AUSSI LES GENS de JEAN-LOUIS MASSOT (coll. Petit VA!) / La lecture de PHILIPPE LEUCKX


Dans des poèmes qui ne se prennent pas au sérieux, le poète croque la vie, la poésie au tamis des recettes, des rencontres. Les poètes ne sont jamais loin, pêchant ou faisant des courses. la poésie n’est pas toujours au rendez-vous car elle se cache souvent au regard, elle peut « monter dans le bus » qui s’est déjà éloigné.

Le regard de Massot pour être parfois acide ou insolent sait nommer le réel qui « se glisse entre les maisons » ou vient « s’asseoir à la terrasse du café que juin entourait de sa douceur ».

Le petit volume, bellement illustré, est un hymne au goût des choses vraies, à l’humeur vagabonde.

Jean-Louis Massot, Aussi les gens, coll. Petit VA !, 2022.

La collection Petit VA! de l’édition du Centre de Créations pour l’Enfance de Tinqueux

Jean-Louis MASSOT sur Objectif Plumes


UNE POÉSIE ÉLÉGIAQUE : POÈMES DU CHAGRIN de PHILIPPE LEUCKX (Le Coudrier) / Une lecture de Sonia ELVIREANU

Sonia Elvireanu « MondesFrancophones.com
Sonia ELVIAREANU

Une poésie élégiaque

Un nouveau livre de Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin, vient de paraître dans la conception artistique des Éditions Le Coudrier, avec un avant-lire de Jean-Michel Aubevert qui nous fait comprendre de quel chagrin sont issus les poèmes réunis dans ce recueil : « On ne saurait sonder la tristesse de la perte, la désertification que produit le deuil. »

Photo

Un recueil de poèmes qui touchent de près par la profonde solitude et mélancolie de l’homme face à l’absence de celle qui était présence et joie du coeur, face au vide de la perte de la femme aimée : « Je reste sur le bord esseulé comme une pierre.

Que reste-t-il d’une vie à deux ? Seuls les souvenirs à enlever à la mémoire affective dans ses heures d’ombres et de doute, de chagrin, « de solitude de soufre qui te perce la peau comme une blessure sans plaie ». L’absence, « nuit qui griffe le coeur », vide du coeur au rythme déréglé qui te rend « empêtré et poisseux », rejette sans cesse dans  l’ombre de la mémoire qui restitue par bribes les souvenirs des lieux d’autrefois où l’on était ensemble.

Le poète vit un immense chagrin et l’esseulement, « se sent inerte ». Il plonge en soi-même où il retrouve celle qui n’est plus, les images heureuses de leurs périples ou celles du temps de sa maladie. Entre lui et le monde s’interpose un mur, la lumière, la vie en dehors de sa maison, où il reste captif  « d’un noir chagrin ».

La maison n’est que silence, « un étrange bloc de silence »,  refuge, mémoire et souffrance. Le poète doit s’habituer à affronter sa solitude, « à n’entendre que son pas », à ne pas sombrer dans la mélancolie, à « inventer la caresse », « à vivre au-dessus de tes forces », avec parfois une silhouette de brume, tel un fantôme à sa fenêtre.

Cependant, contre sa volonté, la douceur de la vie au jardin, avec la beauté des roses et le chant des oiseaux, lui procurent un peu de joie et ne cesse de l’exhorter à s’affranchir du chagrin, si bien qu’il s’étonne de survivre à la perte : « Il faudrait ramener à soi / la légère houle du vent/ percer le chagrin/ rameuter ce peu de joie/ qui ourle les  lointains. »

D’autre part, il trouve une sorte de consolation dans les mots à remplir le vide, à retenir les traces de ce qui était avant et qui n’est plus, si pâles et fragiles qu’ils puissent être.

La voix élégiaque du poète tisse des poèmes graves, mélancoliques, autant d’images du chagrin et de la solitude. Le poète se souvient des séquences heureuses du passé, observe le quotidien et se scrute lui-même et son devenir, accablé de chagrin et de mélancolie, conscient que « pleurer n’apaise/ pas le coeur ».  Le jeu pronominal (je du solitaire, nous du couple, elle de la femme perdue) et temporel (verbes au passé, présent, futur) témoigne d’une existence heureuse à deux, brusquement atteinte par la maladie et la mort, d’un avant et après la perte. Le passé évoque des souvenirs, le présent est celui du deuil, de la solitude et du chagrin, le futur celui de son devenir : rester captif du chagrin ou s’ouvrir vers le monde. Il y a même un futur antérieur, rappelant un projet de couple, brisé par la mort de la femme.

La vie semble avoir perdu de sens en l’absence de l’autre : « Dans l’entre-deux de nos vies devenues mutiques, l’indécise absence », « la vie s’étage sans vie ».  

Il y a aussi dans ce livre émouvant la mémoire des photos y insérées pour retrouver le visage réel de la femme perdue : seule ou en groupe, un souvenir  du dernier voyage italien du couple dont parle aussi un poème.  Quand la mémoire du vécu pâlit, il nous reste la photo pour rappeler l’instant d’autrefois qui n’est plus.

Le deuil est chagrin et solitude, mais pour un poète il pourrait être créateur s’il trouvait en lui la force se s’arracher à la mélancolie noire, comme c’est bien le cas de Philippe Leuckx.

Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin, Éditions Le Coudrier, 2020, 107 p., 18 euros

Le recueil sur le site du Coudrier

Les recueils de Philippe LEUCKX au Coudrier

 

 

PETITES NOTES SUR LE CONFINEMENT. ÉBAUCHE / PHILIPPE LEUCKX

Confinement : quelques idées pour investir votre balcon tout au ...

 

L’AUZOU, dictionnaire, trace deux acceptions : action de tenir ou de se tenir enfermé dans un espace restreint; l' »enceinte de confinement » est une installation destinée à empêcher la dissémination des produits radioactifs d’un réacteur nucléaire.

La réflexion sur les diverses composantes de ces définitions nous amène à proposer quelques pistes.

1. Si le confinement, historiquement réservé aux malades dits pestiférés, et à la clôture conventuelle (ah! ces Carmélites qui ne laissaient entrer personne, foi de la « clôture, grille » de leur ordre : cf. le beau « Thérèse » de Cavalier, sans doute le plus grand cinéaste français vivant, Chèvre de 1931), s’est imposé, pour des motifs sanitaires à tout un chacun, il donne à réfléchir sur les échanges intérieur/extérieur que nous assumons sans cesse. Nous voilà confinés, coupés des autres, de l’extérieur; masqués pour (me, les) protéger.

