La vraie innocence n’a honte de rien
Jean-Jacques Rousseau
Le chemin de la bouteille
J’ai pris le chemin de la bouteille comme j’aurais pu emprunter, tout au bout de la table, la voie du poivrier (en marchant sur des grains). Ou bien encore m’engager dans l’allée des alouettes semée de reflets. Puis des verres sans transparence ont arrêté ma progression et m’ont réclamé du feu. En panne d’essence, je n’avais plus la moindre once d’âme à fournir. Et la lumière commençait à baisser.
A quoi bon, m’ont-ils dit, continuer votre route? Et ils m’ont barré la vue. Noir complet ! Mais je les brisai et traversai leurs opaques débris. Un éclat m’atteignit au flanc et je dus faire halte sous un poivrier noir (piper nigrum) de la cime duquel une alouette bateleuse (mirafra apiata) m’interpella de sa voix fluette: Tu es arrivé flu flu au croisement du hasard et de la nécessité, de la flu flu vertu ménagère et du réel de cuisine! Alors, dans un sursaut de fiction, absolument fou de tout leurre, je m’embarquai dans une autre histoire sans passé ni avenir pour ne plus me retrouver là. Ni ailleurs.
La tentation
Je donne cours tout habillé face à des apprenants nus. La tentation est grande de me dévêtir devant ces âmes avides de voir jusqu’au-dessous des sous-vêtements. Des collègues régulièrement succombent qui enseignent à poil la façon de se bien vêtir et d’apprendre par cœur corsets et nuisettes. Mêlés à la fange scolaire, ils ont ainsi le sentiment de partager tous les savoirs. La tentation est grande mais je résiste chaque jour. Je pense comme ma mère, et avant elle la cohorte de nos aïeules, qu’il n’est pas bon d’exacer les souhaits des plus ignorants. La nuit, je dors tout habillé dans un grand lit avec une compagne nue. La tentation est grande de me vautrer contre sa chair, de coller mon corps à sa peau mais je résiste encore. Au matin, je la supplie de s’habiller pour partir à l’école mais elle ne m’écoute pas plus qu’en classe quand je lui dis de recouvrir d’un film transparent tous ses livres et cahiers.
Piège à fils
Chaque matin, je recueille des fils sans nombre pris au piège de la nuit. Ils sont noirs, ils sont blancs, ils sont jaunes, mes fils, mais tous ils me ressemblent. Tous ils disent quelque chose de moi et de mes pères.
Evidemment tous ne sont pas à garder, il faut en libérer une dizaine qui n’a de fils que le nom mais le nom seul, on le sait, est insuffisant pour faire un fils. On observe vite ce qui caractérise un fils d’un non fils. Le fils qui ne dit rien du père et jamais n’en dira rien n’est pas un fils au sens fort du terme. Il est à rejeter dans le matin blême, très vite, pour qu’il ne s’attache pas car les premiers instants sont, on le sait, les plus importants et aussi les plus cruels. Le fils refoulé peut, après une blessure trop profonde, ne pas passer le jour. Il ne verra point la nuit où l’attend un nouveau piège, une nouvelle possible paternité. Il se perd dans la lumière pour ne plus réapparaître.
Mes fils du jour, je les garde, ils font partie de ma vie. Oubliés, les autres même si je continue d’entendre leurs cris du fond de leur absence.
Tout à l’heure, en plein soleil, les fils des précédents jours, des précédentes années accueilleront leurs frères pour agrandir la fratrie qui se réclame bruyamment (ça casse les oreilles) de moi et qu’un jour je renierai en bloc (dans un parfait silence). Le jour que je choisirai. Le même jour que mes pères ont choisi…
Peintures de Morandi (Nature morte, 1954), Balthus (Nu de profil, 1908) et Russel (Les fils du peintre jouant avec un crabe, 1904-1906)