SPECIAL PATRIMOINE (4) : JACQUELINE HARPMAN et son roman LA PLAGE D’OSTENDE / Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

Jean-Pierre LEGRAND + Philippe REMY-WILKIN

Au fil des pages et Les Lectures d’Edi-Phil fusionnent en juillet 2021 pour offrir un…

Spécial PATRIMOINE (4)

Un feuilleton consacré aux perles de la littérature francophone de Belgique

Jacqueline HARPMAN et son roman La plage d’Ostende

Jacqueline HARPMAN, La plage d’Ostende, roman, Le livre de poche (d’après une édition originale chez Stock, 1991), Paris, 317 pages.

La Plage d'Ostende

JACQUELINE HARPMAN (1929-2012)

Phil :

Elle était l’un des grands écrivains belges de ma jeunesse. Ma voisine aussi, aux environs du bois de la Cambre, en ces temps où je m’avisais soudain (on me l’enseignait à l’université et ma future épouse, qui était déjà ma meilleure amie, lisait Rolin, Muno, Feyder, etc. avant de consacrer son mémoire à Ghelderode) qu’il existait une littérature belge… à côté de la BD (Hergé, Franquin, Jacobs, Peyo, Vandersteen sont de grands romanciers) et de Bob Morane (le mentor occulte – mais pas si occulte que cela – de tant de grands écrivains actuels).

Jean-Pierre :

Nous sommes de la même génération. Durant mes études secondaires, la littérature belge était totalement passée sous silence. C’est bien plus tard que j’ai découvert des auteurs comme Alexis Curvers, Madeleine Bourdouxhe ou encore Dominique Rolin, dont je savourai Trente Ans d’amour fou après avoir lu, début des années 2000, un très bel article de Josiane Savigneau dans Le monde des livres. Ce sont mes filles qui, bien après, m’ont amené à la lecture de Jacqueline Harpman.

UNE OEUVRE

Phil :

Des dizaines de romans pour celle qui exerçait comme psychanalyste (une profession ou un rapport au réel qui irrigue son œuvre de romancière). Plusieurs ont reçu des prix, tels Brève Arcadie (Rossel en 1959), La plage d’Ostende (Point de mire en 1992) ou Orlanda (Médicis en 2006).

Jean-Pierre :

L’expérience psychanalytique imprègne en effet l’œuvre d’Harpman et parfois aussi l’encombre : j’ai notamment ressenti cette gêne à la lecture de son roman Le bonheur est dans le crime,dont les personnages m’ont paru empesés dans une surabondance de références freudiennes. J’ai ressenti une réticence semblable à la lecture de certains textes d’Henry Bauchau que, par ailleurs, j’apprécie beaucoup, davantage néanmoins dans son journal que dans ses romans.

Dans La plage d’Ostende, nous sommes plus proches de Jung que de Freud : Emilienne et Léopold expérimentent, chez l’un et l’autre, la rencontre en principe chimérique, l’une de son animus, l’autre de son anima. L’histoire amoureuse qui nous est contée rejoint le mythe de la complétude parfaite.

LA PRESENTATION OFFICIELLLE DU ROMAN

Phil :

Que lit-on sur la 4e de couverture ?

Des mots soulignés intuitivement lors de ma lecture, les premiers du livre mais d’autres encore, qui prolongent une phrase éclatée sur plusieurs pages :

« Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbek m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq… je lus ma vie sur son visage et, d’un instant à l’autre, je devins une femme à l’expérience millénaire. »

Puis une sorte de résumé :

« Prise ainsi par une passion que rien n’éteindra, Émilienne devra attendre son heure. Talentueux, beau, aimé des femmes, Léopold fait un mariage d’argent pour pouvoir se consacrer à la peinture. La jeune fille va lentement tisser sa toile, ne reculant devant rien, sacrifiant au passage quelques existences. Des années plus tard, après la mort de son amant, Émilienne, désespérée mais sans remords, demeurera certaine que c’était le prix à payer pour vivre sa passion. »       

Jean-Pierre :

Tout autant que la 4e de couverture, l’épigraphe choisie par l’autrice résume et élucide excellemment le contenu du roman. Elle est tirée de la fin de la deuxième scène du deuxième acte de l’opéra Tristan & Isolde :

« Tristan :       Tristan du,
ich Isolde
nicht mehr Tristan !

Isolde :            Du Isolde,

Tristan ich,
nicht mehr Isolde ! »

            Tout au long du roman, les allusions au chef-d’œuvre de Wagner se multiplieront, de sorte que j’ai lu La plage d’Ostende comme une transposition très libre de cet opéra. « Tristan enchaîne Yseult en apparaissant et la dépossède de soi. Je n’ai rien décidé : une fois vouée, je me suis rendue à l’appel de la vocation, et Léopold n’a pas choisi ».

SIDERATION

Phil :

Dès les premiers mots, les premières pages, une évidence : Jacqueline Harpman est une écrivaine de grand talent. Elle écrit divinement et nul étonnement à découvrir son engouement pour les écritures et façons des XVIIIe et XIXe siècles. Nous sommes loin ici du Nouveau roman, une narratrice clairement définie nous raconte sa vie, qui est celle de ses amours ou, plutôt, de sa passion dévorante, tout en livrant des chroniques sur un petit monde, la haute bourgeoisie belge d’après-guerre, et une observation aussi du génie artistique. Impossible de ne pas songer à Proust, tant il y a une confrontation de la narratrice, âgée, avec le temps et la perte. Impossible de ne pas songer à Choderlos de Laclos et à ses Liaisons dangereuses, tant Emilienne possède un petit air de Merteuil, ou son entourage de victimes/pions.

Un extrait ?

Je propose plutôt un collage d’extraits :

« Je suis un fantôme que sa présence incarne. Son regard seul me donne une forme (…) j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. (…) Je fis mon entrée en lui par effraction, je fus, au-dehors, dans ce que son regard captait, la réplique exacte d’une image qu’il portait en lui sans l’avoir jamais vue. (…) Je me répandis dans son âme, je me glissai partout, j’emplis chaque faille, chaque anfractuosité, j’inondai, je le submergeai, je le noyai. »

Jean-Pierre :

J’avoue être plus partagé quant au style de Jacqueline Harpman.  J’ai été gagné au premier abord par un même enthousiasme, mais le relâchement de certaines pages, des lourdeurs parfois et de fâcheuses successions de « que » m’ont troublé. Un exemple parmi quelques autres :

« Désormais je n’allais plus cesser d’affirmer que je lui appartenais. J’ai commencé mon récit en disant qu’en le voyant j’avais su qu’il m’appartiendrait ; c’est de cela que je parlais, de Léopold posant la main sur mon épaule et disant : « Elle est à moi » car c’est quand on est réclamé comme bien propre par quelqu’un qu’on sait qu’il est à soi ».

C’est dommage car ces scories déparent une écriture qui serait, sans cela, effectivement magnifique.

EMBOURBEMENT

Phil :

Après 70 ou 100 pages, je cale. A force de se focaliser sur une description de la passion, l’autrice accorde peu de place à la narration, la progression narrative est lente et peu attractive. D’autant que les personnages sont figés une fois pour toutes dans leurs attitudes, comme englués dans une « machine infernale ». Et qu’ils ne sont guère attachants. Indifférents au sort de leurs semblables, tout à leurs objectifs intimes, trop fermes (Léopold et Emilienne) ou trop inconsistants (les époux des deux héros ; tous ceux qui gravitent autour d’eux, en tombent amoureux). D’autant que le récit s’apparente à une restitution, opérée en fin de vie (relative, elle pense vivre encore très longtemps, comme dans un hiver sans fin) par la narratrice, les faits sont mis à distance, le lecteur n’est pas plongé de plain-pied dans l’action.