Ferrat, dans sa plus belle chanson, « On ne voit pas le temps passer » décrivait, dans un achélème de ces années-là, 1965-1966, l’espace restreint, la portion congrue entre fenêtre et cuisine, dévolu à une ménagère, pauvre, travaillant chez elle, coincée entre mica, armoire et tablette de cuisine.

On diffusait, il y a deux jours, un reportage, où une famille en terre de confinement subissait, à cinq personnes, l’espace « restreint », étroit, d’onze mètres carrés. Souchon dénonçait, pour une seule personne, emprisonnée, les « Huit mètres carrés » de sa détention… Nous ne ferons pas de commentaires.

 

2. La liberté de se mouvoir, la voilà interdite. On voulait causer à qui de droit. Masque; distancement physique. On voudrait. Non. Confinement des âmes qui souhaiteraient en dire plus, toucher l’autre, échanger. Non. Lex dura sed lex, disaient les Romains, aujourd’hui bien touchés dans le nord surtout de la péninsule.

 

3. L’être, par essence, échange, communique, dissémine, sème.

Le voilà emprisonné. Le voilà réduit à jouer du virtuel comme on rêve.

Le voilà frustré. D’échanges. De tendresse. D’amour. Le baiser, ce sera pour novembre, madame !

On voudrait tant se con-fier ! On se confine.

 

4. Le pouvoir, pour des motivations sanitaires, a imposé – et c’est de bon aloi, et c’est une sécurisation collective – des règles qui nous briment, qui nous handicapent, font de nous des « porteurs de masques » puisque je suis un potentiel agent du mal et que l’autre aussi l’est. La culpabilité joue à plein tube son effet destructeur.

Il faudra, déconfinement venu, assurer cette souffrance d’un baume réparateur.

 

5. Le confinement a porté ses fruits. Les gens ne prenaient plus le temps de parler, de s’arrêter, de se soucier de l’autre. Et l’altérité en avait pris pour son grade : le silence, l’échange vrai, la demande, le simple souci d’autrui ont franchi le mur de l’égoïsme. Grands dieux : d’un mal, un bien ; la leçon philosophique est plus vraie dans les faits que l’adage éculé !

 

6. Métaphysiquement, l’être, confiné, c’est l’ordinaire de sa pensée. La solitude du vivre et de la pensée, n’est-ce point, à lire dans tous les sens, un confinement?

Vivre : c’est se confier chaque jour au confinement, cette réflexion secrète, inavouée, attentive, intérieure, bref, confinée. La conscience est l’extrême, selon moi, du confinement : on pèse, on pense, on balance (au sens de pesée morale) les charges. La conscience déroule pour soi seul – dans l’étroitesse d’un confinement porteur – la beauté de sa tâche.

 

7. Et notre mémoire, ce confinement des paradis perdus. Dans la ferveur du souvenir sous le front, sous les tempes, dans cet espace confiné de ce qu’il est possible de regagner de l’exil, de l’exclu, du perdu…

 

8. Au cinéma, que de séquences de confinement qui emballent l’émotion : Antonietta, dans sa cuisine de l’immeuble de rapport Viale Ventuno Aprile, que Scola l’admirable propose d’investir – grue faisant au tout début de l’opus -; le petit garçon confiné derrière la vitre d’un train, entouré de deux sœurs qui se détestent, l’une tuberculeuse, l’autre nymphomane dans l’univers sans issue d’un Bergman du « Silence »; le confinement du berger Ledda, qu’un père patron dictateur enserre dans les griffes de la tradition bêtifiante que les frères Taviani enrobent d’une musique inoubliable – poste jeté par le père dans l’étroite cuisine, chant repris par le fils victorieux de ce nabab des pauvres -; …

 

9. On a perdu un peu le mot de « quarantaine » pour celui de confinement. La mise à l’écart et le retrait. Qui se met à l’écart protège l’autre et se met à l’abri de toute intrusion.

L’occasion donnée de réfléchir à cette sorte de repli sécuritaire, sanitaire.

De longtemps, plus personne n’avait pris le temps de scruter l’intimité, l’intime vérité de son « chez soi », avec ou sans balcon, de regarder à l’aise de sa fenêtre, de ralentir ainsi la fuite du temps que presse la civilisation.

 

10. La réclusion imposée aura donné des concerts improvisés, d’une terrasse l’autre, des hommages concertés aux soignants de première ligne, aux victimes, des gestes de convivialité retrouvée.

Certain(e)s auront tiré profit de ce confinement contraint et accepté pour réfléchir un peu plus loin que le simple déroulé du temps d’action.

(à suivre)

L'IMPARFAIT NOUS MÈNE de Philippe LEUCKX (Editions Bleu d'Encre ...
Philippe Leuckx

 

PROUST AU TEMPS DE LA GRIPPE ESPAGNOLE / PHILIPPE LEUCKX

Marcel Proust, biographie de l'écrivain de la nostalgie — Nos Pensées

 

Quand Céleste vint lui annoncer qu’il ne pouvait décemment sortir de son logement rue Hamelin, parce que la grippe sévissait et qu’il prenait, lui grabataire, de très gros risques, Marcel, qui, au fond, depuis la mort de petite mère, n’en faisait qu’à sa tête, l’envoya tout bonnement promener. Céleste, se confiant à Odilon, se lamenta un peu, puis revêche et gaillarde, vint se planter devant le grabataire un rien courroucée :

– Vous ne m’écoutez pas, vous allez prendre quelque chose de mauvais si vous vous entêtez à aller voir, en plein novembre, en pleine grippe, votre exposition hollandaise.
Marcel mit sa pelisse, chancelant – il eût dû demander à Céleste un petit remontant mais la voyant en pleine colère, il n’osa pas -, trouvant mal ses chaussures noires – il comptait repasser au Ritz, non mais ! -, risquant de heurter la petite commode, qu’il avait réussi à soustraire à ces rapaces de Robert et de sa femme, bref, il ne tenait pas trop debout, mais il ne voulait rien en montrer quand Céleste, haussant les épaules, lui lança, juste avant la porte, « Odilon ira vous chercher ».

Marcel fit mine de ne rien entendre, tout plongé déjà dans son Vermeer.
Il rentra avec un bon refroidissement qui ne le mit pas tout de suite en terre. Il se servit de sa douleur pour décrire la mort de Bergotte. Bref, même au plus mal, il réussissait à sortir de lui, engoncé dans le mal être physique, mental, quelque chose qui ressemblait à la beauté.

LE JOUR OÙ PROUST DÉCOUVRIT PESSOA / PHILIPPE LEUCKX

1

Marcel Proust Archives - Moniqs.com: Satisfaction For Art Lovers...

