ? Une marionnette délirante écartelée entre les mille et un fils de ses pensées ?

Me viennent, par vagues régulières, des réminiscences, irrésistibles, de Macbeth, Othello, Hamlet… ? Oui, je ne puis m’interdire d’associer Ellroy à Shakespeare*. Deux auteurs qui explosent les limites de la créativité, des genres et des tons, deux univers d’une puissance insondable, aux résonnances infinies.

James Ellroy, UNDERWORLD USA, Paris, Rivages, 2010, traduit de l’anglais (EU) par Jean-Paul Gratias, roman, 841 pages

* Un magnifique texte de Jean-Pierre Deloux (Revue Polar, Spécial James Ellroy, Rivages/Noir, Paris, 2007) vient me rassurer sur mon état mental, je ne suis pas le seul à oser ces comparaisons, l’œuvre d’Ellroy y étant saluée comme « une entreprise démesurée, authentiquement balzacienne (ou disraélienne) », visant à « montrer les coulisses et les dessous de l’histoire contemporaine en s’attachant à des personnages authentiquement shakespeariens ». 


JAMES ELLROY, LE PAPE DU ROMAN NOIR A BRUXELLLES !

Passa Porta, la Maison internationale des Littératures, a transféré l’une de ses soirées de la rue Dansaert vers le mythique Studio 4 du paquebot Flagey. En prélude au Festival America of Vincennes (du 8 au 11 septembre).

L’extraordinaire James Ellroy, immense narrateur et grand styliste, est annoncé. Lui dont tous les livres sont des chefs-d’œuvre (voir mes articles passionnés à propos du Dahlia Noir et d’Underworld USA). Ni une ni deux, on y va ! Et tant pis si mon anglais est… disons… limité.

19h45. Sous un soleil estival, ce mercredi 7 septembre 2016, une Place Flagey en fête, noire de monde, le Belga submergé, des transats en appoint.

20h15. Passa Porta s’est fait une spécialité de susciter des débats sur les grandes questions qui secouent notre société. La première partie de la soirée n’y déroge pas, qui voit quatre écrivains américains interrogés par Frank Albers, un professeur d’université anversois formé à… Harvard et Oxford. Ces auteurs ont abordé des tranches d’histoire nationale dans leurs livres (David Treuer a vécu dans une réserve indienne, Kevin Powers a participé à la guerre en Irak) et devront évoquer l’actualité de leur pays à quelques semaines des élections présidentielles, à quelques jours du quinzième anniversaire des attentats du 11 septembre. Des échanges de bonne tenue, teintés d’humour, avec une passe d’armes entre femmes, quand Jane Smiley stigmatise l’ignorance de son concitoyen lambda et se voit bousculer par la jeune Rashel Kushner, qui dénonce l’arrogance d’une certaine intelligentsia. Typiquement américain ? Hum…

21h30. Un break bienvenu au beau bar du paquebot Flagey. Qui m’inspire une observation sociologique. Il y a foule mais… on n’entend quasi parler que néerlandais. Alors que nos amis flamands sont si minoritaires à Bruxelles. Faux paradoxe : la Flandre nourrit un rempli identitaire à travers une fraction conséquente de sa population mais tout autant une ouverture, à travers d’autres (et, qui sait, parfois les mêmes ?) bien plus grande sur le monde moderne, international. Je pourrais, dans la foulée m’appesantir sur mes carences linguistiques et soulever un débat sur l’étude des langues en Communauté francophone. J’en resterai, pétrifié, à l’image du seul francophone identifié… endormi juste devant moi.

21h50. James Ellroy apparaît en compagnie du bien connu Jérôme Colin (RTBF radio et télévision), qui jouera les modérateurs, rôle qui a rarement aussi bien porté son nom vu la réputation sulfureuse du prodige littéraire en interview. James aboiera-t-il cette fois ? Il a de ces dérapages…

De fait, ça commence fort. JC présente Ellroy et évoque ses seize romans, l’Américain le coupe :

« Seize chefs-d’œuvre ! Le dernier, Perfidia, est le meilleur, « a Masterpiece », le suivant sera encore supérieur. ».

JC veut le titiller sur sa… confiance en lui, mais son interlocuteur est inébranlable :

« Je ne mens jamais (…) j’ai un contrat de confiance avec Dieu, les éditeurs, mes lecteurs pour leur donner le meilleur (…). »

JC fait de son mieux pour assurer un cadre car le fauve est lâché. Et il y parvient, notre animateur. Le débat s’avère intéressant et même émouvant. Malgré le show d’Ellroy (qui s’inscrit dans une mouvance américaine où l’auteur est souvent un excellent communicateur, assumant un rôle), sa gestuelle, ses envolées, on observe une profonde empathie du grand homme pour son public (il articule incroyablement son anglais d’Amérique pour nous faciliter la compréhension) et on décroche quelques perles, secrets de fabrication ou mystères d’une âme. Ainsi, Ellroy réalise deux moutures de chaque opus : un premier jet (des centaines de pages), pour structurer/détailler le récit, prend dix mois ; un second un an et demi, qui consiste à animer pleinement la narration en individualisant les personnages (chacun aura sa voix !), en soignant les dialogues.

