LE VIEUX QUI MÂCHONNAIT DES RELIGIEUSES de JEAN PÉZENNEC (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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L’an dernier, Jean Pézennec avait publié au Cactus Inébranlable un recueil d’aphorismes fort remarqué, Tarte aux phrases.

Pour preuve, trois aphorismes tirés de l’ouvrage :

Personne ne possède la science infuse. En revanche, nombreux sont-ils à posséder la science confuse.

La politique, la seule activité qui donne aux hommes de soixante ans l’illusion qu’ils ont l’avenir devant eux.

Vous voulez échapper au tourisme de masse ? Faites un voyage intérieur.

On le retrouve avec plaisir dans le genre du texte court avec L’homme qui mâchonnait des religieuses.

Dans le premier texte du recueil, un homme est expulsé malgré lui du ventre de sa mère. Dans un autre, une femme s’échappe d’un tableau de Picasso ; à la suite de quoi elle devra subir « une pénible série d’opérations de chirurgie réparatrice destinées à lui redonner forme humaine ». Dans Erreur d’aiguillage, un homme se découvre personnage d’un roman qui n’est pas le sien. Conséquemment, dans Le crédit, ce sera la vie qui s’enfuira d’un être humain.

Pézennec montre ainsi que l’existence n’est qu’une suite de lieux d’enferment dont il s’agit de s’évader ou de se faire exfiltrer.

La mini-série After death dénonce avec humour la propension qu’on a à tirer plaisir de tout, jusqu’après sa mort, en s’exonérant ainsi de toute angoisse.

Il ironise de même sur la spectacularisation de nombreux domaines de la société. N’est-ce point la peur atavique d’être confronté à soi-même qui pousse l’homme à rendre de plus en plus poreuse la frontière séparant le privé du public, laisse entendre l’auteur.

On peut penser que Pézennec sait de quoi il parle quand il écrit ici Le talk-show ou L’humoriste car il a dû approcher le monde des médias quand il écrivait, parallèlement à son métier d’enseignant, des sketches pour le café-théâtre et la télévision. Il stigmatise par ailleurs cette tendance à (faire) rire en toutes occasions, et jusqu’aux plus dramatiques : guerres, massacres, états de fait des dictatures…

Quelques textes raillent allègrement notre rapport au net et aux réseaux sociaux.

À votre bon cœur, messieurs dames ! Tout au long du boulevard du Net, pitoyable spectacle et véritable cour des Miracles, des auteurs montraient qui, un poème rachitique qui une prose difforme, tendant au passant leur sébile pour qu’ils y déposent un like ou un compliment.

(À votre bon cœur)

Le milieu littéraire, déjà égratigné dans le texte précédent, en prend plusieurs fois pour son grade.

 « Le cœur ! C’est cela l’important. ! Le cœur ! » clamait sans cesse cet écrivain. Il fallut l’interner Il avait fini par se prendre pour une laitue. »

(Le cœur, tout est là !)

Mathématicien de formation, Jean Pézennec a écrit des livres de vulgarisation scientifique. On en trouve écho dans ce recueil avec quelques microfictions dont celle qui questionne la collusion entre l’art et la science, quand toutes les opinions se valent au prétexte de la fantaisie, de l’art, motifs qui font aussi le nid du complotisme.

Tous artistes ! Et tous mathématiciens ! Le slogan remporta un succès immédiat auprès du grand public. Bientôt un débat fit rage dans le pays. La moitié des mathématiciens prétendait que deux plus deux font quatre, l’autre moitié soutenait que deux et deux font trois.

(Tous artistes)

On relève plus d’une perle de narration extrêmement concise, telle celle-ci :

« Cet homme est fou à lier », décréta le psychiatre après avoir longuement interrogé ce malade qui se prenait pour un morceau de sucre. Puis il le mit dans son café.

(Fou à lier)

D’autres nombreux textes surprenants, spirituels, grinçants de Jean Pézennec, d’autant plus percutants qu’ils sont courts, vous attendent dans ce nouveau titre de la collection des Microcactus.

Le recueil sur le site du Cactus Inébranlable

Où on parle du recueil de Jean Pézennec dans Ouest France

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TYRANNIE DE LA POUSSIÈRE de PHILIPPE SIMON (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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À lire des recueils d’aphorismes du Cactus Inébranlable, j’en viens à penser qu’ils disent, plus qu’un roman ou, parfois, une plaquette de poésie, l’homme ou la femme qui les a écrits. Si Buffon déclare Le style, c’est l’homme, a fortiori un recueil d’aphorismes.

C’est particulièrement le cas pour ce recueil de Philippe Simon, ce Normand qui a été instituteur et journaliste à Ouest-France, entre autres auteur de textes de chansons, qui ne veut rien posséder au sens propre (ni prof, ni boulanger, ni épouse), a le don du don (« Donner ne me coûte rien. C’est ne pas pouvoir donner qui me coûte beaucoup. ») et qui va « par monts et par mots » depuis sa naissance à la fin des années 50 à Coutances.