Qui parla un jour à Proust d’un certain poète lisboète, qui avait son petit succès chez les futuristes, mais qui n’avait jamais plus bougé de son « Chiado » depuis son retour de Durban? Qui? C’était un jour de Ritz, enfin, le « jour de Marcel » comme il y avait eu le « jour Madeleine Lemaire », le « jour Guiche », le « jour Greffulhe », le « jour La Rochefoucauld », tout autour du Parc Monceau, quand rue de Courcelles n’était qu’à un bout de jardin…
Au Ritz, peut-être un jeudi soir, après fumigations, et la sortie devait être une libération, Robert (de Billy ou de Flers) lui avait amené cette revue étrange, tout en portugais, Orpheu, était-ce en 1918 ou 1919, en tout cas, bien avant la sombre année où son manuscrit, enflé de paperoles, lui causait tant de souci…à moins que ce ne fut Lucien (Daudet) revenu à de plus justes sentiments à son égard ou Reynaldo, un jour d’oubli méticuleux…
Proust, sans cesse, était à l’affût : et il demanda alors à l’un de ses amis traducteurs lusophones de lui proposer en français ces poèmes de Pessoa, dont Larbaud même, lors d’un petit séjour dans la capitale portugaise, avait entendu parler, en bien..
Marcel attendit quelques semaines, et il reçut un petit colis : la traduction des quatre poèmes de Fernando Pessoa, orthonyme, une autre revue …

 

2

L'installation boulevard Haussmann

Marcel, qui se figurait de tout temps être le seul malade dans Paris, sur toute la planète, regardait la petite commode chinoise qu’il avait pu sauver des mains de Robert et de sa femme, lorsqu’il fallut quitter la rue de Courcelles pour emménager dans ce « cagibi » sans confort du boulevard Haussmann.. Et donc, il y avait un autre malade, plus loin, à Lisbonne, qui chantait sa mélancolie dans des poèmes étranges. Il n’était plus seul, puisqu’un poète au loin lui faisait signe, comme de toujours. Marcel, qui connaissait bien Venise, Cabourg, Paris, n’avait jamais entrepris quelque voyage au Portugal, et il se mit à rêver. Le même jour, il envoya Céleste chercher quelque plan de Lisbonne, quelque guide Hachette qui puisse lui donner un peu de matière. Le Lisboète évoquait le château Saint-Georges, les becos, le Rossio, ces noms interpellaient le convalescent dans son lit : comment était-il possible qu’il n’en sût rien, que ces résonances n’eussent pas encore ébranlé chez lui quelque réminiscence, qui sait, d’une autre vie, dans laquelle il n’eût pas connu l’asthme ni les effets dévastateurs d’une conscience suraigüe sur le monde. Et voilà que ce poète, comment encore, ce Fernando, lui glissait sous les yeux le plastron même de la mélancolie, ces sensations atmosphériques, quasi sensuelles, d’une fenêtre d’un pauvre appartement, cadrant une rue vide, et pleine de soi. Marcel, tout le jour suivant, alité, parcourut les images grises d’un guide que Céleste lui avait dégoté…

 
3

Lisbonne : A voir, visiter, climat, monuments, fado - Guide de ...

C’était donc cela, Lisbonne, ce fleuve, ces collines, et il s’en voulut d’avoir loupé tant de vues, tant de belvédères. Ah! comme j’y serais !, souffla-t-il, : c’était alors l’imprenable, l’inégalable point de vue de Pedro d’Alcantara. De là, c’est toute la ville, ses étagements, le château, le fleuve, et le lacis des ruelles qui grimpent…Oui, ce sentiment d’avoir, à cause de l’oeuvre, à cause de l’asthme, oui à cause de ce Paris qui l’aimantait si fort, manqué à sa vie, à ses voyages – qu’il s’interdisait depuis que petite mère était partie, et qu’inconsolable, il allait de page en page, recueillir, en becquets, en paperoles, la forme même de sa conscience et de ce temps qu’il eût voulu sauver d’un désastre plus dense encore que l’effritement de sa santé.

 
4

Son' sözcüğünü yazdım Céleste, artık ölebilirim' - Süleyman Çeliker

Il ne se préoccupait guère de sa santé, en ce jour de gloire. Il envoya Céleste lui réserver un billet pour Lisbonne. Au grand dam de ses amis qui le prenaient pour un vrai fou. Qu’allait-il y faire, avec sa santé si précaire, ses embarras de toutes sortes? Y avait-il songé ne fût-ce que l’espace d’un instant? Oubliait-il qu’il était, en dehors de ses sorties nocturnes au Ritz, ni plus ni moins qu’un grabataire? Robert de Flers, Robert de Billy, Lucien Daudet, le Montesquiou lui-même, s’empressèrent de lui déconseiller pareil voyage : il y perdrait sa santé. Il balaya d’un revers de la main toutes leurs réticences. Et se rengorgea : ne voilà-t-il pas que ses amis les plus proches s’opposaient nettement à son seul plaisir! Il les renvoya. Au plus profond de son lit, il s’imaginait déjà, descendant du train, à quelques centaines de mètres du Rossio et de cette place vers le fleuve, ses arcades…

 

5

Marcel Proust entrevista Fernando Pessoa | Revista Bula

Mais dès le lendemain, quand Céleste lui montra les horaires et déposa le billet de chemin de fer, le véronal avait fait son affaire et Marcel ne se souvenait plus de rien. Quoi, Lisbonne? N’était-elle pas folle vraiment de l’enjoindre à un tel périple? Ne se rappelait-elle pas qu’elle se devait à Odilon et à lui, tout à lui, depuis qu’Henri était parti en Suisse avec sa cagnotte, qu’il se retrouvait sans dactylographe, et que, ma foi, sa santé était au plus mal. Céleste, habituée, lui tint tête un moment, puis le laissa dans sa chambre, dans un état épouvantable de barbe non rasée, avec un tricot, l’éternel tricot, délavé qui ne lui donnait pas l’air de rêver…Plus tard, Céleste eut beau lui parler de ce poète et de Lisbonne, c’est comme si elle venait pour une histoire sans queue ni tête, une de ces fables qu’il ne supportait plus. Le véronal venait d’enterrer l’amitié météorique que Proust manifesta, le temps de quelques jours, à l’adresse de Fernando Pessoa. Les becquets à ajouter, les paperoles à orner d’extensions prenaient décidément toute la place et il lui fallait encore parachever la fuite d’Albertine, ce qui était pour lui une autre paire de manches : dans la vie Agostinelli, Henri lui avaient fait souvent faux bond, la littérature devait tout rattraper!

