TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 9

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Par Phil RW et Vincent Tholomé.

 

BONUS : les analystes Vincent et Phil analysés. Sur le divan !

 

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Philippe Remy-Wilkin

Phil : Je voudrais revenir à une réflexion que tu avais émise en cours de route et qu’on a laissée sans issue. Or il faut oser dénouer des fils, satisfaire un spectateur/lecteur du premier degré, non ? C’est mon optique et je mise en abyme.

Tu parlais des conceptions qui nous mènent à des appréhensions différentes de la fiction. Dans mon cas, il faudrait se demander pourquoi je suis passionnément attaché à l’orchestration méticuleuse d’une histoire, cette valeur-là précédant toutes les autres composantes d’un récit (le niveau de langue, la qualité des personnages, le fond philosophique ou didactique, l’inventivité et l’originalité sous toutes leurs facettes, etc.).

Je veux bien t’offrir un scoop, une plongée psychanalytique dans ma trajectoire. Prêt ?

Enfant, j’ai bénéficié d’une immense chance issue d’une malchance apparente. Mon parrain était pauvre, très pauvre, et n’avait pas les moyens de m’offrir des cadeaux. Je n’ai donc jamais reçu un cadeau neuf pour mes anniversaires, Saint-Nicolas ou Noël. (NDLA : Oui, là, je prends de l’avance, Vincent, plusieurs lectrices ont fondu en larmes ! Et des lecteurs aussi, j’espère.) Mais, à la place, il m’offrait de très vieux albums de ses collections de recueils Tintin ou Spirou (les magazines). Dès ma prime jeunesse, avant même mes 6 ou 7 ans, je me suis retrouvé avec des embryons de collections, d’autant que d’autres albums étaient offerts à des cousins. Pour la plupart des récits, je ne possédais ni le début ni la fin mais quelques (dizaines de) pages. Ce qui a décuplé mon désir de posséder le contrôle sur une histoire, de A à Z, je subodore. J’ai commencé à écrire des récits complets (en BD, alors) dès mes 6 ans, refusant une année entière de sortir en cours de récréation, ou à réaliser de mini-fresques avec des petits persos en plastique. Durant toutes mes primaires, ce furent mes plus grandes activités hors lecture et école, et je commençais mon premier roman en fin de 6e. Ajoutons un zeste freudien avec une enfance encombrée de secrets de famille, avec un arrière-plan épique (vie en Afrique de mes parents et traumatismes mystérieux). Voilà, tu as compris : j’ai un besoin quasi névrotique de confrontation à un récit COMPLET et normé, où il y a des questions ET des réponses, m’arrachant aux frustrations de sens de ma prime jeunesse.

Ceci dit, ça intéresse quelqu’un ? Non (NDLA : si, notre rédac’chef qui comprend enfin pourquoi je suis fou !). Mais l’intérêt est de donner prise et poids à ton interrogation sur ces structurations mentales qui déterminent notre rapport aux objets culturels.

Satisfait ?

Et toi ? Tu as une explication sur ta structuration mentale ou tu la joues à la Lynch (« No way ! », « Bullshit ! ») ?

🙂

 

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Vincent Tholomé

Vincent : Oh oui oui, je pourrais te donner des tas d’explications, je pense, mais pas sûr du tout qu’elles soient les plus justes ou les plus réelles ou les plus vraisemblables ! Ai la manie de tout refondre, tout le temps, y compris ma propre histoire ! Bref, vais juste te dire deux choses, deux faits qui, provisoirement, explicitent pourquoi et comment je n’ai pas toujours besoin qu’un récit, film ou livre, me donne toutes les clés, soit méticuleusement construit.

D’abord, eh bien, le fait d’avoir reçu aussi, des années durant, d’un oncle et d’une tante, en cadeau de St-Nicolas ou de Noël, des compils des journaux Spirou, Tintin et Pilote comparables aux tiennes, figure-toi ! Des heures de lecture ! Des bonheurs à me plonger dans les images, à en scruter les détails à défaut d’en saisir toute l’histoire, toute la trame – on n’avait que quelques pages d’un récit, au bout du compte, en effet ! Mais plutôt que de nourrir une espèce de frustration, ça aura déclenché autre chose : le plaisir de contempler, en quelque sorte, de trouver dans une case de BD le détail qui exploserait comme un popcorn, déclencherait ma vaste machine à rêves.

Et puis aussi : mon tout grand maître en matière de narration aura été un autre oncle. Absolument exaspérant. Incapable de vous raconter un épisode de sa vie sans prendre la tangente, sans ouvrir d’interminables parenthèses débouchant elles-mêmes sur d’autres parenthèses, etc. Capable de se focaliser, des heures durant, sur un détail minuscule et sans aucun intérêt, comme si ce détail était capital, allait avoir un rôle essentiel à jouer dans l’économie du récit. Et, au bout du compte, nada, ce détail n’avait réellement aucun intérêt ! Très lynchien, mon oncle, pas vrai ? Mais le plus curieux est encore ceci : cette façon de raconter nous insupportait, vraiment, quand nous étions enfants et ados, mes frères et moi. Mais depuis quelques années, la plupart des choses que j’écris prennent le même pli que les récits de mon oncle : interminables digressions dans les digressions, focus sur un détail plutôt que sur les fils narratifs, etc. Bref, ne suis pas loin de considérer que tout ce que j’écris depuis quelques années est comme un hommage mi-conscient, mi-inconscient, à cet oncle, à cette figure de l’enfance qui nous aura autant fait rire qu’exaspérés, autant charmés que mis en colère !

Et voilà, Phil ! Mm. Pour le montant de la consultation, c’est à toi que je règle ?

 

Phil : Il est tout de même hallucinant qu’une saison III à laquelle j’accolais un « Néant ! » aussi concis que rédhibitoire ait accouché d’un feuilleton en neuf épisodes d’analyses, réflexions… et introspections. Grâce t’en soit rendue, Vincent. Somme toute, tu as réussi la mise en abyme parfaite du projet que tu prêtes à Lynch, nous conduisant à édifier une (autre) machinerie se jouant à deux niveaux, qui se termine dans un divan.

C’est que… Ce que tu rapportes sur cet oncle me laisse encore pantois, ayant eu moi aussi une conteuse à mes côtés durant près de vingt ans : ma mère, tout récemment disparue. Qui s’ingéniait à me raconter sa vie depuis ma plus tendre enfance, d’une manière très particulière, esquissant une sorte d’épopée familiale, où chacun (grands-parents, professeurs, frères et sœurs, etc.) avait son rôle et ses caractéristiques, brossant des moments-clés de son destin, de sa formation, de ses traumatismes. Mais, extrêmement tôt (avant même les primaires), utilisé moi-même comme acteur de son film et goûtant fort peu certains aspects du scénario, j’ai laissé émerger une « ère du soupçon », comprenant roman où elle affirmait histoire, cherchant dès lors à comprendre les soubassements de l’intrigue… pour y imprimer un sens plus authentique. Je n’en dirai pas plus. Sauf que… Nous venons peut-être d’expliquer comment deux vocations d’auteurs/médiateurs sont nées, renvoyant à mille autres, à cette manière qui appartient à chacun/chacune de réagir à son vécu et de retourner les négations en points d’affirmation.

Le fait qu’on soit passé par des expériences de vie (les recueils BD aux pièces manquantes, un parent conteur) si proches mais gérées de manière si contrastée interpelle. Et propose une leçon d’humilité aux analystes en tout genre (nous compris ?) qui arriment trop solidement causes et conséquences.

Merci pour le voyage, Vincent ! Inoubliable pour moi.

 

Vincent : Et merci à toi, amigo, d’avoir proposé ce voyage.

 

Phil RW et Vincent Tholomé.

 

En guise de générique…

 

Quelques liens ou sources pour en savoir plus sur Lynch et son œuvre :

 

https://www.theguardian.com/film/2018/jun/23/david-lynch-gotta-be-selfish-twin-peaks (interview accordée au Guardian, dont nous avons commenté des passages).

 

Room To Dream, by David Lynch and Kristine McKenna, Canongate Books (l’autobiographie du maestro).

 

https://ew.com/tv/2017/09/15/david-lynch-twin-peaks-finale/

(conférence de presse face à des membres de l’Association des critiques télé).

 

Trois essais sur Twin Peaks (La main gauche de David Lynch, Exégèse de la Black Lodge, La substance de ce monde), Pacôme Thiellement, PUF, Paris, 2018.

 

Quelques blogs, sites et vidéos décortiquant Twin Peaks III :

 

https://leconvulsionnaire.wordpress.com/2017/05/24/twin-peaks-s03e01/#more-1598

 

https://culturellementvotre.fr/2017/09/02/analyse-twin-peaks-saison-3-dale-cooper-lhistoire-dun-long-retour/

 

https://culturellementvotre.fr/2017/12/16/analyse-twin-peaks-saison-3-un-impossible-reveil/

 

http://www.premiere.fr/Series/La-fin-de-Twin-Peaks-expliquee

 

https://youtu.be/269cG8oZc38

 

Et le podcast d’une émission radio avec Pacôme Thiellement comme invité :

 

https://www.franceculture.fr/emissions/plan-large/david-lynch-retour-a-twin-peaks-ce-nest-ni-un-film-ni-une-serie-cest-un-tout-une-maniere-detre

 

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RETOUR à l’ÉPISODE 1

TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 8

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Par Vincent Tholomé et Phil RW.

 

Vincent : Et pour conclure ce feuilleton, un petit récit perso. Vais tâcher de faire court, Phil. Rendre compte, en quelques lignes, de ce qui, dans l’espace et le temps de silence, a surgi dans ma petite tête d’humain du début du XXIe siècle. Parce que rendre compte de l’expérience perso qu’on a eue avec TP est, me semble-t-il, une bonne façon de parler de TP, une bonne façon de dire en quoi TP peut faire sens, très relatif, très perso, très provisoire. J’espère, en tout cas, que ce récit perso montrera qu’il ne faut pas avoir une sensibilité hors du commun (pour reprendre, peu ou prou, ce que tu avançais dans un de nos épisodes précédents) pour donner sens à TP mais qu’il suffit de prendre ce qui surgit dans ta tête quand tu regardes l’affaire et de tirer, ensuite, le fil de ta pensée jusqu’au bout. Pas besoin d’être un génie pour faire cela : suffit d’agencer les choses disparates qui te viennent à l’esprit. On fait ça tous les jours. C’est notre façon à toutes et tous de faire sens, je crois.

Bref, voici l’histoire perso, en guise de conclusion.

Il y a, dans TP III, un épisode où toute l’action – ou non-action – se déroule du côté des Loges Noire, Blanche ou Rouge. C’est l’épisode 7 ou 8. Un épisode bourré d’effets spéciaux grandguignolesques. Et tandis que je regardais cet épisode à scènes grandguignolesques, tandis que je me disais que, non, décidément, je ne suis pas fait pour ce genre de scènes, ce genre de fictions, tandis que je me demandais si je perdrais quelque chose en zappant la suite de cet épisode, il y a eu cette scène : une espèce d’arbre famélique et ridicule – qu’on retrouve dans d’autres épisodes d’ailleurs – qui, sous l’effet catastrophique d’un essai de bombe atomique, s’est mis à projeter un flux continu d’images scintillantes et argentées. Et dans ce flux argenté, il y a eu une bulle noire, scintillante elle aussi, contenant Bob, l’immonde Bob, la tête de Bob. Comme si Bob était né du séisme, de l’effet catastrophique produit, dans l’autre monde, par une bombe atomique bien de chez nous. Et c’est là que j’ai pensé à la gnose, figure-toi, Phil. À cause de cet arbre ridicule. À cause de ce flux continu lui sortant de la bouche. Donnant naissance à des choses belles et scintillantes et à une chose noire, désastreuse et maléfique.

La gnose est une vieille chose, Phil. Elle date des IIe/IIIe siècles, pour l’essentiel. A été balayée par la chrétienté naissante. Jugée hérétique. Se base pourtant sur les mêmes fonds, mêmes récits, mêmes mythes. À la différence près, et ça a son importance, que l’entité appelée « Dieu », chez les chrétiens, est appelée « Démiurge » par les gnostiques. C’est ce Démiurge qui a crée le monde où nous errons, c’est son « Logos », sa pensée, sa parole, qui a créé le monde, chacune de ses pensées donnant naissance à une chose, à un être. Oui mais voilà. Faut tout de même reconnaître que ce monde où nous errons est un fruit pourri de misères, de morts, de catastrophes en tout genre. Au point qu’on peut se poser des questions. Se demander si ce Démiurge n’est pas plutôt une espèce d’apprenti-sorcier, un magicien maladroit. Croyant faire le bien mais nous poussant, nous, dans un monde finalement assez sinistre et désespérant, si on le regarde par jour de mauvais temps ou de pensées ultra-grises. Paradoxe, ici aussi, pas vrai ?

La gnose, quant à elle, dit : au tout départ, il y a quelque chose, une entité qui ne ressemble à rien de connu, à laquelle les gnostiques donnent parfois le nom de « Sophia », principe féminin, traversé par le Logos, la faculté de penser, de parler, d’agencer, de faire sens, etc. Et le Logos traversant ce machin-chose, à chaque proto-pensée de ce machin-chose, oui, le Logos donne naissance à des êtres parfaits, lumineux, scintillants. Ces êtres sont les premiers anges. Traversés eux aussi par le Logos. Parce qu’ils se souviennent. Savent d’où ils viennent. Du Logos ayant traversé Sophia. Et ces anges, traversés eux aussi par le Logos, donnent à leur tour naissance (ou pourraient le faire) à d’autres êtres ou entités, eux aussi parfaits, parce que traversés à leur tour par le Logos, parce que se souvenant eux aussi de leur origine parfaite, paisible. Et tout cela aurait été parfait si le dernier des anges, celui que les chrétiens appellent Dieu, n’avait pas buggé, nom d’une pipe ! C’est que Dieu – appelé des fois « Shamaël » par les gnostiques –, lui, traversé par le Logos, donnant naissance à son tour à êtres, choses et entités, a oublié d’où il venait. Se croit, dès lors, le créateur du monde. Mais ce qu’il crée est impitoyablement pourri : beau et maléfique, sublime et tragique, etc.

La gnose, c’est la connaissance. Le fait de nous rappeler. Le fait que nous sommes, nous, humains, capables, à force de connaissances, à force d’en apprendre d’avantage sur notre origine véritable, capable de remonter jusqu’à Sophia. De passer outre le Démiurge, en quelque sorte. D’en revenir aux anges premiers. De remonter grâce à eux jusqu’à Sophia. Etc.

Bon. J’arrête là, rassure-toi, Phil. Il y aurait encore à dire sur la réaction du Démiurge qui, jaloux et toujours ignorant d’où il vient, furax, en quelque sorte, parce que, nous, ses créatures humaines, lui échappons, nous fiche branlée sur branlée, etc., mais, pas besoin d’aller plus loin, je pense, pour ce que j’essaie ici de faire : montrer comment du sens se crée à la vision de TP, pour peu qu’on tire les ficelles jusqu’au bout.

Bref : à la vision d’une scène a priori grotesque, voilà que j’ai agencé TP à la gnose, aux mythes gnostiques, à tout ce que je viens d’avancer ci-dessus. Voyant, dans le flux continu et argenté sortant de la bouche de l’arbre scintillant, le Logos traversant les anges. Voyant, dans la bulle noire donnant naissance à Bob, le Logos buggant dans Shamaël.

