Le 14 novembre 2022, entre 18h et 20h, Les rencontres littéraires de Radio Air libre ont organisé une émission spéciale Lisez-vous le belge ?
Voici le lien vers l’enregistrement :
Durant près de deux heures, au micro de Guy Stuckens, les chroniqueurs littéraires Jean-Pierre Legrand (Les Belles Phrases, Que faire ?) et Philippe Remy-Wilkin (Le Carnet et les Instants, Les Belles Phrases, Que faire ?) ont présenté l’opération puis évoqué 4 livres qui y participaient (autres contenus : intermèdes musicaux et page de littérature africaine d’Abel, alias Homban Puzulu).
On peut trouver des analyses plus détaillées des 4 livres évoqués durant l’émission mais d’autres encore (celles du chroniqueur Éric Allard) sur le site des Belles Phrases :
La campagne de cette troisième édition de Lisez-vous le belge ? court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation). Ses objectifs :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Les Belles Phrasesparticipent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy StuckensLes rencontres littéraires de Radio Air libre.
La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).
Rappel des objectifs de l’opération :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
« Dans dix ou vingt ans, que retiendrons-nous de ces deux mois cloîtrés dans nos maisons ou nos appartements ? », se demande Jean-Luc Outers dans cet ouvrage paru au Taillis Pré en avril dernier qui nous dit que nous avons été des millions, pour le moins, à vivre en Belgique, certainement, mais aussi dans nombre de pays du globe en mars-avril 2020, sous le coup de la sidération provoquée par l’ampleur et la gravité d’une pandémie inédite, puis, avec quelques variations et épisodes divers, des vagues et des éclaircies, durant les quelques deux années qui ont suivi.
A cette question, Jean-Luc Outers répond comme suit : « Sans doute, le côté inimaginable de la situation. Qui aurait pu penser qu’on allait en arriver là, à devoir renoncer à tout ce qui faisait notre quotidien et qui, telle une évidence, semblait aller de soi […] ». S’ensuivent tout ce qu’on faisait, contraint par le Covid, et tout ce qu’on refait, il faut le dire, depuis que la menace de la pandémie s’est éloignée grâce aux vaccins, n’en déplaise aux Antivax. Ce livre constitué de textes écrits au jour le jour détaille à la façon d’un ethnologue (Outers cite d’ailleurs Claude Lévi-Strauss à propos d’un de ses ouvrages, La voie des masques) les pratiques du temps du confinement duquel, à la façon d’un ou l’autre Je me souviens perecquien/brainardien ce qu’on a presque oublié qui revient à la mémoire à la façon d’une madeleine de Proust.
Us et coutumes par temps de pandémie
Ce livre constitue une formidable recension de ce qu’est devenue notre vie entre mars 2020 et la parution de ce livre. Alors que chacun était assigné à résidence, sans contact direct avec autrui, pas même avec les membres de sa famille vivant sous un autre toit, nos existences se sont uniformisées comme jamais.
Le livre part d’une observation personnelle de l’auteur qui, dans le silence propre aux premiers temps du confinement, « délivré du tintamarre des voitures, du grondement des avions, du sifflement des trains, du crépitement des marteaux-piqueurs », perçoit le son de l’univers, sans qu’aucun mot tiré du lexique du bruit, ne parvienne bien à le définir.
« Car derrière ce silence, il y a, surgissant des confins, un bruit, comme une rumeur, celle de la terre qui nous parle. »
Comme si la terre profitait de ce silence propitiatoire pour se rappeler à notre attention, nous éveiller aux dangers qui la guettent.
« On avait sans y penser saccagé ses forêts, mutilé ses animaux, abîmé ses champs, pollué ses rivières et ses mers. »
« La terre réinvente la mémoire nous pressant de nous rappeler ce que nous n’avons pas connu. »
L’écrivain confiné profite de la situation pour s’interroger sur la permanence et la résistance de la beauté face au désastre, sur sa résilience, pourrait-on dire. Il observe que si le virus ignore les frontières, se propageant vite et partout, il nous contraint à « l’immobilité du rester chez soi » et à modifier en conséquence notre emploi du temps, à tourner en rond.
De même que notre corps est alors limité dans ses mouvements, « le présent se dilate », « les jours s’écoulent pareils ». On ne distingue plus les jours de la semaine ni ceux-ci du week-end.
« Le futur, c’est-à-dire l’avenir, n’est plus associé à des projets de rencontres, de travail et de vacances. […] L’avenir se confond désormais avec la suspension du temps. » Ce qui le conduit à formuler, adapté aux circonstances, le concept de « temps immobile ». SI le doute et l’incertitude priment quant à ce que sera le lendemain, même non exprimé, l’espoir de sortir de cette situation demeure solide et permet de tenir : « Nous vivons accrochés à l’espoir des jours meilleurs. » Dans des sections de trois ou quatre pages, il nous est rappelé aujourd’hui, à l’heure où on lit ces lignes, ce que nous avons vécu au moment où Outers le notait journellement, avec justesse et opportunément : le port obligatoire du masque et la « guerre des masques », les nombres hallucinants de morts, les règles de distanciation, les gestes barrières, le surgissement sur la scène publique des scientifiques, experts et praticiens, ainsi que le bannissement des métiers de la scène et des activités artistiques, la pratique du yoga comme remède à l’angoisse et moyen d’ « écouter son corps », les aides de l’État, les consultations ou réunions par écran interposé, la notion de pic – qui ne relevait désormais plus du seul domaine de l’alpinisme (et l’occasion pour l’auteur de citer un livre de De Luca, Sur la trace de Nives) – et qu’il s’agissait moins d’atteindre que de vite dépasser, ou, à défaut, de stationner sur un plateau. Nouveau vocabulaire, nouveau mode de vie. Avant bientôt le dépistage, le traçage et la géolocalisation qui suscitent des questionnements à propos de « la liberté individuelle et de la vie privée ».
Outers observe aussi ce qu’est devenue la politique à la faveur de la crise sanitaire, et ce qu’elle a révélé de peu glorieux et d’inquiétant sur les gouvernants et leur mode de gouverner désormais.
Avec l’obligation de garder ses distances, l’auteur observe que le « toucher érigé en interdit » mettait l’accent sur ce sens qu’on avait un peu oublié, jugé moins important que les autres : vue, ouïe, goût, odorat, ces deux derniers ayant par ailleurs été mis à mal par le Coronavirus.
À la faveur du premier déconfinement, on aperçoit à différents signes « une lumière tremblante au bout du tunnel » : la réouverture des magasins de fleurs mais aussi des garages et magasins de bricolage. De même qu’on pouvait se montrer à l’écoute de l’univers, il était possible d’assister au renouveau de la nature, voir pousser des fleurs de ballast, au Japon ou en Inde, entendre gazouiller toutes sortes d’oiseaux… Si l’Homme payait son tribut au virus, fruit, si l’on peut dire, du mauvais traitement qu’il a fait subir à la terre, la flore et la faune ne cessaient de jouir de la mise à l’arrêt des activités proprement humaines.
Mais encore…
Les textes formant ce livre furent « lus quotidiennement à Paris grâce à Textes et voix» par des comédiennes et comédiens avec un accompagnement musical au violoncelle.
Les trois-quarts des textes concernent la période de mars-avril 2020.
La dernière partie porte sur la deuxième vague et le deuxième confinement de la rentrée 2020 quand l’espoir estival est mis à bas et que les courbes des décès repartent à la hausse. « L’heure est au ressentiment. Il n’y pas de malheur sans bouc émissaire », note Jean-Luc Outers. On cherche des responsables à ce retour de flammes du feu viral dans la population : on accuse les restaurateurs et les cafetiers, les cinémas, les jeunes, les voyageurs, les lieux de prière… Le désespoir pointe son nez : « La vie se résume à la peur de la perdre. »
Puis, en mars 2021, le vaccin est découvert mais la vaccination n’est pas encore à l’ordre du jour alors qu’on redoute une troisième vague et un scénario déjà éprouvé refait surface avant quelques mesures d’assouplissement… et l’arrivée d’un nouveau mot, variant, porteur de nouvelles menaces et pertes de contrôle des autorités. On est en janvier 2022.
Mais le pire, la fin de la pandémie se profilant, c’est, observe justement Outers, « un niveau de défiance jamais atteint envers les institutions et les gouvernants dont l’inusable pragmatisme est impuissant face à l’onde de choc qui désagrège des pans entiers de la société ».
Après le fol espoir du premier confinement et la joyeuse euphorie du premier déconfinement, qui plus est aujourd’hui, depuis la parution du livre, la pandémie maîtrisée, mais avec la survenue aux portes de l’Europe d’une guerre qu’on n’avait jamais imaginée « quelque chose s’est perdu sans que l’on sache exactement quoi sinon cette confiance dans un monde maîtrisable et prévisible ».
« Il ne s’agirait pas de faire le deuil de quelque chose qui ressemblerait à notre mode de vie mais plutôt d’un avenir qui, il y a deux ans, encore nous ouvrait grand les bras. »
Et Jean-Luc Outers de conclure, justement, ce Journal du temps de la pandémie qui, partant d’une suite d’observations très fines, a permis, durant une période pénible, de tirer des leçons de sagesse et se révèle au final un manuel de savoir-vivre à l’usage des populations à venir :
« A présent le temps semble figé dans une immobilité qui fait fi des projets et des grands desseins. »
Eric ALLARD
En savoir plus sur l’auteur
« Après des études de droit à l’Université de Louvain, Jean-Luc Outers entre dans le service public. Il publie son premier roman, L’ordre du jour, en 1987 aux éditions Gallimard. Il devient en 1990 Conseiller littéraire, responsable du Service des Lettres et du Livre au Ministère de la Culture de la Communauté Française, fonction qu’il a quittée en 2012 pour se consacrer à l’écriture. À ce titre, il était aussi éditeur de la revue « Le carnet et les instants », un bimestriel (aujourd’hui un trimestriel papier complété par une revue en ligne aux recensions et articles quotidiens, une référence absolue en FWB ) consacré à la promotion et à la diffusion des lettres belges de langue française. En 1992, il a obtenu le prix Victor Rossel pour Corps de métier, en 1995, le prix AT&T pour La Place du mort, et en 2008 le prix Victor Rossel des jeunes pour Le Voyage de Luca.
Depuis 2012, il fait partie du comité de lecture de la collection de livre de poche consacrée à la littérature belge francophone Espace Nord. En 2013, il a été élu membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique. En 2016, il publie des lettres de refus de d’Henri Michaux sous le titre Donc c’est non (Gallimard). »
En savoir plus sur la maison d’édition Le Taillis Pré
« Les éditions Le Taillis Pré, fondées en 1984 par le poète Yves Namur, ont d’emblée affiché une politique éditoriale résolument tournée vers les auteurs du monde entier.
Ainsi peut-on trouver au catalogue des poètes comme Roberto Juarroz, Antonio Ramos Rosa, Salah Stétié, Israël Eliraz, Nuno Judice ou E. E. Cummings pour n’en citer que quelques-uns. Une douzaine de titres paraissent ainsi chaque année au rang desquels figurent également les meilleurs poètes de Belgique : Gaspard Hons, Jacques Izoard, Fernand Verhesen, Michel Lambiotte, André Miguel, Eric Brogniet, Liliane Wouters, Philippe Jones, etc. La collection « Ha » présente quant à elle un panorama des poètes belges dont les œuvres sont importantes mais peu connues, voire introuvables. On y découvre ainsi les noms de Françoise Delcarte, Ernest Delève, Frans Moreau, Pierre Della Faille, Jean Dypréau et Robert Guiette. Cette collection publie généralement l’œuvre complète du poète dont il est question. Le Taillis Pré entend donner voix aux mots du poète Yves Bonnefoy : « La poésie moderne est loin de ses demeures possibles. » C’est là sa raison d’être. »
Lien vers la vidéo de présentation du Taillis Pré par Yves Namur qui précise qu’il s’agit principalement d’une maison d’édition de poésie comptant quelque deux cent soixante livres à son catalogue. Il parle de la collection des Inclassables, de la collection Ha, et des anthologies qui ont été publiées. Il ajoute que, depuis une dizaine d’années, Le Taillis Pré édite Le Journal des Poètes.