Comment être aussi génial dans chaque livre et aussi productif en sus ? Simple ! Se couper quasi entièrement du monde moderne (pas de mobile, de PC, de TL chez James) et vivre reclus entre 1941 et 1972 ; travailler « comme un rat qui se faufile dans les égouts » (du crime, de l’obsession sexuelle), 8 à 14h par jour, en sachant que le temps nous est compté :

« La mortalité commence à me mordre le cul ! »

Il faut l’entendre raconter sa jeunesse dramatique (meurtre non élucidé de sa mère à dix ans, délinquance, alcool et drogues… avant la rédemption), sa volonté de survie et de bonheur, son rapport à l’américanité (tout à la fois naïve et lucide), ses futurs projets… Avec une apothéose à tomber. Quand JC lui demande (ou plutôt quand Ellroy demande à JC de lui demander…) pourquoi il écrit, il récite soudain un poème de Dylan Thomas, Mon art morose. Qui signifie qu’il écrit pour… apprendre à aimer.

Une soirée très agréable habitée par des moments de grâce. Que demander de plus ? Eh bien… j’ai pu observer mon idole à deux mètres et bavarder longuement avec son ex-épouse et meilleure amie, Helen Knode, auteure adorable et francophile, qui va remettre et traduire mes articles à celui qu’ils encensent. Des seeeeeeeeeeels !

L’interview d’Ellroy se retrouvera in extenso sur le site de Passa Porta dans quelques semaines (toute la soirée a été enregistrée) mais la RTBF/Première, en radio, en a déjà diffusé un excellent compte-rendu, dès le lendemain, dans l’émission Entrez sans frapper : séquences questions/réponses, traduction et commentaires éclairés/éclairants de Michel Dufrasne et Jérôme Colin. Un brillant package en ligne :

http://www.rtbf.be/auvio/detail_interview-exclusive-de-james-ellroy-avec-traduction?id=2139749

Edi-Phil, alias Philippe Remy-Wilkin.



SPECIAL PATRIMOINE (4) : JACQUELINE HARPMAN et son roman LA PLAGE D’OSTENDE / Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

Jean-Pierre LEGRAND + Philippe REMY-WILKIN

Au fil des pages et Les Lectures d’Edi-Phil fusionnent en juillet 2021 pour offrir un…

Spécial PATRIMOINE (4)

Un feuilleton consacré aux perles de la littérature francophone de Belgique

Jacqueline HARPMAN et son roman La plage d’Ostende

Jacqueline HARPMAN, La plage d’Ostende, roman, Le livre de poche (d’après une édition originale chez Stock, 1991), Paris, 317 pages.

La Plage d'Ostende

JACQUELINE HARPMAN (1929-2012)

Phil :

Elle était l’un des grands écrivains belges de ma jeunesse. Ma voisine aussi, aux environs du bois de la Cambre, en ces temps où je m’avisais soudain (on me l’enseignait à l’université et ma future épouse, qui était déjà ma meilleure amie, lisait Rolin, Muno, Feyder, etc. avant de consacrer son mémoire à Ghelderode) qu’il existait une littérature belge… à côté de la BD (Hergé, Franquin, Jacobs, Peyo, Vandersteen sont de grands romanciers) et de Bob Morane (le mentor occulte – mais pas si occulte que cela – de tant de grands écrivains actuels).

Jean-Pierre :

Nous sommes de la même génération. Durant mes études secondaires, la littérature belge était totalement passée sous silence. C’est bien plus tard que j’ai découvert des auteurs comme Alexis Curvers, Madeleine Bourdouxhe ou encore Dominique Rolin, dont je savourai Trente Ans d’amour fou après avoir lu, début des années 2000, un très bel article de Josiane Savigneau dans Le monde des livres. Ce sont mes filles qui, bien après, m’ont amené à la lecture de Jacqueline Harpman.

UNE OEUVRE

Phil :

Des dizaines de romans pour celle qui exerçait comme psychanalyste (une profession ou un rapport au réel qui irrigue son œuvre de romancière). Plusieurs ont reçu des prix, tels Brève Arcadie (Rossel en 1959), La plage d’Ostende (Point de mire en 1992) ou Orlanda (Médicis en 2006).

Jean-Pierre :

L’expérience psychanalytique imprègne en effet l’œuvre d’Harpman et parfois aussi l’encombre : j’ai notamment ressenti cette gêne à la lecture de son roman Le bonheur est dans le crime,dont les personnages m’ont paru empesés dans une surabondance de références freudiennes. J’ai ressenti une réticence semblable à la lecture de certains textes d’Henry Bauchau que, par ailleurs, j’apprécie beaucoup, davantage néanmoins dans son journal que dans ses romans.

Dans La plage d’Ostende, nous sommes plus proches de Jung que de Freud : Emilienne et Léopold expérimentent, chez l’un et l’autre, la rencontre en principe chimérique, l’une de son animus, l’autre de son anima. L’histoire amoureuse qui nous est contée rejoint le mythe de la complétude parfaite.