 

PHILIPPE LEUCKX, PRIX PLISNIER pour L’IMPARFAIT NOUS MÈNE paru chez BLEU D’ENCRE

Après avoir été attribué à des écrivains hennuyers tels que, entre autres, Charles BertinAchille ChavéeMarcel MoreauClaude BauwensYves NamurLiliane WoutersFrancis DannemarkJean LouvetClaude Haumont, Rémi BertrandFrançois Emmanuel, Françoise Houdart, Carl Norac et Daniel Charneux,  le PRIX PLISNIER a récompensé hier à la Maison Losseau de Mons PHILIPPE LEUCKX pour L’IMPARFAIT NOUS MÈNE paru en 2016 chez BLEU D’ENCRE, la maison d’édition dinantaise de Claude DONNAY.

Un prix qui vient couronner, dans sa région, l’oeuvre d’un des meilleurs poètes francophones.

 

 

L’IMPARFAIT NOUS MÈNE, Bleu d’Encre

Trouées de mémoire

Philippe Leuckx écrit cette heure entre chien et loup où le temps s’allège, dépose les armes du jour pour lire la paix dans la lenteur des visages,  où ce peu de ciel en nous s’allie à la rumeur de la ville, où le temps prétend à la beauté…

C’est l’heure de la journée où l’enfance pousse ses souvenirs, où, à la faveur du vent du soir, le cœur resserre ses branches

Le corps placé entre jour et nuit est aspiré par le passé où l’imparfait nous mène.

On est en retard sur soi. On y laisse des parts d’ombre.
Il s’agit alors, tel un marin sous la menace du crachin, de mener son embarcation, en se servant de tel mot (qui) lève et sert notre mémoire, sans prêter le flanc au chagrin, sans verser dans le passé. C’est tout un art de l’esquive et de la maîtrise du vent.

De temps à autre, quelque chose échappe, écrit le poète.

Il s’agit tout autant de répondre aux questions que posent l’arbre, le vent au sujet de nos racines propres, de remonter sans s’égarer à la source de son propre sang.

 

Image associée

 

À mieux lire notre passé, comprend-on, l’avenir sera plus lisible, on verra mieux le temps qu’il reste comme si le fond de ciel s’aiguisait à force d’être lu. Pour réussir à goûter l’aube sans souci de nuit…

Dans la seconde partie du recueil, le sang court et les poèmes s’allongent, les vers font place à des phrases, la narration s’immisce à la vue des photos à la sépia corrodée d’un vieux grenier. Mais c’est la même langue du souvenir qui est travaillée pour dire la terre des parents, ou par exemple le prosaïsme de « l’incompréhensible bagarre entre deux compères » dans le compartiment d’un train de nuit qui nous rappelle la violence journalière, enfouie…

C’est dans la terre que le narrateur cherche la lumière.

Sur les lieux de l’enfance, le souvenir prend forme humaine et visages familiers.

Alors le monde s’éclaire de ces trouées de mémoire.

Tout reste à vivre, à relire.

Philippe Leuckx parle la langue de la poésie, propre à chacun de nous, à quelque profondeur qu’on l’y a laissée. Il faut savoir y revenir, quitte à abandonner pendant cette plongée le langage parlé, tout fait, celui des actualités et des superficialités du cœur. Si on saisit ce temps, on apprend sur soi, on lit dans son propre cœur comme dans un livre ouvert. De Philippe Leuckx évidemment.

Éric Allard

Résultat de recherche d'images pour "philippe leuckx l'imparfait nous mène"

Le recueil sur le site de BLEU d’ENCRE

Philippe LEUCKX sur Wikipedia

Les livres de Philippe LEUCKX sur Espace Livres & créations 

L’article du Carnet et les Instants 

 

DEUX LECTURES INÉDITES de PHILIPPE LEUCKX

par PHILIPPE LEUCKX

 

UN PAS À TOI de MARIE HELLEWAUT (Bleu d’Encre)

28167362_10216226181274006_2140937821553683253_n

Professeur de français et de théâtre, Marie Helewaut propose ici un premier volume de poèmes.

Le thème – une histoire d’amour qui se délite – pour être souvent traité, donne lieu à des textes entre vers et saynètes théâtrales, assez inégaux.

Comme c’est un premier opus, on laissera le lecteur découvrir – ça se lit vite, peut-être trop vite.

Il sera peut-être sensible, s’il n’a pas peur d’y puiser des clichés (« souffles haletants » ou autre « intensité de son regard ») à cette « joute théâtro-sentimentale », trop sentimentale à mon goût.

Tout est trop dit. Peut-on suggérer à l’auteur de veiller à resserrer son propos, à donner des vers comme :

Les rires et les mots n’étaient rien

Juste une duperie au monde (p.10)

ou

« – Pourquoi cette mélancolie ?

 – Pourquoi pas ?

 – Parce qu’elle étrangle ta vie… »

Sinon, l’expression de la blessure, de la douleur et de l’absence trouvera, j’en suis sûr, sa voie.

Marie HELEWAUT, Un pas à toi, Bleu d’encre, 2018, 72p., 12€.

Le site de BLEU D’ENCRE

+

L’ÂME DE LA MAIN de MICHEL DUCOBU (Le Coudrier)

Jouant de l’anaphore – L’âme de la main – comme matrice de textes, le poète confirmé , propose en 28 pages de poèmes une intime variation sur le thème de la main en accord avec la musique, la danse, les autres arts (poterie), la philosophie.

Il y va de la main comme du cœur : elle est « source », elle se hisse (« élévation de la lune »), elle préside à ôter « le voile de guenille », elle est sens et donne « l’immensité du sens ».

En tercets qui allègent le propos, le poète dévide tout ce que son thème peut offrir au lecteur en considérations poétiques et artistiques. Prévert veille, et les allitérations rappellent celles de « Paroles » :

L’âme de la main

éclatante clarté du clavier

au bout des doigts d’ébène.

L’âme invisible laisse trace pour que le lecteur élise ces vers :

L’âme de la main

la force fine du fer forgé garde

l’adroite brûlure de la soudure.

Un petit bémol : fallait-il autant jouer de l’anaphore du titre ? à soixante-douze reprises, sur 28 pages ?

 

Michel DUCOBU, L’âme de la main, Le Coudrier, 2018, 44p., 16€. Une belle illustration de Costa LEFKOCHIR. Préface un peu longue (six pages serrées) de Myriam Watthée-Delmotte.

Le recueil sur le site du COUDRIER

 

VINGT-ET-UN PASTICHES DE POÈTES EN SEPT VERS par PHILIPPE LEUCKX

1.

vandenschrick%20jacques.jpgJacques Vandenschrick

Aiguise ta vision du côté des moraines
Bientôt ce sera le soir et les grêles d’oiseaux
Sur les sentes
Bientôt, tu rameuteras les sanglots et le deuil
Alors que Suzanne aux bains t’assigne
Soudain la ferveur des montagnes
Où se creusent les huisseries du vent.

 

2.