Voyant alors TP comme une machinerie gnostique. Un truc-machin-chose œuvrant comme un mythe gnostique. Une machine à connaissance.

Voyant alors en Dale Cooper, par exemple, tout autre chose qu’un agent de FBI. Une entité, un ange ou quelque chose du genre, dont la mission serait de ramener à Sophia. D’intercéder, en quelque sorte. De ramener au Logos parfait et sans bug. De ramener à un monde sans misères, si l’on veut. Réparant, dès lors, au final, dans l’ultime épisode, les vies déglinguées des femmes qu’il aura croisées tout au long de la saison, et tout au long de la saga TP. Extrayant Diane du monde atroce de la Loge Noire et la ramenant ici, dans ce monde-ci. Envoyant, depuis la Loge Noire, un ultime tulpa à cette femme et cet enfant croisés du côté de Las Vegas, leur faisant, en quelque sorte, cadeau de lui-même, père parfait, amant aimant. Tentant, ensuite, mais en vain, de ramener Laura à la maison. De la faire revenir à son lieu de départ, à son origine. Échouant toutefois. Tout le temps échouant. Comme s’il ne pouvait qu’échouer. Comme si l’histoire de Laura et de Dale ne pouvait qu’échouer, lamentablement échouer. Etc.

Bon.

Il y aurait encore à dire, bien sûr, sur les ponts entre gnose et TP, inventés dans l’instant, à la vue de cet épisode 7 ou 8. Ne le ferai pas. Serait trop long. Notamment il y aurait à revenir sur le fait que Laura naît aussi dans cet épisode 7 ou 8. En réaction à la naissance de Bob. Comme si Laura avait reçu également une mission. Celle d’entraver Bob. Celle de le faire revenir. De restreindre ses actions maléfiques. Ou que sais-je encore ?

Juste conclure en insistant à nouveau : faut pas être plus sensible ou plus je-ne-sais-pas-quoi qu’un autre pour créer de tels ponts, inventer de tels sens à TP. Faut juste faire ce qu’on fait tous les jours, nous autres, humains : agencer des machines à coudre et des parapluies. Peut-être que, au bout du compte, au bout de toutes ces hypothèses, il y a celle-ci, ultime bouteille lancée à la mer : TP III pourrait être une invitation à inventer du sens, à nous laisser traverser, à notre tour, par du Logos. Pour le meilleur comme pour le pire.

Bises à toi, Phil.

 

Phil : Sacré Vincent ! Ta logorrhée (LOGOS !) me laisse sans voix et… quasi sans voie pour te répondre ! Tu as réussi à me fasciner. Avec Lynch pratiquant la méditation ou ce renvoi à la gnose.

Loin de vouloir opposer des arguments à ta démonstration, j’en arrive à envisager nos deux discours comme parfaitement complémentaires et légitimes. Ils se situent simplement à des niveaux différents. Comme dans ces religions antiques qui se déclinaient à deux niveaux : ésotérique (pour une élite, dans le mystère du Saint des Saints) et exotérique (pour les masses). J’ai décrit un premier niveau de perception (exotérique) et tu as élaboré avec une insistance, une patience bénédictines un deuxième niveau (ésotérique) qui tient la route.

Ma seule restriction, à ce stade, resterait quant à ton opinion selon laquelle il serait si aisé d’arriver à ce stade bis ou, plus précisément, il serait possible à tout un chacun, moyennant un effort, un lâcher-prise… Là, je crois que tu utopises.

 

Vincent : Ah bon ? C’est l’impression que ça donne, tout ce que j’ai dit ? Pas l’impression pourtant d’avoir tenu, dans nos feuilletons, des propos réservés à une élite. Pas l’impression non plus d’avoir parlé d’effort ou de lâcher-prise. Pas l’impression non plus d’avoir cherché à ce que chacun, chacune, suive une voie ésotérique. Plutôt l’impression de n’avoir, au bout du compte, que relaté mon expérience, rien d’autre. De m’en être tenu à dire mes frictions physico-mentales avec TP. Bref, d’avoir été, de bout en bout, attentif à l’exotérique. Mais peut-être me suis-je un peu emmêlé les pinceaux. Va-t’en savoir…

 

Phil : J’ai envie de creuser ce que tu dis plutôt que de m’aventurer à tenter de le démonter, je préfère essayer de trouver des interviews de Lynch par exemple. La question qui surgirait ensuite et tout de même : doit-on juxtaposer les points de vue, les empiler, les matriochker ou est-il concevable de les synthétiser ? Ou cette autre : était-il possible de remplir ton cahier de charges tout en offrant un premier niveau plus gouleyant, attractif ?

Mais je ne vais pas y répondre, c’est très complexe et, qui plus est, il faut nous fondre dans la nature de l’objet étudié, et celle-ci laisse une foule de zones d’ombre, de pointillés.

🙂

Qui plus est, voulant approfondir du côté des interviews (j’allais dire du… Logos) de notre Lynch, je découvre qu’il les fuit ou les contourne, pouvant disparaître en pleine séance ou répondre à côté (de manière décalée ?), refusant surtout les réponses, les explications. Zut, alors !

Pourtant, en poursuivant la collecte sans me décourager…

Dans The Guardian (23 juin 2018), Lynch est questionné sur la théorie (NDLA : que j’ai développée précédemment !) selon laquelle il ignorerait lui-même ce qui va se passer dans ses récits… et botte en touche : « I need to know for myself what things mean and what’s going on. Sometimes I get ideas, and I don’t know exactly what they mean. So I think about it, and try to figure it out, so I have an answer for myself.”

Lynch, qui refuse habituellement de se justifier, d’expliquer, laisse ici filtrer une information qui me semble capitale car elle tend une passerelle entre nos interprétations : adepte de la méditation transcendantale, Lynch va chercher au plus profond de lui des images, des scènes, des idées qui n’ont rien à voir avec son récit en cours, son projet, qui sont du domaine du fantasme, de l’imagination, de… je ne sais trop mais il tente alors de leur trouver un sens, de les intégrer au Grand Tout en cours de réalisation dans son travail.

Dans la même interview, il en remet une couche contre l’analyse, l’explicitation : « I think it’s almost like a crime (…) A film or a painting – each thing is its own sort of language and it’s not right to try to say the same thing in words. The words are not there. The language of film, cinema, is the language it was put into, and the English language – it’s not going to translate. It’s going to lose. (…) A film or TV show is like a magic act, he continues, “and magicians don’t tell how they did a thing.”

Je crois que tu te régales, là, Vincent, et je peux comprendre, admettre, légitimer cette perspective : l’Art échappe aux mots car il est constitué (en peinture, en cinéma, etc.) d’une autre matière, irréductible à l’appréhension langagière. Modéré, je dirais qu’on peut oser l’analyse mais qu’elle reste toujours en-deçà de la nature de son objet. Critique, je dirais aussi que c’est une habile manière de jouer les vierges effarouchées face à la… critique.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que poussé plus loin dans ses retranchements sur la frustration de son public (il résout des bribes d’énigmes distillées au fil des saisons pour « créer de nouveaux puzzles »), il évacue d’un méprisant/souverain/je-m’en-foutiste « No way ! »… tout en balayant, dans la foulée, les explications les plus sulfureuses (NDLA : un exemple : « (…) the last two parts of the 18-hour series should be watched simultaneously on two screens, with dialogue overlapping.”) imaginées par des fans : « Bullshit ! ».

Paradoxal ? Oui, car, dans une autre interview (dont je ne retrouve plus les coordonnées), il donne du poids à tes propos : « The thing I love is the fact that people are thinking, and I say everybody’s conclusion they come up with is valid. We’re all like detectives.”

In fine ? Lynch se mélange les pinceaux, veut mais veut pas. Un pas en arrière, un pas en avant. Curieux. Ou pas.

Pourtant…

Dans cette interview du Guardian, il est question de l’autobiographie de notre créateur, Room To Dream, écrite avec Kristine McKenna, et d’allusions au plus célèbre Donald depuis Duck : il pourrait s’avérer l’un des plus grands présidents de l’Histoire américaine ! On tombe de sa chaise ? Ce n’est pas ce que vous croyez mais du 2e degré. Selon Lynch, Trump commet de nombreuses erreurs mais celles-ci sont tellement nombreuses et impressionnantes qu’elles font œuvre utile en renvoyant le peuple américain aux impasses de ses institutions, de son système : il permet « ça » ! D’où une rénovation salutaire espérée… post-Trump.

Je ne suis pas dans une digression. La manière d’appréhender Trump comme révélateur renvoie à la théorie émise par Vincent… tout en accréditant mes considérations. Oui, il est légitime d’envisager que Lynch a créé une machinerie qui ridiculiserait toutes nos attentes de spectateurs, les mènerait à des impasses pour nous faire réfléchir sur la manipulation décrite par Vincent (écrans, récits télévisuels…). Il y aurait donc une convergence avec le phénomène Trump, sauf que celui-ci réalise l’objectif du repoussoir contre sa volonté, agissant au premier degré, quand Lynch choisirait de le faire et serait dans le second.

Ainsi, j’aurais raison de dénoncer la soupe infâme qui nous a été dispensée mais Vincent aurait raison d’y voir un choix délibéré, un projet mené à bien, une dimension tout autre, qui pourrait, alors, être AUSSI défendue. On parlerait de deux niveaux de lecture qui se superposent. Ce qui me rappelle d’ailleurs mon père nous offrant une cigarette vers 6/7 ans, ce qui m’a définitivement dégoûté (mais pas ma sœur, ce qui renvoie à l’ambiguïté/danger de ce type de remèdes).

Sur la lancée de ce choc, j’ai été redécouvrir un Lynch de la grande époque, Mulholland Drive (2001), si mystérieux, si deuxième degré, et… j’ai adoré à nouveau, plus encore même, ayant l’impression de pouvoir (quasi) tout décrypter lors des retournements narratifs coperniciens des dernières séquences. J’y ai vu une… savante orchestration et pas du tout la sotte confusion de celui qui ne sait pas où il nous mène.

Bref… Vincent, j’ai l’impression qu’on s’attache à décrire deux versants opposés d’un même volume. Un même. D’accord ?

 

Vincent : Mais voilà bien une des bonnes choses que permettent le cinéma de Lynch, la fiction selon Lynch : ça se retourne dans tous les sens, ça se décrypte comme on peut. Aucune interprétation ne peut prétendre être l’ultime. Du coup, ça a beaucoup de sens, je pense, de faire ce que l’on a fait ici : exposer nos points de vue, ne pas chercher à « abattre » l’autre, ne pas chercher à avoir raison. Bref, oui oui, totalement d’accord avec toi : on a cherché à décrire deux versants opposés d’un même volume, bien vu.

 

Phil : N’est-ce pas la conclusion idéale, qui laisse nos perceptions si contrastées dos à dos mais peut-être tout aussi vraies ou légitimes, comme un yin et un yang chinois ? La vérité, insaisissable, n’est-elle pas inscrite hors de nos assertions/conjectures mais DANS le mouvement vital et conjugué, embrassé de celles-ci, leurs points de rencontre et leurs interrogations ?

En toute amitié !

 

Vincent : Amitiés, oui !

 

Vincent Tholomé et Phil RW.

 

BONUS du feuilleton… en épisode 9 : les analystes Vincent et Phil analysés. Sur le divan ! CLIC !

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TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 7

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Par Vincent Tholomé et Phil RW.

 

Vincent : (…) revenir, d’abord, sur cette idée : le fait que, peut-être, un des sujets de TP III, c’est nous, spectateurs, spectatrices. Profiterai de l’occasion pour tirer, en filigrane, des conclusions – provisoires, bien sûr – des hypothèses avancées dans plusieurs épisodes précédents. Terminerai notre feuilleton, dans le prochain épisode, par le récit très perso mais signifiant quant à tous nos échanges – enfin : j’espère qu’il sera signifiant ! On est dans TP ! Tout est possible ! Possible que ça laisse en plan lecteurs et lectrices potentielles ! Pas vrai, Phil ?

Allez, vamos ! C’est parti !

Planter le décor, d’abord. On vit une époque particulière. Les écrans sont entrés dans nos vies. Nous accompagnent partout. Nous les compulsons tout le temps. N’imaginons plus vivre sans eux. On les consulte pour s’informer, suivre les infos, suivre les amis, donner de nos nouvelles, trouver nos routes, etc. On les regarde aussi, si l’on est gardien, pour surveiller. Qu’y voit-on sur ces écrans ? Des fictions, bien sûr. Des bouts de vies quotidiennes aussi. Nos contemporains et nous-mêmes nous mettant en scène. Nos inventions. Nos misères. Le monde d’en-haut, politique ou économique, comme il va. Des articles. Des opinions. Etc. Flux continu d’images, de textes et de sons qui nous emportent, nous distraient aussi de nos vies sans écrans ou nous y font revenir mais chargés, chargées, d’autres choses. Etc. C’est comme ça que nous passons, de nos jours, dans l’espace et le temps.

C’est dans cette époque-ci, la nôtre, que TP III apparaît. Pas il y a 25 ans. Pas il y a 50 ans. Faire des spectateurs/spectatrices un des sujets de la saison III nécessite, à mon avis, de tenir compte de ce contexte, d’intégrer la fiction qu’est TP dans ce décor, dans le rapport que nous entretenons, quotidiennement, fin de cette décennie, avec les écrans et les images. Lancer, alors, quelques pistes – aller plus loin que de pointer ces pistes nécessiterait des pages et des pages, Phil, tu ne m’en voudras pas d’en rester à quelques généralités.

On pourrait s’amuser, ensuite, à repérer dans TP III les références subtiles à notre monde d’écrans – je dis « subtiles » parce que TP ne les met pas directo en scène, dans la fiction, n’en fait pas forcément le moteur qui fait avancer le récit. Il y aurait ainsi la surveillance vidéo de l’« aquarium » (on en a déjà parlé, largement, dans un épisode précédent), il y aurait encore le fait que les scènes sont étirées dans le temps, nous donnant l’occasion, si nous y sommes sensibles, de voir, regarder, entendre, autre chose que le « fil narratif » (pas besoin d’y revenir, je pense), il y aurait aussi le fait que nous voyons les persos traverser des bouts de leurs vies quotidiennes, comme dans une télé-réalité en somme (déjà pointé aussi), il y aurait encore le docteur Jacoby, ce demi-dingue, lançant en direct ses diatribes commerciales, grotesques et glaçantes sur le web, depuis sa petite cabane en planches pourries, comme n’importe lequel d’entre nous pourrait le faire depuis chez lui, chez elle. J’imagine qu’il y aurait aussi d’autres choses à pointer mais, bon, voilà, en tout cas, ce qui me vient spontanément à l’esprit en cherchant rapido quelles références à notre monde d’aujourd’hui sont présentes, mine de rien, dans TP III.

Quelles conclusions, provisoires bien sûr, tirer de tout cela ?

Peut-être celle-ci d’abord : TP III et son rythme lent fonctionnent à l’exact opposé de nos consommations effrénées d’images et des sons, de fictions et d’histoires vraies. Nous proposent un dispositif et un rapport à l’image complètement différents de nos relations quotidiennes aux écrans. Ce qui surgit, peut surgir – pour peu qu’on soit sensibles à ce ralentissement, ne peut être qu’une expérience singulière, un truc-machin-chose particulier à chacun des regardants de TP. Un truc-machin-chose n’ayant du sens que si chacune des regardantes prend part activement à l’invention de ce sens.