LA PRESENTATION OFFICIELLLE DU ROMAN

Phil :

Que lit-on sur la 4e de couverture ?

Des mots soulignés intuitivement lors de ma lecture, les premiers du livre mais d’autres encore, qui prolongent une phrase éclatée sur plusieurs pages :

« Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbek m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq… je lus ma vie sur son visage et, d’un instant à l’autre, je devins une femme à l’expérience millénaire. »

Puis une sorte de résumé :

« Prise ainsi par une passion que rien n’éteindra, Émilienne devra attendre son heure. Talentueux, beau, aimé des femmes, Léopold fait un mariage d’argent pour pouvoir se consacrer à la peinture. La jeune fille va lentement tisser sa toile, ne reculant devant rien, sacrifiant au passage quelques existences. Des années plus tard, après la mort de son amant, Émilienne, désespérée mais sans remords, demeurera certaine que c’était le prix à payer pour vivre sa passion. »       

Jean-Pierre :

Tout autant que la 4e de couverture, l’épigraphe choisie par l’autrice résume et élucide excellemment le contenu du roman. Elle est tirée de la fin de la deuxième scène du deuxième acte de l’opéra Tristan & Isolde :

« Tristan :       Tristan du,
ich Isolde
nicht mehr Tristan !

Isolde :            Du Isolde,

Tristan ich,
nicht mehr Isolde ! »

            Tout au long du roman, les allusions au chef-d’œuvre de Wagner se multiplieront, de sorte que j’ai lu La plage d’Ostende comme une transposition très libre de cet opéra. « Tristan enchaîne Yseult en apparaissant et la dépossède de soi. Je n’ai rien décidé : une fois vouée, je me suis rendue à l’appel de la vocation, et Léopold n’a pas choisi ».

SIDERATION

Phil :

Dès les premiers mots, les premières pages, une évidence : Jacqueline Harpman est une écrivaine de grand talent. Elle écrit divinement et nul étonnement à découvrir son engouement pour les écritures et façons des XVIIIe et XIXe siècles. Nous sommes loin ici du Nouveau roman, une narratrice clairement définie nous raconte sa vie, qui est celle de ses amours ou, plutôt, de sa passion dévorante, tout en livrant des chroniques sur un petit monde, la haute bourgeoisie belge d’après-guerre, et une observation aussi du génie artistique. Impossible de ne pas songer à Proust, tant il y a une confrontation de la narratrice, âgée, avec le temps et la perte. Impossible de ne pas songer à Choderlos de Laclos et à ses Liaisons dangereuses, tant Emilienne possède un petit air de Merteuil, ou son entourage de victimes/pions.

Un extrait ?

Je propose plutôt un collage d’extraits :

« Je suis un fantôme que sa présence incarne. Son regard seul me donne une forme (…) j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. (…) Je fis mon entrée en lui par effraction, je fus, au-dehors, dans ce que son regard captait, la réplique exacte d’une image qu’il portait en lui sans l’avoir jamais vue. (…) Je me répandis dans son âme, je me glissai partout, j’emplis chaque faille, chaque anfractuosité, j’inondai, je le submergeai, je le noyai. »

Jean-Pierre :

J’avoue être plus partagé quant au style de Jacqueline Harpman.  J’ai été gagné au premier abord par un même enthousiasme, mais le relâchement de certaines pages, des lourdeurs parfois et de fâcheuses successions de « que » m’ont troublé. Un exemple parmi quelques autres :

« Désormais je n’allais plus cesser d’affirmer que je lui appartenais. J’ai commencé mon récit en disant qu’en le voyant j’avais su qu’il m’appartiendrait ; c’est de cela que je parlais, de Léopold posant la main sur mon épaule et disant : « Elle est à moi » car c’est quand on est réclamé comme bien propre par quelqu’un qu’on sait qu’il est à soi ».

C’est dommage car ces scories déparent une écriture qui serait, sans cela, effectivement magnifique.

EMBOURBEMENT

Phil :

Après 70 ou 100 pages, je cale. A force de se focaliser sur une description de la passion, l’autrice accorde peu de place à la narration, la progression narrative est lente et peu attractive. D’autant que les personnages sont figés une fois pour toutes dans leurs attitudes, comme englués dans une « machine infernale ». Et qu’ils ne sont guère attachants. Indifférents au sort de leurs semblables, tout à leurs objectifs intimes, trop fermes (Léopold et Emilienne) ou trop inconsistants (les époux des deux héros ; tous ceux qui gravitent autour d’eux, en tombent amoureux). D’autant que le récit s’apparente à une restitution, opérée en fin de vie (relative, elle pense vivre encore très longtemps, comme dans un hiver sans fin) par la narratrice, les faits sont mis à distance, le lecteur n’est pas plongé de plain-pied dans l’action.