Jean-Pierre :

La recherche du beau style n’est pas exempte de froideur, une pudeur intellectualise à l’extrême une passion à laquelle les corps ne semblent pas avoir la part qui leur revient. Ce couple brise des tabous, fascine parfois mais exprime peu de sensualité.

Phil :

La passion connote flamme et embrasement, or ceux-ci apparaissent cérébralisés, poétisés quand le sexe est – pudiquement ? – évacué de l’écran (bien qu’on en devine l’omnipotence) ou les protagonistes frappés par une forme de glaciation (Laclos, sors de ce corps !). Il n’est qu’à observer comment, tout au long du livre, Emilienne commente tous ceux qui l’entourent.

Sa mère :

« Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait. »

Sa meilleure amie :

« Une ombre, déjà, un souvenir, une amie d’enfance oubliée avant la fin de l’enfance. Nous avions partagé tous nos jeux, je ne jouais plus. »

A part Léopold, ne résiste à l’analyse – mais avec quelle discrétion ! – que l’image du père, que l’on devine talentueux, que l’on observe à l’arrière-plan, extrêmement bienveillant et empathique, sans que sa fille ne lui offre grand-chose. Voire la solidité du couple des parents, un bouleversement en creux du récit, minoré.

Si Harpman est indubitablement une grande écrivaine, est-elle une grande romancière ? La plage d’Ostende, drapée dans son hommage à une tradition du roman, se situe à mille années-lumière des romans les plus percutants du temps, de ces structurations qui renouvellent et dynamisent l’appréhension d’un récit, etc. Chez Fowles, Peairs, Ellroy ou Palliser. La littérature francophone a-t-elle à cette époque raté le train de la modernité ? Retenant par trop Flaubert, n’a-t-elle pas oublié Dumas ? Quand les Anglo-Saxons n’ont jamais, eux, oublié le romanesque qui embrase Shakespeare, les Brontë, Dickens et Wilkie Collins.

Jean-Pierre :

Le meilleur du roman me semble également résider dans les 70 premières pages. Une fillette qui, en un jeune peintre prometteur, a reconnu l’amour de sa vie, s’insère par mille gestes ténus et imperceptibles dans le paysage mental de l’élu, puise sa propre image dans l’âme même de l’homme convoité, transmuant son désir en destin :

« J’étais debout devant la porte grise, je portais une jupe beige pâle et un chandail couleur de perle éteinte : j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. Il me vit ».

Cette longue attente, suivie de l’aveu des deux amants, se retrouve également dans le Tristan de Wagner et est magnifiquement suggérée dans un commentaire de Thomas Mann :

« Voici que le motif du désir, voix solitaire et errante, dans la nuit élève alors sa plainte. Le silence puis l’attente. Et voici qu’on lui répond : c’est la même voix hésitante et solitaire, mais plus claire et plus douce. (…) Le motif d’amour s’élève alors, pâmé d’extase jusqu’au tendre enlacement (…) ».

Cette magie opère chez Harpman. Le moment est magnifique. Mais l’enlisement guette. Dans Tristan et Yseult, l’amour se voit interdit toute possibilité de réalisation dans la vie ; il ne peut s’accomplir que dans la mort, ce qui en fait un drame romantique d’une tension quasi orgasmique. Les deux amants s’exilent en l’espace nocturne du désir. Dans cette vision, « le seul ennemi est l’amant attaché au jour ». Précisément, dans La plage d’Ostende, nos deux amants décident de pactiser avec l’ennemi et de composer avec les conventions sociales. L’un et l’autre contractent un mariage de convenance et poursuivent vaille que vaille leur relation (peu) passionnée.

Au-delà des sortilèges de l’écriture et du plaisant cynisme de la narratrice, tout cela est assez plan-plan et exhale un fumet délicatement bourgeois. On n’échappe pas à certaines scènes surprenantes, comme celle où l’amant, pris au dépourvu, fonce « à l’aéroport sans repasser par chez lui, en emportant dans un sac en papier le rasoir et les pantoufles qu’il gardait toujours à l’atelier ».

« Qu’en est-il d’Yseult si Tristan se détourne ? » écrit Harpman. Ajoutons : « Quid s’il ne remet pas la main sur ses charentaises ? »

La faiblesse du roman réside dans une dialectique manquée du mythe et du poids des conventions qui, a priori, ne manquait pas d’intérêt mais précipite ici les personnages dans une impasse romanesque. Celle-ci survient page 157 à l’occasion de l’un des plus beaux passages de l’œuvre. Pour la première fois depuis le début de leur liaison, les deux amants peuvent passer trois journées ensemble à Reykjavik. Dans un style dont les voiles se gonflent (c’est, je crois, la plus longue phrase du livre), l’autrice rend admirablement ce temps en suspens, le chuchotement des amoureux, les corps qui se cherchent. Le temps s’étire et le cœur bat plus vite. Puis, plus rien. Pour parler comme Nougaro, « chacun rentre chez son automobile ».  Ceci dit, cette sorte de cul-de-sac narratif réserve encore quelques plaisirs : le texte (sous les réserves que j’ai énoncées) mais aussi des personnages secondaires, en gravitation autour de nos deux amants, rendus attachants par la plume altière de Jacqueline Harpman.

UN CLASSIQUE EMBLEMATIQUE

Phil :

La littérature est une immense galaxie, qui renferme de nombreux systèmes astraux, le roman lui-même est un système qui renferme de nombreuses planètes où les conditions de vie sont infiniment différentes et évoluent tout autrement. Il faut donc admettre et même se réjouir de voir se confronter des rapports au genre si contrastés. Qui juge inlassablement en fonction de ses paramètres de prédilection glisse vers l’arbitraire et l’amenuisement fanatique des sens.

In fine, j’aurai conservé un plaisir du mot, de la phrase durant toute ma lecture. En ces temps où tant de livres penchent vers le degré 0 de l’écriture pour se braquer sur les contenus, retrouver ce plaisir de gourmet est délicieux. Ce livre doit s’appréhender dans une forme d’apesanteur, il est hors mode, penche vers les grands classiques des temps jadis. Mais il possède aussi des allures de « roman-poème », ce concept que Jean-Pierre et moi évoquerons dans quelques mois dans la revue Que faire ?*1 lors d’une analyse patrimoniale dévolue au Bruges-la-Morte de Rodenbach.

« Un grand roman d’amour et de mœurs dans la pure tradition du roman d’analyse français », comme le dit et l’explicite Marie Baurins sur Objectif plumes*2, le site dévolu à nos Lettres ? Oui ! Et c’est même dans cette direction qu’il faut creuser en vue d’une réévaluation.

La plage d’Ostende est un superbe témoignage sur un état de l’évolution du féminisme, de l’émancipation de la femme. Emilienne, des allures de Dominique Rolin dans la « vraie vie », quitte tout (mari, enfant) pour se réaliser. Et elle le fait sans remords, mais avec des regrets. Hum… cette réalisation n’est pas celle qu’on souhaiterait à une fille d’aujourd’hui. Et ne me paraît pas si glamour. Toutes ses forces tendent vers un but unique : être avec un homme adoré, participer de sa réussite, de son bonheur. Tout le reste, pour l’héroïne, est accessoire, qu’elle tienne un salon ou une galerie, ou enseigne l’histoire à l’université, ce ne sont que des outils appréhendés sans passion.