Ensuite, ceci peut-être : dans nos désirs d’écrans et d’images actuels, notre rapport à la fiction, notre besoin d’être pris par la main, de nous identifier ou de vibrer pour des persos attachants ou répugnants, etc., ont bien sûr toute leur place. Les écrans et les histoires qu’ils proposent nous sidèrent. Nous aimons les illusions qu’ils nous proposent. TP III nous frustre sciemment. Ses créateurs ont décidé de nous décevoir – en partie en tout cas : TP reste une fiction jouant avec les codes de la fiction, jouant de la fiction –, ont décidé de ne pas répondre pleinement à nos attentes de regardants, de consommatrices d’images. Pourquoi ? Aucune idée. Peut-être, pourtant, avancer ceci, si je veux aller jusqu’au bout de mes hypothèses : TP III est un dispositif visant à nous désillusionner, à créer en nous, spectateurs, spectatrices – pour peu, à nouveau, que nous y soyons sensibles –, un espace et un temps autres que ceux dans lesquels nous baignons au quotidien, autres aussi que ceux dans lesquels nous aimons nous trouver en consommant des fictions. Espace et temps propres à chacun. Comme si TP III avait parié, en somme, sur un dispositif – qui marche ou ne marche pas, peu importe – visant à nous sortir de nos habitudes, de nos addictions aux écrans, au flux continu de récits dans lesquels nous baignons.

Immense paradoxe de TP : nous inviter à nous désillusionner, à sortir de nos addictions aux écrans et aux fictions, à inventer nos propres sens et significations mais le faisant au travers d’une fiction de 18 heures, ou plutôt : d’une expérience de 18 heures ! En tout cas, personnellement, j’aurai traversé ces 18 heures comme on traverse une expérience, comme on vit une expérience. La différence entre vivre TP III comme une fiction et vivre TP III comme une expérience ? Eh bien, peut-être que ce serait quelque chose de similaire à la différence entre manger et manger en pleine conscience. Manger, tu le fais machinalement. Manger en pleine conscience, tu prends la peine, pour une fois dans ta vie, de faire attention à tes mâchoires, aux saveurs, à ta salive, à comment tout se passe dans ta bouche, à comment tu portes ta fourchette à ta bouche, à comment tout se mêle dans ta bouche, etc. Ça ralentit furieusement le repas. Ça ralentit furieusement le tempo. C’est faire de manger une expérience tout autant qu’un acte de consommation. C’est faire de chaque repas une expérience unique. Et si nous goûtions chaque scène de TP III en pleine conscience, comme une expérience unique où nous serions renvoyés à nous-mêmes, à nos sensations, à nos pensées, à ce qui nous traverse pendant que nous regardons l’affaire ? Non non, Phil, cette hypothèse de pleine conscience n’est peut-être pas qu’hypothétique : l’ami Lynch pratique, d’après ses dires, la méditation transcendantale depuis 1974. D’après ses dires toujours, la découverte de la méditation aurait bouleversé sa vie. Aurait été l’une des expériences les plus intenses de sa vie. Que visent, globalement, les méditations – qu’elles soient zen, transcendantales ou autres – ? Une sortie, toute provisoire, du bavardage infini, du flux continu de nos pensées. Un ralentissement, voire un arrêt très fragile, de ce flux. Pour qu’un silence, très relatif, se fasse en nous. Pour que, dans ce silence, autre chose, mais quoi ?, surgisse.

Et si TP III avait alors été conçu comme une gigantesque méditation, visant à créer du silence en nous ? Diable ! Et si TP III était une vaste machinerie de gourou ? Cherchant à nous hypnotiser, à nous rendre addict au silence, à nous rendre addict à nous-mêmes alors que, dans le même temps, cette machination chercherait à nous désintoxiquer de notre rapport aux images. Nous intoxiquant, en somme, pour nous désintoxiquer. Quel paradoxe, à nouveau !

 

Phil : De fait, Lynch évoque la méditation dans diverses interviews disponibles sur le Net. De fait, je suis convaincu que ça peut influer sur son travail, peu ou prou.

Mais je reviens d’abord un peu en arrière, à ta comparaison avec le « manger en pleine conscience ». Est-elle si adéquate ? Manger en pleine conscience, comme un gastronome, un gourmet, comme… prôné en diététique, c’est-à-dire en tentant de savourer le moindre aliment, la moindre saveur, le moindre parfum, la moindre bouchée, c’est un idéal qui vaut la peine, pour la santé et le rapport au vivant, ne pas subir mais vivre. Mais. Dans le cas de nos épisodes, de nos scènes, je ne vois pas en quoi une tentative de dégustation approfondie mènerait à découvrir une réussite ponctuelle exquise. Si tu prends une scène avec Audrey Horne et la laisse descendre lentement en toi, il n’y aura pas les trésors à décrypter dans un grand crû qui distille ses divers niveaux de goût. Du coup, je songe à un immense cinéaste qui a lui aussi osé étirer le temps et tromper nos attentes, Antonioni. Eh bien, là, je vois des scènes qui correspondraient tout à fait à ta comparaison. Mon fils m’a un jour fait une réflexion que j’ai trouvée très pertinente : « Monica Vitti, je pourrais rester une demi-heure à la voir se brosser les dents et vaquer à sa toilette, c’est de l’Art… filmée par Antonioni. » Dans La Notte ou L’Avventura, il y a de ces moments gratuits, faussement gratuits sans doute, qu’on peut savourer indépendamment du Grand Tout narratif. Mais c’est à cause d’une l’alchimie entre la caméra de l’un et la gestuelle, la beauté, le talent de la comédienne. Une scène avec Audrey n’est pas du même acabit. Du tout.

Détail ? Je le concède, on parlait d’une image et je suis plus sensible à ton évocation de la méditation, d’une machinerie/machination. Tu as sérieusement éveillé mon intérêt et je vais creuser sur le Net.

 

Vincent : Avant de te laisser plonger dans l’océan du Net, j’aimerais préciser deux choses. Revenir, tout d’abord, sur cette notion de « pleine conscience », sur comment je la perçois. Tu dis, toi, qu’il s’agit de savourer les aliments, goûter les saveurs. Moi, je dis : il s’agit aussi de prendre conscience de comment fonctionne tes mâchoires, ta salive, etc. Bref, il s’agit aussi de prendre conscience de comment fonctionne ton corps. Si tu transposes ce principe à la vision d’un film ou d’une série, cela donne : être renvoyé à soi, à la façon dont, individuellement, on consomme les images, les récits. Pas étonnant, dès lors, que le ralentissement chez Antonioni ne fonctionne pas du tout pareil au ralentissement chez Lynch : je ne crois pas, en effet, que Lynch cherche à nous faire « goûter » toute la saveur d’une scène, je ne crois pas non plus que Lynch cherche à nous montrer toute la beauté du monde ou toute la beauté d’un geste, d’un lieu, d’un jeu de comédiens ou la plastique parfaite d’un acteur ou d’une actrice (Phil : Lynch était réputé pour sa galerie d’actrices jadis ! Je me souviens d’un article du Télé-Moustique il y a vingt ans sur le sujet et je viens de revoir Mulholland Drive, dont on entend souvent dire qu’il est le dernier grand/bon Lynch, la plastique des comédiennes y est utilisée comme un atout majeur !). Bref, quand j’entends ce que tu dis à propos de cette « pleine conscience », je me dis qu’on fonctionne, toi et moi, de façon très différente devant la « consommation » d’un film, d’une série – et probablement aussi d’un livre – : face à toi qui attends, me semble-t-il, en fin gourmet, de consommer de belles choses, des scènes, des mots qui aiguisent ton plaisir d’esthète et te procurent une belle joie (Phil : Pas que, Vincent ! J’aime aussi être bousculé, renversé, décontenancé, interrogé), j’ai plutôt l’impression d’être un petit vieux maniaque, obsédé par comment ça se passe pour lui (Phil : un réflexe d’ingénieur, Vincent !), obsédé par les effets des scènes, des images, des fictions, mesurant, à tout bout de champ, les capacités d’un bout de film à déclencher la vaste machinerie qu’est son cerveau de détraqué !

Bon.

À toi de jouer, maintenant : tes recherches sur le Net.

 

Phil : Mes premières découvertes m’amènent vers le contrepoint. Si Lynch descend profondément en lui-même, plonge dans l’océan de ses fantasmes, se laisse dériver, se reconcentre, explore l’image qui se cache sous l’image, tout ça, ça nous mène où ? A ce que le créateur, à un autre moment, utilise le fruit de ses plongées en dehors du canevas global de la série, de la saison, il utiliserait alors son média comme un exutoire de ses fantasmes, dans une dérive égocentrique qui a peu à voir avec la satisfaction du spectateur.

Que ce décousu crée un espace immense dans lequel le spectateur erre ou peut respirer, rêver, s’endormir… je veux bien mais est-ce une intention et quand bien même… n’y a-t-il pas d’autres moyens moins onéreux (qu’un coffret DVD) ou meilleurs pour la santé (comparer 18h d’écran avec une méditation en forêt) ?

A noter que cet aspect a été l’objet de polémiques, on a comparé Lynch à Tom Cruise, il s’est défendu en arguant de la différence (immense, il est vrai) entre la méditation et la scientologie.

Vincent Tholomé et Phil RW.

 

LIEN VERS L’ÉPISODE 8

TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 6

Image associée

Par Phil RW et Vincent Tholomé.  

 

Phil : Un hasard extraordinaire (ou alors… ?) m’a mis en contact, au milieu de nos échanges sur Twin Peaks, avec un film et un livre qui renvoyaient vers le cœur de notre feuilleton sur la série !

Le film ? Un choc ! Terrible ! Car il révèle une influence qui me semble n’avoir jamais été évoquée quant à la genèse de TP. Qui sait ? Le créateur (Lynch ou Frost ?) l’a peut-être même oubliée. Scoop ? Je réclame donc le son des trompettes. Celles qui auraient fait tomber les murailles de Jéricho ? Oui, c’est dans la tonalité apocalyptique du sujet.

Abonné à la chaîne TCM, qui diffuse les œuvres de la RKO, je visionne des mannes de classiques ou raretés/incongruités des années 20, 30, 40, etc. Or… Un vieux film (Né pour tuer/Born to kill, Robert Wise, 1947) présente de troubles intersections avec les fondations de notre série.

En premier lieu, Laura Palmer ! Pour rappel, Twin Peaks a commencé il y a près de trente ans avec comme sous-titre Qui a tué Laura Palmer ? Or que raconte le film de Wise ? On y suit une héroïne, Helen Brent, venue à Reno pour son divorce, descendue dans une pension de famille où elle fraie avec la vieille gérante, Mrs Kraft et l’une de ses clientes, Laura Palmer. Le film bascule avec l’assassinat de cette dernière, commis dans des conditions atroces, au cœur de la pension par le petit ami de Laura. La suite ? Helen tombe amoureuse de l’assassin, un psychopathe terrifiant, qui la suit jusqu’à sa ville d’origine, épouse sa sœur, revient vers elle. Mrs Kraft ne lâche pas l’affaire, tant Laura Palmer lui était chère, engage un détective privé qui remonte la piste… La suite à l’écran !

Les éléments de mon trouble ? L’assassinat d’une Laura Palmer dans des conditions atroces par celui qui l’aime et qu’elle aime. Un meurtrier dominé par une force qui le coupe totalement de toute humanité et qui s’appelle… Wilde, un Sauvage qui renvoie à l’entité Bob et aux ténèbres de la nature sauvage, de la forêt qui enserre Twin Peaks. Une Laura Palmer qui se fait aimer/adorer sur son passage (sa logeuse sera prête à tout pour la venger) mais qui a une vie secrète tissée d’intrigues complexes (aspect effleuré). La place de la pension à mettre en parallèle avec l’hôtel des Horne. Le climat général du film aussi, d’une modernité asphyxiante : il n’y a pas de vrai héros ou plutôt les deux héros sont des monstres (Helen étant plus effrayante encore que Wilde !), le meilleur rôle est dévolu à l’enquêteur, un personnage trouble mais très drôle, on va de surprise en surprise quant aux alliances et adversités, les bons sont soit répugnants/drolatiques (Mrs Kraft) soit d’une fadeur à… mourir (le fiancé et la sœur d’Helen). Bref, c’est très original, très sombre et teinté d’humour noir, politiquement très incorrect et le film, l’auteur ont eu des ennuis.

On ajoutera encore que la ville où se déroule l’assassinat est… Reno. Reno ! Comme les deux frères… Renault, qui semblent un moment au cœur de la nébuleuse Twin Peaks, magouilles et meurtres.

 

Vincent : Hé ! Pas mal vu, dis donc. Bien de pointer ainsi une des origines de Twin Peaks ! Dans La main gauche de David Lynch, l’essai qu’il consacre à TP, Pacôme Thiellement pointe, lui, deux films d’Otto Preminger, comme points de naissance possibles de la série. L’un s’intitule Laura. Il date de 1944. Un inspecteur y enquête sur l’assassinat de Laura Hunt. Décharge de chevrotine en pleine poire devant son appartement. Plus l’enquête avance, plus l’inspecteur est obnubilé par le portrait photographique de la jeune fille. Selon Pacôme Thiellement, les allusions au film de Preminger grouilleraient dans la première saison de TP. Le second film s’intitule, quant à lui, Autopsie d’un meurtre.

Avec la référence que tu pointes, ça fait déjà trois films de la même époque (années 40), auxquels TP se serait abondamment abreuvé ! Si on se dit aussi à quel point TP lorgne du côté des années 40 et 50 question « architecture des maisons », « mode vestimentaire », « coiffures », etc., on se dit que, oui, ces décennies-là, l’état d’esprit de ces années-là, sont bien un des berceaux de la série !

On pourrait s’amuser à « traquer » d’autres berceaux, d’autres origines. Le livre de Thiellement renvoie ainsi à Dante, à la kabbale, à la mystique en général. N’entrerai pas ici dans les détails : inviterais plutôt nos lecteurs et lectrices potentielles à se plonger directo dans l’essai de Thiellement, qui pointe encore, comme l’une des multiples sources de TP, un standard du jazz, intitulé Laura, une chanson dont le thème musical est inspiré du Sophisticated Lady de Duke Ellington. Une chanson qui dit de Laura, du personnage de Laura :

 

 

(Elle) est le visage dans la lumière brumeuse,

(…)

Elle vous donna votre premier baiser.

C’était Laura –

Mais elle est seulement un rêve.

 

Paroles qui trouvent un écho dans le C’était Laura, un poème déclamé dans un des épisodes de la première saison :

 

C’était Laura – et je la voyais resplendir.

(…)

C’était Laura – vivant dans mon rêve.

C’était Laura – la splendeur était la lumière.

(…)

C’était Laura – et elle venait m’embrasser pour la dernière fois.

 

J’imagine qu’on pourrait multiplier les références à la culture pop, multiplier les origines pop ou mystico-machin-chouette de TP. Suis sûr que la série doit en fourmiller !

 

Phil : J’ai commandé l’essai de Pacôme de Champignac… euh… Thiellement pour ma Noël, Vincent ! Sache que Laura est un de mes films préférés de la décennie (alors que Preminger a réalisé un film qui m’indispose vilainement dans les 60ies : Exodus*). Ah, encore ceci : ta chanson de Laura (à ne pas confondre avec la merveilleuse Chanson de Lara !) me laisse sans voix !

Mais je reviens aux deux objets culturels croisés en cours de feuilleton sur TP.