Amateur d’huîtres (qui garderont toujours quelques mystères pour lui), ayant pour seule fortune les mots, aimant autant les points-virgules qu’il ne goûte point les points d’exclamation, il est attentif à la qualification des mots dans la phrase (les verbes en fleurs, les adjectifs diaboliques, les adverbes – trop ? – sucrés).

Tout bonnement (le début d’un de ses aphorismes) aurait aussi été, je trouve, un bon titre à cette palanquée de phrases bien tournées qui parlent de lui et du monde, d’une enfance douce amère…

Il y a de la gravité et des blessures (« Le poète laisse ses blessures saigner sous le vernis des mots ») qu’on devine (« On souffre comme on aimait : trop ») dans ces évocations du passé (« Je suis né par hasard, j’ai grandi comme j’ai pu. Je m’en irai par inadvertance. »), On le lit nostalgique de ses vingt ans (« arrivés trop tôt ») quand il était (presque) sûr d’être immortel, quand l’An 2000 de son enfance était « si merveilleux »…

L’enfance est un chagrin qui ne dort que d’un deuil, écrit-il.

Ou encore : Dans ma famille, le bonheur était une option.

Mais de sa mère, il écrit : « Je suis riche de toi qui m’as donné la vie. »

Regrettant l’existence des frontières qui ont précédé les barbelés, il a cette formule : « Les professeurs, qui voulaient m’enseigner la géographie, n’ont jamais bien su où me situer. » Animé d’un bel esprit d’indépendance, épris de liberté, il se méfie des maîtres qui peuvent basculer tyrans et, il va sans dire, de la poussière qui tyrannise, entendez par poussière les vacuités de l’existence, le trop mortel.  

Ecrire, dans les différents genres qu’il a pratiqués, a certainement été pour lui une bouée de sauvetage, un phare dans la brume de l’existence, ainsi qu’il l’exprime : « Ecrire, c’est mettre en vie en jeu pour tenter de la sauver. »

En le lisant, on sauve de même un moment de liberté au tumulte des jours ; on en sort réconforté, un peu moins con, un peu plus fort.

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Quelques aphorismes extraits du recueil

Mes souvenirs d’enfance, je les ai dépensés jusqu’à leur dernier franc.

Est-ce une société secrète qui fabrique les mystères ?

Le peuple a raison quand il vole un sou d’honneur et de justice.

L’épouse s’efface quand la maîtresse s’épile.
La Norvège, le pays où les rennes sont rois.

Je n’ai jamais bradé mes mots au vent des banderoles.

Dialogue de mouches : « Tiens, une nouvelle réunion qui commence. – Encore un sale moment à passer.« 

Je n’ai constaté aucune désertion dans les rangs de mes soldats de plomb.

Ça lui fait une belle jambe à l’homme d’avoir marché sur la Lune.

Il y a deux âges dans la vie : celui où on ignore que la vie est tragique ; et celui où on le sait.

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Philippe SIMON, Tyrannie de la poussière, couverture d’Elisabeth Tilman, Cactus Inébranlable, 86 p., 10 €.

Le livre sur le site de vente en ligne du Cactus Inébranlable

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COSA MENTALE de JEAN YVANE (M.E.O.) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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En déclarant que la peinture est cosa mentale, Leonard de Vinci voulait dire que l’artiste ne se contente pas de dessiner ce qu’il voit mais qu’il peut aussi imaginer, se figurer la vue depuis un point de vue choisi à dess(e)in et que le travail intellectuel en amont est aussi sinon plus important que son résultat sur le support.

C’est ce que montre Jean Ivane dans la fiction qu’il écrit en faisant parler Michel Foucault qui a donné, comme on sait, dans Les Mots et les Choses des pages inégalées sur Les Ménines (on a presque envie d’écrire Méninges) de Velasquez.

Ainsi, Jean Yvane privilégie dans chacune des neuf nouvelles composant ce recueil, un point de vue particulier pour chacun des créateurs singuliers, et leurs univers, qu’il a choisi d’évoquer. Cela nous vaut par ailleurs des portraits bien croqués des protagonistes et des considérations originales éclairant leur œuvre ou leur personne.

Comme il l’écrit à propos de Michel Foucault et qui vaut certainement pour lui, Jean Ivane fait de la narration un art de l’esquive et de l’assaut.

La première nouvelle nous rend témoin de l’enregistrement par Serge Gainsbourg dernière période, en compagnie de Riton Liebman, de la voix de Méphisto pour la version française du film d’animation tiré de l’Histoire du Soldat de Ramuz et Stravinski

Jo l’obscur raconte un fonctionnaire de l’Institut National de Géographie qu’aurait pu être Perec, une espère de concierge collectant les doubles des clés de ses voisins pour les dépanner au besoin. Il se promène aussi avec un plan du métro pour renseigner les usagers sur leur parcours souterrain…

Igor un grand gaillard vianesque au cœur fragile et au regard aigu qui joue de la trompinette et mourra après la projection d’un film tiré d’un de ses livres.