Jean-Pierre :

La recherche du beau style n’est pas exempte de froideur, une pudeur intellectualise à l’extrême une passion à laquelle les corps ne semblent pas avoir la part qui leur revient. Ce couple brise des tabous, fascine parfois mais exprime peu de sensualité.

Phil :

La passion connote flamme et embrasement, or ceux-ci apparaissent cérébralisés, poétisés quand le sexe est – pudiquement ? – évacué de l’écran (bien qu’on en devine l’omnipotence) ou les protagonistes frappés par une forme de glaciation (Laclos, sors de ce corps !). Il n’est qu’à observer comment, tout au long du livre, Emilienne commente tous ceux qui l’entourent.

Sa mère :

« Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait. »

Sa meilleure amie :

« Une ombre, déjà, un souvenir, une amie d’enfance oubliée avant la fin de l’enfance. Nous avions partagé tous nos jeux, je ne jouais plus. »

A part Léopold, ne résiste à l’analyse – mais avec quelle discrétion ! – que l’image du père, que l’on devine talentueux, que l’on observe à l’arrière-plan, extrêmement bienveillant et empathique, sans que sa fille ne lui offre grand-chose. Voire la solidité du couple des parents, un bouleversement en creux du récit, minoré.

Si Harpman est indubitablement une grande écrivaine, est-elle une grande romancière ? La plage d’Ostende, drapée dans son hommage à une tradition du roman, se situe à mille années-lumière des romans les plus percutants du temps, de ces structurations qui renouvellent et dynamisent l’appréhension d’un récit, etc. Chez Fowles, Peairs, Ellroy ou Palliser. La littérature francophone a-t-elle à cette époque raté le train de la modernité ? Retenant par trop Flaubert, n’a-t-elle pas oublié Dumas ? Quand les Anglo-Saxons n’ont jamais, eux, oublié le romanesque qui embrase Shakespeare, les Brontë, Dickens et Wilkie Collins.

Jean-Pierre :

Le meilleur du roman me semble également résider dans les 70 premières pages. Une fillette qui, en un jeune peintre prometteur, a reconnu l’amour de sa vie, s’insère par mille gestes ténus et imperceptibles dans le paysage mental de l’élu, puise sa propre image dans l’âme même de l’homme convoité, transmuant son désir en destin :

« J’étais debout devant la porte grise, je portais une jupe beige pâle et un chandail couleur de perle éteinte : j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. Il me vit ».

Cette longue attente, suivie de l’aveu des deux amants, se retrouve également dans le Tristan de Wagner et est magnifiquement suggérée dans un commentaire de Thomas Mann :

« Voici que le motif du désir, voix solitaire et errante, dans la nuit élève alors sa plainte. Le silence puis l’attente. Et voici qu’on lui répond : c’est la même voix hésitante et solitaire, mais plus claire et plus douce. (…) Le motif d’amour s’élève alors, pâmé d’extase jusqu’au tendre enlacement (…) ».

Cette magie opère chez Harpman. Le moment est magnifique. Mais l’enlisement guette. Dans Tristan et Yseult, l’amour se voit interdit toute possibilité de réalisation dans la vie ; il ne peut s’accomplir que dans la mort, ce qui en fait un drame romantique d’une tension quasi orgasmique. Les deux amants s’exilent en l’espace nocturne du désir. Dans cette vision, « le seul ennemi est l’amant attaché au jour ». Précisément, dans La plage d’Ostende, nos deux amants décident de pactiser avec l’ennemi et de composer avec les conventions sociales. L’un et l’autre contractent un mariage de convenance et poursuivent vaille que vaille leur relation (peu) passionnée.

Au-delà des sortilèges de l’écriture et du plaisant cynisme de la narratrice, tout cela est assez plan-plan et exhale un fumet délicatement bourgeois. On n’échappe pas à certaines scènes surprenantes, comme celle où l’amant, pris au dépourvu, fonce « à l’aéroport sans repasser par chez lui, en emportant dans un sac en papier le rasoir et les pantoufles qu’il gardait toujours à l’atelier ».

« Qu’en est-il d’Yseult si Tristan se détourne ? » écrit Harpman. Ajoutons : « Quid s’il ne remet pas la main sur ses charentaises ? »

La faiblesse du roman réside dans une dialectique manquée du mythe et du poids des conventions qui, a priori, ne manquait pas d’intérêt mais précipite ici les personnages dans une impasse romanesque. Celle-ci survient page 157 à l’occasion de l’un des plus beaux passages de l’œuvre. Pour la première fois depuis le début de leur liaison, les deux amants peuvent passer trois journées ensemble à Reykjavik. Dans un style dont les voiles se gonflent (c’est, je crois, la plus longue phrase du livre), l’autrice rend admirablement ce temps en suspens, le chuchotement des amoureux, les corps qui se cherchent. Le temps s’étire et le cœur bat plus vite. Puis, plus rien. Pour parler comme Nougaro, « chacun rentre chez son automobile ».  Ceci dit, cette sorte de cul-de-sac narratif réserve encore quelques plaisirs : le texte (sous les réserves que j’ai énoncées) mais aussi des personnages secondaires, en gravitation autour de nos deux amants, rendus attachants par la plume altière de Jacqueline Harpman.