7196100268_11ba93f69d.jpgLucien Noullez

Je ne ménage pas mon violon
et s’il s’amuse à nouer à ma main
trop raide les ressauts de quelques notes
rebelles
je l’assure de ma bienveillance
je l’invite même à me rosser
de sa belle musique

 

3.

IMG_0664.jpgAndré Hardellet

Faubourg : Les trottoirs et les rues s’épousent dans le soir.
Corsage: A foison le désir à la paume du sein.
Vent : J’invite le vent souvent à venir me voir.
Belles : Elle se sauvent trop belles dans le venin des couloirs.
Minutes : Merveilles que consigne heureuse Françoise L.
Rêve : L’enfant à la lucarne a soulevé le ciel.
Chasseur : Il fut à Vincennes amasseur de mots, tout à l’affût du beau, du vrai.

 

4.

kinet.gifMimy Kinet

Elle a cru longtemps petite
qu’elle manquerait de ferveur
pour le peu pour le manque
elle s’enhardit à trouver
la beauté dans les îles
chez les autres
sans croire trop en elle

 

5.

Henri Falaise

L’été chemin brabançon
des frelons amenuisent
l’espace du chagrin
quand village de loin
les semences et la mère
avivent
la saison d’un dé de mélancolie

 

6.

ossipmandelstam.jpg?ssl=1Ossip Mandelstam 

Revenu d’Arménie et d’un chagrin
Plus pur qu’huile de lampe
sur le boulevard aigre de ma ville
la pierre soudain écaille
mon souvenir et ma main poudreuse
cueille l’air dans son vide
coupe le mot et le feu de ma poésie

 

7.

AVT_Giuseppe-Ungaretti_8609.jpegGiuseppe Ungaretti

L’étoile m’incise de son jaune
Et je tremble
Ce soir ma peine mêle
à l’ombre la dense parure
des mains
la nuit déjà s’en vient
toucher le cœur et saigne

 

8.

Sandro_Penna_1974.jpgSandro Penna 

Feux feux au coeur
il te semble voir
en l’image vive
l’allure du piéton
qui à part lui
a levé vers toi
d’un regard l’ombre

 

9.

JulesSupervielle.jpgJules Supervielle

Dans notre maison simple
Tu as désappris le cœur 
Encombré l’escalier
D’un brin de souvenir
Comme s’il fallait enfin
S’alléger de son corps
Toucher du doigt l’abîme

 

10.

6a00d8345167db69e201bb094301dc970d-600wiMichel Bourçon 

Mesure le peu au pas. Tu as suivi les murs et le murmure du vent t’a pris la main. Tu ne sais rien d’autre alors que cette pluie, cette pause, ce lent balancement des choses à peine soulevées. Fantôme du soir venant, à peine ces mots qui scintillent à leurs paumes, à peine le poudroiement de nos astres, de nos communes survivances. 
J’ai tu mon parcours.
J’ai suivi le mot. A la lettre.

 

11.

March%C3%A9+Po%C3%A9sie+2013+013.JPGArnaud Delcorte

Flaques d’ombre
dans la rue d’Essouira
Quelque barbier d’azur
Te coiffe
Quand un passant furtif
Mesure contre lui
Le ciel

 

12.

jacquesizoard.jpgJacques Izoard

Des guêpes aux guêtres
les lueurs biaisent
sur ta propre couche
sinon la demeure
et son sang mensonger
à l’insu
des sèves

 

13.

Bonhomme%20Anne.jpgAnne Bonhomme

Serre ta ville serre le chemin du soir
et cette impatience et le regard qui pointe
la prostituée au bas de l’escalier
mesure ce que tu lui dois
dans l’énergie des soirs 
tu la reconnais bien va cette route
qui te mène au quotidien banal à la fatigue vaine

 

14

Aubevert-192x300.jpgJean-Michel Aubevert

Les mèches languissantes des derniers bois conquis, comme j’aspirerais à les tresser dans l’ombre, quoiqu’il faille écourter les coursives et brûler de nos vœux la charpie des chagrins. Vents, disparaissez. Laissez moi à mes soupentes, à mes bois d’Eugies, à mes sourdes trappes. trempez vos mensonges et laissez nous laines et feux.
Que batte la coulpe des rêveurs! Que viennent les sourciers aux hallebardes des carpes!

 

 

15.

AVT_Jean-Miniac_4095.jpegJean Miniac 

Voilà – dans le train qui défile
les premiers noms des tout premiers villages
aux noms que j’ai aimés
Breban-sur-Vauge, Assourdines, Sourgues,
tant d’histoire de nous
à dépenser en mots
et quoi – même plus le sourd zinc pour y boire l’amer

 

16.

dominique-grandmont.jpgDominique Grandmont 

Les linges qui des faubourgs
dépassent à peine les plis
les ombres les caches
jusqu’à quelle peine encore
lèveront-ils 
bribes et baisers 
au cortège des nuits

 

17.

v_auteur_136.jpgDavid Besschops 

Fulgurances et souillures, et tapis les mots de mère, de suie, de foutre. Il se calfeutre l’enfance. Il a surtout l’appétit du verbe cinglant. Que ne va-t-il s’écorner la souffrance au sang neuf des îles? 
Vaillamment la souche. Qui le surveille s’étouffe. L’étoffe a de quoi noircir la sève de ses vœux les plus sûrs. Il se sert de l’objet, ne s’en défend pas , l’use jusqu’au venin de la blessure. A vif. Jusqu’au plaisir sourd qui gicle.
Foudre.

 

18.

dancotpierre.jpgPierre Dancot

La femme déblaie l’amour et me jette au crâne ses faveurs.
Ma tête explose. Mon crâne déplumé sait ce qu’il peut nicher 
De mots, de déveines
Son lot d’enfance frigorifiée.
Il tait le mot amour de peur d’écharder un peu plus la flamme.
Il cache son grand corps
Dans un crâne éventé.

 

19.

Fran%C3%A7oise-Lison-Leroy.jpgFrançoise Lison 

De son enfance céréalière
Elle garde fruitées
Des collines
Elle chevauche les ponts
S’amuse à devenir éclusière
Exclusive des écueils
Elle mêle ses chants aux gradins de l’été

 

20.

AVT_Marie-Nol_8013.jpegMarie Noël 

Mon Dieu, je vous chante comme une lingère
Une bergère qui affûte son pipeau l’hiver
Et tient contre elle brebis pains et agneaux
Pour leur éviter la hargne de saison ses maux
Mon Dieu, faites que comme elle je vous serve
Les mains offertes pour prier telle une serve
Qui s’applique toujours à louer son seigneur…

 

21.