Kronos, c’est le pseudo avec lequel Antoine Blondin signait ses articles dans lesquels il mythifiait les grands coureurs cyclistes de son époque…

Le personnage inspiré par Samuel Beckett dialogue par miroir interposé avec un détenu de la prison d’en face qui se fera la belle…

Trois nouvelles narrent des aventures conjugales. Celle faisant signe vers La Métamorphose de Kafka met en scène un homme au fond d’une cave transformé en chat que nourrit de lait depuis deux ans son épouse…

Woody Allen, époque Mia Farrow, doit combattre un Orion dont la présence se manifeste à son épouse, prétexte à faire accroire à son metteur en scène de mari qu’il n’est qu’un bon à rien.

La plus savoureuse nouvelle est, pour ce qui me concerne, la nouvelle dans laquelle Eugène Ionesco réclame à son épouse, lors d’un petite déjeuner copieux et paradoxal, eu égard au contexte, dix bonnes raisons pour l’inciter à vivre jusqu’au lendemain.

Dans la dernière histoire rapportée, un homme cherche le point de vue qu’a pris un peintre pour peindre une scène de crime survenu « au pied d’une falaise surplombant la mer ».

Un recueil d’une centaine de pages, insolite et intelligent, qui questionne l’expression littéraire dans le même temps où il rend hommage à des créateur uniques qui tous doivent ruser avec la vie, avec le monde, avec leur moi.

L’auteur nous fait ainsi réfléchir sur le mode de narration à employer pour qui est animé de la rage de l’expression : choisir un point de vue, l’angle d’attaque, les bons mots et les bons moyens, pour, à la fin de l’envoi et à la façon du Cyrano de Rostand, toucher son public au cœur.

Le livre sur les site des Editions M.E.O.

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MATIÈRE DES SOIRS de PHILIPPE LEUCKX (Le Coudrier) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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Avec Matière des soirs, Philippe Leuckx pousse la mélancolie plus loin que dans ses précédents ouvrages. Les contrastes sont plus marqués, à l’instar des bouleversantes photos de couchers de soleil de Philippe Colmant qui illustrent le recueil.

Si Philippe est l’aquarelliste des soirs couchants, de la lumière qui tombe, du jour qui s’estompe en pressant ses dernières lueurs, il s’avance ici à la frontière du jour et de la nuit, un peu avant l’extinction des feux, presqu’au seuil des ténèbres.

« La nuit longe le cœur. Il va bientôt  faire silence  dans ce sang tourmenté. C’est le soir surtout que le chagrin songe à sévir. »

C’est qu’il continue d’inscrire ses pas de poète dans les sillons d’un chagrin, personnalisé, intemporel, dont il a rendu compte, principalement, dans le vibrant ouvrage consacré à son épouse, aussi paru au Coudrier, Poèmes du chagrin.

Dans la maison

je cherche la présence

comme l’on monte les marches

sans trouver son rythme

la solitude est vive dans le bois

des rampes

les chambres closes

L’absence, le fantôme d’êtres et de lieux aimés imprègne le présent ouvrage avec, pour corollaire, les remugles du souvenir qui s’installent, le goût pour la brume (qui est un baume à l’écume du chagrin), l’errance au hasard de la ville sur les lents chemins / désarmés, la solitude de l’enfant à sa fenêtre, la nostalgie des rubans de concorde ou des rubans d’amitié qui relient les humains.

Parfois une rue disparaît

comme l’enfance

tous repères évanouis

Puisque le soir n’est plus ce havre de paix avant la nuit, on aspire à l’aube nouvelle, pour boire à la lumière des arbres.

Si la chaleur, la clarté estivale baigne le jour renaissant, on se déprend de la solitude, on se défend de la tristesse, le chagrin se rempare de tendresse, s’environne de souvenirs, sans illusion sur le futur.

On épelle le chagrin

à coups de souvenirs

bleus de mer d’espace

on égrène les fêtes

les manques les beautés

on est à soi

l’ombre de l’autre

une autre figure

isolée d’absence    

Et parfois, parmi les reliefs invisibles / du vécu…,  dans l’oubli / goûté aux miracles…, dans les déroutes d’une vie, le poème surgit, tout un recueil même, pour dire le peu qu’on a retenu, ce qu’il nous reste pour passer le soir et aller vers le jour encore à venir.

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Philippe Leuckx, Matière des soirs, photographies de Philippe Colmant, préface de Jean-Michel Aubevert, Le Coudrier, 65 p., 18 €.

Le recueil sur le site des Editions Le Coudrier

Les ouvrages de Philippe LEUCKX au Coudrier

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PAO d’ANDRE LALIEUX (MVO) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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Pao, c’est Paola Cuesta, une jeune femme de dix-neuf ans qui vient de décrocher un CDI dans un garage comme secrétaire entre Edmond, le boss bordélique, et Hamed, l’apprenti mécanicien. Elle vit en coloc dans un appartement de soixante mètres carrés avec Marylin qui est sa meilleure amie depuis ses douze ans.

Le nœud, c’est la mère de Paola avec laquelle l’entente entre mère et fille n’a jamais fonctionné et qui continue de lui pourrir la vie. D’ailleurs, elle se pointe au garage pour annoncer à Paola le décès de son père, qui les a quittées quand Paola était gamine et avait refondé une famille. A l’enterrement, elle va rencontrer son demi-frère…

Quand l’idée vient à Paola, exaspérée, de buter sa mère, sa meilleure amie l’engage à voir un psy… Mais ce qui va booster son mental et son corps, c’est la rencontre avec Malika, la sœur d’Hamed, à la faveur de l’obtention de son diplôme de mécanicien. Avec Malika, Pao découvre un aspect de sa sexualité qu’elle ne soupçonnait pas.

