TROIS « PENCHANTS RETORS » à (re)lire

Presse-méninges

J’ai acheté un presse-méninges. J’en avais assez de cogiter à propos de tout et de rien. Mais l’appareil n’était pas des plus performants car, ayant terminé de presser, mon cerveau remuait encore, produisant des semblants d’idées, comme des borborygmes de fin de règne mental. Alors j’ai utilisé mes mains et j’ai écumé le restant, je ne vous dis pas leur état ensuite. Mon chien a tout léché.

L’important, c’est que, depuis, je n’émets plus la moindre pensée. Je n’ai plus, grand bien me fasse, la moindre velléité de comprendre le monde ou quoi que ce soit d’apparenté. Je vis la vie rêvée du légume vert, du protozoaire, de l’électeur lambda du Front National. Affalé sur mon canapé, j’avale tout ce qui fleurit sur mon bouquet satellite. Pendant ce temps, mon chien dévore des encyclopédies.   

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Politiquement correct

J’ai la nudité utile. Je me déshabille en guise de protestation contre les inégalités, et toujours en faveur les grandes causes : contre le réchauffement de la planète, les abus de l’industrie pharmaceutique, pour la régularisation des sans papiers, l’annulation de la dette du tiers-monde, l’impôt Attac… Tout m’est bon, je le reconnais, pour montrer mes fesses et le reste. Je me réjouis chaque jour de l’injustice allant croissant dans le monde qui me promet de beaux jours de nudité publique impunie.

Quand j’imagine une société parfaite, j’ai des bouffées intolérables de chaleur, je vois mon corps bâillonné de vêtements, aspirant de tous ses pores à un dérèglement minuscule : licenciement abusif, bavure policière, acte d’harcèlement moral, action de fumer en public réprimée… qui me permettra encore et toujours de dévoiler un bout de chair obscène.

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Le parc à écrivains

Chaque dimanche je conduis mes enfants au parc à écrivains. Nous leur jetons des pages de livres qu’ils triturent de leurs mains étiques en nous jetant des regards pitoyables. Quand ils sont rassasiés, ils reprennent place derrière la grille à leur table d’écrivain pour prendre un air pensif, imprégné, et laisser tomber quelques mots sur le papier qu’ensuite ils nous tendent en guise de remerciement avant de baragouiner un charabia d’eux seuls compréhensibles en levant les yeux au ciel, en méprisant la terre, oubliant le public venu les encourager.

Les écrivains ne sont pas farouches même s’ils montrent parfois, noircies d’encre, les rares dents qu’il leur reste. Mes enfants et moi les aimons tels qu’ils sont, seulement préoccupés d’eux-mêmes et des mots. Leur sort nous touche mais, pour leur bien comme pour le nôtre, le mieux est de les parquer de la sorte. Lors de leur exécution le dernier vendredi du mois, nous aiguisons nos couteaux pour, avec les autres riverains du quartier, venir planter nos lames dans leur chair qui puent le verbe et nous réjouir de leurs dernières pages maculées de sang.   

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Extraits de Penchants retors, Éric Allard (éd. Gros Textes, 2009), 100 textes courts.

L’illustration de couverture est tirée d’une toile de Salvatore Gucciardo

http://rionsdesoleil.chez-alice.fr/GT-Editions2009.htm

 

Le bout de la passion

figurine-maries-football-1.jpgBalle au pied, je bois un café crème, je franchis le portillon de la station de métro, je regarde défiler les quais encombrés des stations. Balle au pied, je salue mon chef de service, je m’attable à mon bureau, j’ouvre ma boîte à messages… Balle au pied, je prends l’ascenseur, j’arpente la rue animée du temps de midi, j’utilise l’escalator du centre commercial, je déballe mon chickenburger, je dépose les reliefs de mon repas dans la poubelle murale. Balle au pied, j’ouvre la porte de mon appart’, j’embrasse mes enfants, je débouche une canette devant la retransmission du match. Balle au pied, je monte me coucher, j’écrase un moustique, j’envoie un ultime texto avec le résultat de la rencontre. Enfin, balle au pied, je baise ma femme et je m’endors.

Par amour du football, je me suis fait greffer un ballon de cuir sur le coté extérieur du gros orteil du pied droit.

