Quand, l’an passé, Carine-Laure m’a demandé d’écrire la préface à Des lames & des lumières destiné à être publié, par les soins de Joëlle Aubevert, au Coudrier, je me suis demandé si, au vu de mes connaissances sur le tarot, je serais en mesure de lui répondre favorablement. J’ai alors lu deux ouvrages, l’un d’André Breton, Arcane 17, qu’on ne trouve plus facilement, ainsi que Le Château des destins croisés de Calvino mais surtout La voie du Tarot de Jodorowsky. Pour observer que Carine-Laure a procédé dans l’exercice d’écriture de son recueil à des interprétations libres et évidemment poétiques des cartes. En sorte qu’elle livre à son tour un labyrinthe de mots et d’images cette fois littéraires permettant au lecteur de trouver son propre cheminement et ce, dans l’esprit de Jodorowsky selon lequel les lames offrent au lecteur un miroir intérieur, un instrument de connaissance de soi plus qu’ elles ne constituent un art divinatoire. Il m’a semblé correct de donner alors à ma préface sur les textes de ce recueil le titre suivant: Les poèmes du monde.
Il est à de noter que Catherine Berael a conçu ses illustrations en fonction des poèmes de l’auteure et non des cartes, si bien qu’on peut mesurer les différences entre les lames traditionnelles et les nouveaux dessins après passage dans le prisme des mots accordés en une vision poétique singulière.
Mais revenons avec elle et en dix questions sur la genèse de ce recueil.
1/ Carine-Laure, comment t’est venu l’idée d’écrire ce recueil basé sur le Tarot de Marseille ?
Tout à fait naturellement, bonjour Eric, pour un peu déjà concentrée sur tes questions, j’oublie de te dire bonjour…Le destin, la destinée, le pourquoi de nos actions, les directions que prend notre vie, tout cela reste pour moi un grand mystère, un questionnement qui s’installe chez moi déjà dans l’enfance. Sommes-nous libres ou pas, tout est-il joué dès notre naissance ? Ces questions m’interpellent. Voici quelques années, je prends quelques cours de Tarot. Je n’achève pas la session, cela demande trop de temps pour moi. Je garde cependant les bouquins et les lames, ces lames colorées sont si belles et à chaque fois qu’on les regarde, on trouve toujours un nouveau détail, une nouvelle couleur. Toute seule, j’étudie tout ça, à mon rythme. Voici deux ou trois ans, je participe à Tournai-la-page, un Salon du livre et, comme à chaque fois, un concours d’écriture est organisé. Je ne me souviens même plus du thème, je griffonne comme ça quelques phrases et puisque le texte est commencé, je l’achève une fois rentrée chez moi. Ce texte ? Oh ça parle d’un gars assez paumé, d’une gitane aux yeux de papesse et aux mains de chariot…Et vers la fin du texte, les lames du Tarot apparaissent…Quelques jours plus tard, je finalise le texte et je commence à écrire en me concentrant sur une lame à la fois, ou sur deux lames. Voilà donc la raison pour laquelle le recueil comprend plus de textes que de lames. Tu me demandes, Eric, comment m’est venue l’idée. Tu sais, l’idée m’est venue inconsciemment. Car en écrivant le premier texte et même le deuxième, j’ignorais que j’allais coller des mots et des phrases sur chaque lame. Le recueil s’est donc écrit comme ça, presque tout seul. En quatre ou cinq semaines, je ne sais plus.
2/ Comment s’est alors passé l’écriture ?
Les textes s’écrivent assez vite. Chaque soir, je touche les lames, j’ai presque envie de dire que je les caresse, c’est curieux, mais c’est la vérité. J’aime ce moment, rentrer chez moi, attraper les lames et écrire les textes. Les brouillons sont encore là, dans ce cahier, regarde, il n’y a presque pas de ratures, tu vois ? Je me concentre sur les couleurs, je rassemble mes esprits, je dépose des mots et puis des phrases s’articulent. Lorsque j’écris des poésies, j’aime le contact avec le papier, je n’utilise le pc qu’après l’écriture des textes. Ecrire ces textes me demande, on le devine, une très grande concentration, mon esprit a besoin d’une certaine unité et puis je fais un profond plongeon à l’intérieur de moi-même.
Quelle énergie déployée…
3/ Quels critères t’ont conduit à choisir Le Coudrier pour le publier ?