Les Belles Phrases participent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy Stuckens Les rencontres littéraires de Radio Air libre.
La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).
Rappel des objectifs de l’opération :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
La collection Belgiques, dont il a été plus d’une fois question ici avec Philippe Remy-Wilkin et Jean Pierre-Legrand, propose chez Ker Editions quatre nouveaux titres chaque année. Parmi ceux-ci, celui de Grégoire Polet, qui a sorti conjointement un Petit éloge de la Belgique dans la collection Folio/Gallimard, offre101 micronouvelles d’une demi-page à cinq pages, qu’il inscrit tout en s’en démarquant dans la lignée des microfictions de Régis Jauffret et des miniatures de Dostoïevski. Il donne le titre générique de détails à ces nouvelles singulières qu’il a écrites principalement dans les cafés, bars, brasseries… « en excursion volontaire ou involontaire, d’Ostende à Beaumont […] où le ferment bruxellois prédomine ». L’Ardoise finale, constituant le 101ème texte, dresse l’inventaire de tous les lieux visités, avec une phrase de présentation pour chaque endroit.
« La miniature, écrit-il, n’est pas seulement un exercice et une hygiène, un soulevé de terre bref et intense, un shot d’endorphines, un échauffement matinal aux travaux romanesques, un laboratoire. C’est surtout, comme toute improvisation, le fruit de toutes les écritures passées. »
En épigraphe de ce recueil de détails, une citation d’Alfred Polgar, l’écrivain autrichien : « La vie est trop brève pour la forme littéraire longue […] ; la vie fermente et se décompose trop rapidement pour pouvoir la conserver indéfiniment dans des livres longs. »
Détails pèlemêle
Le premier détail au sens pictural, qui va porter l’action et engager le lecteur à approcher le réel autrement, dans la nouvelle intitulée Lapsus, est celui que fait une cliente qui s’adresse au serveur en lui demandant « L’addition, si je vous plais », lapsus qui ne tirera pas à conséquence. Plus d’une « histoire d’amour » du recueil ne se résout pas favorablement ; coups de foudre manqués, non suivis d’éclairs de reconnaissance, manœuvres d’approches non suivies d’attouchements. À propos de l’idylle, contenue, entre Verhaeren et madame Van Rijsselbeghe, au printemps 1894, dans une petite villa de la côte, l’auteur écrit : « Elle aura vu, avec quelque cruauté, ce désir – le sien aussi – se tordre comme un animal dans le feu, elle aura gardé dans son cœur cette impression durable, beaucoup plus durable que des éjaculations, des corps fatigués, peut-être décevants. […] Elle aura pensé que dans la bile ou le fiel spécial de l’inaccompli et du refusé, dans cette difficile résistance au bonheur se trouve une porte étroite, qui mène à quelque chose de mystérieux, et de plus désirable en fin de compte. »
On retrouvera un lapsus dans le texte intitulé Mélanie et, dans la nouvelle la plus coquine du recueil (Gentrification), c’est un mot qui est à découvrir à partir d’une définition ambiguë : « De nuit, elle est longue », proposée par le voisin de comptoir du narrateur.
Autre détail d’une autre brève nouvelle (Zoé), « deux petits gants de boxe qui pendent au rétroviseur » intriguent la narratrice prise en stop par le conducteur d’un véhicule…
La nouvelle intitulée Le parapluie de Monsieur Emerson met l’accent sur un pépin se trouvant dans un ancien seau à charbon à l’entrée d’un bistrot. La fille du comptoir pense d’abord qu’il appartient à un client qui ne fréquente plus l’établissement…
Comme souvent, la nouvelle propose d’emblée un fragment, une phrase d’accroche qui sera explicitée plus avant dans la suite du texte.
On trouve des nouvelles plus classiques, dans leur traitement, du moins, qui n’en sont pas moins remarquables et des modèles du genre, comme cet homme qui observe des coïncidences dans sa journée (Benoît) et finit par acheter un billet de Lotto ou ce garçon qui crache (Péniche) d’un pont sur une fille se trouvant sur le chaland qui passe, ou encore ce fils qui va visiter sa mère à la maison de repos pendant un match de demi-finale de coupe diffusé à la télévision (L’autogoal).
Une seule fois, le narrateur est clairement identifié au seul patronyme de l’auteur, Polet, lorsqu’il il est pris à partie par un homme sorti de prison au Café Belga – qui sert des sandwiches bobo (Magnum). Pour le reste, les narrateurs se distinguent de l’auteur et peuvent être de genre féminin, histoire de montrer que le narrateur n’est pas un et inaltérable, que l’auteur se joue aussi bien de lui que des personnages, fictifs, ou non, rapportés à la troisième personne.
Epuisement d’un lieu bruxellois se veut un clin d’œil aux exercices parisiens de Perec, alignant des observations pour se terminer par une intervention du narrateur. Cette référence nous reporte au projet perecquien, qui vaut pour ce recueil, consistant à décrire « ce qu’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages ».
Nietzsche est aussi convoqué avec ses Considérations intempestives qui conduisent l’auteur à philosopher, notamment sur le questionnement du visible ou la tentation de pénétrer dans un tableau.
Plus d’une nouvelle rend parfaitement le « bourdonnement de la parole » (surtout la nouvelle intitulée Au Plattesteen) et la vie foisonnante des cafés, de même que ce qui transparaît de la société dont ils constituent un creuset bouillonnant et représentatif.
Une des clés de la technique de l’écrivain au travail est en partie donnée dans cette nouvelle (Rêves) où deux amis se rencontrent au café pour se raconter leurs rêves : « J’ai constaté que j’entends mieux ce que je regarde […] Les mots qui m’échappaient ajoutaient au charme mal cousu des songes. »
Bestiaire
Le carabe qui « projette par le cul une goutte de venin » (Gigi, le dimanche) ; un ara gris à queue rouge qui « tourne la tête pour vous fixer de son œil rond » (Valérie et moi) ; un petit guépard en malachite supposé volé par une femme de ménage (Guépard) ; un chien comme une figure de tableau, « à peu près la moitié de la beauté du Prado ou du Louvre qui se dandine » (Avant l’orage) ; les mouches et guêpes piégées par les vitrines des restaurants (Considération intempestive) ; la corneille (ou un choucas ou un corbeau) qui vient se poser sur un pied posé sur l’autre d’un homme couché sur un terrain de foot (Corbeau) ; des frelons qu’une fille ne fuit pas pour se précipiter dans une piscine, contrairement à ses amies (Frelons) ; l’oiseau dans une cage qu’on monte sur une table ou une demi-colonne (L’oiseau ou lui).
Personnages historiques
Outre Verhaeren et Madame Van Rijsselberghe, on trouve de nombreux personnages historiques liés à la Belgique et qui sont les sujets des nouvelles : Anna Bloch, la seule acheteuse d’un tableau de Van Gogh de son vivant ; le prince de Ligne et son fils Charles tué par un boulet de canon à Mons, dont le corps est ramené à Beloeil en octobre 1792 en l’absence de son père qui est à Vienne ; Jean-Pierre Rostenne, spécialiste des cartes postales et concepteur de cannes ; Albrecht Dürer en visite dans les villes belges en 1520 ; le méconnu Thomas Braun, poète des Ardennes, vanté par Francis Jammes ; Max Elskamp, à sa mort en 1931 ; les enfants de Léopold II et le roi Baudoin en photo ; le peintre Joachim Patinir né à Dinant en 1483 ; le sculpteur gantois Verschaffelt ;Lou Tseng-Tsiang, Premier ministre chinois dont l’épouse était belge et qui finira sa vie en tant que moine dans une abbaye flamande ; les frères jumeaux Oyens, peintres hollandais installés à Bruxelles ; Chateaubriand lors de son exil forcé en 1815 ; Erasme, à la fin de sa vie ; Charles Niellon, le général qui mena les troupes révolutionnaires belges de 1830 ; Louis Burniaux, le frère de Constant, brancardier mort sur le front de l’Yser ; le seigneur de Beaumont, qui a fait construire la Tour de la Salamandre il y neuf cents ans, que le narrateur voit depuis le bureau de sa chambre aujourd’hui.
Pure poésie
Dans la nouvelle d’une page « Avec François », cette description d’« un moment émouvant », quand«dans le jet de la fontaine, les gouttes approchent le sommet de leur arc, ralentissent, ont un imperceptible instant d’arrêt puis, pour retomber, reprennent lentement de la vitesse » Le ravissement du narrateur, et François qui n’en a « rien à foutre ».
Et je ne vous ai encore rien dit…
Et je ne vous ai encore rien dit de mes nouvelles préférées, Juan Calvo et son livre de moins, à propos d’un ancien espoir de la littérature rencontré dans un bar pourri ou bien celle (Gare à toi) où le narrateur voit dans une gare quelqu’un lisant son livre… Comme l’occasion n’est pas près de se représenter, il ose interpeller son lecteur pour lui demander, sans confier qu’il est l’auteur – ce qui serait trop risqué – si c’est bien…
En guise de conclusion
On rit beaucoup, on meurt parfois, il pleut forcément, on croit à sa chance et on déchante, il arrive qu’on hallucine, qu’on retourne dans le passé, on roule à vélo ou en voiture, on flashe sur un serveur ou une serveuse qui deviennent le centre du monde avant de s’évanouir dans la nature ou le cours des jours.
Les notations brèves, le style tonique, sans longueurs, les ruptures de ton qui rythment le récit, alternent les modes de narration permettent de passer d’un registre, d’un point de vue à l’autre. Guère de longues descriptions, donc, pour évoquer un décor, un personnage, croqués en quelques courtes phrases.
Un plaisir de lecture, tout du long.
Quelques mots à propos de l’auteur
Grégoire POLET est un écrivain et traducteur belge né à Uccle en 1978. Il est docteur en Lettres de l’Université catholique de Louvain, spécialisé en littérature espagnole. Également traducteur, scénariste et réalisateur de documentaires pour la télévision.
Il a publié son premier roman à 28 ans, Madrid ne dort pas, aux Editions Gallimard, en 2005. Il a publié depuis sept autres romans en plus d’un récit chez Onlit, Autoroute du soleil, un Petit éloge de la gourmandise (Folio/Gallimard) et un recueil de nouvelles, Soucoupes volantes, chez Gallimard aussi, en 2021.
Vient de paraître un Petit éloge de la Belgique dans la collection Folio/Gallimard à 2 €.
Dans Petit éloge de la Belgique, l’écrivain raconte sa Belgique en commençant par faire l’éloge des nuages en évoquant Django Reinhardt, né à Liberchies en 1930, puis, par dire la spécificité de la Côte belge à l’occasion de ses Vacances à la mer, étant enfant (les cuistax, le tram, les châteaux de sable et les bunkers…). Il parle des joies et peines ressenties devant la télévision, dans les années 80 (le naufrage du ferry Herald of Free Enterprise, les Tueurs du Brabant wallon, la catastrophe du Heysel, l’équipe belge de foot à la Coupe du monde au Mexique, la victoire de Sandra Kim à l’Eurovision). Son J’aime la vie, toute la vie résonne dans tout le livre, en clin d’œil, en ritournelle, comme un leitmotiv censé braver le sort et le cours du temps.