Les deux héros ne sont guère sympathiques, empathiques. Quoiqu’ils ne souhaitent guère faire le mal. Emilienne prévient ceux qu’elle fera souffrir. Ils n’ont qu’à réagir. Comme Blandine, la femme de Léopold. Ces personnages secondaires fossoient leurs vies. Je songe aux excès de la Révolution et me demande s’il ne faut pas en passer par une telle phase violente après le règne si long de l’arbitraire et de l’écrasement du désir féminin.…

Si l’on décontextualise et surplombe le roman, peut-être celui-ci assène-t-il la formidable démonstration d’une nécessité ontologique : le fléchage. La vie est le plus souvent vaine, nos actes, nos pensées seraient éparpillés et sans poids si nous ne pouvions accoler un sens à nos parcours. Une passion confère un supplément d’âme, un fléchage à tout ce que nous projetons. Là se trouve la clé du bonheur pour tout être humain. Echapper à l’absurde, au centrifuge pour se couler dans le centripète, l’appétit, l’objectif à atteindre.

Alors, La plage d’Ostende, contingentement roman d’amour et de mœurs, mais, essentiellement, roman philosophique et métaphysique ?

A l’appui de ma théorie, les dernières pages du livre. Où la narratrice se débat contre l’atroce tentation du vide absolu. Ne pouvant plus s’agripper à rien. Rien ! Le vertige est abyssal, le malaise asphyxie. Et je me souviens soudain de la manière lumineuse dont la grande Marie Gevers*3 avait, elle, géré la perte des êtres aimés (mari et fils), réussi à rester chevillée au Sens jusqu’au bout.

Jean-Pierre :

Le livre de Jacqueline Harpman témoigne d’une époque qui n’est heureusement plus la nôtre et, à ce titre, constitue un document sociologique perturbant. Emilienne a l’âge de ma mère. Ai-je donc bien vécu ce temps où une femme non mariée suscitait méfiance et dénigrement ? Eh bien, oui ! Je me souviens encore du vocabulaire ordurier qui désignait les couples non mariés ainsi que de la rumeur qui entourait les femmes seules (et jolies) suspectes d’être entretenues.

Sur ce plan, si Emilienne et Léopold ne sont guère empathiques, c’est qu’ils se battent avec la seule arme qu’une société patriarcale leur abandonne : l’hypocrisie des conventions. Mais notre regard sur la passion a changé et, sans doute, entre-t-il trop de soumission dans la dévotion amoureuse d’Emilienne pour que nous puissions ressentir une véritable empathie fictionnelle.

Au final, on l’aura compris, je ne suis pas convaincu par le courant psychologisant et fortement marqué de psychanalyse qu’incarnent des auteurs comme Harpman ou même Bauchau. A leur lecture, je ressens toujours une espèce de rigidité dans le destin des personnages, comme si le bagage psychanalytique les lestait d’un poids trop grand pour leur laisser toute la liberté de mouvement du roman.

  • Voir cette nouvelle et superbe revue lancée par les éditions Samsa :

https://www.samsa.be/livres.php?id=2

Nous serons, Jean-Pierre et moi, de la troisième levée, avec une nouvelle rubrique créée en hommage à Jacques De Decker.

(2) Voir : https://objectifplumes.be/doc/la-plage-dostende/

(3) Jean-Pierre et moi avons évoqué Marie Gevers dans notre feuilleton sur les perles du patrimoine belge :

LES PERLES DE L’HISTOIRE LITTÉRAIRE de BELGIQUE FRANCOPHONE – 1. Charles DE COSTER, LA LÉGENDE d’ULENSPIEGEL (1867)

Jean-Pierre LEGRAND + Philippe REMY-WILKIN

 

Au fil des pages et Les lectures d’Edi-Phil (numéro 32/juillet) fusionnent cet été 2020 pour ouvrir un nouveau feuilleton…

Les perles de l’histoire littéraire de Belgique francophone

 

Ulenspiegel, bas-relief de Koos van der Kaay (1899-1976), sur le mur du cimetière de Damme, à deux pas de la fameuse Tour (de Notre-Dame).
Ulenspiegel, bas-relief de Koos van der Kaay (1899-1976), sur le mur du cimetière de Damme, à deux pas de la fameuse Tour (de Notre-Dame).

 

(1)

Charles DE COSTER, La Légende d’Ulenspiegel (1867).

Le duo alterne les rôles à chaque épisode.

Cette fois, Edi-Phil à la mise en place, Jean-Pierre au contrepoint.

LES LECTURES D'EDI-PHIL #21 : COUP DE PROJO SUR LES LETTRES BELGES ...
Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

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Jean-Pierre LEGRAND

Charles De Coster, La Légende d’Ulenspiegel, roman, Collection Espace Nord, 2017, édition établie et présentée par Jean-Marie Klinkenberg, 510 pages.

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          Le titre.

Le titre réel, interminable, est repris à l’intérieur du livre, écho à d’autres récits picaresques mythiques : La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs

Pour Jean-Marie Klinkenberg, « au pays de Flandre et ailleurs » n’est pas anodin. Ce livre est certes un chant d’amour à la Flandre mais il ne s’y limite pas. Son héros, Thyl Ulenspiegel, un Flamand de Damme, va parcourir bien des territoires : pèlerinage contraint à Rome (comme pénitence) au début du livre, guerre menée dans les futurs Pays-Bas dans la dernière partie, et, au milieu, d’interminables errances dans « les pays », qui expriment une pré-nation belge, entre France et Allemagne, courant du Luxembourg au Limbourg ou à la région d’Anvers en passant par le Brabant (Bruxelles), le Hainaut ou le nord de la France, le Namurois, les Flandres, Liège, les bords de Meuse ou d’Escaut.

                              JEAN-PIERRE :

Une chose m’a surpris dans les multiples pérégrinations de Thyl : nous ne trouvons pratiquement aucune description des pays traversés, pas l’ombre d’un paysage, si ce n’est, ici ou là, l’évocation fugace d’un ciel qui se charge, du jour qui se lève. Le chapitre 53 s’ouvre ainsi de manière surprenante :

                            « Ayant longtemps marché, Ulenspiegel eut les pieds en sang, et rencontra, en l’évêché de Mayence, un chariot de pèlerins qui le mena jusque Rome ».

Pas un mot des villes visitées, des hasards du chemin, non plus de la Ville éternelle. Mais partout, on retrouve un même peuple, les mêmes tourments, des bourgeois et nobliaux imbus d’eux-mêmes et si aisés à mythifier. L’impression produite est d’essence humaniste : l’homme est décidément le même partout.

 

          Le roman.

            Le texte témoigne d’une fraîcheur extraordinaire. Le meilleur roman de nos Lettres ? Le « roman fondateur » de celles-ci, rapporte la rumeur depuis des décennies. Le préféré de Jacques De Decker, en tous les cas, grand critique des dernières décennies. Et le mien ! Quoique mes souvenirs soient brouillés par la juxtaposition d’une autre passion, la version BD de Willy Vandersteen, qui illumina mon enfance. Deux passions qui m’envoient passer quatre ou cinq jours chaque année aux alentours de la Tour de Damme.

Cette édition, commanditée par nos institutions (Fédération Wallonie/Bruxelles & Communauté Française de Belgique), est d’une qualité formidable, il faut louer le travail de J.M. Klinkenberg, l’impression et la mise en page, l’illustration de couverture d’Olivier Deprez, issu de la BD d’avant-garde. Le récit et la langue s’en trouvent décapés, revigorés, rendus à leur statut.

                              JEAN-PIERRE :

J.M. Klinkenberg a de la suite dans les idées : en 1971 déjà, il présentait à l’université de Liège sa brillante thèse intitulée Style et archaïsme dans La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster. Son idée maîtresse – qui n’a pas changé  – était que le style archaïsant du texte ne se réduit pas à un aimable pittoresque mais est consubstantiel au style même de De Coster. Chez ce dernier, écrivait-il, « le style, c’est l’archaïsme » : en d’autres termes, le style de La légende n’existe pas indépendamment de l’archaïsme. La présente édition « définitive » est en quelque sorte la concrétisation éditoriale de cette thèse : elle réintègre un certain nombre d’éléments archaïsants, présents dans la première édition mais estompés dans les suivantes. J’y reviendrai plus loin. Quoi qu’il en soit, il est très touchant de tenir en main un ouvrage qui, au faîte d’une existence, incarne une idée de jeunesse poursuivie la vie durant.