Le Coudrier, une maison d’édition qui n’édite que de la poésie, c’est important ça, quand on aime les mots comme je les aime. Le Coudrier, c’est comme des artisans (artisans, dans le sens noble du mot), de vrais artisans. C’est une maison d’édition qui porte les textes d’auteurs comme Antoine Wauters que nous connaissons tous à présent puisqu’il a remporté le Prix Première 2014 et quelques autres, Tristan Sautier, Pascal Feyarts, et d’autres belles voix de la poésie d’aujourd’hui. Le livre du Coudrier est aussi ce que j’appelle un « beau livre ». Sur un papier de qualité, le texte s’envole, il prend plus de consistance ! Non, je dis ça pour rire …J’ajoute qu’il n’y en a pas des masses, des maisons d’édition qui n’éditent que de la poésie…Et puis, quand on lit la ligne éditoriale de cette maison, on ressent de suite que Joëlle Aubevert prend soin de ses auteurs et de leur texte, il n’y a pas de tricherie. Il faut de l’audace pour éditer uniquement de la poésie…Je me dois d’ajouter que les éditions Chloé des Lys éditent toujours mes texte.
4/ Quelles sont tes influences poétiques, les poètes dont tu te réclames ou qui ont marqué et continuent de marquer ton travail poétique ?
Comme tous les auteurs, adolescente, je lis Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et puis Aragon. Aragon, ah, Aragon, un poète déterminant parce qu’avec cet auteur, je découvre le Surréalisme. J’ai alors 14 ou 15 ans mais j’écris déjà des poèmes depuis un an ou deux. Avec l’envie de publier, oui oui, l’envie de publier, Eric, ça c’est un scoop ! J’ai alors un texte édité dans une revue que des étudiants vendent dans les gares et autres lieux publiques mais je n’ai plus aucun exemplaire…J’ai alors une très grande soif de poésie et de littérature en général, j’aime les mots,
voilà tout. J’aime LE mot. Parfois, je pense à un mot, n’importe lequel, celui qui résonne en moi à cet instant-là et je le triture sur toutes ses coutures, des images s’infiltrent et ça me rend heureuse, tout ce cinéma-là. Malgré que je ressens des brûlures qui m’allument et ne me font pas toujours du bien … Si j’ai des influences, je n’en suis pas consciente et ce serait prétentieux de ma part, non ? De toute façon, j’espère rester moi-même, sans trop d’étiquettes, et si certains auteurs m’influencent, ce sont comment dire, des feux follets, non ? Par exemple, pour le moment, je pense à Antonin Artaud, j’entends sa voix et je vois son visage. Mais sa voix, bordel, quelle voix. Comment ne pas se laisser pénétrer par cette voix-là ?
Je lis beaucoup d’auteurs et si je suis influencée, je n’en ai pas conscience, sauf quand j’écris un texte « à la manière » de tel ou tel auteur. Alors là c’est curieux, je ressens l’œuvre entière de l’auteur qui me traverse et ce sont des sensations très bouleversantes. C’est ce qu’on appelle l’empathie, je pense que c’est ça, l’empathie. Mais lorsque la personne est absente, ressentir de l’empathie, ça remue. Le propos de l’influence ou pas d’un auteur dans les écrits d’un autre, ça demande des pages et des pages d’explications.
5/ Si, comme les personnages de Fahrenheit 451 de Bradbury, tu devais apprendre par coeur un recueil de poésie et un seul, ce serait lequel ?
Décidément, je te trouve bien cruel avec moi ! Choisir c’est exclure mais là, en plus, tu me demandes d’apprendre par cœur un recueil complet. C’est une question que je me pose parfois. Je m’imagine coincée quelque part, entre des murs hauts et moches ou dans une cave infestée de rats et de chairs humaines pourries. Et je me dis ma fille dans ces instants-là, à quel auteur penserais-tu ? Bien sûr, des noms commencent à défiler, Eric. Desnos, Breton, Césaire, Verlaine, Rimbaud, Prévert, Tzara, Soupault, Supervielle, Cadou, Eluard, Reverdy. Alors, je file dans ma chambre, là, en permanence sont allumés tous mes livres de poésie. Oui, oui, je dis allumés. Je triture, je range. Tout ça rien que pour toi, Eric. Choisir, choisir, quelle merde pour moi qui aime l’unité, les particules qui ne forment qu’un grand tout. Je vais t’étonner, Eric. Je
pense que je choisis un livre de Prévert. Car il y a de la gaieté entre les mots de Prévert. Mon regard se rive sur le recueil Paris est tout petit. Oh, la voix d’Antonin Artaud résonne. Et encore les mots d’Henri Michaux. Tu me demandes de choisir, alors je choisis. Jacques Prévert. Et puis non, je me décide pour Henri Michaux, il ouvre mes horizons et son recueil Moments sera un très bon exercice de mémorisation. Chiche ?
6/ Pourquoi Des lames ET des lumières ? Est-ce à dire que les lames renseignent, éclairent le lecteur sur son présent, sur son passé, sur sa psychologie, sur son destin ?