Ensuite, il sera question de figures historiques, plus ou moins connues, Belges ou étrangers en séjour en Belgique et tous plus ou moins saisis dans le contexte de la Grande Guerre. On y croisera Zweig, l’été 1914, à la Côte, en compagnie de Crommelynck, à la veille de rencontrer Verhaeren (rencontre qui n’aura finalement pas lieu). Henry Van de Velde est là aussi, dans le même temps, mais pas en compagnie de l’Autrichien, avant de partir pour Weimar…
Polet use d’un artifice narratif pour opérer une plongée dans l’Histoire et venir s’immiscer, d’abord, entre Crommelynck et Zweig, pour leur parler de Van de Velde justement et regretter à cette occasion, parmi d’autres, l’absence de reconnaissance des talents belges par les autorités nationales. Le procédé sera reproduit, notamment quand l’auteur rejoint Rik Wouters ou Oscar Thiry, le frère aîné de Marcel, pour narrer l’épopée des autocanons de par le monde et pour parler de leur « futur »… Oscar Thiry est en mauvaise posture, et sur le point de trépasser, il a été victime d’un tir d’obus. L’avatar de Polet viendra aussi s’entretenir avec le prince de Ligne et Casanova à Teplitz où l’auteur croira reconnaître Goethe…
Grégoire Polet questionne le patriotisme dans une section intitulée contre-éloge du nationalisme. Il retrace de manière édifiante l’histoire de la Belgique avant celle de 1830, depuis Charles Quint, au XVIème siècle, tout en déplorant, à juste titre, que ce vaste pan historique ne soit pas plus enseigné dans les écoles belges.
Bref, en cent et quelques pages, qu’on soit Belge ou non, on en apprend beaucoup sur la Belgique et ce qui fait qu’on est Belge, au-delà de la possession d’une carte d’identité ou d’un passeport belges car c’est « la langue que l’on parle, le paysage où l’on grandit, l’énorme masse de son passé, les événements qui touchent un pays ou l’ont frappé [qui] façonnent notre chambre d’écho », nous font citoyens d’un pays.
Les Belles Phrases participent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy Stuckens Les rencontres littéraires de Radio Air libre.
La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).
Rappel des objectifs de l’opération :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Estelle Hoorickx, La Belgique, l’OTAN et la guerre froide – Le témoignage d’André de Staercke
Essai (440 pages) paru en 2022 aux éditions Racine à Bruxelles, avec une préface de préface de Georges-Henri Soutou.
La Belgique, l’OTAN et la guerre froide est un ouvrage original et ambitieux. Il ressuscite un quart de siècle de la politique étrangèrede la Belgique dans le cadre de l’Alliance atlantique. Il couvre les années 1950 à 1976. Son angle d’attaque est inédit : il est centré sur un homme de l’ombre, un diplomate : André de Staercke.
Qui est André de Staercke ?
Né à Gand en 1913, dans une ancienne famille industrielle du textile André de Staercke fait toutes ses études chez les jésuites. Ces longues années de « jésuitière » – la formule est de lui – façonnent sa culture classique et chrétienne mais sans en faire pour autant un catholique pratiquant. La souplesse retorse des bons pères infuse cependant largement son tour d’esprit personnel, ce qui, plus tard, le rendra allergique à la raideur janséniste d’un Couve de Murville. Il passe la Seconde Guerre mondiale à Londres, dans les valises du gouvernement Pierlot. Il devient alors un proche de Paul-Henry Spaak et de Winston Churchill. C’est de cette époque que date aussi une amitié profonde et durable avec le dictateur Salazar dont il apprécie l’intelligence rigoureuse alliée à une surprenante équanimité. Cette relation chaleureuse peut aujourd’hui nous choquer. Mais, après tout, de Gaulle lui-même s’effarouchait peu des horreurs perpétrées par le voisin Franco : en 1970, après son départ du pouvoir, c’est au vieux dictateur qu’il rendra visite à l’issue de sa longue balade en Espagne.
Après la libération, de Staercke devient secrétaire du prince-régent Charles. Il décrit l’homme qui « sauva le brol » comme ombrageux et solitaire. Il a les mots d’une Sévigné rehaussée de Saint-Simon lorsqu’il évoque l’amitié qui lie le prince au même Salazar :
« (…) leur caractère, leur pensée, leur timidité, leur repliement et jusqu’à cette secrète solidarité provenant, chez l’un comme chez l’autre, d’une extraordinaire accession au pouvoir qui laissait toujours quelque trouble et quelque incertitude, tout les rapprocha et les unit. »
A la fin de la Régence, en juillet 1950, de Staercke quitte la scène politique belge : direction l’OTAN, où il devient représentant permanent de la Belgique.
Une carrière à l’OTAN
L’OTAN … Dans son chapitre préliminaire, Estelle Hoorickx brosse rapidement un très intéressant tableau de la scène politique belge au sortir de la guerre et revient sur l’adhésion de la Belgique à cette organisation dès sa création le 4 avril 1949. Spaak est alors Premier ministre. A lire cette introduction -nécessairement synthétique, on retient l’image d’un Spaak exprimant l’angoisse du monde lors de son célèbre « Nous avons peur » prononcé devant l’Assemblée générale de l’ONU en 1948. Nous sommes frappés par un sentiment d’évidence. Pourtant, d’autres historiens comme Rik Coolsaet rappellent qu’à la Libération, Spaak avait une tout autre idée en tête : la constitution d’un troisième bloc de l’Europe de l’Ouest piloté par la Grande Bretagne et faisant contrepoids aux deux Grands. Un traité d’amitié entre l’URSS et la Belgique était d’ailleurs sur le feu. Selon Coolsaet, ce sont les pressions américaines, les réticences britanniques mais surtout les perspectives – bien réelles – du plan Marshall qui auraient eu raison des convictions de ce pragmatique ondoyant qui, à cette époque, ne croyait guère en une réelle menace militaire soviétique. L’historien gantois va plus loin : en dramatisant soudainement son discours, Spaak aurait eu pour unique but de justifier sa subite volte-face.
Or donc, de Staerck devient rapidement et pour plus d’un quart de siècle le représentant permanent de la Belgique auprès du Conseil de l’Atlantique Nord, principal organe de décision politique à l’OTAN. Sa carrière est sur ses rails. Il va progressivement acquérir une influence considérable. Il est vrai qu’il est servi par les circonstances : son ami Spaak est ministre des Affaires étrangères entre 1954 et 1957 puis entre 1961 et 1966. Dans l’intervalle, il occupe le fauteuil de Secrétaire général de l’OTAN.
Partageant une même conception du monde d’après-guerre, les deux hommes s’épaulent l’un l’autre. Par ailleurs, unilingue flamboyant, Spaak tire sans nul doute parti de l’entregent de son ami dont l’aisance en anglais facilite les relations interpersonnelles au plus haut niveau international.
Une carrière au croisement de l’histoire
Estelle Hoorickx suit la carrière du diplomate en structurant son étude en trois volets qui épousent les grandes lignes de fracture de l’époque : la montée en puissance de l’OTAN entre 1950 et 1955, conjuguant Guerre froide et réarmement de l’Allemagne ; l’exacerbation des tensions entre 1956 et 1962 qui, sur le fond d’une paradoxale coexistence pacifique, culmineront lors de la seconde crise de Berlin et de celle de Cuba : un concept cher à de Staercke en sortira, le couple défense-détente, la version politico-militaire de la confiance-méfiance. Enfin la période de Staercke se termine avec l’après-Cuba, qui s’étire jusqu’en 1975, année de la signature de l’Acte final d’Helsinki. S’insèreront encore, dans ce vaste panorama, les palinodies diverses entourant le projet avorté d’une Communauté Européenne de Défense, la crise de Suez, la guerre de Corée puis celle du Vietnam, le retrait de la France du Commandement intégré de l’OTAN, et on en passe… En 1973, Renaat Van Elslande succède à Pierre Harmel aux Affaires étrangères. C’est le premier Flamand à occuper ce poste, ce qui en dit long sur l’outrageuse emprise francophone sur ce département. Le nouveau venu s’avère un furieux flamingant avec lequel de Staercke entretient des relations polaires. Ce changement de cap n’est sans doute pas étranger à la démission en 1976 de notre diplomate francophone de Flandre qui ne parlait pas le flamand.
Le multilatéralisme : la potion magique des petits États
Tout au long de son ouvrage, l’historienne montre bien tout le parti que la Belgique – et son représentant permanent – tire du multilatéralisme. Celui-ci démultiplie l’influence de notre petit pays en renforçant sa position de go-between entre les grands partenaires de l’OTAN voire même entre ceux-ci et l’URSS, contribuant ainsi à un relatif rapprochement Est-Ouest. Nous sommes sidérés des relations personnelles nouées entre Spaak et Khrouchtchev, qui accordait à l’influence de la Belgique un prix qui nous surprend aujourd’hui.
Sous l’impulsion de de Staercke, devenu le doyen écouté du Conseil atlantique, cet organe s’est progressivement mué en un instrument très souple de discussion et de travail, palliant au fil du temps le déficit de consultations réciproques qu’avaient souligné les grandes crises.
Au-delà de l’influence en coulisse d’un de Staercke et du rôle de premier plan joué par des ministres XXL comme Spaak mais aussi Harmel, le livre d’Estelle Hoorickx nous apprend – ou nous rappelle – combien, depuis sa création, l’OTAN fut sans cesse appelée à s’interroger sur elle-même, son utilité, sa fonction, le dosage du militaire, du politique et de l’économique dans l’action déployée et sur son rôle en-dehors du périmètre géographique de l’Alliance. La guerre en Ukraine renouvelle cette interrogation.
Á titre personnel, je suis frappé de voir combien, pendant des décades, la politique étrangère belge allia un atlantisme parfois complaisant à un multilatéralisme qui servait ses intérêts mais aussi sa phobie maladive d’une hégémonie franco-allemande. Tout cela ne fut pas sans conséquence sur la tournure que prit la construction européenne limitée à sa sphère économique. Consacré « Père de l’Europe », Spaak vit toujours celle-ci comme un des éléments d’un « Commonwealth atlantique ». L’Europe politique pouvait attendre…
En guise de conclusion
Une fois tournée la dernière page de La Belgique, l’OTAN et la guerre froide, on demeure admiratif mais un peu étourdi. Le travail est titanesque. L’auteure a brillamment exploité la montagne d’archives, d’articles, d’interviews à sa disposition. Dérivé directement de sa thèse de doctorat défendue en 2020, l’ouvrage présente les avantages et les inconvénients de cet exercice universitaire. Il explore son sujet dans le détail mais suppose acquises certaines connaissances qui échappent aux béotiens dont je fais partie. Certes, des notes éclairantes et nombreuses sont reportées en fin de volume mais cela rompt parfois le cours naturel de la lecture. Ne boudons cependant pas notre plaisir : ce livre est exigeant avec son lecteur mais il lui procure en retour une connaissance bien plus fine d’une période charnière de notre histoire.
Quelques mots sur l’auteure
Estelle Hoorickx est commandante d’aviation, docteure en histoire contemporaine et attachée de recherche au Centre d’études de Sécurité et Défense de l’Institut royal supérieur de Défense (IRSD). Elle a multiplié les articles très savants dans son domaine de prédilection : l’évolution de l’environnement sécuritaire de l’UE et de l’OTAN.
L’éditeur
Créées en 1993, les éditions Racine occupent une position enviable dans le secteur de l’édition en Belgique francophone. Elles comptent à leur actif plus de 1000 titres et éditent chaque année plus d’une soixantaine d’ouvrages.
Deux pôles principaux structurent le catalogue de la maison : le « beau livre » (architecture et patrimoine, arts et arts décoratifs, histoire et régions, photographie, gastronomie, nature et jardins, tourisme…) et les livres d’essais (histoire, société, politique, économie…). Je vous invite à visiter leur site : https://www.racine.be/fr
Les Belles Phrases participent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy Stuckens Les rencontres littéraires de Radio Air libre.
La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).
Rappel des objectifs de l’opération :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Ziska LAROUGE, L’affaire Octavie Effe
Il s’agit d’un roman de 165 pages, publié par Academia, à Louvain-la-Neuve, en septembre 2022, dans la nouvelle collection Noirs desseins, dédiée aux polars « teintés d’un joli accent belge ».