1008379-Henri_Michaux.jpgHenri Michaux 

À présent fulgure le blanc bleuté. Assailli par de fines tiges qui m’étrillent l’œil, je suis obligé de battre en retraite.
Lamelles violacées barrent le front.
La dose augmentée, je m’exalte de concert. Les bleus agressent et quand je penche la tête, je m’évanouis dans des nappes de joie intense, fleuries comme des buissons d’aubépines orange.
À présent, plus rien, qu’une indécidable torpeur qui étouffe le vers

 

POSTICHES ET MÉLANGES par PHILIPPE LEUCKX

leuckx.jpgUne petite trentaine de pastiches d’auteurs aimés, qui m’ont nourri et me nourrissent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

21013980_2013061920494141.jpg

Françoise Sagan

L’ennui, ici, à la côte, tenait, croyait-elle, à l’absence de fêtes, comme elle pouvait en connaître là-bas, à Paris. De Denis, elle n’avait plus de nouvelles. Sans doute se rappelait-elle la dernière soirée, bien arrosée, trop, où il s’était enhardi à lui serrer la taille. Elle avait été doublement surprise. Par sa témérité, elle en doutait un peu. Par sa constance : ses amies avaient brossé de Denis un portrait très flatteur. Elle passait la main soudain sur sa taille, comme pour retrouver celle de l’homme.

 

 

0000283256-002.jpg

Suzanne Prou

Louise se tenait très droite; dans le vestibule, où la lumière se hasardait, il n’y avait aucune trace de vie, pas même celle du chat qui, d’habitude, trônait sur l’une des marches. La musique de sa vie, alors, dégringolait du silence, comme s’il suffisait qu’elle pensât à toutes ces semaines durant lesquelles la villa prenait vie et densité, et le vestibule résonnait de toutes les rumeurs. Louise alors refusait la détresse du temps, sachant se gorger de l’étreinte dorée d’un vestibule, le soir.

 

 

260px-Camille_Bourniquel%2C_1997.jpgCamille Bourniquel

Le large tapis du salon côté jardin, lorsque le soleil l’éclairait à suffisance, avait des éclats d’Orient. Il se souvenait de ce juin qui l’avait apporté ici même, la journée était belle, vraiment, et Ugo n’arrivait plus à l’oublier, tant ce jour-là, cette après-midi éclairante, Suzanne lui avait paru correspondre à sa vie de solitude. Elle marchait presque fière, lorsque tapis déroulé, elle ôta ses talons pour sentir l’ouate nouvelle. Le salon rayonnait d’été, et Suzanne, qu’un bain d’enfance étoilait, s’élevait légère.

 

 

frenadez1%20copy.jpgDominique Fernandez 

Je n’ai rien dit encore de la somptueuse floraison des marchés de Noto, à la lumière qui tombe des façades bariolées et baroques, qu’une fin couche d’air d’été festonne à l’envi, et les nombreuses victuailles éclataient sous tous les soleils. Il suffisait de jeter un œil vers les montées, là se niche un bien beau musée qui, à l’étage, vous permet d’emprunter un tout petit balcon de fer forgé qui vous montre tous les toits de Noto. Loin, au-delà des murs éclairés, la fine moulure des montagnes.

 

 

auteur_1394.jpgFrançoise Lefèvre

Le cri, en moi, de son absence. Un jet de douleur sous l’épaule. Reviendra-t-il? Je mûris ma confiance dans l’éclat de la souffrance. Je pressens, en appelant à moi à la rescousse le soir où il vint en moi, son retour. Je mettrai ma plus belle robe. Les cheveux défaits. La blondeur que je lui offre, s’il veut de mon cadeau. Il sera de retour. Ta peine, garde-la serrée pour qu’il revienne. Ta souffrance, sauve-la d’un éclair. Tu reviendras. La beauté de ton retour s’aggrave déjà d’un silence. D’attente.

 

 

Dani%C3%A8le-Sallenave.jpgDanièle Sallenave

Les rues, ombreuses, partent dans la neige. Je serre mon manteau et je repense à ce que m’a dit, hier, dans la lente venue du soir, H., que j’aime assez voir se détendre, à ces paroles de doute, puisque l’hiver avive ici maintes incertitudes quant à la réalisation de ce projet auquel il tient tant. La ville n’est jamais plus belle qu’en ces séquences nocturnes, balisées des feux qui bordent la Vltava, vers Vyton, vers ce tunnel que j’aime tant et où passent, comme dans un poème d’Hejda, les tramways tardifs.

 

 

fernando-pessoa.jpgFernando Pessoa

Décidément, je ne comprendrai jamais Ophelia ni cette attente peureuse qu’elle découvre, le matin ou le soir, quand le bureau se vide de toute lumière. J’ai marché vers elle, empruntant mon trajet favori qui me fait passer, du moins si je ne vais pas jusqu’à Rua Rosa, au moins par notre chère place du Chiado, que les pigeons recueillent dans la matité du jour. J’ai fermé tout à l’heure la fenêtre sur une ombre, était-ce elle? Vers Estrela, le ciel était d’une noirceur de novembre, et les toits quasi mélancoliques, comme ma peine.

 

 

233619.jpgMarcel Proust

Des marches, que j’ai comptées, nombreuses jusqu’au porche, plus de trente, tant la structure de l’édifice, entre château et pavillon, offre d’ampleur vers les jardins, vers les beaux sentiers qu’organise la lumière, compacte, grainée de belles particules d’été, je pouvais voir la ville, comme je ne l’avais jamais perçue, quoique la saison fût déjà d’ombre, mais il y avait, tout autour, dans l’aire aiguë de ma vision, l’étendue même d’un souvenir que les seuls grains préservent de l’oubli.

 

 

AVT_Pier-Paolo-Pasolini_8137.jpegPier Paolo Pasolini

Le Tibre, de cet après-midi-là, semblait une surface jaunie de reflets. Le gamin, dans l’herbe, s’amusait à dégommer un pan de terre aride. Pour rien, il jetait les poussières vers les berges, tuant le temps. Federico calmait ainsi son impatience et sa fièvre. Franco lui avait battu froid, la veille, à Portese. et il n’arrivait pas à oublier cette blessure. De rage, il enlevait des touffes de terre. il plongeait ses poings comme un enfant qui s’encolère pour un peu. Le Tibre, calme, posait sur la ville un faux miroir jauni.

 

 

AVT_Pavese-Cesare_946.jpegCesare Pavese

La rue devenait pour C. l’antre même de sa mémoire heureuse. elle retrouvait tout, ses jeunes années, les façades écaillées, même la rue des Orphelins lui semblait telle que son souvenir la figurait, avec ses étroits trottoirs de pavés, avec ses franges de papiers défraîchis le long des caniveaux. Mais devait-elle sentir alors que tout compte fait il valait mieux négliger ces pensées-là, puisqu’elle n’y était plus, puisque les années étaient venues s’ajouter soudain et elle ne s’y voyait plus, tout simplement.