                          PS. Un essai a été tiré de cette thèse (Samsa, Bruxelles, 2017) :

https://www.samsa.be/livre/la-legende-d-ulenspiegel

 

          La légende est germanique, ne l’oublions pas, notre romancier s’est approprié le mythe et en a livré la version la plus aboutie, achevant la transformation du fripon farceur en héraut de la liberté et chantre du plat pays confronté à la Légende noire de Philippe II et du duc d’Albe, au XVIe siècle.

                              JEAN-PIERRE :

Un mot sur le pédigrée de notre héros. Comme Faust, un autre grand mythe européen, il apparaît en Allemagne. De premières éditions s’y échelonnent entre 1478 et 1510/1511. L’ouvrage est rapidement édité à Strasbourg puis à Anvers, traduit en français, en anglais, en danois, en polonais et en latin.  L’auteur allemand prétend s’inspirer d’un personnage réel né en pays saxon, à Kneitlingen am Elm, vers 1300, et mort de la peste en 1350 à Mölln, en Schleswig-Holstein. Celui-ci aurait été une sorte de meneur de révoltes de paysans, en butte à la vindicte croissante de la bourgeoisie des villes, dont les hauts faits auraient été progressivement déformés par la tradition orale.

 

          De Coster et la Belgique.

            Dans une autre édition (Minos/La Différence, Paris, 2003), la préface de Patrick Roegiers est féroce… pour la Belgique. Roegiers a beaucoup de talent mais un sérieux contentieux avec notre pays (il vit en France depuis des décennies et en a acquis la nationalité). Ce qui se note dès ses premiers mots, son titre : Les Mésaventures de Charles De Coster au piteux pays de Belgique. Qu’il renforce illico par une citation de… De Coster :

          « Pays de Belgique, l’avenir

          Te condamnera pour t’être

          Tout en armes, laissé piller. »

Le ton, virulent, des allures de charge baudelairienne, peut surprendre, mais je n’en contesterai pas la légitimité, la résonance actuelle : on s’agite en tous sens pour tenter de sauver les soldats Ryan de l’édition belge francophone. Une nation ne peut exister sans identité affirmée. Ce qui est le contraire du nationalisme étroit. Une identité ancrée, construite permet de s’aimer soi-même, ce qui permet d’aimer ou de respecter/estimer l’autre. Comme le démontre Amin Malouf dans ses Identités meurtrières. Ou… De Coster dans Ulenspiegel !

 

          Charles De Coster (1827-1879).

            Sa biographie est grisounette. Employé de banque durant six ans, il s’ennuie et reprend des études. Chargé de publication de lois périmées, professeur d’histoire et de littérature à l’Ecole de guerre, répétiteur, il semble tout attendre de la littérature.

Ce n’est pas un génie précoce. Ses premiers écrits sont poussifs (ce que nous avons pu vérifier via les extraits cités par Raymond Trousson dans sa biographie, parue chez Labor, à Bruxelles, en 1990), son génie explose avec le choix d’une plongée vers un ailleurs langagier : les Légendes flamandes (1858) sont rédigées en français ancien. Les Contes brabançons (1861) participent de l’élan mais en français moderne. Il passe alors à son Ulenspiegel. Qui lui prend dix ans. Il s’y attèle avec beaucoup d’ambition, il y met tout son talent (ou son génie) et son cœur.

Pourtant, l’auteur du plus grand livre belge de tous les temps meurt pauvre et ignoré. Il est redécouvert et pavoisé dix ans après sa mort. Parfois pour de mauvaises raisons. Ainsi, la Jeune Belgique de 1880 l’instrumentalise post-mortem pour se légitimer, De Coster les annonçait, EUX, ses membres, tout mouvement doit recourir à un Grand Ancêtre sacralisé qui fonde sa légitimité.

Le cas De Coster me fait un peu penser au cas Schubert. Il a de beaux amis, si je puis dire, d’autres originaux : Félicien Rops (qui illustrera la première édition d’Ulenspiegel) ou Wiertz, notre peintre de l’immense. Mais Camille Lemonnier (l’autre Grand ?) résumera subtilement la situation :

         « Il a eu des lecteurs ; il n’a pas eu de public. »

Des détails biographiques interpellent. Il est né à Munich et a passé ses premières années en Allemagne. En a-t-il conservé une attraction ? Thyl, il est vrai, est arraché au patrimoine légendaire allemand (nos voisins nous ont bien volé Lohengrin !) et ses aventures le portent plus d’une fois en Germanie (à Cologne, Hambourg, Mayence, Nuremberg, etc.) alors qu’il évite la France, que les allusions à celle-ci sont peu nombreuses et peu cordiales. Mais la germanophilie (Allemagne, Pays-Bas du Nord) permet un sillon littéraire original, un éloignement accentué du français normatif.

Charles De Coster est mort une deuxième fois, de par l’abandon des politiques, des médiateurs, des lecteurs… belges (et français), alors que d’autres pays le célébraient (il a eu droit à des dizaines d’éditions en Russie soviétique !). Sa singularité a induit la méfiance des Wallons et des francophones (il s’enthousiasme pour la Flandre et le flamand), des Flamands (il écrit en français et est bruxellois), de la France (il ignore le pays et s’écarte des canons de sa littérature). On pourrait même ajouter qu’il condamne in fine la Belgique, qui cède devant la tyrannie espagnole quand les Pays-Bas du Nord triomphent (Thyl et Nele s’installent à Veere, en Zélande, au bout du récit !). Aurait-il été plutôt un chantre anticipé du Benelux ? Un nostalgique des Grands Pays-Bas hérités du duché de Basse-Lotharingie et des Bourguignons ?

                              JEAN-PIERRE :

Charles De Coster est méconnu même – et surtout – en Belgique. Anecdote amusante, j’ai fait le test dans mon entourage professionnel. Personne ne l’a lu. Un de mes collègues flamands, au demeurant très cultivé, en était même convaincu : De Coster est un auteur flamand et son chef d’œuvre est écrit dans la langue de Vondel. Un travail immense est encore à faire pour réhabiliter notre patrimoine littéraire et le faire mieux connaitre : les petits francophones ont été biberonnés au Lagarde & Michard, recevant de la sorte une éducation littéraire guère différente de celle dispensée aux petits Parisiens. Les choses ont évolué et évoluent encore, mais bien trop lentement.

 

Charles De Coster - Babelio

Charles De Coster

 

          Un chef-d’œuvre !

            Et si on abordait l’essentiel ? Ulenspiegel est un roman ample et nourri, sans temps morts, qui possède une atmosphère à nulle autre pareille, un souffle puissant, une écriture, des personnages et des scènes inoubliables, une inventivité et une modernité décapantes. On rit, on frissonne, on pleure, on rêve, on est très heureux ou très malheureux, révolté ou comblé, etc.

                              JEAN-PIERRE :

Un petit mot de l’histoire elle-même. Je reprendrai largement l’excellent dossier pédagogique édité par Espace Nord.

Thyl Ulenspiegel naît à Damme, en Flandre, sous le règne de l’empereur Charles-Quint, le même jour que le futur Philippe II. Le protestantisme se répand alors aux Pays-Bas. Sa famille est pauvre (Claes, le père, est charbonnier) mais heureuse. Pour avoir tenu des propos contre la religion catholique, Thyl doit se rendre en pèlerinage à Rome pour implorer le pardon du pape. Pendant ce voyage, il est l’auteur de nombreuses farces et commet quelques infidélités envers sa fiancée Nele, la fille de Katheline la « bonne sorcière », qui leur a annoncé un destin merveilleux.