On entre aisément dans le récit. Un coup de fil est reçu par la gendarmerie de Telloure, dans le Gers. Une dame signale un accident de circulation, la présence d’un motard casqué inerte, ensanglanté, et la fuite apparente d’une voiture rouge. Ce qui pourrait se réduire à un banal fait divers prend rapidement un relief plus escarpé. L’homme n’est pas mort mais plongé dans un coma profond. Il se révèle être le mari, ô combien mystérieux et caché, d’une autrice mondialement célèbre, Octavia Effe, qui a elle-même disparu. Le relief se fait bientôt vertigineux : le mari avait lui-même loué la voiture qui l’a renversé et… il n’existe pas (officiellement : il n’est pas répertorié dans les fichiers de la gendarmerie).
Un thriller gouleyant
Le mystère et le suspense s’ancrent d’entrée dans la lecture, la tension se faufile et l’appétit du lecteur, qui tourne les pages avec jubilation, d’autant que l’écriture est alerte, la narration fluide, juxtaposant un accent sociologique à la trame policière.
La suite ? Ne déflorons pas l’intrigue, qui nous mènera à Genève ou à Bruxelles, auprès des millions envolés de l’autrice ou d’un père très inquiétant. Divers suspects se profilent, des ombres rôdent. Autour de la propriété d’Octavia, dans l’hôpital où on soigne le blessé, au sein même de la gendarmerie…
Des personnages attachants
Deux couples retiennent notre attention, celui formé par les chefs de l’enquête Joy Froissart et Michaël Cornillac, cet autre constitué d’une gendarme, Jessica, et d’une infirmière, Cora. Dans les deux cas, un membre du duo est en crise profonde mais l’autrice creuse davantage le sillon Joy/Michaël, nous plongeant dans les affres de la dépression post-partum. Qui n’empêche pas (ou favorise ?) l’investissement croissant de Joy pour son enquête. Jusqu’à paraître progressivement possédée par les récits d’Octavia Effe. Jusqu’à se confronter à de déchirants paradoxes. Elle se révèle incapable d’accorder la moindre attention à sa petite Lynette mais, s’identifiant à l’héroïne récurrente de la disparue, elle semble se tromper d’enquête et chasse frénétiquement le tueur d’enfants au cœur des huit tomes de la série littéraire. Folie ou… ? Il est vrai que les ouvrages possèdent de troublants prologues, des allures de récit-cadre issu d’une autre réalité :
« Au début, l’assassin dormait beaucoup. Il lui semblait qu’il avait des années de sommeil à rattraper. Sans doute était-ce le cas. Parfois, il regardait la femme, et l’envie de la tuer le prenait. Elle s’en doutait, cela se voyait à la légère crispation sur son visage, mais elle se contentait de l’observer en retour avec curiosité. »
Et si…
Ma conclusion ?
Fidèle à sa manière d’écrire et de raconter, Ziska Larouge, avec L’affaire Octavia Effe, nous a à nouveau offert un roman sans temps mort, tonique et varié. Où défilent les registres (mail, SMS, fragment de roman de la disparue, scène de film, article Wikipédia, etc.) et les tons (thriller, humour, psychologie, degré ludique avec les indices à tamiser, les clins d’œil au réel – entre autres, « Effe » est le pseudonyme d’Effira… comme notre Virginie nationale).
Pour en savoir davantage sur Ziska Larouge et ses livres…
J’ai précédemment évoqué deux de ses romans, tous deux parus chez Weyrich :
Les Belles Phrases participent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy Stuckens Les rencontres littéraires de Radio Air libre.
La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).
Rappel des objectifs de l’opération :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Philippe Remy-Wilkin, Les sœurs noires
Roman (292 pages) paru en novembre 2022 chez Weyrich, dans la collection Plumes du Coq à Neufchâteau.
Un thriller haletant
Les sœurs noires est un thriller policier (mais aussi politique) qui joue habilement avec nos nerfs. Nous sommes à Tournai. Siham, une jeune rhétoricienne de l’athénée Bara a disparu. La police s’oriente d’emblée vers une fugue, voire une dérive fondamentaliste : d’origine maghrébine, Siham est en effet en décrochage familial. Cathy, la directrice de l’athénée, doute. Elle sollicite Raphaël, une vieille connaissance, un amour de jeunesse, du temps de leurs études à Tournai. Écrivain exilé à Bruxelles, il est de passage dans la ville picarde. Il se met aussitôt en piste avec en poche, comme un talisman, la photo de la troublante adolescente, « regard bleu nuit sous le trésor des mèches noires ».
Très vite, l’image de l’élève rangée et calme se brouille. Prévenante et serviable, Siham cultive une manière de distance, sans lien suivi avec ses condisciples. Cache-t-elle un secret inavouable ? Quel rapport entre sa disparition et ce mystérieux tatouage – « Les sœurs noires » – entrevu par d’aucuns au creux de son dos ? Ange, victime ou démon ? Le rhizome des pistes s’étend…
Une thématique très riche
Raphaël creuse sans a priori, dissimulant ici son aversion, là sa sympathie : il se tient équidistant de tous ; « le doute est une nécessité éthique ». Il doit accepter d’affronter le Mal qui peut se nicher en chacun de nous, la part d’ombre qui nous ronge tous. En filigrane se profile l’inquiétante figure de Laura Palmer, l’héroïne de David Lynch auquel Philippe Remy-Wilkin voue un culte ; à moins qu’il ne s’agisse de la fragile Laura d’Otto Preminger dont Raphaël semble insidieusement tomber amoureux lui aussi.
C’est donc sans œillère que notre auteur-enquêteur scrute l’entourage familial de la disparue. A-t-elle fui un danger tout proche ? S’est-elle précipitée dans le radicalisme ? Ses parents sont marocains et ont émigré en Belgique. Siham appartient donc à cette première génération confrontée à d’épineux conflits de loyauté. Cela nous vaut de très belles pages sensibles et intelligentes, dépourvues de tout didactisme pesant sur le courage des migrants :
« Ahmed Ben Amar est déchiré, comme tant d’autres, entre son envie de s’intégrer dans sa société d’accueil et son attachement à ses racines. (…) quitter son pays, comme il l’a fait, c’est courageux. Il faut sans doute un mélange de désespoir mais une faculté d’espoir aussi, ne pas céder au fatalisme et subir, croire qu’une autre vie est possible, ailleurs, au loin, meilleure surtout pour les enfants et les enfants des enfants ».
Sous-jacente, par un subtil jeu de miroirs, l’acculturation relative de Siham, qui poursuit cette sorte d’élan nécessairement transgressif de ses parents, renvoie Raphaël à sa propre énigme existentielle, à « l’hybridité singulière de sa personnalité, tiraillée entre des accès d’audace et d’indépendance, d’autres de conformisme ou de pusillanimité ». Il est tout et son contraire « ce qui le dispense de tout déterminisme ». Et le rend allergique à toute assignation. Comme Siham…Parti à la rencontre de la jeune disparue, c’est aussi vers lui-même que Raphaël chemine.
Mais l’enquête progresse. Raphaël peut d’ailleurs compter sur quelques vieux amis tournaisiens. Depuis leur jeunesse, ce sont quatre mousquetaires qui se retrouvent périodiquement. L’affaire Siham est l’occasion de joutes joyeuses et débridées où les idées s’entrechoquent et s’étincellent en hypothèses, en questions nouvelles. Cette amitié qui a résisté au temps a un secret : elle est sans égocentrisme. Raphaël admire ses vieux compagnons :
« Ils sont tous les quatre dans ce rapport-là, comme s’ils avaient chacun mené un possible dans la bonne direction, pouvant se réjouir des réussites des camarades avec allégresse et sans la moindre arrière-pensée égocentrée. “Tous pour un, un pour tous !’’».
Ce passage m’a beaucoup touché : en peu de mots, l’auteur exprime la beauté de destins assumés et partagés, toujours mus par l’impulsion originelle de la jeunesse.
Bien d’autres thèmes sont déroulés. Mais une conception philosophico-morale infuse tout le roman. On la retrouve souvent d’une manière ou l’autre dans les différents textes de l’auteur : l’échange véritable suppose une pensée dialectique, nuancée, un art du contrepoint qui préfère la contradiction au confort de l’acquiescement, entend toutes les parties mais peut briser là avec les forcenés de l’outrance.
Tournai la belle
Au fil des pérégrinations de notre auteur-enquêteur, la présence de Tournai s’affirme, entêtante. Philippe Remy-Wilkin, qui a lui-même vécu une partie de sa jeunesse dans le Tournaisis, s’amuse à nous promener dans le lacis des ruelles de la cité et multiplie pour nous les rencontres avec des personnalités de l’endroit. Nous nous faufilons avec lui le long de la cathédrale depuis la place Janson jusqu’à celle de l’Évêché ; nous sommes gagnés à notre tour par cette « sensation amniotique » que procure cette ville où Rubens « aurait trouvé la passion pour son art ». Les plaisirs de bouche ne sont pas oubliés : nous dégustons un merveilleux chez Quenoy…
Une construction imparable et un style épuré
Le roman obéit à un véritable mécanisme d’horlogerie. Les chapitres déroulant le présent de l’enquête alternent avec ceux évoquant les semaines puis les jours précédant la disparition. Ils se répondent, ricochent, entretiennent le rythme, bifurquent soudainement : nous sommes captés.
Une trouvaille revient avec une obstination lancinante : les couplets de Manque d’amour, la belle chanson de Juliette Armanet, parsèment le roman de leur coloration doucement tourmentée. Cet effet de rappel contribue à la grande unité du roman.
Le style est direct, précis et sans affèterie, les dialogues ciselés. Point de longues descriptions mais souvent une succession de phrases courtes, parfois sans verbe, qui plantent le décor sans relâcher l’action. Le tout est rapide, efficace.
Des références multiples
Philippe Remy-Wilkin s’est plu à partager avec nous son panthéon littéraire, musical, pictural et cinématographique. Le tour de force est que cela n’alourdit jamais le propos ni ne ralentit l’action. Au contraire. Retenons les Laura de David Lynch et Otto Preminger, la Millie Brady/princesse Æthelflæd du The Last Kingdom qui irradient de leur trouble aura le personnage de Siham. Côté littérature, le Kaspar Hauser de Véronique Bergen sert de pseudo Facebook au personnage le plus pervers du roman tandis qu’En cheveux, le beau texte de Florence Noël, nourrit notre réflexion sur la question du foulard et la liberté qu’il engage. Il rappelle aussi indirectement la relativité des usages : pour rien au monde, ma grand-mère ne serait sortie dans la rue « en cheveux ».
En guise de conclusion
Les sœurs noires est un roman formidable. Construit avec une rigueur métronomique, il nous embarque dans une intrigue superbement menée dont le suspense se maintient jusqu’au bout. Un rythme constant, des personnages superbement campés, un sens subtil du découpage et, véritable gageure, une réflexion foisonnante et érudite qui, loin de parasiter le récit, en relance sans cesse l’intérêt. Décidément, quel que soit le genre abordé, Philippe Remy-Wilkin reste fidèle à son credo : « se passionner pour une histoire tout en apprenant et en se posant des questions ; distraire mais jouer les passerelles ».
Quelques mots sur l’auteur
Philippe Remy-Wilkin est né à Bruxelles le 26 février 1961. Auteur polygraphe, il alterne contes, romans, nouvelles, récits authentiques et médiation culturelle. Les sœurs noires est son17e ouvrage publié. Si vous souhaitez faire mieux connaissance avec lui, précipitez-vous sur son blog https://philipperemywilkin.com/. Il fourmille d’informations.
L’éditeur
Les éditions Weyrich ont été fondées en 1999 par l’imprimeur Olivier Weyrich, à Neufchâteau, en Ardenne. Leur catalogue est très diversifié. La collection Plumes du Coq (dirigée par Chritian Libens et Nausicaa Dewez) s’inscrit dans une réflexion plus spécifique sur l’identité culturelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles mais sans réduction régionaliste. On y trouve romans et nouvelles d’auteurs aussi bien nouveaux que confirmés. Je vous invite à visiter leur site https://blog.weyrich-edition.be/
A suivre !
Rendez-vous au micro de Guy Stuckens, en compagnie de Philippe Remy-Wilkin, dans l’émission Les rencontres littéraires de Radio Air librepour une évocation de l’opération Lisez-vous le belge ? et de plusieurs sorties belges.