 

 

Claude_Louis_Combet.jpgClaude Louis-Combet

Dans la moiteur fauve de son corsage, ombre du désir, flanelle écornée des doigts qui s’empressent à toucher la peau, le garçon hésitait à insérer la paume, seulement la paume. Le souffle chaud altérait peut-être son impatience, quoiqu’il faiblît subitement, doigts posés sur le liséré du décolleté que son regard convoitait, interdit certes, mais tellement tentant dans la chaleur de la chambre. Le membre grossi explosait sous la toile et il se répandit en petits jets chauds.

 

 

Sandro_Penna_1974.jpgSandro Penna

La vitre et la douceur de ce Tibre

Jaune retiens donc cette chance

Quelle joie de le voir surgir

Soudain de la plage

T’éblouit son regard

Qui ne te regarde point

Mais s’évente vers la mer.

 

Dietro la vetrina e la dolcezza del Tevere

Giallo prendi dunque quella fortuna

Quale gioia vederlo passare

Dalla spiaggia improvvisamente

Ti abbaglia il suo sguardo

Che non ti guarda

Ma se ne va verso il mare

(trad. R. de Ceccatty ce 22/11/17)

 

 

38752.HR.jpgRené de Ceccatty

L’ami qui m’avait si bien accueilli, vint donc me chercher à la gare de M., lorsque ce voyage me ramena à Sète, la saison durant laquelle ma mère, très affaiblie, convint, avec mon frère resté à Paris, d’une petite fête, sans doute la dernière à laquelle elle assista en toute conscience. Les yeux brouillés, je revoyais défiler toutes mes années d’enfance, mes retours aux Figuiers, pour la voir, lui apporter quelque bonne nouvelle de mon 14e. « Quitte donc un peu ton refuge d’écriture, vieux solitaire » semblaient dire ses beaux yeux bleus.

 

 

CURVERS_Alexis.GIFAlexis Curvers

Rome splendide déroulait ses fastes, et notre belle marquise, en robe à falbalas bleu tendre, glissait comme un cygne sur le paysage de ce jour-là. La Via Veneto, qui n’était pas encore le fruit de ces paparazzi funestes, semblait grouiller de toutes les fêtes, comme une vasque de fruits qui gorgés de lumière et de saveur éclatent en tous sens. J’aurais voulu rester un peu plus longtemps mais G. s’impatientait. J’avais déjà trop couru les rues de Rome, les derniers jours, et je craignais qu’elle ne me fît mauvais accueil.

 

 

738_350120418-photo.jpgBertrand Visage

Les jours de Catane éblouissent jusqu’aux places trop vite parcourues. La fièvre portait Angélique vers les barques, et, Massimo revenait avec un lourd panier de sardines bleutées. Ce jour-là, l’enfant grandi à la lumière des vieilles portes palermitaines découvrait la splendeur de la lumière de mer, comme jamais. « Lica! Lica' », c’était l’appel de l’eau, lorsqu’enfant, la nonna lui contait, assise face aux Quattro Santi, en jetant un œil vers le libraire, les beautés de l’océan, pour elle un total mystère. Lica avait quatre, cinq ans.

 

 

AVT_Elsa-Morante_2577.jpegElsa Morante

Via Bodoni, les Allemands trouvèrent au 102, derrière la cour intérieure, dans une petite remise, des armes que les résistants avaient planquées, et qu’un gars de San Lorenzo avait convoyées de nuit. J’avais froid et le petit avait du mal à trouver un peu de chaleur en ce décembre 43. On manquait de tout, de lait, de pain, de fruits crus, de charbon, de bois. Des volets verts, au premier étage, où j’avais trouvé refuge grâce à un ami de Campo Verano, je regardais l’hiver romain, la débandade…

 

 

525aef0d8111a75c5a4b9dd18b70fcc7.jpgHector Bianciotti

La petite du café me regarde longuement. Elle sait que je n’habite pas très loin, cour Meslay, que je viens souvent ici, chez sa mère, siroter un café, que son père me voit d’un air sombre, malveillant. C’est une gamine aux yeux intenses, plus âgée que son âge, plus mature, qui scrute invariablement tout passage, et qui, de plonger ainsi dans l’intériorité des êtres, décèle une sorte de sagesse populaire, mutine et salutaire. Elle porte en ses yeux une lente tristesse que chaque coup d’œil exacerbe.

 

 

260px-Jean-No%C3%ABl_Schifano_-_Com%C3%A9die_du_Livre_2010_-_P1390835.jpgJean-Noël Schifano

Le prince au visage couperosé, vêtu de chausses brodées vert émeraude, attendait dans l’air vespéral des sbires encapuchonnés. Sa belle, aux longs cheveux poudrés, languissait sur le lit laissé ouvert, la main caressant sa belle poitrine nue, dans l’effort du désir suspendu; elle guettait la braguette du prince, gonflée comme un sac de pierres précieuses, une baudruche de velours soyeux pour ses yeux, pour ses mains, tendres linges tendus comme un arc bandé à mort.

 

 

Jean-No%C3%ABl-Pancrazi.jpgJean-Noël Pancrazi

Ce soir-là, dans les jardins de la villa Cassia, embaumés de seringa et de vieilles roses, j’attendais, le cœur battant, derrière un banc, la venue de mon ami Henri. Nous avions convenu, la veille, haletant sur le rivage, de nous voir, ici, en secret, tant de vilaines rumeurs, tout autour, dans le quartier des Roussettes, nous épinglaient tous deux dans des termes d’oiseaux moqueurs, pas piqués des vers, où les « sales pédés » et autres « tapettes roses » nous blessaient à vif, nous avec nos quinze ans de fraîcheur anéantie, usée par le mal.

 

 

beck_beatrix.jpgBeatrix Beck 

Marthe Calempion n’avait jamais été belle. Elle portait le postérieur haut et ça faisait irrésistiblement rire la troupe d’élèves. Mais elle avait ce quelque chose fleuri, ce sourire en bec de merle, et sa langue, pointue qui titillait le verbe. je l’aimais comme une sœur. Une sœur délurée; mais bien une soeurette pas mal fagotée quand elle voulait. Une manière de petite femme qui accroche le regard des mâles qui scrutent le moindre derrière. Salauds, va!

 

 

AVT_Nicole-Avril_9007.jpegNicole Avril 

Ma mère, à Bordeaux, après Lyon, après Paris, c’était pour mon père, pour moi, une histoire nouvelle. Elle avait vieilli, et les voyages, en avril ou pas, lui pesaient. Je me souvenais, avec acuité, de l’époque des « jardins de mon père », quand elle chicanait mes coiffures, m’habillait comme une poupée, ne supportant guère que je ne fusse à son image, au miroir de sa beauté, de son maquillage, tirée à quatre épingles, impeccable. Maman avait changé, vieilli, et c’est avec émotion que je lui retrouvais une inflexion de voix, d’il y a longtemps.