Arrivé à Rome, le pape lui pardonne (ce qui lui coûte tout de même cent florins) et Ulenspiegel prend le chemin du retour. Pendant ce temps, à Damme, Katheline, accusée d’avoir empoisonné une vache qu’elle cherchait en réalité à soigner, a subi la torture du feu et est devenue folle. Claes est condamné à mort par l’Inquisition pour hérésie. On torture Thyl et sa mère afin de découvrir où se trouve le trésor de Claes (un cadeau de Josse, son frère hérétique). Soetkin, la mère, meurt de ses souffrances et de chagrin. Les sortilèges de Katheline donnent une vision à Thyl et à Nele : celle des mystérieux « Sept » que Thyl doit trouver…

Avec le premier livre, les liens familiaux sont défaits : la mort de Claes et de Soetkin transforme Thyl en révolutionnaire. Il jure de venger ses parents et de délivrer la Flandre de l’envahisseur étranger. Dans ce but, il rejoint, avec son ami Lamme (qui recherche sa femme), l’armée de Guillaume Ier d’Orange, les Gueux. Nous suivons notre troupe dans ses joyeuses tribulations. Le Nord devient indépendant ; le Sud (la future Belgique) demeure aux mains des Espagnols. Thyl et Nele se retirent dans une tour, sur une île, entre le Nord et le Sud. Une nouvelle vision leur fait découvrir ce que sont les « Sept ». Et Ulenspiegel devient un personnage mythologique…

 

          La langue.

            De Coster a osé ce que d’autres pousseront plus loin : l’invention d’une langue propre à véhiculer un récit, à créer une atmosphère. Songeons au Seigneur des Anneaux ou à Game of Thrones. Il ne va pas si loin ou va beaucoup plus loin. En s’écartant de la littérature française et des codes de sa langue, en se réclamant de Rabelais pour sauter des siècles de tradition innervée par l’Académie ou Descartes, De Coster ne crée pas une langue déconnectée du réel, il construit une langue hybride qui révélera aux lecteurs la culture et la truculence flamandes.

Une langue hybride ? Elle mêle mots précieux (gastralgique), désuets (coîment), rares (patard), argot (chichard), patois (rommel-pot, kaberdoesje), noms typiques (Josse Grypstuiver) tout en multipliant les audaces syntaxiques, etc. Le résultat ? Un pseudo-vieux français très exotique, qui rend justice au flamand, en farcissant un texte intelligible d’une foultitude de mots flamands (noms propres, expressions, aliments, lieux, métiers, etc.). La langue inventée nous atteint en plein cœur, gorgée de bière (dobel-cuyt et bruinbeer) et de distorsions, fille des tableaux de Breughel, Jordaens, Rubens ou Bosch.

                              JEAN-PIERRE :

Le modelage d’une langue pour les besoins d’une œuvre, qui plus est dans un sens archaïsant, est une démarche périlleuse. Le pastiche ou la caricature ne sont jamais loin et le risque de sombrer dans le ridicule n’est pas mince. Rien de tel dans La légende dont la langue est intimement assortie aux harmoniques du discours et du monde qui en surgit.

Le vocabulaire est riche, mais sans ostentation ni dérive dans une surenchère de termes rares ou vieillis, le contexte permet presque toujours de saisir le sens, et je n’ai presque jamais dû recourir au néanmoins précieux lexique joint en fin de volume.

Sur le plan syntaxique, quelques tours reviennent mais qui appartiennent au style poétique telle, par exemple, la fréquente antéposition de l’adjectif. S’insèrent également dans le texte des chants, des ballades qui concourent comme les autres figures de style, au dépaysement à la fois temporel et géographique.

L’autre particularité du texte est, comme le souligne Philippe, son hybridation linguistique. Dans une étude récente parue dans la revue des lettres belges de langue française (“Sors de mes yeux” : le flandricisme comme effet de traduction dans La Légende d’Ulenspiegel), Rainier Grutman démontre qu’à côté de l’importation de termes flamands repris tels quels (xénisme), le texte de De Coster comporte une large part d’expressions traduites du néerlandais qui renforcent le dépaysement ressenti à la lecture. Ainsi en est-il d’un sobriquet inusité en français et que l’on retrouve en maints endroits du livre : aigre trogne, traduction quasi littérale de zuur smoel.

Il est fréquent qu’une phrase recoure à la fois au procédé du xénisme et de la traduction. En voici un exemple pris au hasard :

                         « En ce temps-là pèlerinant il entra au service d’un certain Josse, surnommé le Kwaebakker, le boulanger fâché, à cause de son aigre trogne ».

La même étude montre de manière passionnante que, sans nullement se livrer au plagiat, De Coster s’est servi d’un texte source qui n’est autre que la brochure Het aerdig leven van Thyl Ulenspiegel publiée par Van Paemel. L’ensemble de La légende contient dès lors des mots et des phrases faits pour donner l’impression d’avoir été traduits du flamand, « ce qui en fait une construction interculturelle avant la lettre », une traversée des langues brouillant les pistes identitaires.

Confronté à cette démarche très élaborée, il n’est pas surprenant que, dans la présente édition, J.M. Klinkenberg ait souhaité être au plus proche de cette langue archaïsante si consubstantielle à l’œuvre, et soit donc revenu à la leçon de l’édition originale.

Cela peut dérouter… Ainsi, J.M. Klinkenberg réhabilite ce qui peut apparaître comme des coquetteries typographiques. Constatant que, dans l’édition originale, la conjonction et est régulièrement transcrite &, tandis que tous les s intérieurs se présentent sous la forme ʃ, il réintègre ces formes abandonnées par les éditions précédentes. Cela donne par exemple ceci :

                       « Ils avançaient riant & deviſant, tandis que Sa Sainte Majeſté regardait en son eſtomac pour voir s’il y avait aſſez de place pour le dîner de ceux d’Audenaerde. »

J.M. Klinkenberg souligne à juste titre que tout ceci donne sa patine à l’œuvre entière :

                            « (…) on oublie trop souvent, en effet, que le livre est un objet, et que l’écriture n’existe point sans un support. La lecture, acte qui consiste à prendre connaissance d’un texte, n’est donc pas une opération exclusivement linguistique : le grain et la couleur d’un papier, la forme, la dimension et la diversité des caractères, voilà des éléments qui ne vont pas sans influencer cet acte ».

Je partage son avis. Quelle impression produirait encore la traduction en français moderne d’un vieux grimoire publié en format word Time New Roman sur internet ? Il n’empêche, ces audaces typographiques peuvent indisposer en notre époque de lecture rapide et entraver la conquête de nouveaux lecteurs. J’espère de tout cœur me tromper.

 

La Tour de Notre-Dame, à Damme, depuis le cimetière qui la jouxte (décor mythique de la BD de Vandersteen).
La Tour de Notre-Dame, à Damme, depuis le cimetière qui la jouxte (décor mythique de la BD de Vandersteen).

          Une charge au vitriol.

            Dès la préface, dite du hibou, un mystérieux Bubulus Bubb. condamne le crime en col blanc :

         « Tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un hibou. Je vais te l’apprendre. Le hibou, c’est celui qui, en tapinois, distille la calomnie sur les gens qui le gênent, et, quand on lui demande de prendre la responsabilité de ses paroles, s’écrie prudemment : Je n’affirme rien, ON m’a dit. Il sait bien que ON est indénichable. »

Seront ensuite dénoncés une série de forfaits : compromettre l’honneur d’une jeune fille, endetter les familles, trafiquer ses produits pour augmenter ses profits, voler la veuve et l’orphelin, etc. Mais les politiques, les Grands de ce monde sont aux premières loges de la déferlante : ils avancent masqués, affichant liberté et amour d’humanité quand il leur sied d’égorgetter un homme ou une nation :

          « C’est un accord souverain entre princes de s’entraider contre les peuples. »

Charles-Quint et Philippe II incarnent une paire parallèle à Claes/Thyl mais couleur nuit/sang. Pour aimer les autres, il faut s’aimer soi-même, aimer la vie (le vin, les femmes, les gens), mais le futur roi, dès l’enfance, s’ennuie et torture des animaux :

          « (…) sa bouche (NDLR : d’une guenon apprivoisée) était ouverte comme pour crier la mort, il s’y voyait de l’écume sanglante, et l’eau de ses larmes mouillait encore sa face. »

L’Eglise se situe à même hauteur (de bassesse) : elle engendre culte du profit (indulgences), hypocrisie et délation, violences morale et physique (Inquisition), voire un dégoût de la vie, de la nature.