UN CLASSIQUE EMBLEMATIQUE

Phil :

La littérature est une immense galaxie, qui renferme de nombreux systèmes astraux, le roman lui-même est un système qui renferme de nombreuses planètes où les conditions de vie sont infiniment différentes et évoluent tout autrement. Il faut donc admettre et même se réjouir de voir se confronter des rapports au genre si contrastés. Qui juge inlassablement en fonction de ses paramètres de prédilection glisse vers l’arbitraire et l’amenuisement fanatique des sens.

In fine, j’aurai conservé un plaisir du mot, de la phrase durant toute ma lecture. En ces temps où tant de livres penchent vers le degré 0 de l’écriture pour se braquer sur les contenus, retrouver ce plaisir de gourmet est délicieux. Ce livre doit s’appréhender dans une forme d’apesanteur, il est hors mode, penche vers les grands classiques des temps jadis. Mais il possède aussi des allures de « roman-poème », ce concept que Jean-Pierre et moi évoquerons dans quelques mois dans la revue Que faire ?*1 lors d’une analyse patrimoniale dévolue au Bruges-la-Morte de Rodenbach.

« Un grand roman d’amour et de mœurs dans la pure tradition du roman d’analyse français », comme le dit et l’explicite Marie Baurins sur Objectif plumes*2, le site dévolu à nos Lettres ? Oui ! Et c’est même dans cette direction qu’il faut creuser en vue d’une réévaluation.

La plage d’Ostende est un superbe témoignage sur un état de l’évolution du féminisme, de l’émancipation de la femme. Emilienne, des allures de Dominique Rolin dans la « vraie vie », quitte tout (mari, enfant) pour se réaliser. Et elle le fait sans remords, mais avec des regrets. Hum… cette réalisation n’est pas celle qu’on souhaiterait à une fille d’aujourd’hui. Et ne me paraît pas si glamour. Toutes ses forces tendent vers un but unique : être avec un homme adoré, participer de sa réussite, de son bonheur. Tout le reste, pour l’héroïne, est accessoire, qu’elle tienne un salon ou une galerie, ou enseigne l’histoire à l’université, ce ne sont que des outils appréhendés sans passion.

Les deux héros ne sont guère sympathiques, empathiques. Quoiqu’ils ne souhaitent guère faire le mal. Emilienne prévient ceux qu’elle fera souffrir. Ils n’ont qu’à réagir. Comme Blandine, la femme de Léopold. Ces personnages secondaires fossoient leurs vies. Je songe aux excès de la Révolution et me demande s’il ne faut pas en passer par une telle phase violente après le règne si long de l’arbitraire et de l’écrasement du désir féminin.…

Si l’on décontextualise et surplombe le roman, peut-être celui-ci assène-t-il la formidable démonstration d’une nécessité ontologique : le fléchage. La vie est le plus souvent vaine, nos actes, nos pensées seraient éparpillés et sans poids si nous ne pouvions accoler un sens à nos parcours. Une passion confère un supplément d’âme, un fléchage à tout ce que nous projetons. Là se trouve la clé du bonheur pour tout être humain. Echapper à l’absurde, au centrifuge pour se couler dans le centripète, l’appétit, l’objectif à atteindre.

Alors, La plage d’Ostende, contingentement roman d’amour et de mœurs, mais, essentiellement, roman philosophique et métaphysique ?

A l’appui de ma théorie, les dernières pages du livre. Où la narratrice se débat contre l’atroce tentation du vide absolu. Ne pouvant plus s’agripper à rien. Rien ! Le vertige est abyssal, le malaise asphyxie. Et je me souviens soudain de la manière lumineuse dont la grande Marie Gevers*3 avait, elle, géré la perte des êtres aimés (mari et fils), réussi à rester chevillée au Sens jusqu’au bout.

Jean-Pierre :

Le livre de Jacqueline Harpman témoigne d’une époque qui n’est heureusement plus la nôtre et, à ce titre, constitue un document sociologique perturbant. Emilienne a l’âge de ma mère. Ai-je donc bien vécu ce temps où une femme non mariée suscitait méfiance et dénigrement ? Eh bien, oui ! Je me souviens encore du vocabulaire ordurier qui désignait les couples non mariés ainsi que de la rumeur qui entourait les femmes seules (et jolies) suspectes d’être entretenues.

Sur ce plan, si Emilienne et Léopold ne sont guère empathiques, c’est qu’ils se battent avec la seule arme qu’une société patriarcale leur abandonne : l’hypocrisie des conventions. Mais notre regard sur la passion a changé et, sans doute, entre-t-il trop de soumission dans la dévotion amoureuse d’Emilienne pour que nous puissions ressentir une véritable empathie fictionnelle.

Au final, on l’aura compris, je ne suis pas convaincu par le courant psychologisant et fortement marqué de psychanalyse qu’incarnent des auteurs comme Harpman ou même Bauchau. A leur lecture, je ressens toujours une espèce de rigidité dans le destin des personnages, comme si le bagage psychanalytique les lestait d’un poids trop grand pour leur laisser toute la liberté de mouvement du roman.