Elle m’enlace et tout de suite on se prend la bouche. Elle m’entraîne au lit, je la respire, elle porte son parfum d’hier. Je ne réfléchis plus, je ressens. Une femme me fait l’amour. Une grâce inconnue, évidente, nous a gagnées et nous emporte. Lorsque, enfin, nous nous affalons rompues, nous sommes en larmes.

Mais Malika n’est pas prête à étaler sa liaison au grand jour…

Faire partie de la mouvance  LGBT m’a fait piger à quel point le quotidien se trouve modifier par le simple fait de la différence. « Je suis gouine » : cette petite pensée récurrente ne me travaille pas du tout, elle m’amuserait même assez si elle ne démolissait pas Malika.

En quinze chapitres enlevés, avec humour et sensualité, l’auteur de Les Bienheureuses et d’Odeur de blanche (aux Editions du Basson) investit un nouvel espace littéraire pour nous faire vivre la vie d’une jeune femme, ses amours, ses émois, ses emmerdes, et aborder le sujet de la mouvance LGBT au sein, notamment, d’une famille musulmane traditionnelle.

Si, d’après Stendhal, le roman est « un miroir que l’on promène le long d’un chemin. », on peut se demander ce qu’André Lalieux a mis de lui et de l’époque dans ce roman écrit à la première personne.

On peut aussi lire cette fiction pour le plaisir de suivre la vie affective d’une jeune femme aux prises avec le monde d’aujourd’hui. A travers ce cas particulier, André Lalieux pose de belle manière quelques questions universelles.

Le livre sur le site de l’éditeur

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LE PETIT GOÛT SUCRÉ DU PIRE d’ADRIENNE DIZIER (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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Avec Le petit goût sucré du pire, Adrienne Dizier donne son premier livre, un recueil d’aphorismes qui fait joliment signe vers la poésie du quotidien, en disant le doux-amer d’une existence un rien désoeuvrée (« Je ne sais pas quoi faire de ma vie quand je ne suis pas chez le psy ou sur mon tapis de yoga. ») d’une trentenaire qui « flotte dans [sa] vie comme dans un pantalon trop grand », en partageant son espace tendre avec un chat qui lui « ramène plus d’aphorismes que de rongeurs ».

D’emblée, pour installer l’hôte lecteur dans sa bulle élective, elle cite au gré d’un phrase Doris Day, Francis Cabrel, Françoise Hardy, Marina Abramovic.  

Les coups du sort, les affections qui sont le lot de chacun de nos jours comme des siens sont comme amortis par les notations qu’elle en tire avec une discrétion qui vire à l’élégance. Elles sont autant de messages personnels (« Si tu crois un jour que tu m’aimes »), sur un ton désinvolte qui n’évite pas la gravité de l’existence. 

Vivre d’espoir me désespère, écrit-elle justement.

Ou bien : Triompher de sa journée, miracle quotidien.

Et : Je rêve d’une vie de mère au foyer dont mes enfants seraient mes livres.

Mais aussi : Mes mots me ressemblent, avec leurs petites têtes d’anges déçus.

Dans ces pages, il y a beaucoup de marques de tendresse mais aussi quelques échappées plus fiévreuses dans le registre de l’intime.

Et des amorces d’intrigue comme celle-ci : Je me pensais célibataire avant de tomber sur cette brosse à dents inconnue.

Adrienne Dizier parle d’un nez enrhumé comme d’un petit avion / dont les ailes sont amochées. Une fête d’anniversaire est pour elle l’occasion d’avoir une bougie de plus pour éclairer le chemin.

Elle écrit : C’est seulement quand j’ai levé les miens que j’ai vu que le ciel me mangeait des yeux.
Il faut croire que le ciel a bon goût, le petit goût sacré du meilleur ?

Ce délicieux recueil d’aphorismes est le centième publié par les Cactus Inébranlable Editions en douze années d’activité, et c’est bien qu’il soit le fait d’une jeune femme qui débute dans la littérature sous les meilleurs auspices.

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Adrienne Dizier, Le petit goût sucré du pire, illustration de couverture : Emelyne Duval, Cactus Inébranlable, 2023, 10 €.

Le recueil d’Adrienne DIZIER sur le site du Cactus Inébranlable

LES 100 P’TITS CACTUS sont ICI

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LE BLUES ROUMAIN Vol. 3 de RADU BATA (Ed. Unicité) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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Voici une anthologie de poésie qui ne laisse pas indifférent tant chaque texte interpelle, surprend, joue de métaphores neuves et trouve un écho en nous !

Et, comme l’écrit bien Cali dans la préface, « les poètes roumains ne se prennent pas pour des poètes : ils sont poètes. »

Ce troisième volume est coordonné, comme les précédents, par Radu Bata qui a traduit tous les textes en français et composé l’ensemble, non pas par ordre chronologique des dates naissance des auteurs ou par ordre alphabétique mais de façon musicale où un thème en amène un autre et où un même auteur se retrouve parfois avec des textes à plusieurs endroits du fil poétique tiré par le maître d’œuvre.