De Coster appartenait à une (nouvelle) vague libérale préoccupée par le sort du peuple, des Flamands non francophones marginalisés par l’Etat et ses élites. Les valeurs de l’auteur apparaissent à travers son héraut. Générosité, solidarité, au-delà des clivages (de rang social, de sexe, de confession, etc.) :

          « (…) celui qui mange sans partager son repas avec le prochain n’est pas digne de manger. »

Thyl pleure devant « les corps des hommes pendus pour avoir eu faim » :

          « Ah ! si j’étais l’empereur Charles, je ferais faire des florins pour tout le monde, et chacun étant riche, plus personne ne travaillerait. »

Au-delà d’un humanisme bienveillant, il y a dérive vers l’utopie et vers une idéologie plus décapante, audacieuse. Ses héros sont des révolutionnaires, des anarchistes. Qui se moquent des règles, si elles sont arbitraires. Thyl toise les Grands de haut, plus vert qu’un Pardaillan :

         « Majesté (NDLR : Charles-Quint !), je demande qu’avant que je sois pendu, vous veniez baiser la bouche par laquelle je ne parle pas flamand. »

Et il n’hésite pas une seconde à se confronter aux chefs de son propre parti, à ses camarades de combat s’ils ne respectent pas un code de conduite à l’égard des ennemis, fussent-ils les plus cruels, dût-il en être condamné à mort par les siens.

                              JEAN-PIERRE :

Sous-jacente au récit, on peut également lire une critique sociale. A l’époque de De Coster, la Belgique est déjà l’un des Etats les plus densément peuplés d’Europe et aussi l’un des plus industrialisés (bien plus que la France). Le capitalisme naissant fait jouer à plein la concurrence et crée toutes les conditions d’un dévastateur dumping social.

De Coster est sensible à la misère sur laquelle se bâtit la prospérité de la Belgique qui, un peu plus tard, deviendra la seconde puissance économique mondiale. On en trouve un écho dans le sabbat de Katheline qui rapporte ainsi les instructions du Christ quant au sort de Charles-Quint qui comparaît devant lui :

                           « Tu en feras un âne, afin qu’il soit doux, maltraité et mal nourri ; un pauvre, pour qu’il demande l’aumône et soit reçu avec des injures ; un ouvrier, afin qu’il travaille trop et  ne mange pas assez ; puis, quand il aura bien souffert dans son corps et dans son âme d’homme, tu en feras un chien, afin qu’il soit bon et reçoive les coups ; un esclave aux Indes, afin qu’on le vende aux enchères ; un soldat, afin qu’il se batte pour un autre et se fasse tuer sans savoir pourquoi ».

 

          Mille tons !

           Que lit-on en dévorant Ulenspiegel ? Un pamphlet à portée sociologique, politique ? Un récit picaresque ? Les aventures des comparses Thyl et Lamme sont, il est vrai, souvent joyeuses, satiriques et paillardes. Nos héros boivent et mangent à nous donner le vertige. Le fils de Claes, malgré son amour pur, profond, complet, définitif pour Nele, courtise, lutine et bien plus… toutes les jolies filles de Flandre et d’ailleurs (mais toujours gentiment, naturellement) :

          « (…) douce hôtesse à la peau ambrée, aux yeux brillants comme des perles. C’est couleur de soleil que l’or bruni de ces cheveux ; ce fut Vénus, sans jalousie, qui te fit tes épaules charnues, tes seins bondissants, tes bras ronds, tes mains mignonnes. »

Une épopée, qui multiplie les scènes hautes en couleurs ? Tortures et mises à mort, combats, errances meurtrières d’un loup-garou, etc. Un roman historique ? Nous traversons le Sac de Rome, la décapitation des comtes d’Egmont et de Hornes, des batailles et des traités… Un Road-book ? Un Bildungsroman, qui verrait Thyl quitter son costume de farceur et de séducteur, souvent drôle et courageux mais égoïste à l’occasion (de retour de ses trois années d’errances contraintes, il vit un temps en concubinage avec une veuve de Koolkerke, sans se manifester auprès de ses parents, de Nele), pour assumer ses responsabilités d’homme et de citoyen ? Il est vrai qu’un déclic s’opère à la page 151, avec le discours de Claes à son fils, qui précède la mort du père sur le bûcher :

          « Fils, tu péchas souvent courant les grands chemins, ainsi que font les mauvais garçons ; il ne faut plus le faire, mon enfant, ni laisser seule au logis la veuve affligée (…). »

Un conte à la naïveté décapée, digne de Perceval ou des bergeries médiévales ?

         « A Damme, en Flandre, quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes. »

Et que dire des accents thriller/policier (le loup-garou), fantastiques ou mystiques (visions de Katheline ou de Nele, scène des feux follets et du géant, etc.), sociologiques, philosophiques, poétiques, burlesques et grotesques ?

Ou alors c’est LE livre belge par excellence ? Un Bruxellois écrit en français un chant d’amour pour la Flandre, son peuple et ses paysages, ses légendes et son patrimoine, ses produits ?

                              JEAN-PIERRE :

S’il y a bien une chose frappante à la lecture, c’est la diversité de tons. J’ajouterai la tonalité supplémentaire du genre prophétique, certes largement détourné et qui par moment, incline le roman vers une parodie de contre-évangile et, en tout cas, penche progressivement vers le mythe. Cela éclate dès les premiers chapitres et la prophétie de Katheline :

« Claes est ton courage, noble peuple de Flandre, Soetkin est ta mère vaillante, Ulenspiegel est ton esprit ; une mignonne et gente fillette, compagne d’Ulenspiegel et comme lui immortelle, sera ton cœur, et une grosse bedaine, Lamme Goedzak, sera ton estomac. Et en haut se tiendront les mangeurs de peuple, en bas les victimes ; en haut frelons voleurs, en bas, abeilles laborieuses, et dans le ciel saigneront les plaies du Chriſt ».

En maints endroits, on retrouve des allusions à peine voilées au récit biblique : l’enfance de Thyl nous est rapportée sur un tour qui nous rappelle saint Luc (« Tandis que croissait en gaie malice le fils vaurien du charbonnier, végétait en maigre mélancolie le rejeton dolent du sublime empereur. ») ; il entre dans la ville d’Anvers monté sur un âne et vêtu d’une « belle robe de soie cramoisie », il ne craint pas de s’exprimer de manière elliptique et, dans les dernières lignes du roman, semble ressusciter et vaincre la mort.

 

La Tour de Damme en contreplongée (où se déroule une vision dans Ulenspiegel, décor mythique aussi de la BD de Vandersteen)
La Tour de Damme en contreplongée (où se déroule une vision dans Ulenspiegel, décor mythique aussi de la BD de Vandersteen)

           La complexité des messages.