 

extrait de Penchants retors, Eric Allard (éd. Gros Textes, 2009)

PENCHANTS RETORS, la lecture de Carine-Laure DESGUIN

Christopher-et-Eric-Allard-002.JPGLa lecture de mes Penchants retors assortie d’un dialogue imaginaire, par Carine-Laure DESGUIN.

EXTRAIT:

(…)

« Penchants retors », une centaine de textes tous plus décalés les uns que les autres. Lorsque vous aurez ingurgité quelques unes de ces friandises, vous connaîtrez l’histoire de la majorette et du policier albinos, celle de ce paletot sur lequel sont cousues deux belles mains féminines, celle de ce peintre de narine….Et des dizaines d’autres histoires toutes aussi loufoques et décalées les unes que les autres.

Eric Allard, avec ces historiettes de major, toutes dépoilées, mais cousues d’un humour cynique et d’un surréalisme constant, photographie les scènes de la vie dans un angle. ..comment dire….hypergéométrique à textes variables !

(…)

« Penchants retors », un livre que je vous conseille si vous sentez les stéréotypes de la vie vous envahir ! Soignez-vous, prenez quelques « éricallardises » !

A découvrir dans son entièreté sur le blog de Carine-Laure:

http://carinelauredesguin.over-blog.com/article-118-pour-vous-j-ai-lu-et-commente-penchants-retors-de-eric-allard-120729450.html

Les couleurs du tendre

La bleue est une petite brune pétillante et secrète qui se nourrit de grand air et d’eau pure. La rouge est une grande rousse à la peau mate qui raffole de viande saignante et de la chair des pastèques. La verte est végétarienne, elle peut rester des heures à contempler en silence son plat d’algues marines. La jaune sourit toujours, elle cultive un goût particulier pour les lychees, le riz cantonais et les bananes flambées. La mauve est si maigre que ses veines affleurent à la surface de sa peau. La peau de l’orange a un goût de soleil plongé dans de la grenadine.

Dans mon agenda, afin de ne pas commettre d’impair, j’ai désigné chacune de mes amies par une couleur. Certaines semaines, je dois jongler avec les tons, en veillant à bien les étaler sur la palette de mon emploi du temps. Pourtant secrètement je rêve de les réunir toutes pour, dans le spectre de l’amour, après le feu d’artifice du désir, n’apparaisse que l’addition de toutes réunies dans le blanc immaculé symbolisant la lumière nuptiale. Ce blanc sur lequel tranche toutes les couleurs.

in Penchants retors, Eric Allard, éd. Gros Textes, 2009

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Par humour du Roi

images?q=tbn:ANd9GcSK9Ih8b5DAj2yuIZNcwRs5g3l4SMMTnVd3J8GNC9LB01o-SvodWbdjhJngChaque fois que je rencontre le Roi, me sachant bon public, il fait en sorte de me faire rire. Il s’allonge sur les tables et lève un pied qu’il fait tournoyer, il se fabrique une trompe d’éléphant avec les deux poings serrés levés vers le ciel, il cligne des yeux en cadence, il se fait des cornes, il s’aplatit le nez, il fait mille pitreries qui nuisent grandement à sa réputation. Comprenant le tort que je lui faisais, je me suis éclipsé. Mais quand il ne me voyait pas de deux jours, il réclamait ma présence. Si bien qu’il a ordonné que je l’accompagne dans ses voyages officiels. Dans tous les pays du monde, mon roi a fait le clown, le rigolo de service, rien que pour mon plaisir (il est vrai qu’il me fait rire comme personne).

Sachant combien cette situation affectait son honneur – certains l’appelaient déjà le bouffon de la nation – et, partant, sa carrière, j’ai choisi cette fois de m’exiler, de faire mon deuil du rire royal avant que le pire survienne.

Comme ses services de renseignement lui ont appris que, sur mon lieu de résidence, je dispose d’une antenne satellite, chacune de ses apparitions télévisées est désormais l’occasion d’un récital de pitreries, d’un concert de bons mots, d’un sketch humoristique. Des rumeurs d’abdication courent selon lesquelles le monarque abandonnerait le trône au profit d’un fils sérieux comme un pape.