Oui, je le pense. Tu prends le Tarot et tu poses ta question. Tu attends une réponse, une lumière. Ce qui me surprend, c’est qu’il m’arrive de poser deux ou trois fois de suite la même question et j’obtiens la même réponse. Peut-être pas avec les mêmes lames, mais la réponse est quasi-identique. Curieux, non ? Ceci dit, je précise que je ne revendique pas connaître tout le Tarot, je suis en apprentissage, toujours. Cependant, certains tarologues peuvent nous révéler des choses extraordinaires. Ils ne sont pas tous comme ça, méfions-nous quand même, mais chacun interprète à sa façon.
7/ Quelques mots sur le travail de Catherine Berael qui a dessiné les illustrations en fonction de tes poèmes et non des cartes dont ils sont librement inspirés…
Figure-toi, Eric, j’ai posé la même question à Catherine. Catherine ne connaît pas le Tarot, elle pioche donc des éléments chez notre ami Google, prend connaissance des lames et du Tarot en général. Ce n’est qu’après qu’elle prend connaissance de mes textes et qu’elle commence à dessiner. C’est du beau travail, n’est-ce pas ? Ah, c’est une artiste, cette Catherine Berael.
8/ Tu proposes une approche ludique de ton recueil… En quoi consiste-t-elle ?
Les illustrations sont réparties à la fin du livre. On peut imaginer que le lecteur ouvre le livre au hasard, et que lui aussi laisse aller son inconscient…Pourquoi pas ? Il y a mille et une façons d’aborder ce livre. Laissons au lecteur …
9/ Quels sont tes arcanes majeurs préférés, dans lesquels tu te reconnais le plus ?
Chaque lame a son charme. J’aime le Bateleur. Il a tous les outils pour commencer de nouveaux projets et les nouveaux projets, j’aime ça…J’aime aussi la Roue, c’est pour moi une accélération, quelque chose qui bouge et avance.
10/ Etat présent de ton tarot. Tu tires deux ou trois cartes et tu nous dis, si tu veux bien, ton interprétation…
Voilà, une coupe. Le Sans nom. Le Diable. On rase tout et on profite. Attention, ne pas abuser….
Mille fois merci, Eric, et à bientôt !
UN POÈME EXTRAIT DU RECUEIL…
Un libertin sans numéro
La besace sur le dos
Besace enceinte des passés lourd fardeau
Pour les sèves naturelles
Et les espoirs déçus
Un nom de trois lettres
Aucun numéro aucun numéro
Pour ce libertin féru de coups de tête
Ce pèlerin aux grelots musicaux
Ce nomade des mondes aux idées de têtu
Saltimbanque des carrosses
Son costume aux grelots musicaux
Colore les douces folies
Et les cruels désordres
Des lames voisines paysannes ou héros
Illuminé des chemins mystérieux
Tachés d’improbables rideaux d’argile
Chiffonnés des témoins aux cris ténébreux
Ces chemins d’un tout
Quand les parfums fragiles
Tapissent d’irrationnel
Les racines et les gueux
Tu es le mat aux grelots musicaux
L’insolite bouffon aux chaussures aériennes
Dans ta main une feuille et aussi un bâton
De pèlerin qui émigre
Vers des terres lointaines.
COURT EXTRAIT DE LA PRÉFACE
« Des tréteaux du bateleur aux pays de lumières, à la recherche de l’étoile ou de l’ordre magique, Carine-Laure Desguin nous entraîne sur un chemin constitué de vingt-huit stations, vingt-huit arrêts sur images d’arcanes majeurs. Vingt-huit, c’est-à-dire que, l’espace de quelques poèmes, la poétesse a pris des libertés avec les lames traitées individu-ellement pour atteindre à un nombre parfait (divisible par la somme de ses diviseurs) de textes bien accordés (…)
On peut parler de poèmes-hologrammes qui débordent même les attributions dévolues à chaque arcane et s’enrichissent de tout le jeu. Chaque lame rend un son propre, livre une brassée de métaphores formant un accord pour donner ce que Desguin nomme les champs de solfège raisonnés, machines à aimanter des lignes mélodiques et à creuser des galeries d’images. » Éric ALLARD
Carine-Laure DESGUIN sera présente à MON’S LIVRE le 22 novembre 2015 sur le stand des éditions Le Coudrier et le 23 sur le stand du cercle littéraire Clair de Luth.
Le samedi 22, entre 15h50 à 16 h20, elle s’exprimera sur l’objet des mots lors d’une table ronde organisée par Le Coudrier en compagnie de Jean-Michel Aubevert, Isabelle Bieleki, Claude Donnay et Nathalie Wargnies.
Elle sera aussi présente au 4ème Salon du Livre de Marchienne-au-Pont le dimanche 29 novembre 2015 de 11 heures à 18 heures.
POUR EN SAVOIR PLUS
Le recueil sur le site de l’éditeur avec un texte de Carine-Laure et un extrait de la préface
Le recueil sur le blog de Carine-Laure Desguin
Quelques photos de la présentation du recueil à la Bibliothèque M. Yourcenar de Marchienne-au-Pont
Son interview Livres & vous sur Les Belles Phrases