            On se tient très loin du binaire. La charge contre l’Eglise est terrible mais on peut rencontrer un curé bienveillant et des catholiques qui protègent les protestants, les suivent en exil ou au combat. Il y a de mauvaises femmes et des femmes merveilleuses. Et idem du peuple, des hommes de haute ou basse extraction. Le Prince d’Orange, tel que fantasmé (comme est fantasmé le protestantisme, qui se résume à une idée, la liberté de conscience, à une étape menant à la laïcité), est le parangon des vertus du politique : il se tait et écoute, réfléchit ; il se dépouille de ses biens, de sa fortune pour nourrir la lutte de libération ; il est loyal, courageux, reste soudé à une éthique chevaleresque, etc. Le landgrave de Hesse offre une autre figure de véritable noblesse.

Par contre, autour de Thyl, les compagnons de lutte sont parfois aussi vils que les ennemis. L’immense empathie pour le peuple reste raisonnée. Chacun, à sa place, doit apporter :

          « Les bélîtres, mendiants, vagabonds et toute cette guenaille de vauriens oiseux traînant leur paresse par les chemins et préférant se faire pendre plutôt que de faire œuvre (…) »

                            JEAN-PIERRE :

Rien en effet de manichéen dans le discours de De Coster. A aucun moment il ne tranche clairement entre protestants et catholiques. Il n’empêche, il est clair que son cœur de franc-maçon penche plutôt vers les protestants : partout dans le texte de La légende affleure cette allergie des libres-penseurs pour tout ce qui, dans la religion catholique, fleure bon la superstition et l’idolâtrie : les processions, le culte des saints, les miracles.

Jamais la foi n’est brocardée ou méprisée : seule la vénalité du clergé et les errements de la piété populaire subissent les charges de l’auteur ainsi que les dérives mystiques qui font tourner le dos à la vie (l’épouse de Lamme a tout quitté sous l’emprise d’un moine, sur le modèle d’une sainte Chantal).

D’ailleurs, la grande affaire d’Ulenspiegel, ce n’est pas tant le triomphe du protestantisme que l’avènement de la « libre conscience » : j’ai relevé 13 occurrences de cette expression dans le texte, signe de son importance pour De Coster. Dans l’esprit de ce dernier, cette liberté va bien au-delà du libre choix de la religion. En quoi il transpose dans le cadre du XVIe siècle une problématique essentielle de son époque et que la Flandre du XVIe siècle était bien loin d’envisager. Du reste, si Luther a bien utilisé l’expression, rare avant lui, de « liberté de conscience », c’est dans un sens théologique très étroit que rappelle Raymond Trousson dans son indispensable Histoire de la libre pensée. Pour Luther (dont se réclament les Gueux), la liberté de conscience est la liberté par laquelle la conscience chrétienne s’affranchit des œuvres. Elle ouvre au salut par la foi. Cette liberté reste étroitement liée au message du Réformateur et, nous dit Trousson, n’est certainement pas un droit pur et simple de pratiquer sa croyance à son gré ni surtout de s’affranchir de toute croyance.

Sans être pur hédoniste (son engagement en témoigne), Thyl n’a finalement que faire de la religion. Ainsi, en galante compagnie (il court très volontiers la gourgandine), notre héros se laisse aller à philosopher :

                          « Ayant péché de cent manières, je jurai, comme tu le sais, de faire pénitence. Cela dura bien une grande heure. Songeant pendant cette heure à ma vie à venir, je me suis vu nourri de pain maigrement ; rafraîchi d’eau fadement ; fuyant amour tristement ; n’osant bouger ni éternuer, de peur de faire méchamment ; estimé de tous ; redouté d’un chacun ; seul comme lépreux ; triste comme chien orphelin de son maître, et, après cinquante ans de martyre, finissant par faire sur un grabat ma crevaille mélancoliquement. La pénitence fut longue assez, donc baise-moi, mignonne, et sortons à deux du purgatoire ».

 

          Des personnages inoubliables.

           Au centre du roman, une famille recomposée, où Nele est la fille de Katheline mais née hors mariage, adoptée et élevée par Claes et Soetkin, sa vraie mère jouant les tantes ou marraines des deux jeunes gens. Tous entretiennent un rapport symbolique avec la Flandre, sont l’incarnation d’une de ses vertus.

Claes, le père, bienveillant mais responsable : il aime son fils « d’un air bourru afin de ne le point affadir », se résout à le battre s’il se plaint d’une rixe où il n’a pas répliqué.

Soetkin, modèle d’épouse et de mère.

Katheline, qui ouvre vers un Ailleurs : la folie, la voyance.

Nele, l’amoureuse transie, douce et soumise au premier abord, forte et résistante au second : elle se défend et évite un viol, rejoint Thyl au combat, se montre farouchement jalouse, etc. Qui plus est, elle détient des pouvoirs médiumniques et semble incarner, avec sa mère, un monde d’avant la romanisation, la christianisation, un monde matriarcal où les femmes possèdent les secrets de santé, d’avenir, etc.

Quant à Thyl, c’est un véritable héros, qui ne se prend pas au sérieux mais prend au sérieux, s’engage. Il aime les plaisirs mais se montre généreux, il peut se priver, jouer la carte de l’abstinence, de la modération. Son univers mental est décloisonné et conjugue des forces opposées. Il est poète à ses heures, expert en marketing à d’autres, idéaliste ou assoiffé de vengeance.

                              JEAN-PIERRE :

Thyl se vit comme un être humain dont la vocation est d’être libre. Il transcende toutes les conditions. A ce titre, notre héros n’est guère représentatif des hommes de son temps et de sa condition : La légende ne peut décidément se réduire à un roman historique.

          Il est la vie en mouvement, l’élan vital :

      « Ulenspiegel, toujours jeune, et qui ne mourra point, courra par le monde sans se fixer oncques en un lieu. Et il sera manant, noble homme, peintre, sculpteur, le tout ensemble. Et par le monde ainsi se promènera, louant choses belles et bonnes et se gaussant de sottise à pleine gueule. »

                               JEAN-PIERRE :

Le livre de De Coster est une mine de personnages, tous typés et bien différenciés : chacun concourt à l’unité du récit et à sa couleur singulière. Les personnages fictifs y côtoient les personnages historiques sur lesquels l’auteur porte un regard sans concession et assez novateur pour son époque. En effet, si la noirceur de Philippe II n’a échappé à aucun historien belge, il n’en est pas de même de Charles-Quint, dont les manuels d’histoire de Belgique faisaient fréquemment l’éloge, justifiant sa répression féroce par « les progrès effrayant de l’hérésie » auxquels il avait dû faire face (J. David, Manuel d’histoire de Belgique). Cette complaisance est ici balayée :

                            « Philippe deviendra bourreau, ayant été engendré par Charles cinquième, meurtrier de notre pays ».

On se demande, à la lecture, si Charles-Quint n’est finalement pas pire que son fils, sur lequel il semble surenchérir en cynisme, comme en témoigne ce conseil donné lors de son abdication :

                            « Mon fils, sois avec eux tel que je le fus : bénin en paroles, rude en actions ; lèche tant que tu n’as pas besoin de mordre. Jure, jure toujours leurs libertés, franchises et privilèges, mais s’ils peuvent être un danger pour toi, détruis-les. Ils sont de fer quand on y touche d’une main timide, de verre quand on les brise avec un bras robuste. Frappe l’hérésie, non à cause de sa différence avec la religion romaine, mais parce qu’en ces Pays-Bas elle ruinerait notre autorité ; ceux qui s’attaquent au pape, qui porte trois couronnes, ont bientôt fini des princes qui n’en ont qu’une. »

Cette leçon d’exercice du pouvoir a dû faire tinter les oreilles de plus d’un contemporain de De Coster…

Je dois l’avouer : mon personnage préféré est celui de Lamme. Bâfreur et glouton au tour de taille éloquent, il est l’antithèse de l’idéaliste à la maigreur ascétique mais aussi de ces moines dévoyés dont « la graisse claustrale, inutile et fainéante » ne saurait être comparée sans un insigne abus, à sa « graisse de Flamand nourri honnêtement par labeurs, fatigues et batailles ». En ce temps de fanatisme mais aussi d’engagement idéaliste, Lamme est à lui seul un rappel permanent des fondamentaux : la puissance de l’amour, les nécessités du corps. Les dévouements exclusifs et les idéaux obsessionnels l’offusquent. Il tance à sa façon le forgeron Wasteele qui consacre toutes ses forces à la cause des Gueux :

                              « Te voilà, dit Lamme, maigre, pâle & chétif, croyant à la bonne foi des princes et des grands de la terre, et dédaignant, par un zèle excessif, ton corps, ton noble corps que tu laisses périr dans la misère et l’abjection. Ce n’est pas pour cela que Dieu le fit avec dame Nature. Sais-tu que notre âme, qui est le souffle de vie, a besoin, pour souffler, de fèves, de bœuf, de bière, de vin, de jambon, de saucissons, d’andouilles & de repos ; toi, tu vis de pain, d’eau et de veilles ».