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in Penchants retors,

Éric Allard

(Gros Textes, 2009)


Deux femmes

Femme-yeux
À mesure qu’elle vieillissait, cette femme se dépouillait de tous les traits de son visage. Ne restait que ses yeux. Le bleu intense et un peu douloureux, un peu vide de ses yeux. On découvrait que tout son corps avait été au service de son regard, qu’il n’avait eu pour fonction que mettre ses pupilles à l’avant-plan, qu’après cette apothéose il n’avait plus lieu d’être et pouvait disparaître puisque subsisterait toujours l’éclat admirable et un rien inhumain de ses grands yeux. Comme une mer infinie affranchie de la règle de la terre et des marées.


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Les plus belles épaules *

Ma femme possède les plus belles épaules du monde. C’est pour cela que je l’ai choisie. Deux merveilleuses épaules qui n’encadrent nul corps, nulle tête, et cela n’a rien d’horrible, au contraire. Telle une sculpture d’Arp ou de Brancusi, la forme de ses épaules est si parfaite, leur surface si lisse, qu’elles suffisent à mon bonheur. Plusieurs femmes ont tenté de m’arracher à elles, des femmes-genoux, des femmes-ventre, des femmes-bouche et, même, un jour, une femme-cou. Mais je suis resté attaché à ces demi-globes durs et soyeux. Il faut dire que ma femme cumule d’autres charmes : tapies au creux de ses deux magnifiques demi-lunes sont lovées des aisselles duvetées pareilles à des nids d’oiseau. J’ai beaucoup de chance.


 

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* extrait de Penchants retors, E. Allard, Ed. Gros Textes. 

La bise au pied

images?q=tbn:ANd9GcSCYlqPiv72SJn2YylBNrrHfwrGqMlvdTEVnCbq5KSMMfUhofnM46ogfNzxCette collègue a de si beaux pieds que, lorsque je la vois, je ne lui fais pas la bise, je lui empoigne les orteils et, si elle veut me serrer la main, je tiens à baiser le dessus de son pied. Ainsi, j’alterne les plaisirs. Cela la fait rire. Sans parler, pour répondre à mon salut amical, de l’excitation à la voir se déchausser bien qu’elle soit toujours légèrement chaussée, même en hiver.

L’embêtant, c’est que ça va vite, très vite. Je ronge mon frein le reste de la journée, à ressasser mon action du matin. Je suis comme un loup en cage jusqu’à ce que je la revoie. Parfois, elle est pressée et, comme à tout le monde, elle me tend une joue distraite. J’enrage. Mais j’ai pris à son insu une courte vidéo de son pied avec mon portable. Onze secondes de pur bonheur, que je me repasse tous les soirs en cachette et qui me porte, vous vous en doutez, aux nues.

Les photos tirées de la vidéo ornent les murs de mon bureau. Habilement exposées parmi celles, nombreuses, des pieds de ma femme qui n’y voit que du feu parmi tous ces clichés, bien semblables pour une profane, quand elle vient me présenter ses nouveaux talons aiguilles. Mais les pieds de ma moitié ne sont plus ce qu’ils étaient. À force d’opérations esthétiques, ses pieds trop tendus ont perdu toute expression. On dirait les pieds d’une statue. Le soir, je ne leur rends plus hommage avec autant d’empressement que jadis. 

Foot fetish

images?q=tbn:ANd9GcS422wGYcFXoqijmwTfRx8Pj3j_iUojCRcueY0cp54TmgOH_GfN5HQ_5wMa femme pratique le striptease du pied dans une boîte pour monomanes, retraités de la marche, vieux amateurs de Sandie Show. Elle a commencé par travailler chez Bata Shoes: à force de voir les pieds des autres, cela lui a donné l’envie d’exhiber les siens et elle ne s’est plus arrêtée. Mais pas question de lui voir un orteil dès qu’elle est rentrée, elle traîne dans des paires de chaussettes de laine ficelées aux mollets… même quand on fait l’amour. 

Un jour, n’y tenant plus, le menton orné d’une barbe postiche, et chaussé d’une paire de lunettes noires, je me suis rendu sur son lieu de travail. J’ai apprécié son art de l’effeuillage, qui met autant de temps à dévoiler l’objet des convoitises que si elle enlevait tout ; une experte, pour sûr !