Les Belles Phrases participent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy Stuckens Les rencontres littéraires de Radio Air libre.
La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).
Rappel des objectifs de l’opération :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Charles BERTIN, Journal d’un crime
Il s’agit d’un roman, réédité dans la collection patrimoniale ESPACE NORD en avril 2022, aux IMPRESSIONS NOUVELLES, à Bruxelles. Il compte 237 pages, y compris 61 pages complémentaires (postface de Laurence Pieropan, éléments biographiques, choix bibliographique).
Premier contact avec le texte
Avouons-le ! Il y a chez beaucoup de lecteurs et lectrices une réticence à aborder la littérature patrimoniale. Le terme « patrimoine » renvoie à « musée », « temps jadis », « monde disparu ». Soit à une mise à distance. Comme si l’œuvre était censée parler à la tête mais ne pouvait plus toucher le cœur, l’âme. Or, et il faut le crier à gorge déployée, le vrai patrimoine possède une dimension atemporelle. Et, moyennant parfois un réglage de la mire de lecture, un sas de mise en rythme (cas des Rodenbach, De Coster ou Lemonnier), on accède à des textes puissants, intenses, l’or des temps, un plaisir maximalisé. Dans le cas présent, il n’est même pas question une seule seconde d’adaptation. Le roman saisit d’entrée par sa modernité, sa fluidité :
« Quand le timbre de la porte d’entrée retentit ce matin à sept heures, je sus qu’Elio était mort.
Je croisai Fernand dans l’escalier. Il me tendit une convocation : un certain commissaire Parodi m’invitait à me rendre d’urgence à la Préfecture. »
Ces premières lignes plongent dans l’intrigue sans fioriture. Un décès, la police, une connexion entre le narrateur et le disparu, l’infiltration immédiate d’un suspense, d’une tension. Les premières pages sont du même acabit et dressent sobrement la dynamique qui va soutenir le récit policier :
« C’était ma carte de visite, la carte que j’avais donnée à Elio. Elle était délavée et presque illisible, comme si elle avait séjourné dans l’eau. »
Le pitch
Un homme, Elio, la trentaine, s’est noyé dans la Seine à Paris. Or, peu avant son apparent suicide, il avait été sauvé par Saint-Pons, le narrateur, un homme vieillissant et malade, un ancien avocat vivant très confortablement mais de manière solitaire depuis la mort de son épouse. Qu’avait confié le premier au second ?
Si une peine de cœur semble avoir précipité le drame (Elio avait déjà essayé de se suicider en s’asphyxiant), l’autopsie révèle qu’il avait mangé « un repas léger » une demi-heure avant son trépas. Songe-t-on à s’alimenter avant d’en finir ? Et puis n’avait-il pas promis à Saint Pons de ne plus attenter à sa vie ? Ce dernier ne s’était-il pas engagé à retrouver sa Lucie adorée disparue ? Et ne lui avait-il pas fixé un rendez-vous ?
Qui était Elio ? Qui est Saint-Pons ? Pourquoi le narrateur s’intéresse-t-il tant à un décédé à peine croisé ? Pourquoi en vient-il à investiguer sur sa vie, jusqu’à visiter son domicile, discuter avec sa logeuse ou son meilleur ami, poursuivre la quête de Lucie ? Pourquoi en vient-il à tenir un journal ?
Un texte percutant
Si la narration est fluide, aisée, arcboutée à une intrigue mystérieuse, un suspense, des allures de page turner, l’écriture n’en est pas moins inventive, conjuguant efficacité et plaisirs discrets :
« (…) j’ai brisé le miroir à coups de brosse. Les morceaux ne sont pas tombés. Une grande étoile irrégulière s’est formée, et j’ai contemplé un spectacle fascinant : mon visage divisé par le hasard… Depuis huit jours, ma vie est pareille à ce reflet : dans ses fragments disjoints, que rien ne rassemble plus, je me vois encore, mais je ne me reconnais pas. »
La sobriété mais l’originalité, la discrétion mais l’intensité :
« Tout le poids de la nuit s’appuie contre la fenêtre. (…) j’entre doucement dans la paix sans visage de ma première soirée d’homme libre. »
Tout est réussi. Du moindre mot à l’orchestration générale. Et émerge un rappel : Charles Bertin a d’abord brillé comme dramaturge (son Don Juan date de 1947, avant un Christophe Colomb, d’autres pièces, des adaptations des plus grands auteurs). Ce qui se manifeste indubitablement, depuis la composition générale (en trois parties qui ont des allures d’actes, avec changement de décor et d’épisode/étape) jusqu’à la qualité des dialogues :
Docteur, que feriez-vous si vous vous aperceviez que vous vous êtes trompé pendant toute votre vie ?
Marchand me regarda avec un intérêt nouveau.
Je comprends, dit-il.
Il se tut.
Vous ne m’avez pas répondu.
Votre question est mal posée. A quel âge de ma vie placez-vous cette découverte ?
Disons : « A mon âge… »
Marchand enleva ses lunettes et se mit à en polir soigneusement les verres avec son mouchoir.
Alors, la réponse est simple. Je continuerais à vivre comme si je ne m’étais pas trompé. »
Le journal d’un crime ?
Dès le départ, le narrateur, Saint-Pons, ressent la nécessité d’écrire, de relater l’ensemble des faits, des impressions et réflexions dans un cahier intime. Un acte signifiant qui fonctionne à plusieurs niveaux. D’une part, il permet de pénétrer dans les affres de Saint-Pons sans s’étonner de la qualité de la phrase (l’ancien avocat a jadis rêvé d’être écrivain), en collant au plus près d’interrogations existentielles émouvantes. D’autre part, le lecteur se mue en enquêteur agitant son tamis comme un chercheur d’or pour attraper les indices distillés par le principal protagoniste du dossier policier. Surtout, la relation par un esprit tourmenté diffuse une ère du soupçon qui insécurise délicieusement le lecteur, lui offre une rencontre avec une modernité littéraire qui explose le genre policier, le transcende. Enfin, il y a encore une mise en abyme de l’acte d’écriture, de son essence. Car ce qui est écrit semble exister davantage ou mieux que ce qui est simplement vécu, écrire peut être cet acte fondamental qui consiste à guetter et tenter d’appréhender le sens.
Si la tonicité névrosée du texte renvoie à des auteurs contemporains du meilleur acabit (Rossano Rosi, Carino Bucciarelli), on notera que ceux-ci continuent d’explorer une fissure tectonique née dans la foulée des traumatismes guerriers du XXe siècle (une sorte de trou noir absorbant Dieu, une vision de l’humanité), déployée alors par des Moravia, des Camus et des Sartre. C’est ce que Bertin et Saint-Pons nous assènent au plus proche : comment nous arrimer à des rails, conférer un sens à nos trajectoires, ne pas perdre cette adéquation ludique de l’enfance (ou du chat chassant la mouche) ? Car, n’en doutons pas, en cherchant Elio, sa vérité, c’est la sienne que l’ancien avocat poursuit, la vie sans doute, la vraie, dont il est retranché, qu’il aperçoit à travers l’amour du disparu pour son épouse. Est-ce sa survie qu’il traque alors qu’il se voit pourtant moribond ?
Mais d’autres thèmes se faufilent, tragiques, perforants. Quel est le poids d’une vie et peut-elle s’effacer si rapidement ? N’est-il pas de notre devoir (citoyens ou écrivains) d’offrir du relief aux êtres qui nous entourent ? Ces humains si souvent en souffrance. Certains parce qu’ils n’ont pas les moyens (talent, mental) de leurs ambitions et demeurent des « artistes sans art », comme il était joliment dit dans un film de Jules Dassin :
« Je crois que mon malheur fut de nourrir les rêves d’un homme exceptionnel en possédant le caractère et les talents d’un homme ordinaire. »
D’autres, parce que la distorsion gangrène leur vie privée. Ainsi, Saint-Pons et Elio n’ont-ils pas échoué tous deux face à la réaction, prolongeant la passivité mythifiée par un Perceval muet devant le passage du saint Graal ? Ils n’ont pas pu quitter, l’un la femme qui le condamnait à la routine, l’autre celle qui l’avait trompé. Ils n’ont pu ni agir ni dire, exprimer. Et la frustration de les anéantir ?
Plus subtil. Saint-Pons ne découvre-t-il pas aussi dans Lucie une sorte de double ? Elle a osé s’enfuir du domicile, ce qu’il a failli accomplir mais auquel il a renoncé. Dans ce cas, Elio peut-il être un double de la femme, Antoinette, qu’il n’a pas quittée ? Qui serait sa némésis. Les duos, les doubles, les effets miroir seront légion, jusqu’au duo final magistral formé par l’ancien avocat et… son avocat, Gassincourt.
Un cran plus loin. Et si Elio était une matérialisation de la mort à laquelle un Saint-Pons fort diminué, malade, songe chaque jour ? Une manière de la rencontrer, de la refouler, de la précipiter ? Ou encore… un outil eschatologique permettant d’interroger la Providence divine, son arbitraire, son existence ?
In fine… Elio est-il mort pour avoir renoncé et Saint-Pons a-t-il tué pour marquer une emprise nouvelle sur le réel ? Jusqu’où le grand bourgeois a-t-il été ou ira-t-il, confronté à l’irruption du fait inattendu, de la vie donc ? Jusqu’au crime, à son invention ? Enlever une vie peut-il faire entrer dans la vie ? Ou alors la force d’un récit peut-elle incurver un destin, réinventer un homme ?
Ma conclusion
Journal d’un crime est une perle absolue, à savourer, jusqu’à la dernière ligne, comme le menu Découverte d’une table gastronomique. Les plaisirs du roman populaire et de la littérature la plus élevée y excitent les papilles. Et, l’air de ne pas y toucher, on se retrouve soudain confronté aux angoisses existentielles et aux responsabilités de notre condition humaine.
« Comment être au monde ? » nous uppercutte Charles Bertin. Dans un récit captivant et poignant, qui a ressuscité des interrogations adolescentes, surgies au détour des pages de La Chute (Camus) ou des Séquestrés d’Altona (Sartre).
Un texte important, mise en abyme d’une trajectoire ?
Les indices abondent. Charles Bertin écrit une première version en 1952 puis une deuxième en 1954, une troisième et définitive en 1959. Le roman paraît une première fois chez Albin Michel, à Paris, en 1961. Il est réédité plusieurs fois, par Jacques Antoine en 1983, par Labor en 2002, par Les Impressions nouvelles en 2022. Le texte sera lu à la R.T.B. en 1968 (et, ensuite, sur une vingtaine de radios francophones) puis adapté pour le théâtre, créé aux Midis du Rideau de Bruxelles en 1982.
Pour en savoir davantage sur l’auteur…
Charles Bertin (1919-2002) a été l’un de nos auteurs majeurs, poète, dramaturge, romancier (Les jardins du désert), essayiste et critique littéraire (deux années au Soir), édité par les plus grandes maisons françaises (Albin Michel, Flammarion, Actes Sud), la plus prestigieuse enseigne suisse (L’Âge d’homme) ou plusieurs parmi les plus remarquables de notre royaume (Jacques Antoine, Labor, Les Eperonniers, La Renaissance du Livre). Son récit La petite dame en son jardin de Bruges a été son plus grand succès public.
Laurence Pieropan (coordination), Le monde de Charles Bertin, Bruxelles, AML éditions, 2013.
Pour en savoir davantage sur la collection…
Propriété de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Espace Nord est gérée par les Impressions nouvelles. Elle publie des textes de notre patrimoine, devenus introuvables, mais aussi des textes édités récemment, qui lui paraissent mériter une mise en exergue :
Rendez-vous au micro de Guy Stuckens, en compagnie de Jean-Pierre Legrand, dans l’émission Les rencontres littéraires de Radio Air librepour une évocation de l’opération Lisez-vous le belge ? et de cinq sorties belges de son catalogue.
Les Belles Phrases participent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?