Le livre est très bien encadré, par « trois grands artistes, bons connaisseurs de la Roumanie et de la poésie » : Muriel Augry, Cali et Charles Gonzalès.

Il s’agit d’une poésie qui réussit le tour de force d’être accessible tout en posant des questions existentielles. Une poésie nécessaire, urgente, qui ne s’embarrasse ni d’effets de style ni de préoccupation sentimentales, énamourées, égocentrées, qui se briseraient, elles, sur le premier écueil de réel venu.

Les septante-trois poètes réunis (pour une somme de cent-vingt-deux textes) se collètent pareillement au trivial  et aux élévations d’âme (lire le beau texte d’Ana Blandiana, La balance avec un seul plateau, qui commence par « Je suis coupable pour ce que je n’ai pas fait »). Les thèmes de l’amour, du dépassement de soi, de l’aspiration à la beauté n’en sont pas moins absents mais traités en situation de vie, sur l’établi des jours.

L’inconvénient d’être né et la difficulté à vivre, chères à Cioran, l’absurde ionescien, la mythe de Dracula (le mort-vivant, le sang régénateur, le sang-encre) imprègnent plus d’un texte de l’ensemble.

La vie macroscopique et l’expérience du quotidien interfèrent habilement (lire entre les draperies de l’existence de Ion Mureşan) Enfin, les enjeux d’aujourd’hui comme, entre autres, le réchauffement climatique, ne sont pas exclus des préoccupations des poètes.

Dans mon esprit, les plats et les villes sont

comme des amants.

Le dernier efface tout

et rafle la mise.

(La chronologie des choux et des courgettes, Ioana Maria Stăncescu)

parfois je nous souhaite

d’avoir été des gens simples

de la campagne

dont le seul grand souci serait

qui se réveille le matin pour nourrir les volailles

et la neige

(Sur les touches de la machine à écrire dansent des refrains en instance de divorce, Alexandra Mălina Lipară)

C’est une poésie qui s’intéresse aux invisibles, aux humbles, aux déclassés, aux anormaux, aux mal adaptés, aux mal lunés, aux écartés de la réussite car les poètes en sont partie prenante : ils vivent l’existence des gens ordinaire et leurs inquiétudes sont les leurs.

que fait-on des héros secondaires qui ne montrent jamais leurs blessures

car elles sont trop petites par rapport à celles

du grand monde ?

héros secondaires tués par des blessures secondaires.

ce qui ne compte pas ne se conte pas.  

(les héros sont fatigués, Luminița Amarie)

Comme l’écrit Muriel Augry, « les poètes en provenance d’un pays diablement étrange aux héritages multiples n’ont qu’à se baisser pour cueillir les émotions les plus vives, les plus subtiles, les plus paradoxales ».
Des poètes qui, comme le formule Charles Gonzalès, « pulsent dans cette âme profonde roumaine […] dans une triste et joyeuse mélancolie, que l’on nomme le blues roumain », le typique et indéfinissable dor (lire à ce propos le texte de Iulian Tănase).

Dans La poésie est autre chose, Paul Vinicius, qui donne quatre poèmes dans ce volume, joue à saisir l’essence de la poésie, même s’il sait l’opération vaine :

la poésie est quand

tu n’as aucun bobo 

tes analyses sont nickel -chrome

et pourtant

tu as mal

Il faudrait citer tous les auteurs, tant chacun est singulier et mérite d’être découvert en francophonie.

Dans La fiction prend le dessus, le texte qui clôt le recueil, Radu Bata écrit :

La vraie vie est peut-être celle qu’on ne mène pas.

Je ne suis pas tout à fait là, je ne suis pas tout à fait ici.

Ainsi vont les choses : pendant que certains font semblant

de vivre quand ils vivent, d’autres écrivent

comme s’ils faisaient semblant d’écrire.

Et je lis des livres qui n’ont pas encore été écrits.

Juste définition de l’écriture et du poète exilé dans le monde. En attendant, ce livre-ci est écrit et bien écrit, et mérite, comme les deux précédents, pour un ensemble de 530 pages, toute notre attention de lecteur sensible à l’indéniable poésie.

Et, suite à la lecture du troisième volume de cette anthologie roumaine, on se sent, comme Cali, un poète roumain, donc universel.

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Radu BATA, Le blues roumain Vol.3 Anthologie implausible de poésies, préface de Cali, illustrations de Iulia Şchiopu, 210 p., 15 €.

LE BLUES ROUMAIN Vol. 3 sur le site de vente en ligne des Editions UNICITÉ

LE BLUES ROUMAIN Vol. 1

LE BLUES ROUMAIN Vol. 2

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RÉFLEXIONS SANS MIROIR, 5000 aphorismes, d’IVAN O. GODFROID (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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Voici un livre d’aphorismes composé de 5000 aphorismes numérotés et partagés en dix parties, chacune en comprenant 500 !

