Stendhal

 

Deux courts passages de la fin du roman (La chartreuse de Parme), quand Fabrice est revu par les deux femmes amoureuses de lui, sa tante puis Clélia. Remarquables car ils dépeignent ce court instant où l’autre est vu comme ressemblant à lui-même, différent et semblable. L’écriture est alors en charge de pointer cet écart, de marquer le trouble.

« Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l’embrassant. Elle le trouva tellement changé, ses yeux encore agrandis par l’extrême maigreur, avaient tellement l’air de lui sortir de la tête, et lui-même avait une apparence tellement chétive et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé de simple prêtre, qu’à ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes ; mais un instant après, lorsqu’elle se fut dit que tout ce changement dans l’apparence de ce beau jeune homme était causé par le mariage de Clélia, elle eut des sentiments presque égaux en véhémence à ceux de l’archevêque, quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de certains détails pittoresques qui avaient signalé les fêtes charmantes données par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait pas ; mais ses yeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus pâle qu’il ne l’était, ce qui d’abord eût été impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa pâleur prenait une teinte verte. »

« Elle le regardait profondément attentive, lorsqu’une dame, en venant se placer, , fit faire un mouvement à son fauteuil. Fabrice tourna la tête : elle ne le reconnut pas, tant il était changé. D’abord elle se dit : Voilà quelqu’un qui lui ressemble, ce sera son frère aîné ; mais je ne le croyais que de quelques années plus âgé que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans. Tout à coup elle le reconnut à un mouvement de la bouche. »

Honoré de Balzac

Eugénie appartenait bien à ce type d’enfant fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires ; mais si elle ne ressemblait pas à la Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une tête énorme, le front masculin mais délicat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s’y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n’y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s’harmoniait avec une bouche d’un rouge de minium, dont les lèvres à mille raies étaient pleines d’amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver ; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette ; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme. Eugénie, grande et forte, n’avait donc rien du joli qui plaît aux masses ; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s’éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges souvent dues aux hasards de la conception, mais qu’une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir ; ce peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore ; il eût vu sous un front calme un monde d’amour ; et, dans la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête que l’expression du plaisir n’avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d’horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l’âme, communiquait le charme de la conscience qui s’y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues.

 

Extrait d’EUGÉNIE GRANDET (1833)

Choisi par Daniel Charneux