  • Voir cette nouvelle et superbe revue lancée par les éditions Samsa :

https://www.samsa.be/livres.php?id=2

Nous serons, Jean-Pierre et moi, de la troisième levée, avec une nouvelle rubrique créée en hommage à Jacques De Decker.

(2) Voir : https://objectifplumes.be/doc/la-plage-dostende/

(3) Jean-Pierre et moi avons évoqué Marie Gevers dans notre feuilleton sur les perles du patrimoine belge :

LES HORS-PISTES d’EDI-PHIL – 1. VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

Les hors-pistes d’Edi-Phil

(1)

VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

Pour Villiers de L'Isle-Adam, la Femme du futur est un organisme magnéto  métallique | by François Allafort | Medium

Avant-propos

Je lance un nouveau feuilleton quadrimestriel dans Les belles phrases : Les hors-pistes d’Edi-Phil me sortiront de l’actualité éditoriale belge pour me permettre d’explorer les Lettres de partout et de tout temps, etc. De revisiter et partager mes fondations de lecteur, d’auteur et de médiateur.

Villiers ! Malgré Hugo, Balzac, Stendhal ou Flaubert, mes prédilections, pour le XIXe siècle français, me portent vers ces grands maîtres du court qui sont, selon moi, une excellente passerelle à proposer à nos jeunes : Mérimée, Maupassant, Gautier, Nerval, Baudelaire (comme traducteur de Poe mais réinventeur, quasi), Villiers…

Villiers de L’Isle-Adam

Aux confins du conte philosophique et du fantastique, Villiers a créé une littérature de l’insolite et de l’Idéal, qui s’arc-boute sur l’influence d’Edgar Poe, les ombres tutélaires de Baudelaire et Mallarmé, tout en ouvrant un sillon original, d’une percussion sans égale, où s’exaltent les aspirations de la Jeunesse éternelle.

Découverte

Amazon.fr - Claire Lenoir et autres contes insolites - Villiers de  L'Isle-Adam, Auguste de, Noiray, Jacques - Livres

C’était en 1991. Je ranimais une passion mise à mal par des années d’université, où l’irradiation nucléaire de l’analyse balayait et desséchait au lieu de compléter, raffermir l’élan premier du texte, lui donner des racines et un ciel. Je cherchais la chair de l’art. Je relisais Shakespeare, je découvrais Fante, je plongeais dans les récits gothiques. Un recueil m’est tombé entre les mains. Claire Lenoir et autres contes insolites.

Le choc ! Un choc passerelle. Qui m’a ramené à mes émois d’enfance : Gordon Pym, le roman inachevé d’Edgar Poe ; les nouvelles et les contes de Mérimée et Gautier. Quelque chose s’était perdu. Mais quelque chose renaissait, une évidence qui ne me quitterait plus. Il était possible d’allier un récit captivant, intriguant, bouleversant avec un style magnifique, des considérations psychologiques, sociologiques, philosophiques ou métaphysiques. Le plaisir et la réflexion pouvaient se marier. Devaient. L’Art.

Claire Lenoir

Le destin m’a favorisé. Le recueil est une composition subtilement orchestrée par Flammarion. Avec, en ouverture, une longue nouvelle qui figure la première (grande) réussite de Villiers.

Nous débutons sur un navire, avec un narrateur d’apparence débonnaire : le docteur Tribulat Bonhomet. Cet inlassable chercheur et voyageur se pique de favoriser des mariages en appariant les cœurs. Il croise un Anglais, qui évoque des amours mystérieuses. A peine le temps de noter quelques indices troublants, la traversée est derrière nous et Tribulat se retrouve chez un couple, les Lenoir, ses meilleurs amis, des intellectuels eux aussi. Nous voilà partis pour de formidables joutes oratoires où s’opposent, se complètent idéalisme hégélien, christianisme et positivisme.

Entre les bons mots ou la dialectique s’insinuent des notations singulières sur les rapports entre les personnages, leurs secrets, d’inquiétantes convergences. Ainsi, un entrefilet de journal nous révèle qu’un animal de boucherie conserverait dans sa rétine, après le coup d’assommoir fatal, l’empreinte des objets qui se trouvaient dans son dernier champ de vision. Or le thème des yeux est omniprésent, Claire Lenoir (au nom symbolique) est une personne brillante et lucide, lumineuse, mais elle perd la vue (physique), recule derrière des lunettes épaisses, son regard se fait de plus en plus vitreux et glacé. Les masques vont tomber, les fils converger. Claire n’est pas qu’un pur esprit, des mots, des gestes de Tribulat laissent entrevoir des vérités épouvantables.

Au-delà du suspense, ce texte s’avère une extraordinaire mise en abyme de la tragédie humaine. La Beauté, la Pureté, la Réflexion, la Vérité, l’Art, la Poésie, l’Idéal chutent dans la toile d’une araignée du Mal : Tribulat incarne le scientisme le plus obtus, l’hypocrisie, l’abus de pouvoir.