Le livre ?

On a évoqué dans nos premiers épisodes la thématique du doppelgänger, qui finit par apparaître au centre de la série, se substituant à l’énigme de la mort de Laura Palmer. Nous nous sommes même amusés à nous considérer, Vincent et moi, comme des doubles maléfiques l’un de l’autre (ceci dit avec humour en songeant à contrastés, en opposition radicale).

Or donc ? La revue/plateforme littéraire Le Carnet et Les Instants (où Vincent et moi collaborons tous deux) m’a proposé de rubriquer un livre d’Adolphe Nysenholc, Charlie Chaplin, le rêve… où le thème du double apparaît en filigrane un peu partout (Chaplin/Charlot, Charlot/Hitler, etc.). Jusqu’à me faire tomber de mon siège au carrefour des pages 180 et 181 !

Dans un sous-chapitre de son essai intitulé Inquiétante étrangeté, Nysenholc nous rappelle ce que Freud a énoncé à propos du doppelgänger :

« (…) l’autre en nous, qu’on ne veut pas voir, qui nous est continuellement familier, mais qu’on voudrait étranger à soi, dont on cherche à se divertir, dirait Pascal, mais qui surgit parfois de manière impromptue, tel le retour du refoulé, et subitement nous rend étranger à nous-même, comme quand on voit, sans s’y attendre, son propre reflet dans une vitre et qu’on ne se reconnaît pas. C’est comme si on était là mort à soi. De fait, cet autre soi-même, un instant inconnu, réveillerait l’angoisse de ne plus exister qu’on aurait en nous depuis notre naissance. »

Glurps, non ?

 

Vincent : Pourquoi être troublé ? Je suis personnellement à 100 pourcents pour le vol éhonté en matière d’art ! C’est super ! Même que tu aies retrouvé cette « source perdue » ! Au contraire, les tenants de l’art coupé de références, de l’art authentique, me font généralement bailler (serais plutôt, personnellement, pour un art de l’agencement des choses, une influence s’agençant avec un pan de réel, s’agençant lui-même avec un rêve, s’agençant lui-même avec une photo, une chanson, etc., etc.. Bref : superbe découverte que la tienne ! Et ta citation de Freud : glurps, en effet !

 

Phil : Troublé par ces révélations qui viennent de l’au-delà… de nous-mêmes, quasi ! Mais trêve de chamanisme, revenons les pieds sur terre (« et la tête dans les nuages ! »,  disait quelqu’un qui m’est cher) et convergeons vers l’accord parfait soudain : je te suis à 100 % là-dessus et veille justement à ce que toutes mes créations, et jusqu’aux plus minimes, tendent des passerelles vers d’autres objets culturels/créatifs qui les prolongent, les préparent, les projettent dans un TOUT infiniment plus riche. De là, d’ailleurs, plus simplement, mon appétit pour les collaborations ! Et ajoutons que mon mémoire de fin d’unif concernait les métamorphoses du thème d’Œdipe à travers l’Histoire de l’art narratif, de Sophocle à Freud ou Pasolini.

Quoi qu’il en soit… un commentaire parfait pour la scène finale du premier Twin Peaks, non ?

Et pour notre feuilleton ?

J

 

Vincent : Ah ben, si tu permets, à force de discuter ici de références et d’origines possibles, probables, à la série, ai bien envie, personnellement, de prolonger cette affaire dans l’épisode suivant. Grande envie, en fait, de rendre compte de comment, en agençant Twin Peaks III et la gnose, cette vieillerie datant des second et troisième siècles, eh bien, je me suis créé du sens à partir de ce qui n’en avait peut-être pas ! T’es partant pour subir cette chose-là ?

 

Phil : La gnose ? Soit ! On repart pour un tour.

🙂

 

Phil RW et Vincent Tholomé.

 

* Mon analyse d’Exodus dans Karoo :

https://karoo.me/cinema/exodus-de-somptuosite-delicate-aux-effluves-mortiferes

 

LIEN VERS L’ÉPISODE 7

 

 

TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 5

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Par Vincent Tholomé et Phil RW.

ÉPISODE 5

 

Vincent : (…) poursuivrai donc, en petit âne têtu, mes hypothèses toute personnelles quant à Twin Peaks, tant il y aurait encore des choses à dire ou à creuser.

Hypothèse 3 : et si Twin Peaks fonctionnait comme une forêt de symboles plutôt que comme un bosquet de signes ? Vague souvenir d’avoir lu, il y a très longtemps, des propos d’Umberto Eco à propos de la différence entre « symbole » et « signe ». Du coup, il se pourrait que j’invente ici cette différence. Il se pourrait que je fasse ici écho à des propos qu’Eco n’a jamais tenus, jamais écrits. Pas grave. Je répercute tout de même ce souvenir qui, peut-être, est entièrement fictif, inventé ! Ça disait donc quelque chose comme ça : on n’épuise pas le sens d’un symbole ; on n’a jamais fini d’en faire le tour ; on y projette des choses, des bribes de sens, nous, les regardeurs, les lectrices, les créatrices, les auditeurs ; bref, le symbole est une énigme qui ne demande pas à être résolue mais qui nous « active » – pour peu, bien sûr, qu’on y soit réceptif, réceptive -, nous demande d’agencer, en nous-mêmes, par nous-mêmes, ce symbole à d’autres bribes, souvenirs, images floues, vagues théories venant d’ailleurs, croyances, bouts de fictions, etc., afin que ce symbole « fasse sens », agisse en nous, profondément, nous « fasse avancer », personnellement ; bref, contrairement au signe, le symbole n’est pas qu’une façon de goûter « esthétiquement » un objet, le symbole n’est pas qu’une affaire esthétique mais, pour peu qu’on y soit hyper sensible, le symbole peut nous toucher de façon très profonde, inconsciente parfois, modifiant nos perceptions, nos conceptions des êtres et des choses. Bref : ne vais pas aller plus loin dans cette différence entre « signe » et « symbole ». Espère que le peu que j’en dis ici suffit à faire percevoir une différence entre eux.

 

Phil : Je crois percevoir ce que tu veux dire… tout en me demandant si cela ne concerne pas les éléments constitutifs de toute œuvre d’art. Tout texte d’un certain niveau regorge de symboles. Il n’est qu’à songer à l’exégèse, qui n’a de cesse de lire et relire les textes sacrés par exemple, la Bible, etc., en y découvrant de nouvelles interprétations. Mais je songe aussi à Perceval, Œdipe, etc. Est-ce à dire qu’une œuvre qui regorgerait de symboles tendrait à la dimension artistique ? Tu me fais douter. Mais je ne crois pas. Parce que, sinon, tout discours abscons, toute œuvre ésotérique… Or on ne doit pas oublier ce que disait l’autre : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire, etc. » Non que je sois tout à fait d’accord avec cet estimable collègue (Boileau ?), non mais tout de même… Ta réflexion interpelle et renvoie à ton appréhension globale de cette saison. D’où cette question : une œuvre médiocre peut-elle susciter de productives cogitations chez un récepteur prédisposé ? Ma réponse est « Oui ! », j’en ai parlé dans un épisode précédent. Au fond, sur le même principe du mal qui génère un bien. Une femme perd son mari après trente-cinq ans de mariage, elle l’aimait, est très peinée mais se met ensuite à réaliser des rêves de jeunesse, retrouve un nouvel élan. Un type perd son travail de fonctionnaire, panique puis décide de créer la petite entreprise dont il rêvait. Etc.

 

Vincent : Ce que tu dis me fait penser, quant à moi, à la poésie dite minimaliste, tu sais, le genre de trucs avec quelques mots par page, faisant de chaque vers, ou quasi, une énigme totale. Poésie se présentant comme profonde parce qu’énigmatique. Poésie ne fonctionnant que parce qu’elle nous invite, nous, lectrices, lecteurs, auditrices, auditeurs, à y trouver du sens. Possible que TP III fonctionne à la manière de ces œuvres minimalistes, alors, oui. En tout cas, la saison III fonctionne comme un dispositif minimaliste, je pense, une machinerie – ou une machination – nous invitant à combler les trous ou à créer des ponts entre des éléments de récit à peine ébauchés parfois ou débouchant sur rien d’autres fois.

Bref, toute cette dérive à propos d’Eco pour dire que TP III, le sens global – non pas le sens spécifique de telle ou telle scène, non pas le rôle que jouerait telle ou telle scène dans l’économie générale du récit – attaché à TP III, pourrait, selon mes agencements tout personnels, s’appréhender à partir de cette différence-là, entre « symbole » et « signe ».

Il faudrait reprendre ici les choix délibérés de Lynch et de Frost – lenteur extrême, frustration des spectateurs et spectatrices, héros qui n’ont rien d’héroïque, personnages captés dans leur vie quotidienne plutôt que selon leur place dans l’économie du récit, etc. -, les examiner un à un, dire en quoi ils relèveraient de cette différence. En tirer alors d’autres hypothèses. En tirer aussi une conclusion. Ne rentrerai pas dans les détails, tu t’en doutes bien : ça me prendrait des pages et des pages. Me contenterai, dès lors, d’indiquer les grandes lignes – les idées, a priori, qui me viennent à l’esprit, sans aller « vérifier sur place », sur le motif comme on dit, la véracité ou la plausibilité de l’affaire.

Hypothèse 3.1. : de l’intense frustration des spectateurs et spectatrices. À propos des fictions, de notre goût pour les fictions, séries, BD, romans, etc., j’en suis arrivé, pour ma part, au fil du temps, à penser ceci : on est de grands enfants, on aime être menés par la main, on aime qu’on nous mâche le travail, on attend que les auteurs, autrices, réalisateurs, réalisatrices nous concoctent de petites machines qui fonctionnent à merveille, c’est notre plaisir esthétique : constater combien la mécanique est huilée, les persos attachants – ou repoussants, ce qui, sans doute, est encore de l’attachement -, constater combien l’auteur ou l’autrice manipule avec art ses outils. Cet amour que nous portons à l’objet esthétique relève tout de même d’une sacrée dépendance : tout, dans ce plaisir esthétique-là, dépend de l’objet, dépend de l’auteur/autrice. Nous n’y avons pas – ou peu – de place. Nous sommes des consommateurs, des consommatrices ingurgitant, avec délice, film sur film, livre sur livre.

Je pose ici l’hypothèse suivante : dans TP III, Frost et Lynch jouent sciemment avec nos nerfs, nous frustrent grandement (quitte à nous larguer, quitte à ce que nous larguions la série) parce que Frost et Lynch ont tenté de créer une saison III qui fonctionnerait comme un miroir, nous renvoyant, sans le dire, sans le mettre en scène, rien que par les choix narratifs et les dispositifs mis en place, une image de nous-mêmes en êtres dépendants, consommateurs/consommatrices de fictions.

 

Phil : Faudrait voir comment le travail narratif s’est réparti. Il est possible que Frost, plus normatif pour ce que j’en sais (j’ai lu deux de ses romans jadis), ait écrit un récit plus normé explosé par Lynch. Mystère ! Ou Frost, échaudé par la collaboration (simple hypothèse !), a jeté quelques idées, placé son nom sur la série pour des raisons de marketing (et touché les dividendes adhoc) sans se mouiller plus avant.

 

Vincent : Aucune idée si ton hypothèse sur les raisons économiques de Frost est avérée ou pas mais, pour ce que j’en sais, Frost et Lynch ont pris cinq années pour écrire TP III, se voyant assez régulièrement, se renvoyant l’un, l’autre, la balle, ou le bébé. Difficile, du coup, de savoir qui a fait quoi, de démêler la pelote de laine. Plus simple de les considérer comme un seul auteur, bicéphale, certes, mais unique, les deux compères bossant supposément – pour l’écriture de l’affaire, en tout cas – à part égale.

 

Phil : Dont acte. Soyons bon joueur !

 

Vincent : Petit sous-point, maintenant, dans mon hypothèse 3.1.

Hypothèse 3.1.1. : des héros ridicules qui n’ont rien d’héroïque. Je ne sais pas, bien sûr, ce que chacune et chacun d’entre nous attendaient du comportement de Dale Cooper, « le » héros de la série. Peu de chances, en tout cas, qu’un seul ou une seule d’entre nous ait attendu ce que nous avons là sous les yeux : un perso amorphe, totalement insipide, ridicule et stupide, comme sous Prozac ou Valium les neuf dixièmes des épisodes de la série. Bref, un héros qui n’a rien d’héroïque, un héros qui nous impatiente, un héros ridicule pour lequel, je suppose, certains et certaines ont été peu empathiques. Un héros d’autant plus grotesque que, lorsqu’il se remettra à « fonctionner normalement », il adoptera une posture ridicule de « super héros » – de « super sauveur » qui va résoudre l’affaire en deux coups de cuiller à pot. Un héros d’autant plus affligeant que, lors de la confrontation – quasi – finale, alors qu’on pouvait, légitimement, s’attendre à une ridicule scène de combat entre Dale et son double, c’est un autre « héros » qui réglera l’affaire : un jeune anglais muni d’un gant vert de jardinage lui conférant une force surhumaine ! Ridicule ! Tellement idiot que tout cela est évacué en quelques minutes, comme si l’important était ailleurs. Était à chercher ailleurs que dans ce que nous avons sous les yeux. Comme si l’enjeu de TP III, ce que TP III nous narrait vraiment, n’était pas dans ce que nous avons explicitement sous les yeux. Comme si « le sens » de TP III était ailleurs. Comme si Dale Cooper, en somme, n’était pas le héros qu’on pensait. Comme s’il fallait voir en Dale Cooper autre chose que ce qui nous est, a priori, montré. Comme si Dale Cooper était autre chose qu’un « simple » agent du FBI. C’est que la série ne finit pas sur la confrontation avec le double, le renvoi du doppelgänger dans la Loge Noire. C’est que toute notre attente, toute la tension et l’impatience que nous pourrions ressentir, tout le désir que nous aurions que « tout cela finisse », que « tout cela ait lieu au plus vite » tombent à l’eau, comme on dit, tant cette affaire de double tourne « en eau de boudin », est évacuée en quelques minutes à peine, Cooper poursuivant son « aventure » ailleurs. Non plus comme « sympathique agent du FBI » mais comme autre chose. Comme si, dès le départ, Cooper avait été autre chose qu’un « sympathique agent du FBI » ; que, sous l’apparence d’un sympathique agent du FBI, il avait été quelqu’un ou quelque chose d’autre…  mais quoi ou qui serait-il alors ?

 

Phil : Mon hypothèse et ma réponse ? Un passeport pour le néant !

🙂

Tu te souviens de la technique de la bande à Diderot, les Encyclopédistes du XVIIIe siècle ? Pour faire passer des messages politiquement incorrects, éviter la censure voire la prison, ils commençaient certains articles par des « N’allez surtout pas croire comme ces X qui vous disent que… ». On n’est pas dans le même cas de figure, bien sûr, je ne vais pas t’asséner une psychanalyse à deux balles qui serait en sus erronée. Je sais très bien que tu sais très bien ce que tu avances. Non, ce qui est commun, c’est le fait qu’un texte puisse contenir deux significations/interprétations aux antipodes. Ici, d’un côté, tu reprends une analyse au premier degré, que je partage, mais que tu relativises ou rejettes pour élire un deuxième niveau. J’en retiens que tu as vu ce que ton jugement dépasse ensuite (à tort ou à raison). En clair ? Tu dépeins imparablement le ratage complet du final, les ridicules étalés au fil de la saison III, et là on serait en adéquation totale, mais tu dépasses cette observation (clinique, selon moi) pour l’invalider, débusquer des intentions cachées des auteurs. Je me dis que le premier niveau correspond à une description objective et le second à une interprétation, de l’hypothétique.