En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy Stuckens Les rencontres littéraires de Radio Air libre.
La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).
Rappel des objectifs de l’opération :
« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Marc QUAGHEBEUR, Belgiques
Il s’agit d’un recueil de nouvelles (8 textes, 106 pages) paru en octobre 2022 chez KER, à Hévillers.
Le premier contact avec le livre…
Si l’ouvrage frappe d’emblée par son esthétisme graphique, sa belle mise en page, on peut être surpris par les premières lignes. Non que l’écriture soit absconse ou relâchée ou… Non, l’entame est sobre et fluide, aisée donc, mais on n’est pas transporté dans un espace, un temps ritualisés, puissamment évocateurs, on est invité, plutôt, à suivre l’auteur dans une petite rue bruxelloise, pour une présentation de divers restaurants. Déconcerté, on se met à feuilleter le livre, on entame d’autres nouvelles, et la surprise se répercute. On a beau avoir lu la plupart des recueils de la collection, croisé des mises en œuvre et des regards ô combien contrastés, l’originalité, ici, se situera à un tout autre niveau.
Bruxelles… Bruxelles…
Reprenons la première nouvelle :
« La rue Jourdan peut être plus secrète qu’il n’y paraît. L’Horeca en est le sésame. »
Mise en abyme ? Du projet du recueil ? Dont les sujets charrieraient des éléments de sens forts, à saisir au-delà des premières apparences ? De la nature de toute œuvre d’art véritable ?
Lâcher-prise et premier degré.
Que nous raconte Marc Quaghebeur ? L’histoire de trois enseignes gastronomiques, la description de leurs spécificités, les destinées de leurs patrons italien, grec et espagnol. Antonello, Christos et Ramon, émouvants, bouleversants, à travers leurs rêves, leur adéquation au temps puis leur sortie des rails, en fonction d’un contexte privé, économique, sociologique. On lit très aisément, captivé par les tranches de vie, un côté journalisme d’investigation qui dépasse l’anecdote et la nostalgie. Mais il y a autre chose.
Deuxième vague de sensations.
L’écriture est belle et ferme, agréable et inventive :
« On l’entrevoit parfois, il est fugace et triste, il se sent coupable, il se sent entrer dans un destin. (…) Son regard s’est quelque peu voilé ; sa voix, embuvardée si l’on peut dire. (…) Sa silhouette est morne, pétrie du poids du monde. Du faix du sort, de la longueur du temps. »
Un phare se dessine au plus profond de la lecture. La vérité des choses, des êtres, des sociétés se devine à partir de détails qu’un expert décrypte à la loupe. Comme un fragment de cheveu ou d’ongle renferme la clé de l’ADN d’un corps entier. Comme un infime indice permet à Sherlock Holmes de reconstituer une vie, une aventure. Et donc… ? Au-delà du fil narratif apparent, beaucoup de sillons ont été ouverts. Subtilement creusés. La convivialité et l’échange, la nécessité de lieux et d’êtres de communication, d’un rapport artisanal à la vie, au temps long. En opposition avec les gangrènes rampantes qui érodent le Vivant : une administration aberrante et obtuse, la normalisation par la fonctionnalité et la vitesse, etc. Il y a le temps qui s’évapore aussi, inexorablement, tout naît, croît, meurt. Comment lutter ? Que restera-t-il ? Comment accepter la finitude, la disparition ou l’amenuisement ? Peut-être en revisitant les souvenirs d’hier, la seule voie d’immortalisation… En disant, en écrivant ? Comme l’enseignait jadis Marie Gevers ?
Bruxelles… Bruxelles… ?
Justement. Marc Quaghebeur, loin de tout didactisme, suscite une réflexion sur la mondialisation et dit généreusement Bruxelles et son identité. Comme tant de capitales, de grandes villes, celle-ci a été réinventée, exhaussée par une émigration engagée. Qui insuffle de l’appétit, de l’épopée, le vent du grand large et les fragrances des épices dans notre belgitude d’antan. L’auteur est connu comme un immense défenseur de nos Lettres francophones et donc, par corollaire, de notre identité, mais celle-ci, chez lui, est inclusive : une identité n’est jamais fixée ni monolithique mais mobile et plurielle (comme le disait si bien Amin Maalouf dans Les identitésmeurtrières), elle s’ancre dans le passé mais se nourrit sans cesse de nouveaux apports. Des racines sous les pieds (« Bubulus Bubb », « le Ketje bruxellois de L’Imaige Nostre-Dame », « Ghelderode », etc.) mais le ciel au-dessus des têtes, infini. Il est vrai que Paris existait bien avant la Tour Eiffel, Londres bien avant Tower Bridge, et ces deux demoiselles, aujourd’hui, entretiennent un rapport métonymique avec leurs cités.
Après avoir dit Bruxelles autrement, Marc Quaghebeur raconte sa ville d’origine… autrement.
On l’appelait Meringue
Un portrait de la mère de l’auteur ? Identifiée à Tournai :
« Elle est la Ville. (…) C’est une reine. (…) Sa silhouette est à l’avenant : altière, imposante, réservée. Comme en retrait mais omniprésente. »
Un double portrait. Qui laisse surgir la figure du grand-père admiré, un homme de qualité, qui peut anticiper la fin d’une ère industrielle, tourner la page, se réinventer, jusqu’à nous offrir un modèle citoyen :
« Il ne se plaint pas, modifie son mode de vie, s’affaire à d’autres choses, forme son petit-fils, aide un jeune entrepreneur. »
En peu de mots, de pages, un superbe hommage aux parents disparus, qui réussit à dépasser l’autofiction tout en faufilant le fantôme d’un cadet disparu… qui relie ce texte au suivant.
Passés les sables
L’autofiction se poursuit, les souvenirs d’enfance, liés aux côtes belge et hollandaise, à leurs arrière-pays (Damme, Lissewege, Sluis), assimilés désormais à une « voie sacrée », que l’auteur/marcheur revisite en se revisitant. Mais le Congo, d’un coup, fait irruption dans la rêverie, métaphore d’un exotisme élargi. Et l’imaginaire d’un pays hybride se déploie en ses divers tiraillements, jusqu’à convoquer les figures de Guillaume le Taciturne et du régent Charles, méconnues et fondamentales.
Marc Quaghebeur, une fois encore, a quitté le premier degré pour investir un horizon étoilé. La métaphore envahit la plage, les pages et propose de nous balader au clair de lune avec l’étoffe de nos rêves, un arrière-plan collectif. L’envolée poétique croise la déliquescence des décors, ou leur renouveau, jusqu’à buter sur l’irruption d’un réel interrogatif :
« Le marcheur se penche, s’agenouille, tâte ; se révulse. Le cadavre d’un noyé s’est accroché aux oyats. »
Le thème de l’effacement (des enseignes, des entreprises, des êtres et des paysages) s’apparente à une tempête de sable soufflant sur tous les textes du recueil. On peut songer au François Truffaut de La chambre verte, qui voue un culte aux morts, entrave leur oubli, leur anéantissement. Marc Quaghebeur se raconte avec humilité, éloigné des dérives narcissiques de tant d’adeptes de l’autofiction. Le genre est ici transcendé, métissé ou dépassé, et l’auteur se réduit à une ombre faufilée à travers tout ce qui peut hanter, combler sa mémoire. A un témoin. Mais pas n’importe quel témoin. L’ombre, par un faux paradoxe, fait office de fanal. Le témoin vient apporter des pièces essentielles, dont dépend la survie des protagonistes du tableau ressuscité. Leur réhabilitation. Nous avons évoqué des parents, des villes ou des paysages, des artisans, mais Quaghebeur, lié viscéralement à la création, à l’histoire, ose, cet autre Téméraire (ou ce Hardi plutôt), élire comme parangons de notre belgité une poignée de créateurs, dont il dessine amoureusement l’empreinte. Ils sont l’or des temps belges, le support d’une autre identité possible, sublimée au-delà des infortunes. Car les destins dont il retisse la trame ne sont pas toujours d’un rose hollywoodien à la Capra/Disney.
Dans L’un et l’autre et Tant de haine, Marc Quaghebeur assume des choix décapants, car sa Belgique, la Belgique qui compte, c’est aussi et beaucoup la Belgique de l’art. Or celle-ci nous apparaît selon des perspectives opposées.
Dans L’un et l’autre, le premier texte (qui est, en fait, le huitième du recueil, le dernier, ce qui renforce la portée édifiante), deux auteurs belges francophones, des dramaturges (Paul Willems et Jean Louvet), sont connectés. Malgré leurs différences de départ :
« L’un vient des jardins aux très vieux châtaigniers, l’autre des corons pourvus d’un potager. L’un naît sur les bords de l’Escaut, l’autre sur ceux de la Sambre. L’un en Flandre, l’autre en Wallonie. (…) Une génération les sépare. »
Marc Quaghebeur nous fait partager des affinités électives, la sublimité du partage, de la confrérie. Tout en instillant un signe aux racines bourguignonnes qui nous surplombent :
« (…) le regard de l’aîné frappe son interlocuteur. Il vient d’un très lointain en deçà. »
Cet « en deçà » aux allures de clé. Des songes. De la singularité de nos pays et nations aussi : « Ne laissez pas jouer les enfants dans les marais : il leur en restera toujours un goût d’utopie, de paradis perdu », écrit-il. « Il », c’est Louvet mais nul doute que la citation exprime ici, dans l’ultime phrase du recueil, ce qu’on attend d’une épigraphe. Soit une résonance en surplomb.
Tant de haine présente une nouvelle connexion entre des créateurs, un couple cette fois, Michèle Fabien et Marc Liebens (pas nommés dans la nouvelle mais évoqués au terme de l’ouvrage, comme d’autres protagonistes du recueil), une traductrice/écrivaine et un metteur en scène. Mais un réel odieux vient percuter l’idéal. Une poignée de décideurs (les pouvoirs publics, décidément, en prennent pour leur grade : des personnes peu averties peuvent interférer, juger ce qui outrepasse leurs compétences) viennent saboter l’élan, la créativité, l’audace. La jalousie, la mesquinerie croassent :
« Invisible mais bien connue, une main noire a agi dans l’ombre, elle ne va plus nous lâcher. »
Perte de subsides, de logement. Troubles dans le couple, alcoolisme, maladie, agonie :
« Un chemin muré mène à la tombe. Le soleil de la fin de l’été enlace le cortège de dos voûtés, plombés, écroulés. »
La médiocrité tue. Se battre pour faire vivre le théâtre, une dramaturgie novatrice, nos auteurs et notre histoire, tout cela a (ô scandale !) un prix. On suspend sa lecture. Une fois de plus, Quaghebeur métaphorise. On médite. Pourquoi De Coster est-il mort inconnu ? Pourquoi Rodenbach a-t-il été oublié, son Bruges-la-Morte raillé ? Pourquoi Patrick Roegiers, Albert-André Lheureux (évoqué par l’auteur, lui qui, après la fondation du Théâtre de l’Esprit frappeur, a su implanter au Jardin Botanique de Bruxelles un « lieu culturel magique »), Maurice Béjart, entre autres, ont-ils fui la Belgique ? In fine, pourquoi celle-ci, ses politiques et ses populations, traite-elle si mal ceux et celles qui travaillent à bâtir la cathédrale de notre identité ?