Il peut se lire, si on envisage une lecture chronologique (d’autres types de lectures sont possibles), comme un roman où les concepts, au nombre de vingt (erreur alpha, indutrUie, mue existentielle, numériquarchie, omégalyse…), définis par l’auteur à la fin de l’ouvrage, agissent tels des personnages pour raconter la tragédie du monde contemporain.

Dans son avant-propos, Ivan O. Godfroid se demande, à l’instar de Spinoza pour le corps, ce que peut une phrase et conclut qu’elle a un pouvoir infini.

Sans abandonner leur indépendance native (« Une seule phrase survit au deuil de son contexte – cette phrase est l’aphorisme. »), les aphorismes (« qui ne sont pas des phrases comme les autres ») participent d’un agencement singulier qui fait se frotter les concepts les uns aux autres pour, réflexion après réflexion, poser, sinon la résoudre une problématique sociale et existentielle contemporaine à laquelle l’auteur propose, partant notamment de son concept [E], d’«énergie émanant de la racine commune du cerveau et de l’esprit […] source commune à toute forme de vie », une résolution momentanée de son livre, et pour un sursaut vital, la physiosophie, « qui reconnaît l’importance équivalente du corps et de l’esprit ».

Face à cet ensemble élaboré sur dix années par l’auteur, on pourrait penser qu’on a affaire à un édifice théorique qui ne laisse pas place à la fantaisie, à l’humour. Ce serait une erreur car, comme déjà écrit, cet OLNI se lit à la façon d’un page turner, à la différence près que chaque réflexion suscite son temps d’arrêt, réunissant toutes les formes d’aphorismes de belle facture que le genre a pu générer, tant sur la longueur (qu’une phrase peut supporter) que par l’esprit. Si Godfroid innove, c’est surtout par le plan d’ensemble dans lequel il pose ses éléments langagiers et les fait subtilement interagir, se répondre d’une partie à l’autre et au sein de chacune.

C’est un livre-monde qui lie son lecteur (« Si vous lisez ceci, vous êtes en laisse. »), le tient pour responsable de ce qu’il lit, « propose une réflexion sur l’existence », touche l’émotion et la raison, les deux pôles de l’esprit, d’après l’auteur qui indique aussi que « l’émotion est une matière à réflexion ».

Une partie est plus théorique, « du transhumanisme à la numériquarchie », qui dit en substance, ce qui filtre de l’ensemble, que la société, de plus en plus sécurisée et sous contrôle, est omégalysée (diminuée de « ses fonctions intellectuelle supérieures ») par l’IndustrUie (« personnification conceptuelle des travers du commerce mondialisé ») qui vise à éradiquer toute forme de culture pour préparer l’Homme, vidé de sa conscience et de son libre arbitre, au transhumanisme, à une robotisation, sous l’œil panoptique du Numériarque (« personnage conceptuel […] à la tête d’une forme d’intelligence supérieure »).

Un autre partie, « Un homme d’esprit », se veut, de fait, plus personnelle, dans laquelle l’auteur se désigne comme « homme de latence et d’action », au sein duquel cohabitent à la fois « le général et déserteur », un être pour le moins double, et assurément complexe, aux antennes intellectuelle réceptives à de nombreux domaines intellectuels et artistiques.

Car, derrière l’auteur de ce livre hors-norme, il y a un psychiatre, chef du service psychiatrique d’un centre hospitalier universitaire, un poète et un pataphysicien, l’auteur d’ouvrages scientifiques et philosophiques, qui a trouvé ici le mode d’expression lui seyant pour relier les divers aspects de sa vie intellectuelle.

Ainsi, à l’écart de toute conceptualisation, on découvre que l’écrivain adore les chats (l’index thématique indique près de 60 aphorismes qui leur sont consacrés) et des coquelicots (« le chat des prairies« ) autant qu’il hait les cons et les robots, un homme qui s’interroge sur l’amour, le couple mais aussi, entre autres diverses choses, ce que dit du cerveau humain l’effet placebo. C’est aussi un amateur du death metal et un fin gastronome qui vante les mérites de l’alimentation bio et sait croquer en quelques mots les spécificités des grandes villes qu’il a visitées.

Il ne porte visiblement pas dans son cœur de psy certaines pratiques psychothérapeutiques (acupuncture, méditation, homéopathie…) pour lesquelles il a des formules bien senties.    

Dans les super pouvoirs de la phrase citée plus haut réside certainement celui de poser des questions (« Chaque question est une planète ; questionnaire rime avec univers »), de faire s’interroger son lecteur autrement que celles qui se multiplient sur le net pour recevoir l’opinion de l’internaute sur une multitude de sujet, car, écrit Godfroid, « l’opinion humaine est désormais consultative ».

Il leur consacre deux parties de son livre.

À l’écart de la question d’opinion ou d’apprentissage, les 1000-questions de Godfroid ont cette faculté, qui plus est, le plus souvent sur un mode léger, de nous faire nous interroger sur notre Être et notre engagement dans le monde sans nous contraindre à la formulation d’une réponse.

Par ailleurs, l’auteur écrit, comme en un clin d’œil, qu’il « ne répond plus de [ses] questions ».