 

Vincent : Ce que tu pointes comme « ratages complets », moi je dis que ce sont de soi-disant ratages. Des « ratages » narratifs, il y en a tellement lors de cette saison III, il y en a de tellement récurrents (la lenteur des scènes dont on a abondamment parlé, toi et moi, par exemple, ou les scènes ne rimant à rien ), que cela est, me semble-t-il, tout sauf accidentel ou maladroit. J’ai dit plus haut que Frost et Lynch ont, d’après ce que je sais, bossé cinq ans à l’écriture de TP III. Tous deux ont de la bouteille – c’est le moins qu’on puisse dire – dans l’écriture cinéma ou télé. Du coup, il n’est peut-être pas si hypothétique que cela de voir en ces « ratages complets » une intention volontaire, voire une stratégie, mûrement réfléchie. Laquelle ? Je ne sais pas, bien sûr. Je ne fais, ici, que pointer du doigt un dispositif, un mécanisme ou une machination. N’en donne pas le sens. Essaie de faire de TP un symbole plutôt qu’un signe, pour en revenir à ce qui nous occupe dans cet épisode.

 

Phil : Tu finirais par me convaincre ! Il est vrai que ça finit par sembler too much… Trop raté pour être raté ? Soit. On ne peut exclure que tu aies perçu des idées, des intentions qui échappent au commun des mortels (à un échelon bien moindre dans la fourchette d’analyse, on sait que l’Orange mécanique de Kubrick a été vu par de nombreux spectateurs comme une apologie de la violence… qui a même mené au passage à l’acte criminel… alors qu’il s’agit, dans le chef du créateur, de dénoncer une forme plus pernicieuse de violence, ce qui a été compris par une autre franche du public) mais on buterait alors sur une dérive si élitiste qu’elle me met, in fine, tout autant mal à l’aise qu’un capharnaüm (ou cafardnaüm ?) absolu. Ou sur une autre encore : diverses personnes peuvent se retrouver à aimer un même objet culturel mais pour des raisons fort éloignées, qui ne les rapprochent pas vraiment. Ainsi, si j’adore Game of Thrones pour une série de raisons esthétiques (sans rentrer dans le détail), je sais que d’aucuns y sont accros pour les scènes de sexe ou de violence, etc.  Ce que je veux dire ? C’est que tu pourrais te retrouver à partager une même considération pour ce TP III avec des personnes qui y arriveraient attractées par la violence, le glauque, le complotisme, etc.

 

Vincent : Pour ce qui est des « intentions qui échappent au commun des mortels », je reviens sur ce que je disais, tout à l’heure, à mon intention personnelle en tentant de décrire ici mon « expérience » de TP. N’ai aucune envie d’interpréter TP, ne veux que pointer un mécanisme global, insister sur le fait que, peut-être, cette saison III, on la loupe en effet si, simplement, on la regarde avec nos yeux et nos envies habituelles, notre amour des fictions ou des œuvres d’art bien faites. Au fond, à travers tout cet échange, je ne veux qu’arriver à cette hypothèse-ci : et si, par-delà la fiction montrée, par-delà l’histoire explicitement exposée, c’étaient nous, spectateurs, spectatrices, le véritable sujet de Twin Peaks ? Revenir là-dessus dans un épisode ultérieur ? Oui, peut-être. En attendant, poursuivre mes autres hypothèses, celles qui nous occupent dans cet épisode-ci. Tenter déjà d’y glisser une réponse allant dans ce sens.

Hypothèse 3.1.2. : des personnages captés dans leur vie quotidienne plutôt que jouant un rôle actif dans l’économie générale du récit. Les saisons I et II regorgent de personnages secondaires attachants, parfois dramatiques, parfois hilarants. On pouvait s’attendre à ce qu’ils reviennent, peu ou prou, goutte à goutte, dans la saison III. Ils reviennent, oui. Plaisir alors de les retrouver. De passer un bout de temps avec eux. Frustration possible cependant en constatant que, non, ils ne jouent pas vraiment, dans cette saison-ci, un rôle similaires à celui qu’ils jouaient dans les saisons I et II : ce que Frost et Lynch nous donnent à voir de leur vie est « insignifiant », n’apporte généralement rien à l’intrigue globale. Pire : alors qu’à leur façon, tout en lenteur, ils nous « tiennent en haleine », nous faisant croire que « quelque chose », par exemple, va arriver dans la vie d’Audrey, Frost et Lynch nous lâchent en plein « suspense », ne poussant pas plus avant la ligne narrative d’Audrey. Nous laissant sur des questions.

Comme si ces personnages avaient cessé d’être des personnages. Comme si Frost et Lynch avaient décidé de faire de ces personnages des êtres « comme toi et moi », nous montrant ces personnages dans leur vie quotidienne, en proie à leurs tracas de vie quotidienne, rien d’autre. On les accompagne, dès lors, un peu, puis on les lâche. Leurs vies demeurant énigmatiques, « insignifiantes » – comme le sont nos vies, en quelque sorte : de beaux élans, de grandes folies, des chutes vertigineuses. Rien d’autre.

Du coup, me viennent en tête une foule de questions. Que devient la fiction quand les personnages cessent d’être des personnages, cessent de fonctionner comme de « vrais » personnages ? Quel est le statut des fictions quand les fictions jouent délibérément avec les codes de la fiction mais pour ne mener « nulle part » ? Qu’est-ce que cela révèle de nous-mêmes, de nos besoins de fiction ? Où est-ce que cela nous emporte ?

Questions ouvertes, bien sûr. Questions importantes cependant parce qu’au-delà du « cas TP », elles nous forcent, toi, moi, n’importe qui, à nous interroger sur nous-mêmes, non ?, et sur notre temps, notre époque, nos conceptions de ce qu’est une histoire, une bonne histoire, une histoire qui nous emporte, etc.

Bon. J’arrête ici ma contribution à l’épisode 5. Même s’il y aurait bien des choses à dire, pas vrai ? Tirerai des conclusions à toutes ces hypothèses un peu plus loin, dans l’épisode 7, probablement, où je rassemblerai toutes mes billes !

 

Phil : Vincent évoque l’épisode 7, chers lecteurs, car, après l’épisode 3 (qui avait des allures de bonus du 2), on va s’offrir une nouvelle distorsion, bien dans la note de l’objet culturel évoqué (nous plongeons sans cesse dans la mise en abyme, Vincent et moi !).

En clair ? L’épisode 6 va proposer un hiatus entre les 5 et 7, mais pour la bonne cause. Un scoop ! Enorme ! La première Laura Palmer, dénichée au creux des années 40, la source d’inspiration à notre connaissance jamais revendiquée et pourtant démontrée/démontée !

Vincent Tholomé et Phil RW

 

LIEN VERS L’ÉPISODE 6

TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 4

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Par Vincent Tholomé et Phil RW.

ÉPISODE 4

 

Vincent : (…) à te lire, je me dis que, oui, comme tu le suggères, notre échange et nos points de vue font de nous des doubles ou des jumeaux, des doppelgängers l’un de l’autre – j’espère qu’il n’y aura pas de confrontation finale, à l’aube, dans le pré à côté de chez moi, à l’épée ou au pistolet à un coup, nom d’une pipe !

Phil : Non, j’ai promis à Nausicaa Dewez (notre rédactrice en chef du Carnet) qu’elle ne perdra aucun de ses collaborateurs sur le pré ! Si pré il y a, ce sera pour… un piquenique où on fêtera la joie de partager des points de vue et des publications. J

Vincent : On ne fait que rajouter une couche, en fait, dans ces histoire de doubles, de dédoublements, de duos qui s’opposent tout au long des trois saisons de Twin Peaks – dédoublement déjà présent dans le titre puisqu’il y est question de deux pics jumeaux. Il y aurait tout un fil à tirer, un sillon à creuser, à propos de ces dédoublements mais je ne vais pas le faire ici. Sans doute, pourtant, il en sera question, en filigrane, dans une bonne part de ce qu’il y aurait à dire, à développer, à propos de Twin Peaks.

Phil : En effet ! Twin Peaks, ça veut dire Pics Jumeaux. Il est intéressant de le signaler. Mise en abyme ? On peut le supposer.

 

Vincent : J’aimerais d’abord revenir sur nos amoureuses respectives, sur comment Twin Peaks les a traversées – ou sur comment elles ont traversé cette saison III. D’un côté, il y a eu l’endormissement de ton épouse, de l’autre côté, il y a eu la mise en tension, mise en éveil, de ma compagne. Et si c’était avec cela, en fait, que « jouait », sciemment, Twin Peaks, l’éveil ou l’endormissement ? Et si c’était cela, en fait, notre rapport à l’image, au récit par images, que « mettait en scène » Twins Peaks ? Bref, et si, loin d’être anecdotiques, cet éveil et cet endormissement étaient une des portes d’entrée essentielles pour « entrer dans l’affaire » ?

Phil : Explicite, Vincent !

Vincent : Vais tâcher, un peu, de m’expliquer, juste en posant ici, pêle-mêle et succinctement, quelques hypothèses telles qu’elles me viennent à l’instant à l’esprit.

Hypothèse 1 : Twin Peaks saison III est un miroir. Un bouquet d’épisodes nous renvoyant à nous-mêmes, spectateurs, spectatrices, à nos attentes, nos appétits d’individus bombardés constamment d’images, immergés en permanence dans des flux d’informations nous arrivant, la plupart du temps, par écrans interposés. Ces flux constants font partie de nos vies, sont une partie non négligeable de nos vies. On peut le déplorer mais c’est ainsi : nous vivons cette part-là de nos vies à trois cent dix kilomètres à l’heure – au moins – mais plutôt à la vitesse supersonique. Tout cela va vite. Très vite. Cette vitesse nous dépasse. D’un autre côté, dans d’autres parts de nos vies, au travail, bon nombre d’entre nous sont confrontés à l’accumulation sans fin de tâches diverses, bon nombre d’entre nous n’en peuvent plus d’être sollicités sans fin, poursuivis par le travail jusque dans nos refuges domestiques, nos bons petits chez nous, bon nombre d’entre nous étant priés de répondre aux mails même le dimanche, par exemple, même à trois heures du matin, etc. Tout cela nous dépasse, à nouveau, ne nous laisse pas de répit.

Et si Twins Peaks III n’était rien d’autre qu’une machine, un gri-gri, un outil qui nous serait offert pour magiquement contrer les effets néfastes de ces excès de flux, excès de vitesse ? Et si la lenteur extrême n’était rien d’autre qu’une occasion, pour nous, spectateurs, spectatrices, de tester, brièvement, une piste de sortie (si on le souhaite, bien sûr, si on y « accroche », bien sûr) ?

Si je pousse encore un peu plus loin cette hypothèse 1, je pourrais même dire : et si, par-delà ou en deçà de la fable qui nous est montrée, l’un des buts était de nous tenir en éveil, nous, humains de la fin de la seconde décennie du XXIe siècle ?

Phil : Hum… On est dans l’exégèse ! J Déployer un  maximum de sens possibles est un exercice spirituel et intellectuel du meilleur acabit. Reste à conserver présente à l’esprit cette idée que la richesse provient peut-être du récepteur du message (Vincent) plus que de l’émetteur (Lynch/Frost). Il faudrait interroger Lynch/Frost sur leurs intentions. Ou (car ils pourraient nous berner) les équipes de tournage.

Mais. Un rappel, signifiant : le super-méchant Bob (son apparence, son rictus !) nous a fascinés et a paru une formidable invention, or il est le résultat d’un emploi par défaut… d’un non comédien, un  gars de l’équipe de tournage !

Vincent : Des choses seraient à dire, ici, sur « l’intuition », le « hasard », l’« inattendu », etc., sur la façon dont ils peuvent générer des pans entiers de « fictions » ! Faudra qu’on y revienne, Philippe : la balance raison/intuition est, me semble-t-il, une des « pommes de discorde » qui nous poussent à avoir des avis si divergents sur TP III. On se prend un bout de l’épisode 5 pour en parler ? J’aimerais bien, en tout cas.

Phil : OK, bien sûr.

Mais je poursuis.

Au fond, si je tourne demain un film minimaliste, où l’on montre un type en train de pêcher, où la caméra le quitte parfois pour fixer l’étang ou les bosquets environnants, les gens qui pédalent sur le chemin de halage, la plupart des spectateurs s’ennuieront profondément devant mon néant ou s’enfuiront, mais il y aura à coup sûr une poignée de personnes qui imagineront des sens cachés profonds ou qui profiteront des plages de vide pour laisser émerger leurs propres richesses créatives.

 

Vincent : Hypothèse 1.1 : Un exemple qui concrétiserait mon hypothèse 1 ? Prenons une séquence que tu as déjà évoquée et qui, tout à coup, loin d’être anecdotique, voire même « hors de propos », pourrait être capitale Un exemple ? Mais oui mais oui, bien sûr, concrétisons l’affaire par le biais d’une séquence qui, tout à coup, loin d’être anecdotique, voire même « hors de propos », pourrait être capitale – si l’on accepte de suivre les chemins qu’emprunte l’hypothèse 1. Tu fais référence, dans notre épisode 2 à nous, aux scènes – « barnumesques », dis-tu – « dans ce mystérieux labo militaire où on surveille l’apparition de… d’entités… aux risques et périls des observeurs ». En fait, que voit-on, qu’entend-on, que se passe-t-il dans ces scènes et en quoi cela renvoie-t-il (si l’on suit l’hypothèse 1) au fait que Twin Peaks III serait un miroir de nous-mêmes confrontés à la vitesse v v’ des flux d’images et d’informations ?

D’abord, le labo militaire. Si je me souviens bien : murs de briques rouges. Pas de déco aux murs. Rien que l’appareillage spartiate et nu, le dispositif de surveillance : des caméras de surveillance – plusieurs – braquées sur une espèce d’aquarium, filmant, jour et nuit, ce qui se passe – ou ne se passe pas, rien ne se passant, la plupart du temps – à l’intérieur de l’aquarium, du caisson de verre « à surveiller de près ». Des caméras de surveillance fonctionnant, dans le fond, comme toutes les caméras de surveillance autour de nous : que filment, la plupart du temps, les caméras de nos coins de rue, de nos supermarchés et de nos porches d’entrée, si ce n’est rien, absolument rien, rien « d’important » ne se passant, la plupart du temps ?

Ensuite, l’espèce d’étudiant chargé de surveiller la bonne marche du dispositif, chargé aussi de garder à l’œil, toute la nuit, tout le jour, l’aquarium – redoublant, en quelque sorte, les caméras, le dispositif des caméras -, chargé aussi – je suppose – de signaler à une quelconque autorité l’hypothétique apparition d’entités venant d’ailleurs, se matérialisant, un peu, dans l’aquarium. Chargé aussi de changer et de stocker les disques durs des caméras une fois leurs mémoires bien remplies. On le voit, d’ailleurs, dans l’une des scènes, ôter la carte mémoire d’une des caméras et la ranger dans une armoire immense contenant des centaines de cartes mémoires où, on le devine, on le suppute, il n’y a rien de rien d’important, aucun signe, aucune apparition, d’enregistré. Comme s’il fallait stocker ce rien, malgré tout. Comme s’il était d’une importance capitale, malgré tout, d’archiver même ce rien.

