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Voici un livre d’aphorismes composé de 5000 aphorismes numérotés et partagés en dix parties, chacune en comprenant 500 !
Il peut se lire, si on envisage une lecture chronologique (d’autres types de lectures sont possibles), comme un roman où les concepts, au nombre de vingt (erreur alpha, indutrUie, mue existentielle, numériquarchie, omégalyse…), définis par l’auteur à la fin de l’ouvrage, agissent tels des personnages pour raconter la tragédie du monde contemporain.
Dans son avant-propos, Ivan O. Godfroid se demande, à l’instar de Spinoza pour le corps, ce que peut une phrase et conclut qu’elle a un pouvoir infini.
Sans abandonner leur indépendance native (« Une seule phrase survit au deuil de son contexte – cette phrase est l’aphorisme. »), les aphorismes (« qui ne sont pas des phrases comme les autres ») participent d’un agencement singulier qui fait se frotter les concepts les uns aux autres pour, réflexion après réflexion, poser, sinon la résoudre une problématique sociale et existentielle contemporaine à laquelle l’auteur propose, partant notamment de son concept [E], d’«énergie émanant de la racine commune du cerveau et de l’esprit […] source commune à toute forme de vie », une résolution momentanée de son livre, et pour un sursaut vital, la physiosophie, « qui reconnaît l’importance équivalente du corps et de l’esprit ».
Face à cet ensemble élaboré sur dix années par l’auteur, on pourrait penser qu’on a affaire à un édifice théorique qui ne laisse pas place à la fantaisie, à l’humour. Ce serait une erreur car, comme déjà écrit, cet OLNI se lit à la façon d’un page turner, à la différence près que chaque réflexion suscite son temps d’arrêt, réunissant toutes les formes d’aphorismes de belle facture que le genre a pu générer, tant sur la longueur (qu’une phrase peut supporter) que par l’esprit. Si Godfroid innove, c’est surtout par le plan d’ensemble dans lequel il pose ses éléments langagiers et les fait subtilement interagir, se répondre d’une partie à l’autre et au sein de chacune.
C’est un livre-monde qui lie son lecteur (« Si vous lisez ceci, vous êtes en laisse. »), le tient pour responsable de ce qu’il lit, « propose une réflexion sur l’existence », touche l’émotion et la raison, les deux pôles de l’esprit, d’après l’auteur qui indique aussi que « l’émotion est une matière à réflexion ».
Une partie est plus théorique, « du transhumanisme à la numériquarchie », qui dit en substance, ce qui filtre de l’ensemble, que la société, de plus en plus sécurisée et sous contrôle, est omégalysée (diminuée de « ses fonctions intellectuelle supérieures ») par l’IndustrUie (« personnification conceptuelle des travers du commerce mondialisé ») qui vise à éradiquer toute forme de culture pour préparer l’Homme, vidé de sa conscience et de son libre arbitre, au transhumanisme, à une robotisation, sous l’œil panoptique du Numériarque (« personnage conceptuel […] à la tête d’une forme d’intelligence supérieure »).
Un autre partie, « Un homme d’esprit », se veut, de fait, plus personnelle, dans laquelle l’auteur se désigne comme « homme de latence et d’action », au sein duquel cohabitent à la fois « le général et déserteur », un être pour le moins double, et assurément complexe, aux antennes intellectuelle réceptives à de nombreux domaines intellectuels et artistiques.
Car, derrière l’auteur de ce livre hors-norme, il y a un psychiatre, chef du service psychiatrique d’un centre hospitalier universitaire, un poète et un pataphysicien, l’auteur d’ouvrages scientifiques et philosophiques, qui a trouvé ici le mode d’expression lui seyant pour relier les divers aspects de sa vie intellectuelle.
Ainsi, à l’écart de toute conceptualisation, on découvre que l’écrivain adore les chats (l’index thématique indique près de 60 aphorismes qui leur sont consacrés) et des coquelicots (« le chat des prairies« ) autant qu’il hait les cons et les robots, un homme qui s’interroge sur l’amour, le couple mais aussi, entre autres diverses choses, ce que dit du cerveau humain l’effet placebo. C’est aussi un amateur du death metal et un fin gastronome qui vante les mérites de l’alimentation bio et sait croquer en quelques mots les spécificités des grandes villes qu’il a visitées.