En guise de conclusion, Réflexions sans miroir est un ouvrage grave et allègre qui, à plus d’un titre, détonne dans le paysage littéraire par le type de questionnement posé, et par le ton et la manière que son maître d’oeuvre a choisis d’employer, tant par la forme donc que sur le fond.

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SÉLECTION de 40 APHORISMES

Le serviteur de l’état finit toujours par se prendre pour le maître.

Uniformisation des idées par haïkuisation de la pensée.

Portrait-robot de celui qui tuera la littérature : 🙂

On ne repasse pas sur un trait d’esprit.

Jadis, les écrivains paressaient dans les cafés ; à présent ils paressent sur le net.

La condition humaine n’est jamais tout à fait remplie.

Le virus du Metal protège durablement de la Pop.

Le psychiatre est le fou de la médecine.

On passe les quinze premières années de sa vie à s’échapper de l’enfance, et tout le reste à en rechercher le chemin.

Il n’existe que deux domaines où les amateurs  se prennent pour des pros : la cuisine et la santé mentale.

Je n’aime pas la géométrie de la société, mais je fais bonne figure.

N’essayez pas de battre un Mexicain au jeu des cartels.

Avec l’âge, les cheveux tombent plus facilement que les filles.

Affirmer qu’une maladie est psychosomatique car on n’en trouve pas l’origine, c’est juger qu’un texte est poétique au motif qu’il n’a pas de sens.

Les baisers volés ne sont ni repris ni échangés.

Nul ne s’attendait à ce que les robots ressemblent à des miroirs de poche.

Si vous ne supportez pas l’échec, jouez aux dames.

Le bruit des clics a remplacé le bruit des bottes.

Agression, torture, mutilation, vol, malveillance, menace, harcèlement, viol, humiliation, séquestration, meurtre – inventaire à la pervers.

Ce qui différencie l’Homme de l’intelligence artificielle, c’est l’effet placebo.

On croit aux esprits quand on en n’a pas.

La religion numérique a ses prières méditatives.

Psychothérapie sans philosophie ne guérit pas.

L’homéopathie n’est jamais aussi efficace que dans le traitement de l’hypoglycémie.

La méditation, c’est bien – mais la préméditation vient avant.

L’acupuncture a perdu le fil.

Le psychiatre est l’ami des mots.

Le corps est le pendule de l’inconscient.

L’étoffe des héros est rongée aux mythes.

Au bistrot du Net, le serveur est fatigué.

Chute des espèces, montée des zoos.

Dans les friperies du cœur, l’espoir est décousu.

On ne cultive plus guère la mandragore que dans les champs du signe.

On ne sombre pas dans la clarté.

Quand le sorcier a un problème de magie, il va voir un autre sorcier.

Si la mode a ses agences de mannequins, la politique a-t-elle ses agences de pantins ?

Etes-vous belle à lier ?

Faut-il sourire sur son avis de décès ?

Combien faut-il de chats pour devenir écrivain ?

Pourquoi ne lit-on pas dans un rêve ?

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Ivan O. Godfroid, Réflexions sans miroir – 5000 aphorismes, collage de couverture: Emelyne Duval, Cactus Inébranlable Ed., 2022, 438 p., 20 €.

Le livre sur le site de vente en ligne des Cactus Inébranlable Editions

IVAN O. GODFROID sur le site des Editeurs Singuliers

L’émission littéraire Sous Couverture où Thierry Bellefroid parle de ce livre

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PROMISCUITÉS de THIERRY ROQUET (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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C’est un plaisir de se replonger dans la lecture de nouveaux textes (très courts, en l’occurrence) de Thierry Roquet qui explorent toutes les faces du quotidien d’un citadin – ayant vécu une part de son enfance à la campagne – avec des échappées nombreuses dans la fiction voire le fantastique ou l’absurde mais avec toujours une dimension sociale ainsi qu’une attention constante pour l’être humain dans ce qu’il a de plus vulnérable.

Le lynx se promène dans l’avenue ce soir. Le lynx n’a qu’un œil, mais quel œil. Quoique. Le lynx n’a pas pu éviter le bus. Et le bus n’a pas d’œil. Mais quel choc.

Si Thierry raconte souvent à la première personne, sans trace de nombrilisme et avec une forte dose d’autodérision, c’est pour livrer une vision du monde près son narrateur qui le trouve insensé, auquel la raison et la direction se sont absentés, mal adaptés aux plus hauts desseins de l’Homme. L’auteur lui répond en conséquence par un point de vue décalé, des saynètes étranges qui ravissent ou font s’interroger.  

Ils détestaient la démocratie, ce qu’elle était devenue, cette chose politique vidée de sa substance initiale. C’était l’époque où il fallait haïr encore pour exister. 

Plus d’un texte rapporte des rencontres improbables, difficiles, avortées, souvent tendres, reposant sur un malentendu, des interprétations opposées d’un message mal compris…

Elle interpréta le silence entre eux, il l’interpréta d’une autre façon. En fin de compte, le silence aussi leur échappait.