 

AVT_Patrick-Modiano_1704.jpgPatrick Modiano 

De ces vagabondages dans ces rues provinciales, que je savais pour y avoir traîné avec quelque copain du « Matelot bleu », vers la fin des années 50, après une fugue qui m’avait éloigné de la maison des parents à Jouy-en-Josas, il me restait une impression bizarre et insolite de découverte, à côté d’une sensation de « déjà vu », comme si les deux coexistaient et me mettaient à l’épreuve du temps. Le « Matelot bleu » nous accueillait : ah! l’odeur du zinc où Josiane et Marc me servaient, sachant toutefois que c’était interdit, un alcool fort.

 

220px-Francis_Carco_Meurisse_c_1923.jpgFrancis Carco 

Gilberte tapinait depuis un long moment, à la Chapelle. Elle avait mis sur elle sa petite veste rouge, et de loin, c’était comme une tache, une belle tache de couleur au faubourg. Elle commençait d’avoir froid, forcé, elle ne portait que des bas et les petites boucles des jarretelles l’agaçaient. Il était long à revenir, César. Elle ne s’empêchait pas de le répéter à part elle, comme pour se réchauffer. Son cœur battait. Elle se frottait les doigts avec force pour se donner un peu de chaleur.

 

 

AVT_Jean-Giono_8794.jpgJean Giono 

Eusèbe dépasse les trois maisons. Le vent lui fait signe, puis repart .Il a donné du foin à la mule. Le soir descend vite vers les feuillages. La Baïse n’est pas bien vaillante, elle est près de vêler. Qui sera là pour l’aider? Tout en marchant, il remâche deux ou trois pensées fort agricoles. Le chien et le loup sont à présents descendus et c’est l’heure d’épaules creuses. Il se fatigue. Le soir est venu sans poser sa main sur le ventre d’Eusèbe, comme pour dire « Tu as faim, grand veau? »

 

 

Pascal-Quignard-4.jpgPascal Quignard 

Beaume arriva à Rome, le soir de la Sainte Marthe. Il s’était enquis, par lettre, du voyage prochain, vers le sud. Le portrait que Baglione lui avait promis, sur fond de paysage romain, ne venait pas, et son dépit devenait plus aigu, plus âcre. Beaume n’enviait plus ses années. Le meilleur, derrière lui, lui faisait le présent insupportable, comme une convulsion. Beaume regrettait ses vingt ans, comme on se désole d’avoir perdu une femme qui vous fait jouir. Le soir tombait quand il se réveilla d’une songerie un brin classieuse. Il était vieux.

 

 

AVT_Pascal-Laine_1579.jpegPascal Lainé

Cet animal-là avait du coq le jabot, le côté ronflant qui gargouille, le buste à l’avant – comme Proust -, ce Béligné-là, ce de quelque chose savait à quoi appartenir et le faisait sentir. il était du gratin.

Rainette, elle, ne venait de rien, n’était rien. Sa mère, mercière ou crémière selon l’âge, serveuse « à votre service », s’agenouillait devant tout le monde : elle avait passé l’âge de faire des manières, elle faisait cela naturellement.

De Béligné pompeux fréquentait Richelieu et son Ecole des Chartes, à deux pas des restaurants japoniais qui fleurissaient tout autour. Les gens ne mangeaient plus français mais des espèces de petites sauterelles ou de poissons.

 

 

823358-isa0088485jpg.jpg?modified_at=1446574666&width=975Mathias Enard 

J’en arrive à l’hypothèse la plus plausible, la moins spécieuse : le docteur, en prenant le train pour Milan, sachant que le trajet prendrait jusqu’au lendemain matin, n’avait pas imaginé que, pendant ce temps, les zonards qui le poursuivaient auraient le temps d’atterrir à Turin ou en voiture de rejoindre Pavie, mais se préparait à l’inéluctable, puisque, dans sa valise, il avait placé entre deux chemises étonnamment repassées, au carré s’il s’était agi de draps de lits, le message chiffré que Dom lui avait glissé à la gare d’Hambourg, petit papier informe, avec 7 codes, pas plus, entre deux trains, juste le temps de l’empocher vite fait bien fait au fond de sa gabardine.

 

 

Philippe L., ce 22 novembre 2017.

pour René de C., Éric A., Dominique S., David B. , Françoise L. et Bertrand V.

 

 

PORTO / POÈMES (inédits) de PHILIPPE LEUCKX

HT_porto_Q40.jpg

I

Que je cède quelque barque

Posée là au pied de la ville

Et que de Calem

Je regarde un peu

Ce qu’il me reste de ciel

Pour grimper

Sans assaut

Au cœur

Comme un premier voyageur

Qui se serait trompé

De ruelle

Pour s’éblouir

 

 

II

Du port partent

Des ponts

À ne savoir qu’en faire

S’il faut monter

Descendre

Emprunter ces rues

De solitude

Revenir au belvédère

De Sao Bento

Ou plus loin encore

Vers quelque village

Où le blanc des maisons

Naît d’un poisson

Frit à même la rue

Dans l’odeur qu’exalte

Un brin de nostalgie

 

 

III

Mais que faire de ce socle

Qui porte toute la ville

Sur son triangle de fleuve

De fer et de petits caissons ?

L’œil se déprend

De quelque rectitude

Pour oser la pyramide

Et ne jamais revenir

De ces couleurs posées

A l’envi en désordre

Comme un dédale

De couleurs

Qu’ombre à peine

Le grand ciel

Tout autour

 

 

IV

On va vers son proche destin

Dans une rue du monde

Qui déboule en mots

On oublie quelque berge

Qui porte touristerie

À grandes gerbes

La rue monte vers toi

Marin d’il y a longtemps

Ta mère se signe

Avant d’entrer

Aux Clerijos

Sans se retourner

Elle va poser ses mains

Sur ce bois de Christ

Qui est un fût

Qui panse la misère

Des temps

Elle porte à ses lèvres

De veuve

Un doigt de porto blanc

 

 

V

Je regarde sans prendre

Je m’éblouis

D’un rien de présage

À la couleur des murs

Jetés sur mon chemin

Qui va là dans mon ombre ?

Tu es là sans porte

À peine sans clé

Comme un marin déchaussé

Qui ne prendrait plus

La mer

Tu vas vers la ruelle

D’ombre

Qui cueille les souffrants

 

 

porto3.jpg?itok=ZyVJjSXb