Enfin, il y a tout en bas, au rez-de-chaussée de l’immeuble réquisitionné pour héberger ce dispositif ultra « secret défense », un gardien. Un agent de sécurité surveillant l’entrée. Empêchant tout qui voudrait entrer dans l’immeuble de le faire. L’immeuble, son aspect impersonnel, les dispositifs de surveillance – caméras + agent + l’étudiant redoublant la tâche des caméras -, la répétition de tâches, etc. font du « monde » montré dans ces séquences un monde clos sur lui-même, une espèce de monde carcéral qui ne dit pas son nom – le jeune homme étant « libre » d’aller et de venir, de recevoir sa future petite amie, le jeune homme, de même que le gardien, étant pourtant comme « prisonniers » du dispositif sécuritaire mis en place.

Voilà pour la mise en place, pour ce qui nous est montré dans ces séquences bien entendu hyper lentes. Il y aurait encore à dire, je pense, sur ce qui nous est donné à entendre lors de ces séquences : tout un univers de craquements métalliques, d’impulsions électriques, notamment. Cela mériterait aussi d’être développé plus avant, le sound design occupant chez Lynch, depuis belle lurette, une importance considérable – j’en touchais un mot dans notre épisode 2 mais je ne vais pas y revenir, je me contenterai, pour boucler ma contribution à notre épisode 4, de tâcher de faire le lien entre ces séquences et nos vies en partie bouffées par les flux d’images et d’informations. Hypothèse 1.2 alors.

Phil : N’oublie pas que ce garçon accomplit simplement un job bien rémunéré. Comme d’autres acceptent, par exemple, de servir de cobayes pour des médicaments, des traitements. Il peut arrêter à tout moment, ce qui nous éloigne fortement de l’univers carcéral. 🙂

Vincent : Oui, j’avais oublié cela, la grasse rémunération. Mais je dis bien « une espèce de monde carcéral » et je précise, juste après, que ce qui retient prisonnier, c’est le « dispositif sécuritaire mis en place ». Alors, oui oui, bien sûr, dans ce dispositif, on serait libres d’aller ailleurs, de vivre ailleurs, la « prison » est même dorée et très permissive. N’empêche : le dispositif mis en place est un dispositif de surveillance et les personnes décidant de « jouer le jeu » sont prisonnières de ce dispositif, ne voient le monde – ce qui est extérieur à leurs vies – qu’à travers ce dispositif. Bref : tu l’auras compris, je ne parle pas de l’univers carcéral en tant que tel mais d’une espèce de prison mentale – appelons-la comme ça, pour faire très vite (trop vite).

 

Vincent : Hypothèse 1.2 : Si l’on suit l’hypothèse 1, il est alors possible de lire cette séquence au labo militaire comme une métaphore – appelons la chose comme cela – de nos vies.

L’aquarium, rectangulaire, à surveiller renverrait ainsi à nos écrans d’ordi ou de télévision, à nos écrans de téléphone que nous surveillons sans cesse, à toute heure du jour ou de la nuit, faisant de nous des captifs, rien, parfois, n’ayant plus d’importance, pour nous, que de regarder nos écrans, à l’affût de quelque chose qui se passe, se passerait, aurait pu se passer.

Le jeune étudiant étant un « double » de nous-mêmes, passant, passivement, des jours et des nuits dans l’attente que quelque chose ait lieu, un événement exceptionnel, un événement mettant à mal nos quotidiens, les ébranlant, en tout cas, une catastrophe venant perturber le monde – attentats, guerres, tsunamis, drames nucléaires, etc. Le jeune homme, double de nous-mêmes, étant, tout comme nous, dépendant et prisonnier du dispositif mis en place, comme s’il n’était pas possible d’y échapper un peu, comme si l’univers, ce qui comptait dans l’univers, était réduit à l’attente et à la prochaine catastrophe qui pourrait tout bientôt avoir lieu. Comme si tout le reste, les 99,99 % des choses qui ont lieu, réellement lieu, dans nos vies, dans le monde, n’avait pas d’importance, ne comptait pas. Ne faisait en tout cas pas le poids face à ce qui pourrait arriver, pourrait être révélé, sur nos écrans divers.

La passivité du jeune homme face à l’absurdité de sa tâche renvoyant alors à notre fascination pour nos écrans, renvoyant à notre propre passivité, à notre acceptation du fait que « la vraie vie » est ce qui a lieu sur nos écrans, à nos attentes démesurées, à nos besoins fous d’attendre que quelque chose se passe, arrive enfin sur nos écrans, un événement hors norme, inouï, etc.

Ce jeune homme, spectateur d’un spectacle qui n’arrive décidément pas, assis sur un sofa, comme nous dans notre salon devant notre télévision ou à notre table de travail devant nos écrans d’ordinateur ou dans le métro devant nos écrans de téléphone, étant dès lors comme un « double » de nous-mêmes, nous renvoie, comme un miroir à nous-mêmes, à tout ce qui traîne dans le fin fond de nos têtes, nos attentes, nos désirs, nos fantasmes, nos besoins de spectateurs et spectatrices.

Dans le fond, ce jeune homme, c’est nous-mêmes en train de regarder Twin Peaks III, avec nos doutes, nos attentes, notre envie de spectacle, de bazar bien ficelé ou bien barré.

Phil : Je me répète. Cette activité passive est à relativiser vu qu’elle répond à un besoin légitime et pragmatique : gagner des sous. Qui plus est, durant son job, il s’envoie en l’air avec une jolie jeune fille, il y a bien pire comme boulot ou soumission. Même si, in fine… J

 

Vincent : Hypothèse 2 : et si l’un des buts de Twins Peaks III était de nous faire vivre cette expérience : sortir, temporairement, de nos prisons mentales ? Nous débarrasser, temporairement, de nos attentes, de nos dépendances aux spectacles bien ficelés ? Nous inciter, temporairement, à jeter un œil ailleurs, dans le pourcent ou les 2 pourcents des 98/99 que, généralement, nous laissons de côté, parce que soi-disant sans importance, parce que soi-disant insignifiants ? Et si Twin Peaks III était une vaste machinerie pour nous éveiller un peu, nous, les endormis, les endormies, les hypnotisés, les hypnotisées des écrans ?

Phil : Rappel : mon épouse s’est endormie de nombreuses fois, j’ai accéléré le défilement de nombreuses fois. On parle de spectateurs qui sont habitués à savourer le cinéma muet, les fresques de plusieurs heures, d’auditeurs d’opéras, de lecteurs de briques de centaines ou milliers de pages, d’essais, d’études… Ce qui ne veut pas dire qu’on soit tout-terrain, certainement pas, personne ne l’est, on est tous très limités. Mets-moi de la musique traditionnelle chinoise et je peinerai certainement à atteindre l’adéquation. Mais…

Il me semble y avoir un paradoxe dans ce que tu dis. Ne réagira pas à ce projet que tu intuitionnes (à tort ou à raison) celui qui en aurait besoin mais quelqu’un de particulièrement ouvert, éveillé, entretenant un rapport décapé et décapant au monde. Comme toi !

Vincent : A bin ! Tu devances mes propos, amigo ! J’aborderai cette question-là, cette façon de considérer les spectateurs/spectatrices comme des supermen/superwomen, dans l’épisode suivant. Patience, donc, et suspense !

Phil : Bref, je me demande si ce n’est pas ta richesse intérieure à toi, Vincent Tholomé, qui se projette… parce qu’un vide, un temps lent et long permettent la projection. Tu me diras alors, c’est ce que tu dis !, que TW III est très performant, libérateur, générateur de créativité. Et tu auras raison, quelque part. Et je te conseille un cinéma dont j’ai entendu parler, celui de Lisandro Alonso, qui serait particulièrement hypnotique à partir de pas grand-chose (son film La Libertad raconte un jour dans la vie d’un bûcheron de la Pampa argentine).

Mais. J’en reviens à l’importance du récepteur. Qui découvre des informations qui ne sont pas dans le projet conscient de l’émetteur. Ou qui y sont très secondaires. J’ai deux exemples en tête, qui m’ont très très vivement marqué.

  1. Il y a une quarantaine d’années, je regarde un épisode ou l’autre de la série Dallas, par curiosité. Globalement, ça me dégoûtera. Mais je tombe, au départ, sur une scène où la mère (excellente actrice hitchcockienne, au passage) discute avec sa belle belle-fille (Victoria Principal !). Cette dernière pleure son incapacité à tomber enceinte et l’aînée de lui expliquer que ses enfants ont été une source intarissable de joies et de déceptions, que la maternité n’est pas la voie royale vers le bonheur. Une réflexion géniale, l’air de rien, politiquement incorrecte, d’une ouverture d’esprit confondante. Un détail de l’épisode, un rien qu’un des cinquante (je dis ça au hasard) dialoguistes de l’épisode a glissé. Qu’on a sans doute laissé passer parce qu’on tourne très vite.

DEUX. Il y a une trentaine d’années, je lis un Agatha Christie. Une lecture amusante mais qui plonge dans les stéréotypes, une certaine facticité, etc. Or ne voilà-t-il qu’un échange entre un frère et une sœur, surpris par Hercule Poirot avant le crime, va me renvoyer à ma vie intime et m’offrir une leçon salutaire. De quoi était-il question ? Les deux jeunes adultes évoquaient la puissance d’une mère abusive, castratrice, soudain l’un d’eux évoquait le fait que cette dame n’avait que le pouvoir qu’on lui concédait. Elle paraissait jupitérienne au sein de sa famille, jusqu’à dicter la vie des uns et des autres, mais il suffisait de quitter les murs de sa maison, de s’éloigner d’elle de dix mètres, elle n’existait plus, elle n’avait plus de prise sur rien ni personne.

Deux cas où j’ai tiré des leçons d’existence de minuscules fragments qui étaient d’infinitésimaux détails des projets d’origine.

Le récepteur !

🙂

 

Vincent : J’arrête ici pour ma contribution à notre épisode 3… Suspense, donc, quant à la suite de l’hypothèse 2 – je viens d’avoir une idée pour la continuer…

PS J’aime bien cet échange, qui se tisse peu à peu, cette espèce de gravitation autour de TP III. Ce qui peu à peu se dessine (je crois), c’est aussi, au-delà de TP, deux possibles approches de « la création », deux possibles approches de nos attentes en tant que « bouffeurs » d’objets culturels, et ça, ça me plaît beaucoup : l’émergence, en filigrane (mais, pour l’instant, c’est juste une intuition, quelque chose qui n’est pas encore présent dans nos mots), de deux façons d’inventer le monde, finalement…

Phil : Si si ! J Je sais ce qui a structuré, dès l’enfance, mes conceptions mais… Suspense, oui. Suite au prochain numéro !

Vincent Tholomé et Phil RW.

LIEN VERS L’ÉPISODE 5

TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 3

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Par Phil RW et Vincent Tholomé.

 

ÉPISODE 3

 

Vincent : J’aimerais que tu me dises comment tu fais le lien entre Trump, notre monde d’aujourd’hui, et Twin Peaks. Dans notre épisode 2, tu mets en avant ces liens mais je ne vois pas trop, a priori, comment tu les tisses.

 

Phil : Un rappel, alors, pour commencer. Je disais exactement ceci : « (…) je vois la mise en confusion et la dilution, une pratique qui me terrifie comme me terrifient la sensation, l’émotion pures hors d’un socle organisé par la raison, l’esprit. J’entrevois même un lien avec les dérives médiatiques (réseaux sociaux, net, etc.) ou politiques actuelles (Trump, etc.), le complotisme… »

Osé ? Oui. Balancé à la légère ? Ah, ça mérite d’être vérifié. Oui. Et je te remercie, cher Vincent, de me poser cette question. Même si elle devait m’embarrasser (on verra, on verra). On effleure à cet instant ce qui pourrait être un point d’acmé de nos échanges. Car on bascule dans la mise en abyme. De la philosophie de la plateforme culturelle Karoo qui nous emploie tous deux : développer l’esprit critique.

Nous offrions dans les deux premiers épisodes des visions contrastées sur un même objet d’analyse, c’était un pas conséquent dans cette direction philosophique, mais là… il y a ce réflexe sain de pouvoir parfois s’arrêter et d’interroger les bases d’une discussion. Je me souviens de ce professeur de linguistique, à l’université, qui nous assénait un cours entier voire plusieurs à partir d’un axiome sur lequel il ne s’était guère appesanti et qui me semblait reposer sur du sable. Pourrais-je l’imiter, même très légèrement (je parle d’entrevoir, donc je n’assène pas mais suggère), brièvement au hasard d’une formulation ? Une chose me frappe immédiatement, je l’avoue. Ce paradoxe : je condamne l’usage abusif de la sensation et en appelle à la raison mais, l’instant d’après, je laisse filtrer une comparaison intuitive, qui a (a priori) des allures de sensation.

Donc ?

Deux questions se posent dans mon introversion suggérée :

UNE. Y a-t-il des effets pervers induits par la manière de filmer/narrer de Lynch/Frost ?

DEUX. Ces effets, s’ils existent, recoupent-ils ceux des tribuns populistes ?

Et même une troisième, en surplomb : ce que j’entrevois relève de la sensation ou de la fulgurance ?

Argumentation.

Twin Peaks III, à force d’insérer des scènes d’une gratuité absolue, érode la capacité à saisir celles qui pourraient faire sens, l’attention est diluée, soit qu’on sommeille, soit qu’on soit au contraire trop réceptif à des scènes surchargées (en signes abscons, effets divers : violence, esthétisme…). On pourrait comparer à des excès de substances illicites, qui atrophient les sens ou les suractivent, deux phénomènes contraires qui aboutissent à un même effet : le manque de lucidité. J’ajouterai que les procédés, la manière de ce TP III causeraient infiniment moins de dégâts voire seraient plus à même de remplir ton cahier de charges, Vincent, si on parlait d’un film d’une heure trente ou deux heures et non d’une litanie s’étalant sur quinze ou vingt heures. Ne pourront demeurer en éveil, en interrogation qu’une poignée de spectateurs, des supermen. Or j’ai cette faiblesse de croire que l’Art se doit de ne pas se donner au premier contact, soit, mais se doit tout autant de tendre une main vers le spectateur/lecteur/auditeur qu’il va mener plus loin. Pour moi, Lynch/Frost ont lâché la main du spectateur.

 

Vincent : Sur cette vision des spectateurs/spectatrices en supermen/women, je reviendrai plus tard, Philippe, dans un autre épisode : penser à cette vision, à cette façon de concevoir les spectateurs/spectatrices de TP III, est ce qui, personnellement, m’a permis d’« entrer » dans la série, c-à-d de me fabriquer une image globale de l’affaire. Bref : n’en dis pas plus pour l’instant. Suspense à suivre pour les épisodes 4 et 5 de nos échanges !

 

Phil : On parlait de dilution mais il y a la confusion et le complotisme.

Le mieux est l’ennemi du bien. Douter* est une nécessité philosophique (qui renvoie aux notions d’esprit critique, de liberté d’expression, tout ça) mais il y un excès de remise en question qui déstructure la possibilité d’un discours, d’une communication, d’une information. Il est impossible d’avancer sans béquilles même s’il faut les laisser tomber à un moment donné. Un exemple simple. Pour construire une pratique de la langue, on enseigne aux enfants « les si ne mangent jamais de rais », ce qui est censé éradiquer ou amenuiser les atroces « si j’aurais parlé » ; pourtant, dans un deuxième temps, il faudra assimiler qu’il existe un discours indirect dans le passé où les si mangent une quantité astronomique de rais (« je lui demandais s’il passerait à midi ou au soir »).