Je suis rentré avec une trique du feu de Dieu et, lors de son retour, ça n’a pas manqué, j’ai à toute force voulu voir son pied nu. Elle m’a traité d’obsédé, m’a dit qu’elle ne voulait pas qu’on lui rappelle le boulot à la maison et m’a envoyé me faire voir. Pendant la nuit, j’ai franchi le pas, j’ai déchiré sa chaussette et violé son peton droit. Depuis, elle est en incapacité de travail pour trois mois et me fait une tête de voûte plantaire. M’en fiche, j’ai pris quantité de clichés de son pied sous toutes les coutures avant de passer à l’acte.

Extrait de Penchants retors, Éric Allard, éd. Gros Textes

http://rionsdesoleil.chez-alice.fr/GT-Editions2009.htm

Les pommes

images?q=tbn:ANd9GcQqRLz6rZr5GDh33y-VnAfG5R_C3U8GDm7O7siIqGdEPAPY5RD0kADepuis l’enfance, je plais aux pommes, et réciproquement. Cela m’a valu des sarcasmes tout le long de ma scolarité car mes condisciples n’en pinçaient que pour les mandarines. Puis quand ce fut la mode des bananes et des poires et, même des abricots, je restai fidèle à mes premières amours. À quinze ans, je fus dépucelé par une pomme Gala. À ma majorité, je me suis pacsé avec une Golden. Mais ça n’a pas duré, j’ai eu le béguin pour une Granny Smith du plus beau vert au jus délicieusement acide. Mais c’est une Belle de Boskoop qui m’a mis les pépins dessus définitivement. Je lui ai passé la bague au trognon. Nous avons vécu heureux malgré l’exclusion dont notre union a fait l’objet pendant ce temps, celui des cerises amères et des raisins secs. Nous n’avons eu qu’un fils qui, depuis qu’il vit dans les arbres, plaît aux dattes et pas aux figues, allez comprendre le jeu des attirances et des répulsions.


extrait de Penchants retors, E. Allard (éd. Gros Textes, 2009), 100 textes courts.

L’illustration de couverture est tirée d’une toile de S. Gucciardo

http://rionsdesoleil.chez-alice.fr/GT-Editions2009.htm


  

« Penchants retors »: lecture de Denis Billamboz

« Par un dimanche pluvieux de mars, réfugiés avec quelques amis des lettres dans cette taverne bruxelloise que fréquentaient Magritte et une bande de surréalistes, « La Fleur en papier doré », Eric Allard m’a offert, en guise de cadeau de bienvenue, le premier livre qu’il a publié, en 2009, « Penchants retors ». Je viens de déguster ce recueil d‘une bonne centaine de textes courts, même parfois très courts, que les surréalistes n’auraient certainement pas reniés même si Eric exhibe plus la réalité qu’on ne veut pas voir plutôt que la réalité invisible que les amis de Magritte voulaient montrer. Dans ces textes, Il manie avec adresse et talent, le paradoxe, la dérision et l’absurdité dans un langage cru, cruel, charnel, toujours juste et ajusté, pour évoquer l’exploration des corps, les rapports conjugaux ou familiaux, les relations amoureuses et sociales mais surtout la sensualité charnelle, la perversion sexuelle à la limite du raffinement là où se niche le délice érotique.

Mais cette exhibition sensuelle, charnelle, érotique, à la limite de la perversité, cache mal une certaine façon de dénoncer, de stigmatiser, toutes les stupidités de notre société pervertie, la puérilité des pouvoirs, de toute nature, qui polluent notre quotidien, l’incongruité qui encombre sans cesse notre existence. Une manière de nous rappeler que nous avons certainement perdu notre innocence originelle et que nous avons sombré dans le vice et la perversion, victimes de la soif d’avoir, de posséder et de dominer.

Un joli moment de lecture, une gourmandise littéraire –  « Depuis que j’ai une maîtresse en chocolat, je mange des caresses chaque fois que je la vois. » – où la crudité sexuelle du langage masque bien mal la sensibilité à fleur de peau de l’auteur et un certain fantasme libertaire inavoué. Ce qui est sûr c’est que nous ne pourrons pas reprocher à Eric de s’être livré avec retenue : « Je me suis déshabillé et j’ai tout vidé : foie, pancréas, glaires et graisses ; cœur, sang, bile, colonne sans fin de l’intestin grêle. »

Denis Billamboz

Lire toutes les « impressions de lecture » de Denis ici:

http://me.voir.ca/dbz/