LA FEMME AU BAS NOIRS

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L’homme aux chaises voit la femme aux bas noirs se mettre à table.

Le poivre fait se poêler la sauce moutarde.

Seule la salière garde l’air austère.

Le sommelier glisse son tire-bouchon dans le sommeil.

J’avale mon jambon-beurre de travers avant de me réveiller dans la rue.

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D’après un collage de Robert Varlez

L’EFFERVESCENCE

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Elle bouillonne dans l’obscur.

C’est un faible frémissement, une altération de l’eau, un trouble continu, une abstraction figurée du remous.

Comme un songe dans la nuit. Une larme dans le désert. Un chagrin qui ronge…

Jusqu’à ce que l’ouïe, saisie de gouttes, identifie l’origine du bruit et que la migraine se dilue dans la tristesse avant que l’envie de vivre s’embue, s’embrouille, éclate en sanglots.

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LES CHAISES

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J’ai un faible pour les chaises abandonnées sur les places désertes.

Mais jamais je ne m’assiérai dessus.

Plutôt m’aplatir sur le pavé, m’allonger dans les travées en contenant du regard un ciel lourd de menaces, en priant la Mère de toutes les chaises abandonnées.

À toute chaise parlante correspond une table d’écoute, me disait un ami bavard avant d’être emporté par le silence..

J’ai un faible pour les chaises abandonnées sur les places désertes quand à l’envie de s’asseoir se substitue le soir souci de trouver un lit à nourrir nos rêves.

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D’après cette photo de Massimo Bortolini, la Mère de toutes les chaises abandonnées

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L’ART D’AVOIR L’AIR

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Dans l’air de rien, il y a un vide d’amour.

Dans l’histoire de l’air, il y a des aigles noirs et des oies blanches, des oiseaux rebelles à la dictature des nuages.

Dans le rien de l’art, il y a des mirages de peintures et des sculptures de glace faites de débris de miroir.

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Le faux miroir, 1928, de René Magritte

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LE LECTEUR ALLERGIQUE

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Le bruit mûrit sur l’arbre du silence. Ouh !, s’agace le lecteur allergique au mot silence.

Le bruit mûrit sur l’arbre. Zou !, s’irrite le lecteur allergique au mot arbre.

Le bruit mûr se murmure. Atchoum !, éternue le lecteur allergique au mot murmure.

Le bruit mûr. Pouah !, s’exaspère lecteur allergique au mot bruit.

Le mûr. Crrr !, se crispe le lecteur allergique aux accents circonflexes.

Le. Arghhhh!, se tord de douleur le lecteur allergique aux articles définis.

Chuuut, figurent les lèvres du poète allergique aux interjections du lecteur allergique.

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L’ÉMEU ET MOI

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Dans le carré de l’image s’inscrit un émeu

Un émeu gris-bleu sur fond de plaine australe.

L’émeu me touche sans sortir du cadre.

Je ne sais pas comment il fait. Serait-ce son œuf d’un vert tacheté qui a mis mes mirettes et mes papilles en éveil ? Serait-ce cet air de ne pas y toucher qui m’a fait m’approcher ? Serait-ce cou penché vers le sol qui m’a fait chavirer ?

Cet oiseau m’émeut, si j’ose dire, moins toutefois que le nandou mais plus que le casoar.

Il court vite et est très grand. Il ne manquerait plus qu’il impressionne ma femme de ménage et mes bêtes de somme, mon homme de peine et mes têtes de mort.

Dans le carré de l’image s’inscrit un émeu.

Un émeu de haute taille qui file sur mon fond d’écran.

J’aimerais le rattraper pour lui dire tout mon émoi.

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LES MOTS AIMÉS

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Le monde se partagea longtemps entre les pro-tirelire et les pro-loterie, les deux mots ayant réussi à s’imposer dans la masse populaire, écartée entre le souci d’épargne et l’espérance d’un profit immédiat.

Jusqu’à ce qu’un jour apparaisse sur un site d’évasion le mot itinérance qui obtint dès lors les faveurs des voyageurs sur le départ.

Puis, au détour d’une conversation de montagne sur un compte d’hiver, quelqu’un employa le mot tyrolienne qui devint vite viral.

Comme il n’avait pas échappé aux marketeurs que les vocables plébiscités contenaient certaines assonances charmant l’ouïe, furent lancés sur les réseaux sociaux comme des savonnettes virtuelles les vocables traitement, territoire, trottinette, literie, Mithridate, Tricératop, intrication, trituration… avec, il va sans dire, des fortunes diverses.

Finalement, les phonèmes qui opérèrent un saisissant come-back à la faveur d’un retour aux transports en commun furent les train, tram, rail…, signifiant gare aux mots nouveaux qui dénaturent nos anciennes voies de chemin de vers !

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LA MORT LITTÉRAIRE

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N’ayant pas tout dit de son vivant, cet auteur fit appel à ses spectres pour compléter son œuvre.

N’ayant pas tout publié de son vivant, cet éditeur recevait régulièrement pour publication les tapuscrits constitués des mots d’esprit de l’auteur disparu.

N’ayant pas tout lu de leur vivant, les lecteurs trépassés s’opposèrent, par la voix ténébreuse de leur morte parole, à la distribution à la Grande Librairie du Caveau des livres édités à titre posthume.

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CONTE DU 6 JANVIER

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Dix poètes étaient réunis autour de la galette, bien décidés à savoir lequel d’entre eux serait le roi.

C’était sans compter sur la perfidie du pâtissier (un romancier, il va sans dire) qui avait disséminé dans son gâteau dix fèves également réparties.

Et chacun(e) à l’issue de la dévoration d’accuser les neuf autres de tricherie.

Quand les dix poètes se furent entretués, le pâtissier composa sur l’affaire un dizain en décasyllabes qui couronna son entrée en poésie.

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