TP III présente inlassablement une foultitude de dangers, horreurs, violences et en induit, à travers notre regard, celui d’une majorité de spectateurs, une suspicion immense pour tout nouvel arrivant, soit l’étranger, l’étrange, le différent. La vision, le monde offert déstabilisent, effraient, poussent à un recroquevillement sur soi. Je ne puis m’empêcher, à cet instant, de songer à la cohorte des migrants qui ont traversé le Mexique et que Trump annonce constituée de trafiquants, de violeurs, etc. Et qu’une majorité de citoyens américains, convaincus, espèrent voir refouler par tous les moyens. TP III ramène, somme toute, à des sensations d’angoisse ayant déferlé il y a plus de 50 ans, en rapport avec la Guerre froide : la série Les Envahisseurs, les films L’Invasion des profanateurs ou La Chose d’un autre monde, Le Village des Damnés, etc. Autant de métaphores sur la peur de l’autre (le communiste, alors), qui s’infiltre, contamine.

Plus évident encore. Depuis la saison II mais à fond dans cette salve III, il y a une déclinaison d’un fantasme américain : Roswell (cf dossier OVNI). Cette idée que les autorités complotent dans notre dos, qu’il existe de grands secrets, une « autre vérité ». Ça a commencé avec les recherches ou connaissances du major Briggs, en II, les allusions à l’enquête de Windom Earle (disparu en cours de route, celui-là !), Cooper et cet autre encore (joué par Bowie dans le film et… quasi disparu, à peine entrecroisé ici dans des scènes sans queue ni tête) des années avant le début du récit, mais la saison III place la problématique à l’avant-plan : le FBI investigue depuis des décennies, l’armée, diverses cellules. Il y a un monde parallèle, on nous le cache, notre univers en est réduit à un trompe-l’œil. En découle une suspicion renforcée à l’égard des autorités, une suspicion massive, qui utilise le même mécanisme amalgamiste et globalisant que la dérive raciste : j’ai été attaqué par un délinquant malien, je considère que tous les Africains sont des criminels ; mon patron m’a renvoyé, je considère que les riches exploitent les pauvres, etc. Or à quoi mène une perte absolue de confiance dans les élites intellectuelles, les autorités publiques ? Aux dérives populistes et aux fascismes de droite ou de gauche, aux révolutions qui sont le contraire de la véritable évolution, aux figures providentielles auprès desquelles on se déleste de toute responsabilité.

Je ne vais pas remplir davantage de lignes, de pages.

Je n’ai d’ailleurs élevé qu’une gêne, pas une condamnation vu que la création possède certaines libertés.

J’en reviens aux questions de départ.

Le propre des tyrans populistes ou, déjà, des gouvernants démagogues/égoïstes/opportunistes/carriéristes est de détourner de leur gestion en sortant des ennemis extérieurs de leur manche, des bouc-émissaires : le Juif, l’Arabe, le Wallon ou le Flamand, le Mexicain, l’Italien du Sud, etc. En balayant les résultats scientifiques (cf le réchauffement climatique), les démonstrations ou les preuves apportées par des journalistes d’investigation. En cachant de vrais complots (pour l’accaparement des matières premières, la vente d’armes ou d’avions militaires, la mise en place d’oligarchies soudoyées par les multinationales, etc.) par de faux complots, de fausses ou bien dérisoires menaces. Trump, Erdogan, Poutine, Le Pen, le Vlaams Belang, etc.  y excellent hélas.

Or TP III… Une mise en abyme ? Les frères mafieux qui apparaissent très brièvement pour ce qu’ils sont : des monstres hyper-violents, des assassins du pire acabit, bref une véritable manifestation du Mal, sont rapidement reconvertis en amis du héros au grand cœur face à une menace toute autre, une manifestation d’un autre type de Mal… Humour noir ? Certes. Mais qui rappelle comment, dans la réalité, la mafia a pu réussir à élargir son empreinte et son influence, l’armée US s’alliant à elle en temps de guerre.

Bref, bref, bref, je disais simplement « entrevoir » et mon propos n’était en rien léger, n’était pas une sensation mais une perception issue d’une synthèse très très longue en amont. Qu’on peut évidemment ne pas partager, relativiser ou nuancer. J

 

Vincent : Merci pour ces précisions, Philippe. Clair que les séries américaines de toutes les époques, que les films de genre ( SF, fantastique, polar, etc. ) de même que les superhéros des comics ont été – et sont sans doute encore – de puissants révélateurs de l’esprit ricain, de ce qui se trame dans cet esprit ricain à telle époque ou à telle autre, comme si tout cela, toutes ces productions, était à la fois un miroir et une caisse de résonance. Maintenant, comme pour toute autre série, film, etc., va-t’en savoir si les créateurs de TP III usent consciemment ou non du fond quelque peu effrayant où semble macérer de nos jours l’esprit ricain. Et puis : va-t’en savoir, surtout, si ces créateurs adhèrent ou non à ce fond glauque ou si, à leur façon, ils le dénoncent – ou cherchent, cahin-caha, à le dénoncer.

 

Phil RW et Vincent Tholomé.

 

* S’en prendre au doute, c’est s’en prendre à la démocratie et à l’émancipation qui rend pleinement adulte, citoyen. J’ai donc découvert effaré ce que dénonçait le grand traducteur (encensé par Indications, l’ancêtre de Karoo, jadis, avec un numéro spécial à la clé) et écrivain André Markowicz à propos du célèbre dissident Soljenitsyne, vu en Occident en héros/héraut de la démocratie : « (…) Soljenitsyne ne cesse de dénoncer les « pluralistes ».

Propos gratuits ? Non. Markowicz, à l’appui, cite le Russe  (dans le premier volume de son essai Deux cents ans ensemble paru chez Fayard en 2002) : « Qui sont ces pluralistes ? Ceux qui doutent, qui demandent « que faire ? » et se méfient de ceux qui possèdent des réponses. Car « ce qu’il faut faire, le Christ nous l’a appris… Cet anarchisme intellectuel débridé bride toute pensée claire, réprime toute proposition, toute décision. Il ne propose que de se laisser porter par le courant comme un stupide (mais pluraliste) troupeau ».

Brrrrrrrrrrrrrrrrrr ! On comprend que Poutine ait apprécié (Solje, pas Marko). 🙂

LIEN VERS L’ÉPISODE 4

 

    

 

TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES : ÉPISODE 2

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Par Vincent Tholomé et Phil RW.

ÉPISODE 2.

 

Vincent : (…) rebondir ici sur tes propos, profiter aussi de tes propos pour en dire plus encore sur l’impact possible de cette saison III sur les gens qui la regardent et écoutent. Parce que, personnellement, j’ai trouvé hyper léché, hyper bien fichu, le sound design de cette saison. Dans les scènes où il ne se passe soi-disant rien, où l’intrigue (mais de quelle intrigue il est question, ici, dans Twin Peaks ? De quoi « ça parle », en fait, Twin Peaks ? À quoi ça renvoie ? J’espère qu’on aura l’occasion d’aborder tout cela, oui, dans l’épisode 7 ou 8 de notre échange !) ne progresse soi-disant pas.

Reprenons l’exemple des scènes nocturnes en voiture (ces scènes me viennent spontanément à l’esprit parce que l’affaire m’est venue à l’esprit en regardant ces scènes, faudrait tout revoir pour dire si l’affaire a lieu aussi ailleurs, dans d’autres scènes) : qu’est-ce qu’on y voit ? D’abord une image très léchée, ultra construite. Et deux personnes dans une voiture et qui se parlent à peine. Deux personnes – eh oui – perdues dans leurs pensées. Deux solitudes. Rien d’autre. Qu’est-ce qu’on entend ? Une espèce de bruit de fond, ultra discret. Fait de craquements et de bruissements. Et puis, surtout, cela dure longtemps, bien longtemps, bien au-delà de ce qui est « nécessaire » à une intrigue ficelée. Qu’est-ce qui se passe, en fait, durant tout ce temps-là, durant ces scènes prenant un temps hors de raison ? Eh bien, il se passe peut-être (ceci n’est qu’une hypothèse, comme tout ce que j’avance ici sur Twin Peaks) une foule de choses mais peut-être pas là où on s’attendait à les trouver.

C’est que ces scènes fonctionnent, je pense, à la manière de certaines scènes de Mulholland Drive, bien qu’elles n’en soient pas du tout une resucée. Il y a, dans Mulholland Drive, cette scène notamment : le psy et son patient déjeunent ensemble dans une cafétéria ou un bar à burgers (je ne sais plus) ; ils se disent des banalités (des trucs que les patients et leurs psy s’échangent habituellement) ; les plans qui nous les montrent sont soi-disant des plans fixes si ce n’est que la caméra – et donc le cadre – bouge(nt) légèrement. Et ce « tremblé léger » de la caméra peut – aucune obligation à le ressentir, bien sûr – provoquer en nous, spectateurs, spectatrices, un léger malaise, le sentiment, même, que « quelque chose de terrible va arriver, pourrait arriver ». Ce « tremblé léger » peut nous mettre, nous, spectateurs, spectatrices, sous tension alors que, dans l’intrigue, dans ce qui nous est montré sur l’écran, rien, mais rien de rien, ne serait susceptible de le faire (je le pense en tout cas ! Ne suis pas un spécialiste de l’image ou de la narration cinématographique). À mon sens, le sound design de Twin Peaks – celui de la saison III en tout cas : faudrait voir ce qu’il en est des deux premières saisons – fonctionne (pourrait fonctionner) comme ce « tremblé léger » de caméra. Rien ne se passe sur l’écran mais images + lenteur (la lenteur des scènes est primordiale, à mon avis, pour que ça marche) + sound design, ça peut provoquer un beau malaise dans nos têtes. Enfin : malaise ! Entendons-nous bien : ça nous renvoie à nous-mêmes, à ce qui se passe dans nos têtes. Ça nous fait ressentir bien des choses. Ça nous fait penser. Ça provoque en nous des réactions. Ça nous berce. Ça nous charme. Nous hypnotise ou nous irrite, nous donnant envie de tout bazarder, d’en finir une bonne fois pour toute avec TP, cette daube de TP, etc.

 

Showtime's TWIN PEAKS
Mark Frost, David Lynch et Kyle MacLachlan

 

Ce que je veux dire par ce long détour par le sound design, c’est que la fiction telle que la conçoit Lynch (et Frost, pas oublier Frost, merci d’avoir rappelé qu’il est lui aussi aux commandes, finalement, en tout cas pour le scénario, l’agencement des choses), ça se passe autant – si pas plus – dans la tête de ceux et celles qui regardent que sur l’écran : le nombre de questions et de sensations, émotions, etc., qui nous traverse lors de ces scènes peut être phénoménal ! Ça peut être des questions sur le sens et l’intérêt de ce qu’on est en train de voir et d’entendre. Ça peut être un travail incroyable pour établir des ponts ou des passerelles entre ce qui a été dit il y a trente secondes dans cette putain de voiture et ce qui a été montré, cinq épisodes précédents, dans une scène complètement énigmatique, totalement hors intrigue, etc.

Alors, aucune idée si, comme l’affirment Hugues Dayez et son remarquable ami Rudy Léonet, Lynch a perdu depuis belle lurette sa créativité, aucune idée si, comme tu le dis, Lynch fait du cinéma tape-à-l’œil (je dois dire que je me fiche un peu, personnellement, de savoir si Lynch est encore ou a jamais été un cinéaste inventif, important, ou créatif), ce que je sais, c’est que Lynch, le cinéma de Lynch, nous proposent à nous, spectateurs, spectatrices, des expériences potentiellement fortes. Parce que la manière dont tout cela est monté et montré, parce que la manière dont tout cela est « mis en scène » nous sollicite, nous, spectateurs, spectatrices, comme rarement on l’est au cinéma ou devant une série.

Petite anecdote perso, pour illustrer mon propos. Ma compagne n’est absolument pas fan du cinéma de Lynch. A suivi avec plaisir les saisons I et II de Twin Peaks – avec les mêmes réserves que les miennes quant à la saison II. A détesté Mulholland Drive, même si certaines scènes l’ont beaucoup impressionnée. Ne souhaitait pas du tout regarder Twin Peaks saison III. En a regardé quelques épisodes cependant – lui résumais comme je pouvais (!) ce qu’elle avait manqué. Chose curieuse, cependant : alors que nous allons toujours ensemble au cinéma, que nous regardons les mêmes séries, Mulholland Drive et Twin Peaks (toutes saisons confondues) ont alimenté nos conversations, ont suscité notre « machine perso à créer du sens et des supputations » comme aucun autre film, aucune autre série, n’a été, jusqu’ici, capable de le faire. Je ne tire de cela aucune généralité. Je sais juste que, pour nous, certaines fictions de Lynch ont un sérieux impact. Je sais juste que, pour nous, les fictions de Lynch, qu’elles nous bluffent ou nous irritent, sont « généreuses » : elles nous prennent pour des gens intelligents, capables de raisonner, de mettre bout à bout des choses qui, a priori, ne vont pas ensemble, capables d’inventer du sens en somme.

Voilà.

J’arrête ici ma contribution à notre épisode 2. Sur un « suspense » en somme : il y aurait encore à dire sur l’implication des spectateurs et spectatrices dans la « fabrication » des fictions de Lynch.

 

Phil : En parlant de compagnes… Mon épouse, elle, a été immensément déçue par cette saison III alors qu’elle avait adoré la saison I… Elle s’est très souvent assoupie. Il y a eu des moments où, pour lui permettre de rester parmi nous, j’enclenchais l’accélérateur du DVD, pratique qui m’est rare (et odieuse), étant rompu à la fréquentation de films de toutes les époques et de tous les continents dans le cadre de la rédaction d’un autre feuilleton, consacré à l’Histoire du Cinéma. Et nous n’avons pas eu de longs échanges sur le sujet… ou plutôt… si mais durant la projection, jamais après, ce qui est rare aussi. Car des séries comme Les Héritiers (scandinave), récemment, des films comme les Lubitsch ou Mizoguchi, etc. vivent longtemps en nous, nous agitent de l’intérieur.

Revenons à l’essentiel. Tu lis un grand respect du/des créateur(s) pour le spectateur, une activation de ce dernier, je te lis avec fascination, ton point de vue est parfaitement étayé mais à des années-lumière du mien. Bref, je ne puis décortiquer ce que tu avances, je ne puis que le respecter, m’interroger sur la singularité de nos identités et expériences de vie qui font qu’on est plus ou moins prédisposés à recevoir ou pas, d’une manière ou d’une autre… Bref, je ne puis que juxtaposer mon regard, à l’opposé extrême, comme si nous étions le doppelgänger l’un de l’autre.

 

🙂

Rappel/préambule. Le frottement des silex Frost ET Lynch a produit un pastiche jubilatoire, et c’est ce qui a fait le mythe de la série. L’élément télévisuel qui a créé l’événement, c’est la trame qui court jusqu’à la découverte du véritable coupable, du classique perforé par de l’inattendu, des audaces dans la distorsion, le décalage, des réussites dans tous les registres (narration, musique, casting, visuel), etc. Ensuite, le soufflé est retombé, très très vite, dès la saison II (à mon avis, avec le recul, parce que la création avait largement dépassé les créateurs), et il y a eu une tentative assez hideuse de profiter des retombées d’un succès dont la formule magique paraissait envolée, négligée.