Oui, Claire Lenoir a la valeur d’un mystère antique où s’affrontent les forces qui se disputent le monde, toute âme.

L’écrivain

Auguste Villiers de l'Isle-Adam

L’écriture de Villiers est étoilée, précieuse et savante, en même temps dynamique, fluide, vibrante. Ses récits se faufilent entre les Ténèbres et la Lumière, l’on débat de la nature, de Dieu, du moi, de la Réalité. Le mélange de tons alterne grotesque et sublime, bouffonneries et cérébralité, poésie et plongée dans l’horreur, le tout transcendé par l’humour noir et l’ambiguïté.

Villiers, surtout, est le maître de l’insolite. L’insolite ? Comme le disait Jacques Noiray, « une vision insolite du monde commence par une attention précise au réel, et jusque dans son détail ». C’est le (faux) paradoxe de notre auteur : il est idéaliste, hypersensible, rêveur, au sens le plus profond de ces termes, mais il manifeste une attention extrême aux modes, aux controverses scientifiques et aux événements du temps.

Ainsi…

Le secret de l’échafaud nous parle de l’usage de la guillotine et de la résolution d’une question physiologique. Le cerveau humain conserve-t-il « quelque lueur de mémoire, de réflexion, de sensibilité réelle » après la décollation ?

Dans Le tueur de cygnes, le sinistre Tribulat Bonhomet (qui va hanter toute l’œuvre, une allure de lycanthrope) réapparaît, mû par le désir de vérifier une légende : le cygne, au moment de mourir, déploierait un chant sublime.

Qui était cet auteur au nom précieux ?

Un cas, une figure. Tragique, pittoresque. Quelque chose d’un mousquetaire gascon. Né en 1838 à Saint-Brieuc, en Bretagne, il apparaît à Paris en 1855, alors que son père, un marquis, a vendu terres et maison pour éponger des dettes.

D’emblée, la biographie frappe. Un grand-père qui a voyagé en Orient, combattu au côté des Chouans. Un père dont les errances sont moins héroïques. Une mère qui doit réclamer la séparation de biens pour sauver ce qui peut l’être. Une parente qui les recueille. Une vie aux crochets. Enfance et scolarité chaotiques. Des talents, pour le piano, la poésie. Et une entrée précoce dans la vie des cafés et des salons, le journalisme, la critique artistique, de belles amitiés (Baudelaire, Catulle Mendès, Leconte de Lisle, François Coppée), un début de succès. Sans suite. Des galères. Le père est jeté en prison, la protectrice décède, la famille sombre. Liaisons scabreuses, collaborations obscures, projets littéraires qui n’intéressent personne. Des poésies, un roman. A compte d’auteur. Des pièces qu’on ne joue pas, ou guère. Et puis des fiançailles, brisées par ses parents, qui parlent de mésalliance, avec… une fille du grand Théophile Gautier,

Mais…

En 1867, à près de trente ans, il écrit Claire Lenoir pour une revue dont il prend la direction et qui appelle en son sein Mallarmé, Verlaine, Mendès, Banville, les frères Goncourt… Le voilà au sommet de l’art français.

Qui le sait ? A part une poignée d’élus, de géants généreux… Une vie à la Schubert l’attend : il sera inconnu du monde mais adulé par un cénacle. Et quel cénacle ! La crème littéraire du XIXe siècle.

Que disent ces admirateurs éclairés ?

Rémy de Gourmont :

« Il a rouvert les portes de l’au-delà (…) et par ces portes toute une génération s’est ruée vers l’Infini. » ;

« (…) il croyait vraiment à la puissance évocatrice des mots, à leur vertu magique (…) Cela lui permit de vivre, non pas heureux, mais fier, parmi les magnificences de ses rêves et les cruautés de son ironie. ».

Maeterlinck avouait n’avoir rencontré aucun créateur lui inspirant « aussi nettement, aussi irrévocablement l’impression du génie ». Mallarmé évoquait « une somme de Beauté extraordinaire », « la langue d’un dieu », des nouvelles et des contes « d’une poésie inouïe et que personne n’atteindra ».

La suite de sa vie

Sa trajectoire demeure décousue. Entre le pathétique et le sublime. Comme si les figures de son grand-père et de son père se disputaient son sort.

Tantôt on le trouve aux premières loges de manifestations insurrectionnelles contre l’arbitraire des puissants, tantôt on le voit tenter d’obtenir un poste d’attaché d’ambassade, rejoindre une revue légitimiste ; tantôt il parcourt l’Allemagne, l’Europe pour écouter les opéras de Wagner, avec une sollicitude confraternelle qui émerveille, tantôt il s’époumone en vautour auprès d’une riche héritière anglo-saxonne. Et, s’il a failli se battre en duel pour défendre son nom, se targuant de descendre du Grand-Maître de l’Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, l’ironie qui traverse sa vie et son œuvre l’aura poursuivi par-delà la mort, ses ancêtres, suivant la démonstration de Max Prinet, appartenant à une petite noblesse de robe qui a usurpé une parenté imaginaire avec la prestigieuse lignée des chevaliers de L’Isle-Adam.