Ce faisant, Lamme n’est pas toujours écouté, il est même parfois remis à sa place. Mais il a fait entendre une petite musique douce à l’oreille en ces temps d’une cruelle intransigeance.

En surplomb de tous les personnages, la figure de Thyl s’impose comme une des plus attachantes de la littérature. C’est un homme accompli, solaire, bon compagnon mais exigeant, comme il se doit d’un ami véritable. Engagé mais jamais asservi à la cause, il conserve, en chaque occasion, une heureuse distance critique qui doit tout à l’indépendance d’esprit et rien au cynisme. Il se dépeint magnifiquement dans cette adresse :

                             « Nous sommes seigneurs. Les paysans nous donnent du pain et du lard quand nous voulons. Lamme, regarde-les. Loqueteux, farouches, résolus et l’œil fier, ils errent dans les bois avec leurs haches, hallebardes, longues épées, bragmarts, piques, lances, arbalètes, arquebuses, car toutes armes leur sont bonnes, et ils ne veulent point marcher sous des enseignes. Vive le Gueux »

 

          La modernité.

             Ulenspiegel possède une dimension métaphorique qui, loin de toute fixité spatio-temporelle, charge tout ce qui s’oppose à la liberté, à l’émancipation, à la réalisation. Il y a une filiation qui mène vers les hippies (un Peace and Love adapté : s’il faut se battre…), les beatniks (On the Road). La dénonciation vitriolesque des tares qui mènent l’humanité résonne étrangement à notre époque où écologie, ultra-libéralisme, droits de femmes, etc. s’entrechoquent. Et que dire des échos aux fake news, à l’infiltration des mouvements et à leur manipulation (créer de faux iconoclastes pour durcir la répression), à la bigbrotherisation (on nous dépeint un univers où les citoyens ont été drillés/conditionnés pour se laisser tondre et tendre leur gorge à la lame mais aussi pour écouter aux portes, rapporter, dénoncer).

On a parlé du rapport à la nature et au vivant, de la famille recomposée, de la puissance sacrée des femmes… Et que dire des amours de Lamme (le ventre de la Flandre) ? Il aime tant sa femme qu’il se mue en son domestique. Elle le quitte pour se réaliser comme chrétienne, il lui reste fidèle et finit par lui pardonner.

Il y a une mise en abyme de la création littéraire aussi : De Coster donne un enfant illégitime à Thyl, issu de ses multiples aventures amoureuses en Allemagne. Et ce fils sera à l’origine de la légende d’un Thyl germanique, né à Knittlingen, en Saxe. Ce qui justifie mais inverse la réalité du projet romanesque.

 

          Le Thyl de Vandersteen.

            Il faut comparer les variantes, spectaculaires, entre le roman de De Coster et l’adaptation de Vandersteen. La révolte des gueux revisite le premier à la lumière des peintures et atmosphères breughéliennes, tout en déployant un imaginaire truculent qui n’a aucun équivalent dans notre plat pays à l’exception d’André Franquin*. J’ai relu roman et BD en parallèle. Sidéré par l’imagination, la réorchestration du scénariste/dessinateur. Il a réussi à écrire une BD parfaite, l’une des plus fameuses de l’Age d’or de la BD belge, en conjuguant le respect et la liberté d’invention. Au début, on se dit qu’il garde une poignée de personnages et un décor historique, mais raconte une nouvelle histoire. Au fil des pages, on redécouvre une foule d’éléments judicieusement redistribués (scènes de la ruche et des voleurs, des aveugles, des souliers jetés à la foule, des prédicants assassins, etc.). Fascinant !

Couverture de Thyl Ulenspiegel (Les Aventures de) -1- La Révolte des Gueux

                              JEAN-PIERRE :

Mon père, professeur de français, interdisait à ses enfants la lecture des bandes dessinées. Je les lisais en fin d’année scolaire, lorsqu’après les examens, nos instituteurs nous laissaient libres de tout travail. Les élèves apportaient leurs bandes dessinées et se les partageaient. C’est ainsi que j’ai découvert l’adaptation de Vandersteen. J’en ai gardé un souvenir très vif et, à l’occasion de ma présente lecture, je m’en suis procuré la réédition.

Le plaisir est toujours aussi grand. Vandersteen a bâti une nouvelle histoire tout en conservant les épisodes les plus saillants des aventures de Thyl, le tout avec un génie du découpage très cinématographique.

On sent bien néanmoins que Vandersteen a infléchi sa narration davantage dans le sens de la libération et de l’avènement d’un peuple, laissant de côté l’aspect confessionnel et la liberté de conscience. Il faut bien chercher pour découvrir que les Gueux sont protestants et que les Espagnols sont les champions de l’Inquisition.

 

           Conclusions.

             D’autres nations ont un socle culturel : Divine Comédie, Don Quichotte, Lusiades, Shakespeare, Goethe… Je ne pense pas un instant que notre De Coster puisse se comparer aux deux susdits, qui ont réalisé une œuvre immense, large et profonde, il est avant tout l’homme d’un grand livre. Dont il s’agirait d’explorer aujourd’hui plus qu’hier, avec le recul, la luxuriance, la polysémie, la puissance :

           « Une époque reprend vie, sanguine et vigoureuse, dans une fresque nationale et populaire. » (Raymond Trousson, Charles De Coster ou La vie est un songe).

 

          PS.

          The place to be !

            Ucclois d’adoption, j’apprécie particulièrement la scène des aveugles, qui se joue dans l’auberge du Vieux-Cornet, une des deux plus vieilles bâtisses de notre belle commune, ce que rappelle une plaque commémorative au coin de l’enceinte du parc du Wolvendael, à l’entrée du Crabbegat, chemin creux envoûtant. L’auberge du Vieux-Cornet ! L’hôtellerie de la Trompe, dans le roman, où festoient les frères de la Bonne-Trogne. Dont on avait déjà fait la connaissance dans les Légendes flamandes (lors d’un récit truculent sur l’origine des archères d’Uccle… pour ainsi dire féministe).

Un restaurant a aujourd’hui installé sa cuisine italienne raffinée entre les murs de l’ancienne auberge, La Loggia dei Cavalieri : https://loggiadeicavalieri.com/

 

Le livre sur le site d’Espace Nord

 

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

 

* Voir le feuilleton en duo, avec Arnaud de la Croix, sur les albums Spirou de Franquin :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2017/10/14/spirou-et-fantasio-1-3-par-arnaud-de-la-croix-et-philippe-remy-wilkin/

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2017/10/20/spirou-et-fantasio-2-3-par-arnaud-de-la-croix-et-philippe-remy-wilkin/

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2017/10/28/spirou-et-fantasio-3-3-par-arnaud-de-la-croix-et-philippe-remy-wilkin/