J’insiste ! Pour moi, TP III arrive après un film et deux livres dignes des stratégies de TF1, le spectateur y est vu comme un « cochon de payeur à exploiter » et non un partenaire en expérience créative.

Or donc ce TP III ?

J’assimile cette salve à une horreur, une hérésie artistique de par son essence : elle étire à l’infini et tente de rapporter en long et en large tout ce qui avait été subtilement évoqué lors de la saison I (et demie). Le spectateur attentif avait compris qu’il est question de possession, de double maléfique, de monde parallèle. Puis, dans la saison II, que des recherches sont faites sur cet univers parallèle (Major Briggs, etc.), qu’il y a des initiés aux mystères (la dame à la bûche, etc.). Or, alors que l’Art est suggestion et subtilité, tout est ici proclamé à haute voix, affiché en mode surenchère, dans un spectacle barnumesque (les scènes dans ce mystérieux labo militaire où on surveille l’apparition de… d’entités… aux risques et périls des observateurs) dont la perversion, au sens noble, est retournée en artifice, ne répond à aucune nécessité authentique. Un peu selon la dichotomie clichée érotisme/pornographie.

Bref, loin d’une mise en éveil opérée audacieusement, je vois la mise en confusion et la dilution, une pratique qui me terrifie comme me terrifie la sensation pure, l’émotion pure hors d’un socle organisé par la raison, l’esprit. J’entrevois même un lien avec les dérives médiatiques (réseaux sociaux, net, etc.) ou politiques actuelles (Trump, etc.), le complotisme…

🙂

PS On ne parle que d’impressions et il ne me viendrait pas à l’idée de condamner un Lynch sur base de celles-ci, évidemment. D’autant que j’entends le message opposé et la leçon offerte par la dialectique. Mais, à cet instant, je mesure soudain avec une acuité extrême la difficulté de juger quand il s’agit du monde réel, de trajectoires privées, de procès. La société nécessite de faire des choix, de poser des jugements pour avancer, or ceux-ci, si l’on échappe au binaire ou à la théorie du monde juste, au recours à des bouc-émissaires, sont à poser en se faufilant dans une jungle luxuriante de considérations ô combien ardues à hiérarchiser, organiser.

Vincent Tholomé et Phil RW.

 

LIEN VERS L’ÉPISODE 3

TWIN PEAKS III / VISIONS CROISÉES

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Un feuilleton analytique en 9 épisodes sur la série TL mythique Twin Peaks, centré sur la sortie de la très controversée saison III quasi trois décennies après le big-bang initial… et conçu sous forme d’échanges entre le poète/performer Vincent THOLOMÉ et le romancier Philippe REMY-WILKIN.

ÉPISODE 1.

Avec le contrepoint de l’historien-philosophe Arnaud DE LA CROIX.

 

Vincent : (…) n’ai vu aucune des saisons de Twin Peaks au moment de leur sortie. N’ai vu, ainsi, les saisons I et II que vingt ans après. N’ai vu, ensuite, la saison III que cette année. Me fichant bien de ne pas suivre l’actualité. De voir les choses et de m’enthousiasmer en retard ou en complet décalage. Ne suivant, dès lors, que de loin, voire pas du tout, les polémiques, les avis tranchés, pour ou contre.

Bref, j’avais vu Twin Peaks, saisons I et II, vingt ans après leur sortie et, comme beaucoup, j’ai trouvé la saison II hyper molle, peu enthousiasmante, sauf quand David Lynch était aux manettes, relançant de façon magistrale l’intérêt. Cela étant arrivé si peu, lors de la saison II, que c’était sans regret que l’affaire se terminait en queue de poisson.

Phil : J’ai découvert les saisons I et II au moment de leur diffusion sur Arte, il y a 27 ans. Ce souvenir ! Mon épouse a accouché juste avant le dernier épisode (et été privée du final !). Et on comprend que mon fils, qui a suivi ces horreurs depuis ce qui aurait dû être un nid douillet, ne s’en soit jamais remis… ou ne jure plus que par l’art, la création.

🙂

J’ai adoré une saison et demie, été incendié profondément et durablement, au point de… pointer Twin Peaks, des années plus tard, comme an 0 de l’Histoire des séries TL, qui m’ont semblé le phénomène culturel majeur des 25 dernières années.  Voir :

https://karoo.me/cinema/histoire-et-prehistoire-des-telefictions

Oui, la saison II a dégagé parfois un charme fou mais surtout donné une impression centrifuge odieuse. Lynch a lui-même voué aux gémonies cette première suite.

Ça m’agace, cependant, qu’on (je parle des médias et non de mon ami Vincent) dise « Lynch ceci » et « Lynch cela ». La magie TP est venue de l’impossible amalgame entre deux créateurs, Lynch ET Frost (un pro de la narration, scénariste et romancier), et donc de la tension entre deux forces contradictoires, l’une tirant vers une construction élaborée et plus normée, l’autre explosant la structure par des anomalies bienvenues, des audaces, des folies.

 

Vincent : Pas envie, vraiment, qu’il y ait une suite si c’était pour reprendre dans les mêmes eaux calmes, dans les mêmes eaux tièdes. Pas envie, non plus, s’il y avait une suite, qu’elle soit de l’ordre de Fire walk with me, film, à mes yeux, beaucoup trop explicite, beaucoup trop explicatif, comme si Fire walk with me avait tenté de nous prendre, nous, spectatrices, spectateurs, par la main, de nous fournir les clés logiques ou rationnelles d’un univers inquiétant parce qu’énigmatique et sans solution.

Phil : De plain-pied… après avoir été déçu à un point abyssal par les livres et le film qui ont exploité sans vergogne le filon du succès sans beaucoup d’inventivité, de sincérité.

Qui plus est, j’ai enquêté à une époque sur ma passion et découvert avec consternation à quel point une série de trouvailles étaient purement aléatoires. Ainsi, l’extraordinaire vilain (Bob, qui m’a glacé le sang et vacciné contre tous les saigneurs et silences des bêleurs) était un membre de l’équipe technique tombé dans l’affaire par hasard. On me dira qu’il y a des hasards nécessaires mais…

 

Vincent : Puis, alors que, comme beaucoup, j’imagine, je n’attendais personnellement pas de suite à l’affaire, belle surprise, quand, courant 2016 – ou 2015 déjà ? -, David Lynch himself annonçait, en grandes pompes, la sortie prochaine d’un Twin Peaks saison III ! Impatience, alors, de voir comment le Lynch s’en sortirait, se désempêtrerait des pièges possibles – trop grande proximité avec les saisons I et II, monde « surréel » désincarné virant Barnum ou grand guignol, trop grande volonté que tout tienne la route, que tout fasse sens –. Impatience aussi de retrouver les Dale Cooper, Hawk, Margaret Leterman, etc., tous ces persos attachants, drôles, et drôlement vivants.

Phil : Pas moi ! J’étais quasi sûr de l’échec. Pour une raison simple et philosophique : il n’y a pas d’éternel retour ! Surtout quand il s’agit d’une œuvre issue d’une rencontre magique entre deux esprits. Mais, comme j’ai beaucoup d’estime pour mon collègue auteur Arnaud de la Croix, un de ses posts sur Facebook, consacré à ladite reprise de TP, m’a mis en appétit, j’ai commandé le coffret DVD à mon épouse et …

 

Vincent : Malgré cette impatience, comme d’hab, je n’ai pas suivi l’affaire au moment de sa sortie, ayant d’autres choses sur le feu, marchant aux côtés d’autres feux. N’ai regardé, dès lors, la saison III que cet été. Avec grande joie. Grande gaité.

Phil : Sauvé par le gong, Vincent. Tu m’en as parlé trop tard. C’est Arnaud qui paiera l’addition du coûteux coffret Twin Peaks III (en coupes de champagne).

🙂

 

Vincent : Plaisir, d’abord, de constater que Lynch était seul aux commandes. (Phil : aux commandes de la mise en scène car Frost est revenu à la plume !). Qu’aucun des épisodes n’avait été confié à d’autres réalisateurs. Me disant qu’ainsi, les risques de « ventres mous » en seraient considérablement diminués. En effet, d’un bout à l’autre, ça pue le Lynch. Et c’est très bien ainsi. Plaisir, ensuite, de constater que cette saison III, la façon dont on nous narre l’histoire, n’a rien à voir, rien de rien, ni avec les deux saisons précédentes, ni avec Fire walk with me. Bien sûr, Lynch et Frost prennent un malin plaisir à nous donner des nouvelles des êtres amis et appréciés. Bien sûr, il y a le bar Bang Bang, la cafétéria, l’hôtel, les maisons bourgeoises, lieux fétiches où l’on se trouve en terrain connu. Mais tout cela allait de soi, non ? Était inévitable, non ? Le tout était de ne pas en rester là, je pense, de ne faire de cette saison III qu’un succédané nostalgique. Le tout était, surtout, de nous emmener ailleurs, là où on ne s’attendait pas à mettre les pieds. Plaisir, alors, de constater qu’on se retrouve, ici, ailleurs. Non seulement parce qu’on quitte régulièrement le vase clos qu’est Twin Peaks, la ville Twin Peaks, non seulement parce qu’on se retrouve dans les mégalopoles, dans les déserts, les prisons, le Brésil, d’autres petites banlieues chicos ou craignos, mais, surtout, parce que l’inquiétude est partout. Comme si les « forces noires » (je ne vois pas comment, pour l’instant, les appeler autrement) avaient méchamment gagné du terrain. S’étaient répandues au-delà du microcosme des deux premières saisons. Mais aussi parce que les partis-pris de Lynch et de Frost, les partis-pris narratifs j’entends, sont radicalement différents de ceux des deux premières saisons.

 

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Phil : Sur le principe, je te suis (que le créateur soit seul aux commandes). Dans les faits, pas du tout. Car on parle d’un créateur… qui a perdu une large part de sa créativité et tourne à vide depuis longtemps, tel que démonté/démontré dans un ouvrage par l’excellent Hugues Dayez et Rudy Léonet. Les époques d’Elephant Man ou Mulholland Drive sont loin.

Concrètement ?

Ce que tu vois comme un élargissement (diversification des lieux) me paraît une dilution, un éparpillement et même, beaucoup plus grave, la négation du principe de base de la série. Rappel : il s’agissait de réaliser un pastiche explosé d’un certain type de série US : la saga mettant aux prises des familles unies par 10 000 connexions et secrets au cœur d’une petite ville de province du fin fond de l’Amérique (Peyton Place est l’archétype).

Il y avait un aspect esthétique majeur dans la série des saisons I  et II qui résidait dans l’extraordinaire galerie de vamps lynchiennes. Mais les vamps ont pris trente ans, les nouvelles font pâle figure, chaque personnage semble un masque vénitien craquelé de ce qu’il a été. Un Bergman aurait transformé les rides en lignes de force (Ingrid Bergman est magnifique dans Sonate d’Automne ou Victor Sjöström dans Les Fraises sauvages), pas Lynch, dont le cinéma est tape-à-l’œil.

Tu évacues le succédané nostalgique ? Mais que nenni ! Une part de la saison III est un succédané nostalgique qui se contente d’aligner des apparitions sans intérêt narratif. Les scènes mettant en lumière ( ?) mon aduladoraimée Sherilyn Fenn m’ont fait le même effet qu’une craie zigzaguée sur un tableau noir par un prof sadique.

Idem avec les plages musicales qui clôturent chaque épisode en guise de réminiscences aux merveilleuses  notes de Badalamenti ou Julie Cruise.

 

Vincent : Dans cette saison III, j’adore, personnellement, l’extrême lenteur des séquences, Lynch et Frost prenant, plus que de raison, le temps d’exposer les scènes. Comptant sur le jeu de leurs acteurs et actrices pour faire « tenir » des scènes hyper silencieuses. Comme si, par exemple, dans les scènes de nuit, de voiture, splendides scènes où rien n’est dit, ou si peu, entre les passagers, où rien n’est dit « de l’intrigue », rien ne fait avancer l’intrigue, où l’on nous donne à voir des êtres humains, rien d’autre, perdus dans leurs pensées, où la « matière humaine » est simplement exposée, comme si nous regardions des images enregistrées par des caméras de surveillance, n’enregistrant que ce qu’elles ont « sous les yeux », sans autre drame que celui de la vie, en quelque sorte. Splendide scène finale d’un des épisodes aussi, scène de nuit, encore de nuit, où l’on se retrouve dans le garage de l’amoureux de la tenancière de la cafétéria, où l’on ne voit que ça : l’amoureux de la tenancière, seul dans son garage, assis à une table, perdu dans ses pensées. Immense solitude, ne faisant pas avancer l’intrigue pour un sou, mais image émouvante parce que « vraie », parce que faisant écho à nos vies, à tout ce qui, dans nos vies, « échappe à l’intrigue », les 99,99 % des événements de nos vies, les 99,99 % des événements soi-disant peu signifiants, peu intéressants de nos vies, le sel même de nos vies pourtant.

Phil : Tu as bien du mérite à détecter de la pensée chez ces personnages ! L’un de mes plus grands reproches est la facticité du tout, de l’intrigue à la nature des personnages. Que je vois pour ma part réduits à un statut de marionnettes, très peu habités donc. Tu cites, il est vrai, un des meilleurs exemples possibles, oui. Je partagerais bien ton avis si tu ne basculais d’un ponctuel erratique à une globalisation.

Mais cette confrontation de points de vue éloignés est perforante/performante, renvoyant à cette quasi-parabole du tableau qu’on présente à une dizaine de spectateurs durant une poignée de secondes avant de leur demander de noter ce qu’ils ont vu. Et leurs rapports sont très différents. L’un s’est focalisé sur un détail à l’avant-plan, un autre sur le panorama à l’arrière-plan, une a  noté l’ambiance générée par les couleurs, une autre l’expression d’un visage, etc.

Pour revenir à la lenteur, elle m’a horripilé, rendu dingue même parfois, souvent. Je ne voyais aucune profondeur jaillir du non-dit mais un néant et du bluff étirés à l’infini. Si on comparait avec le cinéma japonais des années 50 (Ozu, Mizoguchi, Naruse) ? Là, un silence s’avère musical, un élément de décor insignifiant fait sens.

 

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Phil : Ah, notre excellent collègue Arnaud de le Croix passe en coup de vent apposer son grain de sel (NDLA : il est occupé à visionner TP/saison III, loin d’en avoir terminé) et conclure ce premier épisode.

Arnaud : J’admets volontiers qu’il y ait quelques passages à vide au fil de la saison III de TP.

Comme Vincent Tholomé, j’ai vu les saisons I et II des années après leur diffusion initiale… La RTBF ayant, un soir diffusé le long-métrage Fire Walk with Me, j’ai été littéralement happé par l’univers de TP, et voulu en savoir plus.

Je pense également que la rencontre Frost (un romancier non dénué de talent) – Lynch est pour beaucoup dans la réussite proprement alchimique de l’ensemble.

Globalement, je perçois la première saison comme un appât, au vu de sa teneur (une enquête somme toute assez classique : « Qui l’a fait ? »), après quoi les vraies choses commencent… L’entrée dans un monde de ténèbres, qui communique avec d’autres mondes, au moyen de biais improbables. Un approfondissement proprement ésotérique, une Divine Comédie chamanique.

Pour amateurs de bricolage sans notice de montage…

Vincent Tholomé, Phil RW et Arnaud de la Croix

 

LIEN VERS L’ÉPISODE 2