Abattu par un cancer à cinquante ans, il aurait eu ces mots :

« Eh bien, je m’en souviendrai de cette planète ! ».

Postérité

Je souhaiterais qu’on se souvienne de Villiers. Et qu’on lui attribue enfin une place confortable au Panthéon de nos Lettres. Tout en haut. Cette place confortable que la vie physique ne lui a pas offerte. Et que l’éclectisme a entravé. Car il est trop évident que l’enseignement, les académies, les médias ont une prédilection cannibale pour la facilité de l’étiquette.

Déjà…

Les brillants Mathieu Terence et Bernard Quiriny me semblaient des disciples de Villiers. Le deuxième me répond qu’il l’a découvert a posteriori, intrigué par les comparaisons de la critique. Ebloui, fasciné par « l’influence rétrospective », il a ces mots magnifiques :

« Je l’avais lu, mais pas personnellement. »

Lire Villiers de L’Isle-Adam

Editions

Si plusieurs recueils sont sortis en poches chez Gallimard/Folio ou chez Flammarion, ses Œuvres complètes ont été rééditées et commentées dans la Bibliothèque de la Pléiade, en deux tomes. Première étape d’une consécration ?

Œuvres

Les contes cruels est son recueil de fictions courtes le plus célèbre. Dans la foulée, Histoires insolites et Tribulat Bonhomet.

De courts récits sont la quintessence de son art : Les amants de Tolède ou La torture par l’espérance sont de brillantes variations sur les thèmes (Espagne, Inquisition) développés par Poe* dans Le puits et le pendule ; Les demoiselles de Bienfilâtre retournent la morale comme une crêpe ; Véra est une délicate balade en compagnie d’une morte amoureuse. Etc. Autant de pépites d’or !

L’Ève future

L’Eve future, qui met en scène l’inventeur Edison et une femme artificielle (un Andréide), se révèle l’un des premiers romans de science-fiction.

Axël, une pièce de théâtre, a des allures de testament littéraire. Elle est quasi injouable, tant elle regorge d’interminables tirades. Elle n’en a pas moins bouleversé Gide, Claudel, Yeats, Verhaeren, Maeterlinck… C’est que, passé quelques longueurs, qui mériteraient relecture et coupures, ce poème dramatique est une merveille, influencée par l’art total de Wagner. La langue s’y apparente à une jungle luxuriante, à une touffeur étourdissante qui, d’un coup, ouvre sur des clairières/dialogues d’une beauté à couper le souffle. Où l’on touche à l’Immatériel, à l’Idéal. Il y a du Graal et du roman arthurien, du Siegfried, du Hamlet, du Faust.

Axël (qui doit à Hugo, Musset, Chateaubriand) achève le théâtre romantique pour ouvrir le théâtre symboliste, et d’aucuns y ont vu la bible du mouvement, un manifeste de l’acabit d’un Hernani. Pour ma part, il me semble que les souterrains du livre, qui se prolongent entre château gothique, sombre bourg et Forêt-Noire proche impénétrable, ont quelque chose des mystères et des ambiguïtés de l’univers d’un David Lynch (Twin Peaks), on y croise des trésors, un mage, des envoûtements sans équivalent en langue française. Et Villiers y ferraille avec lui-même, les démons familiaux, ses fantasmes tout en hissant la lutte psychanalytique à des hauteurs vertigineuses de gigantomachie théologique, métaphysique, où des jeunes gens, champions du Beau et de l’Idéal, tendant vers l’Infini du Ciel, affrontent les monstres hideux de la Terre.

Villiers de L’Isle-Adam dans le texte

« (…) faire penser est un devoir qui prime bien des scrupules ! »

« Mes idées religieuses se bornent à cette absurde conviction que Dieu a créé l’Homme et réciproquement. »

« (…) il est des Ténèbres méphitiques, qui, incapables de recevoir la Lumière, éteignent les flambeaux. »

« Où le moi est-il bien lui-même ? Quand ? A quelle HEURE de la vie ? Votre moi de ce soir est-il celui qui sera demain ? celui d’il y a cinquante ans ? »

« Et la Science, la souriante vieille aux yeux clairs, à la logique un peu trop désintéressée, à la fraternelle embrassade, me ricanait à l’oreille qu’elle n’était, elle aussi, qu’un leurre de l’Inconnu qui nous guette et nous attend. »

« Deviens ta propre fleur ! Tu n’es que ce que tu penses : pense-toi donc éternel. »

« Comprendre, c’est le reflet de créer. »

« Moi, je ne daigne punir les gouffres – qu’avec mes ailes. »

« Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri d’une corde qui se brise ? »

PS Une première mouture de ce dossier est sortie dans la revue Indications en 2011.

Philippe Remy-Wilkin

* On devrait dire Poe/Baudelaire, tant la traduction du premier par le second est une recréation, un exemple extraordinaire de symbiose artistique.