Les lisières de l’infini perpétue l’élan en ses diverses composantes, autour d’une autre figure admirée mais martyre, celle du poète Jean-Claude Pirotte :
« Ta musique (…) Cet art des lisières et de la digression, cet équilibre périlleux du saute-menu signe ta vie. »
Avant que le soleil ne se coucheprécipite dans un autre acabit, un bond dans le temps nous installe auprès d’un Charles-Quint en fin de vie, retiré à Yuste. Un portrait très touchant, où l’empereur pensionné et diminué se penche sur sa vie, sa trajectoire, ses aspirations et ses pertes :
« (…) le balcon-terrasse (…) me laisse naviguer sans obstacle (…) Une cabine de rêves et de pilotage, une approche de l’infini. »
Derrière le trompe-l’œil d’une micro-biographie, Marc Quaghebeur nous envoie méditer sur les racines de notre Etat, la filiation trop méconnue entre les ducs de Bourgogne et Charles-Quint, le paradis perdu des Dix-Sept Provinces (qui pourrait expliquer nos problèmes identitaires), etc. Loin de l’image extrêmement sombre laissée par le chef-d’œuvre de Charles De Coster, cet autre Charles rappelle sa belgitude et surprend par ses prédilections, hissant sur un pavois les femmes de sa vie, son épouse Isabelle et sa sœur Marie, qu’il aurait aimé couronner reine de ses « pays de par-deçà ». L’épisode élu par l’auteur n’est pas anodin. La pré-Belgique est alors au point de bascule de son histoire. Charles-Quint est axial. Il parachève l’élan bourguignon mais, incapable de maîtriser les aspérités de son fils Philippe (dont la figure contraste tant avec celles du fils adultérin Juan, des fidèles Guillaume d’Orange et Lamoral d’Egmont), il achève tout autant, au sens mortifère du mot, la fin d’un rêve de plusieurs siècles, qui épousait une logique historique en prolongeant la Basse-Lotharingie médiévale.
Mise en abyme dans la mise en abyme, et anticipation des temps qui vont suivre, la destruction du palais de Binche par la soldatesque française :
« C’était le plus beau château Renaissance de mon propre pays. »
Et on en oubliait le plus long texte du recueil, L’ombre d’Abraham, et ses 23 pages, qui tend aussi une double mise en abyme, notre auteur hissant sur le radeau médusé de notre belgité la voile d’une vie, celle de l’artiste Sarah Kaliski, qui a elle-même élaboré une œuvre-hommage dans l’ombre de son père, disparu dans la Shoah, recherché à travers d’autres disparus, d’autres martyrs (Trotski, les Romanov, etc.). Une Sarah accompagnée par une seconde ombre, celle d’un frère écrivain trop tôt disparu (qui renvoie à la disparition du cadet de l’auteur, filigrané dans deux nouvelles au moins).
Tout, dans ce texte, dans ce recueil, fait décidément sens, chaque fragment paraissant polysémique ou multifonctionnel :
« Tu as toujours aimé déposer sur tes toiles des objets de la perte, faussement incongrus ; des objets de la vie quotidienne. »
Ma conclusion ?
Ce recueil est si riche et si bien écrit ! D’une densité poétique. Si étonnamment centripète et centrifuge, réussissant la gageure de conjuguer dans un même mouvement l’intime et le grand large, l’auteur se racontant par ricochet en racontant les autres ou son pays, connectant l’individualité à la Table ronde des pairs mais à la chaîne multiséculaire des pères aussi.
A lire et relire. Car je n’ai ici qu’extrait quelques fils de la pelote. Tant de thèmes, de réflexions ou d’émotions à saisir encore. Et comme cet homme, Marc Quaghebeur, qui a tant œuvré pour le faire-savoir du microcosme, mérite qu’on se penche tant et plus sur ses talents. Sans doute ce Belgiques peut-il jouer le rôle de porte d’entrée d’un univers subtil et luxuriant. Sésame ?
Pour en savoir davantage sur l’auteur…
Marc Quaghebeur est né à Tournai, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, quand la ville n’était plus que ruines. Il est connu comme le plus grand expert des Lettres francophones de Belgique avec le regretté Jacques De Decker. Son extraordinaire dévouement pour la reconnaissance de nos auteurs et autrices, son engagement pour notre identité ne doivent pas faire oublier la nature bicéphale du grand homme : derrière le chercheur (qui a enseigné à la Sorbonne et dans diverses universités belges et étrangères, ou longtemps dirigé les Archives et Musée de la littérature), il y a un auteur, un créateur (poète, essayiste, romancier… et nouvelliste).
Pour en savoir davantage sur la collection…
Chaque année, les éditions KER de Xavier Vanvaerenbergh livrent une salve de quatre recueils de nouvelles, tous intitulés Belgiques. Cette collection, dirigée précédemment par Marc Bailly mais reprise par Vincent Engel en 2021, décline une vision de notre pays à travers le regard d’un auteur ou d’une autrice. Le concept est excellent. Parmi les créateurs publiés, du très beau monde : Véronique Bergen, Luc Dellisse, Vincent Engel, Laurent Demoulin, Michel Torrekens, Marianne Sluszny, Colette Nys-Masure, etc.
A souligner : le très bon travail graphique d’Eva Myzeqari confère une identité visuelle tonique à la collection.
Rendez-vous au micro de Guy Stuckens, en compagnie de Jean-Pierre Legrand, dans l’émission Les rencontres littéraires de Radio Air librepour une évocation de l’opération Lisez-vous le belge ? et de cinq sorties belges de son catalogue.
Les Belles Phrases participent à l’opération Lisez-vous le Belge ?
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
(25)
Marcel SEL, Rosa,
roman, ONLIT, Bruxelles, 2017, 296 pages.
Par Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.
LES RAPPORTS À SOI ET À L’AUTRE, AUX RACINES ET AU MONDE REVISITÉS À TRAVERS LE PRISME DE PAGES DE L’HISTOIRE ITALIENNE
L’auteur
Rosa est le premier roman de l’essayiste Marcel Sel, une figure singulière, polémique, du paysage politique et culturel belge, un hybride de bloggeur et d’enquêteur indépendant.
ONLIT est une structure innovante, qui a joué les pionnières dans le registre numérique, pâti de la stagnation (temporaire ?) du genre mais été capable de rebondir en mode classique. Sel/ONLIT n’ont-ils pas décroché les prix Saga Café et des Bibliothèques de Bruxelles… tout en étant finalistes du prestigieux Rossel ou chez les lecteurs de Club ?
Le roman démarre en trombe. Mise sur orbite immédiate : on ne le lâche plus.
Phil :
Les premières lignes :
« Tu vas écrire un roman, qu’il m’a dit. C’était un ordre.
– Et comment je fais pour vivre ?
– Tu as quel âge ?
(…) Depuis dix ans, il me verse un salaire mensuel, comme ça, sans rien en échange. Travailler, je ne peux pas. Il le sait. Je suis une sorte d’artiste. (…) il a son usine, alors il me paye. »
« Il », c’est « Le Père, c’est Albert Palombieri ».
Jean-Pierre :
Vivant au crochet du « Père », « le Fils », Maurice, se voit donc obligé d’obtempérer. Il sera rémunéré 30 euros la page. Ecrire, c’est bien beau, mais sur quoi ? « On écrit toujours contre » nous dit Aragon. Après quelques tâtonnements, il trouve sa machine de guerre : il va resservir l’histoire de sa grand-mère Rosa, morte en déportation, victime du régime fasciste italien, non sans avoir d’abord été, comme des millions de concitoyens, subjuguée par le Duce.
Phil :
Le ton est direct mais en mode intimiste. Le narrateur est un jeune homme à la dérive, un « adultescent » en inadéquation quasi totale avec le monde, sa ville (Bruxelles), son père, les femmes (et l’amour, qu’il n’arrive pas à assumer sur la durée). L’émotion affleure rapidement, avec la narration d’un traumatisme d’enfance, qui semble avoir modelé un destin. Maurice, vers neuf ans, avait la passion de l’écriture et a déposé un poème sur le bureau paternel, en quête de reconnaissance. Aucune réaction. Alors il revient dans la pièce, cherche son œuvre :
« Je me précipite sous le bureau, entre un pied de chaise et la corbeille. Et juste avant qu’il n’éteigne la lumière d’un geste sec, je le vois, mon poème ! Il est dans la corbeille à papier grise, chiffonné. »
La scène se reproduira au fil des mois, des années. Avec le même résultat. Qui mène à la perte de confiance et à cette plongée dans l’altérité mise en scène dans les romans des Moravia, Camus, Sartre.
La suite du récit et son déploiement vertigineux
Phil :
Face à la demande paternelle (a priori saugrenue : écrire un roman pour un homme qui ne l’a jamais lu !), le narrateur se cabre puis décide de se venger. Il sait ce qu’il va faire, il va écrire « La Vengeance du Fils » ou « J’emmerde le Père », l’histoire d’un homme de trente ans qui se voit imposer un projet d’écriture mais le retourne contre son concepteur. Mise en perspective des vies, des destins dans un panorama élargi. Car Maurice possède une arme secrète : son grand-père Nonno, qui a quitté jadis l’Italie pour la Belgique, lui a raconté sous le sceau de la confidence absolue ce qu’il a toujours dissimulé à son fils : l’histoire de leur famille. Or celle-ci, épique, inscrite dans l’Histoire de son pays d’origine, charrie des secrets douloureux voire impossibles à gérer.
Jean-Pierre :
« Et je sais, moi, s’exclame Maurice, pourquoi Nonno s’est tu toute sa vie. Albert le saura lui aussi en temps utile. Je le lui écrirai. S’il peut me lire. S’il peut m’entendre. Je n’ai pas eu le père que je voulais mais, aujourd’hui, j’ai une chance de le lui faire savoir. »
Phil :
Commence un second roman (le livre du fils, envoyé au père en fragments), qui ressuscite toute une famille, un village, la saga du fascisme de son lustre à sa désagrégation, les années de guerre, l’alliance avec Hitler puis sa dislocation, la collaboration et la résistance, le rapport à la judéité.
Deux romans alternent. Avec leurs rebondissements, leurs suspenses. Le père, au début, paie sans lire. Comment le contraindre à affronter les démons du passé ? Mais le fils lui-même peut-il pénétrer l’étoffe de son travail d’écriture sans y plonger tout entier ? S’y brûlera-t-il les ailes ? Ou le roman muera-t-il en médiateur vers la rédemption ?
Au centre du récit, des récits, la figure de Rosa, la mère du « Père », la grand-mère du « Fils ». Une rousse « au regard brûlant » (des allures de Maureen O’Hara ?). Que l’on croise pour la première fois alors qu’elle embarque pour un train menant vers un camp de concentration. Sa vie et sa disparition. Depuis sa jeunesse insouciante et frondeuse jusqu’à l’amour, l’engagement, la trahison…
Marcel SEL (en compagnie de Jacques Mercier) lors de la remise du prix Saga Café.
Un arrière-plan luxuriant et passionnant
Phil :
Dans le sillage de Rosa, ce sont des pans d’Histoire qui quittent les limbes de l’Oubli. Et, lecteur francophone, on découvre avec étonnement un passé méconnu/inconnu, du ralliement du peuple italien au fascisme, vu comme un vecteur d’ordre, de modernité, de progrès, jusqu’aux prises de position du Duce : Musssolini se montre hostile aux théories racistes d’Hitler et ses militaires protègent les Juifs, les Romanichels, les Serbes… quitte à se confronter aux alliés allemands ou croates (Oustachis), MAIS, dès 1938, il retourne sa veste devant la nécessité d’un soutien nazi plus appuyé ou planifie le massacre de la communauté slovène.
Jean-Pierre :
Insérée dans le cadre narratif, la séquence fasciste est abordée avec beaucoup de naturel par la réfraction des souvenirs d’enfance de Rosa qui donne, au personnage de Mussolini, une coloration presque mythologique :
« Rosa pestait contre ce figlio di putanna de Mussolini. Ils avaient un contrat, depuis ses neufs ans, quand il l’avait saluée au Decennale et qu’elle avait chanté pour lui. Elle lui avait donné sa foi presqu’aussi forte que celle qu’elle avait pour le Tout-Puissant. Mais le 5 décembre 1943, le Ministère de l’intérieur avait ordonné l’arrestation de tous les juifs (…). Elle, menacée de déportation avait décidé de résister. »
L’innocence trompée d’une enfant recoupe le sentiment de trahison de tout un peuple, dont le retournement est saisissant. On peut y voir une versatilité opportuniste mais j’incline davantage à y reconnaître l’heureuse fatalité déjà décrite par Lamennais voici près de deux siècles et qui, tôt ou tard, abat les dictatures et les tyrannies de toutes sortes :
« S’enfonçant toujours plus loin dans le mal, elles rencontrent enfin une autre nécessité, supérieure à celle qui les pousse, l’invincible nécessité des lois qui régissent la nature humaine. Arrivées là, nul moyen d’avancer ni de retourner en arrière ; et le passé les écrase contre l’avenir. »
Phil :
On lit un roman très romanesque, palpitant et émouvant, avec de l’amour et de l’amitié, des rencontres inoubliables (Aaron Zeller dans le train de la Mort), des mystères. Mais on lit aussi un ouvrage historique, qui informe et fait réfléchir. Et un roman de mœurs, une saga familiale qui orchestre l’émancipation, la réalisation de soi. Maurice sera-t-il capable de laisser venir à lui son Hannibale (le fantasme de la femme conquérante) ? Accouchera-t-il son père en lui rendant son passé ? A moins que ça ne soit l’inverse ? Ou les deux ?