Il ne porte visiblement pas dans son cœur de psy certaines pratiques psychothérapeutiques (acupuncture, méditation, homéopathie…) pour lesquelles il a des formules bien senties.
Dans les super pouvoirs de la phrase citée plus haut réside certainement celui de poser des questions (« Chaque question est une planète ; questionnaire rime avec univers »), de faire s’interroger son lecteur autrement que celles qui se multiplient sur le net pour recevoir l’opinion de l’internaute sur une multitude de sujet, car, écrit Godfroid, « l’opinion humaine est désormais consultative ».
Il leur consacre deux parties de son livre.
À l’écart de la question d’opinion ou d’apprentissage, les 1000-questions de Godfroid ont cette faculté, qui plus est, le plus souvent sur un mode léger, de nous faire nous interroger sur notre Être et notre engagement dans le monde sans nous contraindre à la formulation d’une réponse.
Par ailleurs, l’auteur écrit, comme en un clin d’œil, qu’il « ne répond plus de [ses] questions ».
En guise de conclusion, Réflexions sans miroir est un ouvrage grave et allègre qui, à plus d’un titre, détonne dans le paysage littéraire par le type de questionnement posé, et par le ton et la manière que son maître d’oeuvre a choisis d’employer, tant par la forme donc que sur le fond.
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SÉLECTION de 40 APHORISMES
Le serviteur de l’état finit toujours par se prendre pour le maître.
Uniformisation des idées par haïkuisation de la pensée.
Portrait-robot de celui qui tuera la littérature : 🙂
On ne repasse pas sur un trait d’esprit.
Jadis, les écrivains paressaient dans les cafés ; à présent ils paressent sur le net.
La condition humaine n’est jamais tout à fait remplie.
Le virus du Metal protège durablement de la Pop.
Le psychiatre est le fou de la médecine.
On passe les quinze premières années de sa vie à s’échapper de l’enfance, et tout le reste à en rechercher le chemin.
Il n’existe que deux domaines où les amateurs se prennent pour des pros : la cuisine et la santé mentale.
Je n’aime pas la géométrie de la société, mais je fais bonne figure.
N’essayez pas de battre un Mexicain au jeu des cartels.
Avec l’âge, les cheveux tombent plus facilement que les filles.
Affirmer qu’une maladie est psychosomatique car on n’en trouve pas l’origine, c’est juger qu’un texte est poétique au motif qu’il n’a pas de sens.
Les baisers volés ne sont ni repris ni échangés.
Nul ne s’attendait à ce que les robots ressemblent à des miroirs de poche.
Si vous ne supportez pas l’échec, jouez aux dames.
Le bruit des clics a remplacé le bruit des bottes.
Agression, torture, mutilation, vol, malveillance, menace, harcèlement, viol, humiliation, séquestration, meurtre – inventaire à la pervers.
Ce qui différencie l’Homme de l’intelligence artificielle, c’est l’effet placebo.
On croit aux esprits quand on en n’a pas.
La religion numérique a ses prières méditatives.
Psychothérapie sans philosophie ne guérit pas.
L’homéopathie n’est jamais aussi efficace que dans le traitement de l’hypoglycémie.
La méditation, c’est bien – mais la préméditation vient avant.
L’acupuncture a perdu le fil.
Le psychiatre est l’ami des mots.
Le corps est le pendule de l’inconscient.
L’étoffe des héros est rongée aux mythes.
Au bistrot du Net, le serveur est fatigué.
Chute des espèces, montée des zoos.
Dans les friperies du cœur, l’espoir est décousu.
On ne cultive plus guère la mandragore que dans les champs du signe.
On ne sombre pas dans la clarté.
Quand le sorcier a un problème de magie, il va voir un autre sorcier.
Si la mode a ses agences de mannequins, la politique a-t-elle ses agences de pantins ?
Etes-vous belle à lier ?
Faut-il sourire sur son avis de décès ?
Combien faut-il de chats pour devenir écrivain ?
Pourquoi ne lit-on pas dans un rêve ?
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Ivan O. Godfroid, Réflexions sans miroir – 5000 aphorismes, collage de couverture: Emelyne Duval, Cactus Inébranlable Ed., 2022, 438 p., 20 €.
Le livre sur le site de vente en ligne des Cactus Inébranlable Editions
IVAN O. GODFROID sur le site des Editeurs Singuliers
L’émission littéraire Sous Couverture où Thierry Bellefroid parle de ce livre
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