Au centre des préoccupations des humains croqués par Roquet, on trouve l’incommunicabilité et le manque d’adéquation avec l’environnement social, le désoeuvrement, l’esseulement et le sentiment d’impuissance que la vie moderne installe au cœur de chacun, comme délaissée par ceux qui en ont la charge, avec ses villes désertées de tout commerce et les comportements déviants que cela génère.

On s’éloignait des gens sans raison apparente. Il y avait bien une raison, elle n’était pas forcément apparente.

La série sur ce que seraient aujourd’hui les grandes amours de légende (Roméo et Juliette, Paul et Virginie…) est savoureuse.

Tristan aime Yseult qui aime d’abord son métier.

Adam & Eve ont naturellement cessé de s’aimer sans en faire toute une histoire.

Parfois, la rencontre a bien lieu, même si le motif peut paraître futile.

« J’ai faim ! », hurlai-je. « Moi aussi ! » J’avais trouvé l’âme sœur.

On trouve aussi deux insolites métiers d’avenir, gardien de gardien de musée et  psychologue pour outils au rebut, qui eux-mêmes en cachent deux autres…

On voit aussi à l’oeuvre l’inhumanité du monde du travail conduisant les employés à jouer au clown social car la gentillesse, la bienveillance, l’entraide n’y ont pas ou plus leur place.

« Je vous préviens, je peux être très gentil. » Ses collègues, en panique, le dénoncèrent aussitôt  la direction.

Thierry Roquet décrit aussi à sa façon les formes que prend l’amour chez les couples de longue durée, comme dans ce texte si touchant, La peur au ventre.

Ils habitent une petite maison en centre-ville, avec de toutes petites fenêtres aux étages – des meurtrières, ça y ressemble. C’est de là-haut qu’ils surveillent le passage dans la rue  et avisent s’il est enfin sans danger de sortir les deux poubelles devant chez eux et de rentrer tout aussi vite : « Dépêche-toi mon amour ! », en refermant à double tour.

Tous les textes témoignent d’une rare humanité, d’autant plus précieuse et puissante qu’ils n’estompent pas les ressorts toxiques du genre humain. Ils ne versent jamais dans le sentimentalisme et sont constamment inventifs.

Enfin, pour répondre à l’après-propos de Thierry, j’ajouterai que ses petites fictions du meilleur cru sont des modèles du genre qui doivent inspirer quiconque se pique d’écrire dans ce genre littéraire.

Thierry Roquet, Promiscuités, Cactus Inébranlable Ed., 76 p., 8 € – sur le site de vente en ligne de l’éditeur

Thierry ROQUET sur les site des Editeurs Singuliers

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LES BIENHEUREUSES d’ANDRÉ LALIEUX (Ed. du Basson) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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La première rencontre que fait Marcel Douby, « 55 balais et à peine deux ans de travail au compteur », se prénomme Noëlla Derijk. Elle a lieu à la place Verte, à Charleroi, en plein chantier du centre commercial Rive Gauche.

« Elle était là, à regarder la scène, dos appuyé à la librairie Molière. Blonde, les yeux bleus. Pas belle, pas élégante, sans charme, mais un physique animal, ça oui, foutue quoi, très bien foutue. »

La rencontre se poursuit jusqu’au domicile de la donzelle à Dampremy où, après la tournée des bistrots, l’aimable cinquantenaire en vient à lui mette les mains autour du cou et à serrer très fort… Il découvre de la sorte les voluptés du passage à trépas, tant pour l’assassin que pour sa victime, la première bien nommée bienheureuse du titre.

Voilà comment M. Douby entame sa carrière de premier serial killer carolo qui n’a aucune peine à égarer la police sur de fausses pistes même s’il n’est pas à l’abri d’une fausse manoeuvre, d’un retour de flamme. 

Quelles seront les prochaines victimes et combien de bienheureuses connaîtront l’extase marcellienne ? Marcel trouvera-t-il un emploi au parc à la hauteur de ses non attentes ? Quelles sont les activités de l’inquiétant Salvatore Gracci avec lequel notre homme sera mis en contact via sa nièce qui travaille à l’Onem ? Jusqu’où tombera-t-il ? Quelle chute (de cheveux) nous ménage ce polar vivement recommandé ?    

Je peux juste dire que mon quartier tient un rôle décisif dans l’action du livre même si, en cherchant bien, je n’ai pas trouvé trace du salon de coiffure mentionné par l’auteur. En bon romancier, André Lalieux a sans doute tenu à brouiller les pistes… de quelques kilomètres.

Un polar très réussi, qui plus est localisé à Charleroi et sa périphérie (et qui s’expatrie jusqu’à Givet et Blankenberge), aux traits d’humour et aux termes d’argot bien dosés, qui ménage ses effets sans verser dans les excès et longueurs auxquels le genre peut parfois prêter. Malgré les faits relatés, il nous fait nous attacher au narrateur et à sa vieille mère et trembler avec lui à l’idée qu’il pourrait se faire prendre.

Finaliste du prix Saga Café, ce livre est disponible dans la collection de poche du même éditeur mais aussi dans la collection Grands Caractères (pour les malvoyants).

André Lalieux a aussi publié aux Editions du Basson Odeur de blanche et il vient de sortir un nouveau roman, Pao (MVO Editions).

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