Jean-Pierre :
Le récit en abyme, qui reconstitue l’histoire de la famille, nous permet de suivre le parcours de l’immigration italienne en Belgique. De manière très subtile, via le récit à la première personne de Maurice, l’auteur explore la tension entre l’amour fantasmé de la patrie d’origine et la tendresse refoulée pour la patrie d’accueil, inconsciemment vécue comme territoire de la chute.
En imbriquant la temporalité de Rosa et celle du narrateur, Marcel Sel suscite une intéressante méditation sur la transmission. Quand les choses se passent bien, la vie circule au sein de cette galaxie qu’est une famille. Chez les Paliomberi et les Molinari tout se passe comme si le séisme fasciste puis le drame de la déportation, avec son poids de culpabilité et de trahison, détournaient le sang de sa source. Le non-dit envahit la scène familiale, plus rien ne circule, les échanges sont fonctionnels à l’image de cette fausse connivence entre Albert et son fils aîné ; seuls quelques gestes de tendresse – la façon furtive de Nonno de serrer deux fois la main de son petit-fils comme on le faisait dans la famille – ont subsisté, maigre héritage des années révolues. Un rapport névrotique au passé s’installe et contamine les générations suivantes. Le roman le montre bien ; en faisant de son petit-fils son confident, Nonno lui a imposé sa douleur et son désespoir tout en lui insufflant un paralysant nihilisme.
Phil :
On peut s’irriter devant l’incapacité du père et du fils à user des tuteurs de résilience, comme s’ils se complaisaient dans leur mise en tragédie. Mais on peut, à l’inverse, s’extasier devant l’importance conférée à l’écriture. Songer que les majuscules apposées au « Père » et au « Fils » colorent le récit d’une aura biblique. Ce qui implique une attention soutenue au symbolique, au métaphorique. Le Verbe n’est-il pas le principe créateur ? Nommer apportant sens et existence ? Maurice, qui veut écrire des romans mais échoue faute de sujet, ne pourra-t-il écrire des histoires qu’après avoir appréhendé la sienne ? Sur le modèle « Il faut avoir été aimé pour pouvoir aimer » ou « Il faut s’aimer soi-même pour pouvoir aimer les autres » ? Le livre comme matrice des personnages, qu’il ressuscite ou accouche ?
Jean-Pierre :
Le roman de Sel explore le rapport entre la sublimation de l’œuvre où tout se tient et l’apparente banalité de l’existence réelle. De quel roman sommes-nous le héros ; quel est la densité d’être de toutes ces personnes – simples protagonistes ou personnages ? – que nous côtoyons. Y a-t-il un sens dans la grisaille apparente de nos vies ? Par la catharsis de l’écriture et la perspective nouvelle que celle-ci va dessiner, le narrateur assumera enfin son destin d’homme.
L’art de l’écrivain
Phil :
L’écriture, le plus souvent mise au service d’une narration efficace, s’autorise des envolées plus délicates, littéraires :
« (…) quand me sont apparus les yeux écorchés d’Aaron Zeller, à Trieste, ces yeux qui s’éteignaient pendant qu’agonisait l’humanité. »
Jean-Pierre :
En évitant l’écueil de la couleur locale, l’auteur parvient, par un style simple mais très imagé, à nous faire ressentir le charme si particulier de l’Italie, perceptible dès les premiers pas sur son sol. Ainsi l’arrivée à Vernazza, minuscule port de pêche engoncé entre mer et montagne :
« Ils arrivèrent à la grande maison rouge. Elle était entourée de deux bicoques étroites qui semblaient s’y adosser pour ne pas s’écrouler. Il n’y a d’ailleurs que ça dans la rue principale de Vernazza : des maisons ivres. »
Cette description par petites touches gagne aussi les personnages et singulièrement celui de Rosa, que le travail de mémoire saisit dans ce qu’elle a de plus impondérable et qui pourtant la caractérise le mieux : le mouvement, l’énergie.
« J’arrive dans la pièce, je vois sa robe qui se redresse et virevolte, une robe pleine de couleurs. »
Phil :
Des réminiscences intertextuelles m’auront souvent traversé. J’ai évoqué l’inadéquation mythifiée par L’Etranger, La Nausée ou La Désobéissance, mais d’autres échos affleurent. Le Monde de Sophie, avec le fil rouge tendu par un père démiurge qui dirige vers un apprentissage, un Bildungsroman. De beaux romans d’Adolphe Nysenholc ou Alain Berenboom, d’autres de Rossano Rosi ou Giuseppe Santoliquido, avec le dévoilement/rappel de nos immigrations juive et italienne, leurs drames et leurs apports à notre culture, notre vie nationale. Les romans de Mathilde Alet, avec la mainmise du Non-dit, du Mal dit ou du Trop peu dit dans les relations, les constructions identitaires. In fine, comment ne pas songer à une variation libre sur le thème de l’incommunicabilité père/fils, le syndrome de Karoo* mis en exergue dans un article des Belles Phrases** ?
Conclusions
Ce roman est une réussite épatante. Qui happe dès les premières pages et ne faiblit pas dans les dernières. Un travail de romancier et d’écrivain. Qui séduira grand public et gourmets.
Pour en savoir davantage sur les 1er et 2e romans de Marcel SEL
* Karooest un roman (extraordinaire !) de Steve Tesich, qui a donné son nom à une revue/plateforme culturelle formant la jeunesse à la critique (et à l’esprit critique) :
Les Belles Phrases participent à l’opération Lisez-vous le Belge ?
La campagne de cette deuxième édition court du 1er novembre au 6 décembre 2021.
Rappel des objectifs :
« célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».
Merci à Clara Emmonot et Morgane Botoz-Herges (chargées de communication), à Nicolas Baudoin (chargé de programmation), du PILEn !
(24)
Patrick HENIN-MIRIS, Zadigacités,
recueil de microfictions, Cactus Inébranlable, Amougies, 2021.
Par Éric Allard.
C’est agréable de faire court, écrit l’auteur en quatrième de couverture de cette cinquième livraison des Microcactus. C’est aussi fort agréable de lire des textes d’une telle qualité et variété d’inspiration.
Le texte ouvrant le recueil, intitulé La décroissance, commence justement par un aphorisme lu par le narrateur qui invite à limiter sa vitesse en tout pour goûter au bonheur. Dès lors, il « s’applique à tout réduire : de ses activités jusqu’au moindre de ses mouvements… » Par ailleurs, l’extension de l’espace fait l’objet d’autres textes, comme, entre autres, L’encadrement ou Le lieu public.
L’accélération comme la décélération du temps, de même que les voyages que celui-ci permet, sont d’ailleurs un des thèmes principaux du recueil. Comme dans ce texte où le narrateur se pique avec les aiguilles d’une horloge ou cet autre dans lequel un ancien chasseur se met à collectionner les pendules… Il y a aussi cette histoire d’un homme qui reçoit dans son enfance « un cadeau inestimable : une minute » ; l’usage qu’il en fera est magnifique. Le temps mais aussi ce qui permet de le retenir, la mémoire qui « décide si [tel] événement possède toutes les aptitudes pour devenir un souvenir ».
Le silence est un autre thème abordé avec cet homme qui lit dans les silences ou ce couple qui a « passé des années à composer leur silence »
La disparition, sous toutes ses formes, jusqu’à la disparition de soi, en est un autre. Quelqu’un qui cherche sa maison, un enfant qui cherche un ailleurs où jeter sa canette vide, ou encore ce voyageur débarqué du train cherchant la gare… Dans Les forêts, on se demande où est passée la forêt amazonienne. Et, dans un autre, c’est le « rêve incandescent enfui avant le réveil » que recherche un rêveur.
Il y aussi les métiers oubliés, aux intitulés et textes savoureux, à découvrir.
Le recueil reconsidère aussi de manière subtile et pertinente l’état de notre société décérébrée, axée sur l’« opinionisme » et le saccage des richesses naturelles.
Bref, c’est souvent la liberté, nécessaire à l’équilibre de l’homme (comme dans L’instrument de conduite) qui est mise en je(u). Les fenêtres dans les espaces clos en sont la voie d’accès, leur espace de décision pour s’exprimer pleinement, trouver un semblant de bonheur ou de réponse aux pourquoi de l’existence. Et ce sens de la décision, de tirer au mieux profit des désagréments de l’existence et du monde, rapporte au titre, Zadigacité[s], un mot-valise du dico empruntant au Zadig de Voltaire et synonyme de sérendipité.
Vous pensez que j’en ai trop dit sur ce recueil ? Vous vous trompez car il ne comprend pas moins de 180 textes qui nous font voyager dans un univers aussi poétique qu’inventif, celui, il va sans dire, de Patrick Henin-Miris.
Patrick Henin-Miris a publié plusieurs titres au Cactus Inébranlable dont, dernièrement, un excellent recueil d’aphorismes, « qui méritent d’être savourés lentement » : En avant, marge !
CACTUS INEBRANLABLE Editions
Ce recueil fait partie de la nouvelle collection du Cactus Inébranlable consacrée aux microfictions. C’est l’occasion de mettre en avant une maison d’édition indépendante créée à Amougies, dans le Hainaut, par Jean-Philippe Querton et Styvie Bourgeoisen 2011 et qui fête donc ses dix ans d’existence avec quelque cent cinquante livres à son catalogue.
C’est une maison singulière qui a trouvé d’emblée son créneau axé sur divers points vite identifiables. Outre qu’elle accorde une place de choix aux textes piquants, irrévérencieux, questionneurs, elle est principalement consacrée aux formes brèves, à commencer par l’aphorisme, qu’elle décline sous des aspects divers et insoupçonnés autant que poétiques via une multitude d’auteur(e)s venant d’horizons divers de la francophonie (outre les nombreux auteurs français, pointons l’Espagnol Ramon Eder). La maison a définitivement donné ses lettres de noblesse à l’écriture aphoristique et possède un espace désormais reconnu dans le paysage éditorial francophone.
En 2017, Michel Delhalle a rassemblé dans une anthologie des aphorismes de plus de 300 auteurs, du Cactus mais pas que, sous le titreBelgique, terre d’aphorismes(dont une réédition augmentée est attendue). Signalons aussi les anthologies consacrées par Jean-Philippe Querton aux aphorismes de Louis Scutenaire et d’Achille Chavée ainsi que les divers recueils d’André Stas publiés au cours de la décennie passée.
Sans oublier les essais, et non des moindres, puisqu’on trouve au catalogue deux ouvrages de Raoul Vaneigem.
Last but not least, les éditeurs accordent une place de choix aux couvertures, immédiatement reconnaissables, « illustrées par des artistes faisant partie de la mouvance surréaliste, des peintres renommés, des collagistes talentueux ou des graphistes de la nouvelle génération ». Ce qui a donné lieu au printemps 2020 à une exposition qui s’est tenue durant deux mois au Famenne & Art Museum (FAM) de Marche-en-Famenne et qui a permis de découvrir « les œuvres d’art qui rehaussent les couvertures de la maison d’édition ».
Plusieurs chroniqueur/euses des Belles Phrases ont rendu compte d’ouvrages parus au Cactus inébranlable. On en trouvera une brève sélection ci-dessous.